vendredi 31 octobre 2014

Le Grand Récit de l’Évolution


Je réalise que je suis le résultat de l’évolution de la matière, de la vie, de l’esprit et de la culture, qui se déploie depuis 14 milliards d’années. Déclaration de l’évolutionnaire 


Dans notre dernier billet, nous présentions un texte de Marc Halévy sur les Mutants Noétiques dont l’apparition correspond « au passage de la sociosphère à la noosphère sur les passerelles de l'évolutionnisme et de la complexité ». Parce qu’il intègre les cerveaux droit et gauche, le « troisième cerveau » - non physiologique - des mutants noétiques inaugure une nouvelle façon de vivre et de penser qui associe intuition et abstraction. 

Transformation épistémologique et anthropologique vont toujours de pair : à l’émergence de nouvelles formes de pensées correspond toujours un autre regard sur l’être humain. En 1980, le philosophe américain John White évoquait l’idée d’une nouvelle forme d’humanité à laquelle il donnait le nom d’Homo Noeticus en décrivant ainsi les premiers spécimens de cette espèce mutante : « Leur logique est multidimensionnelle, intégrée, simultanée et non plus linéaire, séquentielle, exclusive. » 

Grâce à cette vision intégrale, les mutants noétiques développent ce que Souleymane Bachir Diagne nomme « ‘‘une cosmologie de l’émergence’’, autrement dit un cosmos émergent de façon continue ». Cette cosmologie de l’émergence implique une anthropologie évolutionnaire ainsi résumée par Marc Halévy : « L'homme n'est plus le centre du monde : il est désormais au service de son évolution. »

Ce décentrement inscrit tout naturellement le développement humain dans le Grand Récit de l’Évolution qui devient la nouvelle perspective à la fois temporelle et métaphysique à travers lequel les avant-gardes culturelles considèrent aujourd’hui l’existence humaine. C'est ainsi que l’être humain se vit comme un « évolutionnaire » c’est-à-dire le vecteur d’une dynamique évolutive qui se joue depuis des milliards d’années au sein d’un Kosmos multidimensionnel. 

Réaction, Résignation et Révolution 

Le changement de paradigme évoqué ci-dessus rend caduque le récit moderne fondé sur l’identification de la connaissance au savoir scientifique, du bonheur à la prospérité matérielle et de la personnalité à l’égo, dominant un milieu transformé en environnement. Le souffle d’une crise systémique arrache l'homme moderne - « maître et possesseur de la nature » - à ses habitudes, à ses habitus et à ses habits d’individu-roi qui se retrouve ainsi nu et désemparé, prêt à succomber aux diverses tentations mortifères de la réaction, de la résignation ou de la révolution. 

Dans un très vieux pays comme la France, la tentation réactionnaire se manifeste à travers une régression identitaire vers un passé supposé d’autant plus grandiose qu’il est totalement idéalisé. Faute de vision créatrice, les agents de cette réaction propagent une « rétrovision » fondée sur la peur et le ressentiment, le repli et le déni. Incapable de se réinventer, on s'identifie à une histoire largement mythifiée tout en projetant son mal être sur des bouc-émissaires chargés d’expier à notre place la souffrance née d'une réelle crise d'identité. Le Suicide Français, le nouveau livre d'Eric Zemmour, est emblématique de cette tentation réactionnaire et le grand succès public qu'il rencontre en dit long sur la crise identitaire et le climat dépressif dans l'hexagone.

La résignation est le lot de ceux que Jacques Attali nomme dans son dernier essai – Devenir Soi – les "résignés-réclamants" : " Résignés à ne pas choisir ; réclamant quelques compensations à leur servitude. Étrange monde : dans des sociétés de plus en plus individualistes, de moins en moins de gens réalisent leurs rêves, de plus en plus acceptent de ne faire que réclamer les miettes d'une abondance. Et lorsqu'ils croient s'en échapper, c'est par l'ersatz de la distraction, de la collection et du bricolage".


Quant aux révolutionnaires, ils témoignent le plus souvent d’une profonde puérilité en projetant dans l’organisation sociale et politique une transformation d’autant plus radicale qu’ils sont incapable de se remettre en question, eux et leur mode de pensée, fuyant la profondeur d'une intériorité qui les effraie dans le sectarisme abstrait de l'idéologie. Toute transformation sociale nécessitant une transformation intérieure qu’ils dénient, les tenants d'une pseudo-radicalité révolutionnaire n’expriment rien d’autre que l’incapacité ontologique de l’égo à maîtriser sa volonté de puissance et de domination.

Pour confirmer cette analyse, il n'est qu'à lire le portrait à charge des acteurs de cette pseudo-radicalité dans A nos amis, le nouveau livre du Comité Invisible, auteur de L'insurrection qui vient : "Quiconque se met à fréquenter les milieux radicaux s'étonne d'abord du hiatus qui règne entre leurs discours et leurs pratiques, entre leurs ambitions et leur isolement... On évite d'aller à la racine des choses au profit d'une consommation superficielle de théories, de manifs et de relations".

Réaction, résignation, révolution : ces trois figures illusoires du nihilisme post-moderne sont autant de tentations à déconstruire et à dépasser pour qui veut participer au saut évolutif dans lequel doit s’engager l’humanité. Parce qu’il s’enferre dans un passé idéalisé, le réactionnaire est enfermée dans une mentalité dépassée, incapable de s’adapter à l’évolution de son milieu. Le résigné tourne en rond comme un hamster dans la roue sans perspective d’un présent sans cesse répété. Quant au révolutionnaire, en prônant un nouveau monde avec d'anciennes idées, il se fuit en courant sans relâche vers l’horizon d’un futur fantasmé. Aucun d’entre eux n’est capable de conjuguer passé, présent et futur dans la profondeur temporelle d’une même continuité évolutive.

Une évolution intégrale 

Pierre Teilhard de Chardin
Et pourtant, la perspective de l'évolution est au cœur d’une nouvelle forme de conscience et d’humanité dont se font l’écho les avant-gardes visionnaires. Pour Teilhard de Chardin, penseur de la noosphère, il était essentiel de faire « de la théorie évolutionniste une pensée évolutionnaire c’est-à-dire en la comprenant non seulement comme une théorie scientifique que nous jugeons de l’extérieur comme vraie, mais en en faisant notre manière de penser… que cette théorie de l’évolution nous devienne une manière de penser le monde et nous-même dans le monde ». 

Dans La Nouvelle Avant-garde. Vers un changement de culture, Alain Gauthier évoque cette métamorphose qui conduit d’une extériorité évolutionniste à une intériorité évolutionnaire : « La quête du bonheur ou de l’accomplissement individuel devient insuffisante ou trop étroite aujourd’hui pour un nombre croissant de personnes qui veulent donner un sens profond à leur vie. Il leur faut pour cela reconnaître et transcender les limites de leur ego et donner toute sa place à "l’impulsion évolutionnaire" qu’ils sentent en eux. En se reconnectant à leur humanité profonde, ils deviennent alors des acteurs conscients de l'évolution manifestant une conscience planétaire...

La perspective évolutionnaire est une nouvelle manière de donner du sens à la vie au XXI ème siècle, une ontologie du devenir. Elle façonne la compréhension de là où nous en sommes aujourd’hui, comment nous y sommes parvenus et quel est notre rôle aujourd’hui dans la création du monde de demain. Elle résulte à la fois des avancées de la science, de la philosophie intégrale et des nouveaux courants de la spiritualité. Elle met en évidence un processus incessant de devenir, où « quelque chose de plus est crée à partir de quelque chose de moins », et comporte trois domaines liés ensemble de manière séquentielle : matière, vie, conscience. Pierre Teilhard de Chardin en a résumé l’essence en écrivant : « Nous sommes en mouvement ! Nous allons de l’avant ! » 

Nous distinguerons ici une évolution extérieure, constatée par les sciences physiques (cosmologie, biologie), une évolution intérieure observée par les sciences sociales (psychologie, sociologie) et une évolution intégrale qui combine les deux – en y ajoutant un point de vue spirituel – pour aboutir à la notion d’impulsion évolutionnaire. 

Une très longue histoire évolutive 


Cette histoire de 13,7 milliards d’années est ponctuée par trois « Big Bangs » ou saut qualitatifs qui sont reconnus mais largement inexpliqués par la Science. Le premier Big Bang a donné naissance à l’univers visible, à notre système solaire et aux éléments minéraux et chimiques dont nous sommes composés. Le deuxième correspond à l’apparition de la vie sur la planète, allant des organisations monocellulaires aux plantes et aux animaux dont l’évolution est inscrite en nous, notamment dans celle du fœtus et de nos systèmes vitaux. Le troisième marque l’émergence de la conscience humaine douée de capacité de réflexion, qui s’est traduite successivement par différentes cultures et structures sociales – chacune reflétant une perspective ou vision du monde différente sur la nature humaine et la vie en société.

Ces différentes perspectives – égocentriques, ethnocentriques, géocentriques, cosmocentriques – sont présentes ou potentielles en chacun d’entre nous, bien que l’une d’entre elle tende à prédominer à un stade de notre vie, selon notre niveau de maturité. Elles correspondent à ce qu’Albert Einstein a appelé des « cercles croissants de compassion » : moi, le groupe qui m’est familier, l’espèce humaine, tous les habitants du monde et l’ensemble de l’univers. 

Henri Bergson a soutenu que l’essence de la vie est le mouvement par lequel la vie est transmise. Quand on prend conscience de l’évolution, on s’éveille à une orientation profonde qui est inhérente à la force de vie et à l’existence elle-même. A la base, le but de l’existence est de survivre ; avec le temps le but de l’existence devient de créer ce qui n’existe pas encore. Quand nous sentons l’impulsion créatrice de l’univers vibrer dans notre corps, notre cœur et notre esprit, nous faisons l’expérience du sens de l’évolution. 

Les « évolutionnistes » sont fortement influencés par la théorie scientifique de l’évolution qui, à la suite de Darwin, se limite à ses aspects observables et extérieurs. Les « évolutionnaires » apprécient eux aussi tout ce que les sciences de l’évolution nous apportent, mais ils ne sont pas les simples témoins du processus évolutionnaire. Ce sont des acteurs engagés – et souvent passionnés – qui sont convaincus que l’évolution implique l’individu, sa capacité de choix et sa responsabilité. Ils ont intériorisé l’évolution et en font l’expérience viscérale et émotionnelle autant qu’intellectuelle. Ils éprouvent un sentiment d’urgence que notre culture évolue au-delà de son stade actuel et que chacun d’entre nous joue un rôle positif dans la co-création du futur. » 

Un temps évolutionnaire 


Fondé sur l'abstraction d'un temps linéaire, le récit progressiste de la modernité s'est révélé incapable de rendre compte de la continuité vivante et concrète de l’évolution qui s'effectue dans un mouvement spiralé à travers des cycles d'une complexité et d'une intégration toujours plus grandes. C'est ainsi qu'on a opposé la marche triomphante d'un progrès linéaire à un passé diabolisé devenu synonyme d'obscurantisme et de conservation. Cette rupture de continuité est à l’origine de toutes les idéologies progressistes de la table rase et du délire techno-scientiste dont on a pu mesurer les conséquences désastreuses tout au long du vingtième siècle. Parce que les mutants noétiques réhabilitent le rôle central de l’intuition, ils participent à la profondeur organique et à la continuité concrète d’un temps évolutionnaire. 

Selon Alain Gauthier : « Le temps d’une vie humaine ne nous a pas permis jusqu’à présent de voir l’évolution. Henri Bergson a observé que nous « fixons » le temps comme nous séparons les choses dans l’espace ; notre intellect ne nous permet pas de « penser » l’évolution. Mais Pierre Teilhard de Chardin a suggéré que la capacité à faire l’expérience du temps profond est un potentiel émergent dans l’espèce humaine. En développant cette capacité à « voir et sentir » en quatre dimensions, l’évolutionnaire se sent connecté à la nature évolutive de la conscience, de la culture, de la vie et du cosmos. Le « mirage de solidité » disparaît et une nouvelle vision du monde en devenir est de plus en plus présente, combinant unité et mouvement. 

L’évolutionnaire fait également preuve d’un optimisme profond, par sa confiance en la vie et son engagement pour le futur. Il ou elle sait intimement que l’évolution est à l’œuvre dans le processus d’élargissement de la conscience et la transformation de la culture. Cette confiance est palpable, contagieuse car elle dépasse les qualités de sa personnalité par l’aisance, la paix profonde, le dynamisme, la créativité et la lumière qui émanent de son être. Elle reflète la conviction que le processus de l’évolution est orienté vers la recherche du Beau, du Vrai et du Bien dans ce monde imparfait, en dépit des souffrances, des conflits et du chaos qui en font partie ». 

Déclaration de l’évolutionnaire


L’équipe d’EnlightenNext participe à ce courant évolutionnaire en organisant, entre autre, les Forums internationaux de l’évolution de la conscience dont le dernier vient de se dérouler fin Septembre avec beaucoup de succès. Ils ont cherché à résumer leur vision à travers La Déclaration de l’évolutionnaire qui, en quelques phrases, synthétise le nouveau type de conscience en train d’émerger : 

« Je réalise qu’à ce moment précis de l’histoire, le temps est venu de développer, ensemble, une nouvelle vision qui révèle le potentiel humain, donne du sens à nos vies et nous aide à faire face aux défis majeurs du 21e siècle. Je réalise que je suis le résultat de l’évolution de la matière, de la vie, de l’esprit et de la culture, qui se déploie depuis 14 milliards d’années. 

Je réalise que je suis une expression de cette évolution, que je suis connecté(e) aux forces qui ont façonné l’univers, créé les merveilles de la nature et établi les conditions propices au développement de la conscience et de la culture. 

Je réalise que le futur n’est pas écrit, que nous sommes libres du passé, que nous pouvons changer le monde, forger notre destin et influencer le cours de l’histoire par les choix que nous faisons en tant qu’individus, communautés, nations et espèce humaine. 

Réalisant tout cela, j’aspire à évoluer en conscience pour développer de nouvelles perspectives, intuitions et compréhensions qui nous libèrent, nous inspirent et nous donnent une confiance et un optimisme renouvelés pour mieux répondre aux grands enjeux de notre temps. 

 Je crois au Futur. Je suis un évolutionnaire. » 

Des formes nouvelles 

" Des formes nouvelles ! Sinon rien du tout ! " Tchekhov

Être évolutionnaire c’est participer à l’immense conspiration de la vie contre l’emprise mortifère des institutions et des mentalités dominantes qui cherchent à étouffer la dynamique créatrice et intégrative de la vie/esprit. Face au nihilisme idéologique et existentiel, être évolutionnaire aujourd’hui c’est avoir l’énergie, le courage et la persévérance de tisser les nouvelles formes esthétiques et conceptuelles qui constituent la trame du futur. A l’image de Treplev, personnage central de La Mouette de Tchekhov, qui s’exclamait : « Des formes nouvelles ! Sinon rien du tout ! ». 

C’est à partir de cette trame formelle que se développera le milieu culturel et spirituel dans lequel évolueront, de manière tout à fait naturelle, ces nouvelles générations que sont Les Enfants du Futur. « Ce qui advient dans le visible, écrit Christian Bobin, n'est qu'un effet - parfois très retardé - de qui s'est auparavant passé dans l'invisible ». Être vecteur de l’impulsion évolutionnaire c’est participer à l’histoire de l’espèce en inventant les formes novatrices dans lesquelles se reconnait la conscience collective à chaque étape de son développement. Ce tissage invisible s’effectue dans l’anonymat des avant-gardes, souvent dans la marginalité, en rencontrant le désintérêt, l’incompréhension quand ce n’est pas l’ostracisme du plus grand nombre, totalement identifié à des modèles dépassés en train de s’écrouler. 

Comme l’écrit Dany Lafferière : « D'ordinaire, les contemporains ignorent qu'ils sont en train de préparer quelque chose dont on ne sentira l'impact que plus tard, dans dix, vingt ou cinquante ans. Ce qui constitue la trame de notre vie actuelle a été tissé dans le passé. Notre vie ne trouvera sa pleine légitimité que bien longtemps après notre mort. » (L’art presque perdu de ne rien faire.) 

Être évolutionnaire c’est vivre dans la profondeur organique de cette continuité temporelle qui donne sa légitimité à tout acte créateur et sa véritable dimension à toute vie humaine. 

Ressources


La Nouvelle Avant-garde. Vers un changement de culture. Ouvrage dirigé par Carine Dartiguepeyrou

Le Co-leadership évolutionnaire. Alain Gauthier 

Les Enfants du Futur (1) et (2)

A voir l'extrait vidéo passionnant de l'émission Ce soir ou Jamais qui révèle dans un débat très emblématique la grande bataille idéologique d'aujourd'hui entre une sensibilité réactionnaire et identitaire incarnée par Eric Zemmour, auteur du Suicide Français, et la dynamique d'individuation, d'empathie et d'ouverture au monde célébrée par Jacques Attali dans Devenir Soi. (8' 25")

mardi 21 octobre 2014

Les Mutants Noétiques


Toute vérité franchit trois étapes. D’abord elle est ridiculisée. Ensuite, elle subit une forte opposition. Puis, elle est considérée comme ayant toujours été une évidence. Arthur Schopenhauer


A l’occasion de la venue de Rupert Shledrake à Paris pour le troisième Forum international de l’évolution de la conscience, nous évoquions dans le billet précédent La science réenchantée, son dernier ouvrage où il remet en question les dogmes matérialistes qui sous-tendent le paradigme mécaniste de la science moderne. Nous approfondissons aujourd’hui cette réflexion épistémologique sur le changement de paradigme avec une réflexion de Marc Halévy, à la fois physicien de la complexité et philosophe de la spiritualité. 

Dans l’histoire de l’évolution humaine, le premier paradigme, primitif et originel, était magique, issu du cerveau droit - dit féminin - intuitif, global, mythique. Expression du cerveau gauche, analytique, logique, conceptuel, le paradigme qui lui succéda fut mécaniciste et nous assistons à son agonie à travers une crise systémique. La mutation que nous vivons actuellement signe l’émergence d’un "troisième cerveau" - non physiologique - qui dépasse et intègre les deux cerveaux droit et gauche.

Pour Marc Halévy, cette mutation correspond à l’émergence de la noosphère prophétisée par Teilhard de Chardin : ce monde des idées autonomes qui, tel un arbre, s'enracine dans la sociosphère humaine et s’épanouit pour bâtir une humanité surpassée. L’apparition des mutants noétiques et de leur « troisième cerveau » inaugure une nouvelle façon de vivre et de penser qui associe intuition et abstraction dans un nouveau stade de l'esprit humain annoncé depuis un siècle par les avant-gardes culturelles.

Une révolution noétique 

Dans son livre L’âge de la connaissance. Principes et réflexions sur la révolution noétique au 21ème siècle, Marc Halévy écrit ceci : « Le XXème siècle marque la fin d'un cycle, celui de la "modernité" qu'avait accouché, non sans douleurs, le Moyen-Âge finissant. La pensée classique qui avait culminé dans le scientisme et le rationalisme du XIXème siècle, reposait sur une vision du monde cartésienne : tout ce qui est et vit, au-delà des apparences chaotiques et compliquées, peut toujours se ramener à des interactions entre briques simples et immuables, selon des lois universelles et immuables. 

Les sciences – et les pratiques politiques, sociales et managériales - du XXème siècle ont largement démontré qu'il n'y a rien d'immuable parce que tout évolue, qu'il n'y a rien de simple parce que tout est complexe (c'est-à-dire, précisément, non réductible à des "simples") et qu'il n'y a rien d'universel parce que tout est unique. Cette découverte récente de l'évolutionnisme généralisé (dont la théorie du big-bang) et de la complexité généralisée (dont la mécanique quantique et les sciences de la vie) a bouleversé tous les référentiels… 

Ce passage de la sociosphère à la noosphère sur les passerelles de l'évolutionnisme et de la complexité, c'est précisément la Révolution Noétique. Elle inaugure l'âge noétique qui devient sous nos yeux, notamment avec les créatifs culturels, la référence de base du monde de demain.» Parce qu’elle perçoit l'univers comme une unité organique, vivante et dynamique, cette mutation noétique oblige les sciences, l’économie, la politique et même la spiritualité à se réinventer comme doivent le faire aujourd’hui toutes les organisations pyramidales bâties actuellement sur une vision mécaniste du monde. 

Homo Noeticus 

La réflexion de Marc Halévy sur les "mutants noétiques" s'inscrit dans un courant de pensée visionnaire marqué par de grandes figures comme celle de Roger Gilbert-Lecomte, un des poètes de la revue Le Grand Jeu selon lequel : " Au-dessus de l'époque même, bien que coexistant avec elle, certains esprit font déja partie de l'époque suivante, celle qui n'est pas encore mais devient.". Dans une conférence intitulée Les Métamorphoses de la Poésie, Roger Gilbert-Lecomte annonçait une synthèse de l'esprit humain née de l'intégration entre ces deux grandes moments épistémologiques qui furent celui de la participation sensible et celui de la pensée abstraite.

Selon le poète, l'occident serait passé par trois phases évolutives : 1) l'état primitif de communion instinctive avec la nature, 2) l'homme d'occident à la rationalité abstraite, 3) la synthèse orient/occident annoncée par le romantisme. La synthèse de l'esprit humain représente " un nouveau groupement de toutes les connaissances magiques et discursives également amalgamées dans une nouvelle notion de l'homme... le devenir universel doit amener la conscience humaine à être à la fois évoluée dans tous les sens, occidentale et orientale."

Cette conférence préfigure l'esprit intégratif et synthétique des "mutants noétiques" dont se fera écho un autre visionnaire, le philosophe américain John White. Inspiré par les travaux de Teilhard de Chardin, John White évoque l'idée d'une nouvelle forme de vie humaine en train d'apparaître sur la planète. Dans En route vers Oméga, Kenneth Ring cite un discours tenu par John White à Chicago en 1980 où ce dernier décrit ainsi les premiers spécimens de cette espèce mutante :

" Homo noeticus, c'est le nom que je donne à la forme d'humanité qui est en train d'émerger. "Noétique" ? C'est un terme qui signifie l'étude de la conscience, et cette activité est la caractéristique première des membres de la nouvelle race. A cause de leur conscience et de la connaissance qu'ils ont d'eux-mêmes, ils ne permettent pas que les formes imposées par les traditions et les institutions sociales fassent barrage à leur développement. Leur psychologie transformée repose sur l'expression de leurs sentiments et non sur la suppression de ceux-ci. Leur  logique est multidimensionnelle, intégrée, simultanée et non plus linéaire, séquentielle, exclusive. Leur sens de l'identité est global et embrasse la collectivité; ils ne sont plus isolés et individualistes. Leurs capacités psychiques sont utilisées à des fins bienveillantes et morales."

Les Mutants Noétiques. Marc Halévy 


La fin du mécanicisme

Le grand clivage social qui s'institue, sépare désormais les initiés (ceux qui sont passés de "l'autre côté") des profanes (ceux qui sont restés devant le seuil). Ces initiés sont les mutants noétiques. Cette rupture est au moins aussi forte et profonde que celle qui sépara jadis l'homme de Cro-Magnon de l'homme de Neandertal. 

Cette mutation contemporaine tient en un mot : la fin du mécanicisme ! Qu'est-ce que le mécanicisme ? Le mécanicisme est une vision du monde, une weltanschauung, un paradigme. Il repose tout entier sur la croyance que le réel est réductionniste et logique. Le réductionnisme repose sur le postulat que tout ce qui existe est un assemblage de briques élémentaires, que le tout est la somme de ses parties et s'explique totalement par elles, que les méthodes analytiques sont donc universellement appropriées.

Le logicisme, quant à lui, affirme que le réel est logique, c'est-à-dire qu'il obéit à des lois (logos) universelles s'appliquant à tout, en tous lieux et en tous temps, que ces lois déterminent toutes les structures, tant dans le temps (les trajectoires) que dans l'espace (les architectures). On sait, aujourd'hui, au travers des sciences de la complexité, que ces deux axiomes sont faux. 

L'émergentisme universel infirme le réductionnisme et montre que le tout n'est la somme de ses parties que dans de rares cas, les plus élémentaires. Tout ce qui existe participe d'un processus d'émergence comme l'arbre "émerge" de sa graine sans être fabriqué de l'extérieur, par assemblage. Tout est complexe et irréductible. On ne peut que très rarement démonter et remonter un système réel parce que l'irréversibilité est une caractéristique première et essentielle des processus réels : de la mayonnaise à la terre cuite ou au béton, en passant par une cellule vivante ou un cerveau actif, rien de tout cela n'est démontable, réductible à un ensemble de pièces détachées, sous peine de se détruire radicalement et irréversiblement. Les seuls systèmes démontables et réversibles, sont précisément les systèmes mécaniques : ils sont incroyablement rares dans la nature (et souvent, n'apparaissent tels que par effet de myopie de celui qui les étudient). 

Presque tous les systèmes mécaniques sont des artefacts, fruits de l'industrie humaine. Le processualisme universel infirme le logicisme : il n'y a pas de lois préétablies, de lois universelles et aveugles, de lois déterministes relevant du strict causalisme ou finalisme. Le réel est un processus évolutif, autoréférentiel et autopoïétique. Les "lois" ne sont que des récurrences observées, des types de structure que la nature s'est inventées au fur et à mesure de son évolution. 

Ces "lois" sont des recettes inventées pour les besoins de la cause selon le critère d'Occam : la meilleure simplicité, la meilleure économie, la meilleure frugalité, la meilleure optimalité. L'intuition de Ernst Mach est pleinement vérifiée : rien ne pourrait exister si tout le reste n'existait pas en même temps. L'univers est une unité organique, un organisme vivant, cohésif et cohérent. Et c'est, d'ailleurs, cette cohérence même qui a laissé croire qu'il était soumis à des lois absolues et déterminantes. 

Une révolution scientifique 

Quelles conséquences ? Toutes les organisations et connaissances humaines actuelles sont bâties sur cette vision mécaniste du monde. En sciences, d'abord, où l'univers est, aujourd'hui encore majoritairement, conçu comme un assemblage de "briques" (les "particules élémentaires) soumis aux lois des quatre forces élémentaires (gravifique, électromagnétique, hadronique et leptonique). Cette science-là est totalement incapable de rendre compte des phénomènes et systèmes complexes qui font pourtant largement majorité dans le réel. A fortiori est-elle totalement désarmée devant les processus complexes par excellence que sont la Vie et la Pensée. Dawkins et Changeux n'ont plus qu'à changer de métier. 

La physique théorique d'aujourd'hui, mère de toutes les autres sciences, patauge dans des contradictions irréductibles entre le modèle standard cosmologique et le modèle standard des particules élémentaires : elle doit faire assaut d'imagination conceptuelle délirante (les super-cordes, le boson de Higgs, la matière sombre ou l'énergie noire) pour palier les incohérences mutuelles de ses propres théories. 

En économie, ensuite, où la succession des crises et ruptures totalement imprévues parce qu'imprévisibles, ruine l'idée qu'il puisse exister une "science économique". La science économique, ça n'existe pas. Il n'y a pas de lois économiques. L'économie est un système complexe chaotique qui échappe, par essence, à toute modélisation mécanique. L'économie n'est pas une science car, pour l'être, il faudrait pouvoir y satisfaire conjointement les critères de prédictibilité, de reproductibilité, d'expérimentabilité et de non falsifiabilité. 

La fin du modèle pyramidal

Dans le même ordre d'idée, tout le management classique des entreprises est subordonné à l'outil comptable qui est le parangon du mécanicisme où le tout est évidemment la somme des parties (balance carrée oblige) et où la logique arithmétique règne en maître. Dès que les affaires se complexifient, ce mode de management s'écroule. Dans les organisations, aussi, où l'efficacité succombe sous le poids bureaucratique dû à la pauvreté relationnelle des hiérarchies pyramidales

Mathématiquement, l'arborescence pure (chaque nœud ne peut recevoir qu'un seul lien, mais peut en émettre plusieurs) est la solution qui minimise le nombre total de liens entre un ensemble de nœuds. Des architectures et des procédures aussi pauvres, aussi simplistes, ne résistent pas longtemps à la poussée de la complexité environnante qui exige des structures bien plus riches, bien plus souples, bien plus fluentes. 

Or toutes les grandes organisations humaines de base sont construites sur le modèle pyramidal tant aux niveaux politique que managérial. La carte politique du monde, en juxtaposant des Etats souverains qui fédèrent des régions elles-mêmes faites de communes, entérine cette vision mécaniste mais s'effondre devant la réalité des interconnexions transversales et des autonomies pratiques des communautés réelles. Nos codes juridiques eux-mêmes ne sont que des arborescences hiérarchisées de décrets reliés entre eux par des liens de déductions "logiques", un peu comme un traité de géométrie égrenant axiomes, théorèmes, corollaires et scolies. 

Même les religions établissent des systèmes pyramidaux au sommet desquels le chef spirituel représente leur dieu sur Terre, suivi de la hiérarchie des clergés, suivi par la meute des ouailles. Leurs catéchismes sont également à leur image. Il serait fastidieux de continuer à énumérer les exemples. Concluons d'un mot : toute l'organisation humaine, depuis des millénaires, est mécaniste et ce mécanicisme est mourant. 

Mécanicisme et cerveau gauche 

Ce n'est pas par hasard que la première vision rationnelle du monde qui ait suivi la primitive vision magique, ait été mécaniciste. La rationalité induit nécessairement le mécanicisme car qu'est-elle sinon le pur produit de l'analycisme et de la logique ? Et qu’est la rationalité sinon l'autre nom que porte le cerveau gauche, analytique, logique, conceptuel, etc ... 

Depuis Aristote, cela fait presque deux millénaires et demi que seul le cerveau gauche a droit de cité et voix au chapitre en matière de connaissance. Tout l'Occident - à l'inverse des anciennes civilisations chinoise et dravidienne aujourd'hui disparue - s'est construit sur l'idée de rationalité, sur l'idée que le cosmos est rationnel, à l'image de notre pauvre cerveau gauche, sur l'idée que la vérité existe, immuable, et qu'elle est nécessairement analytique et logique, sur l'idée, à la fois saugrenue, simplette, orgueilleuse et prétentieuse, que le cosmos entier se serait construit selon les pauvres règles binaires de notre raison raisonnante. 

Que s'est-il donc passé ? Le premier paradigme, primitif et originel, était magique, tout issu du cerveau droit - dit féminin - intuitif, global, mythique. Avec la révolution néolithique, avec les débuts de la domestication du monde alentour, avec le démarrage de l'élevage et de la culture (dans les deux sens du mot), il y a quelques 10.000 ans, la vision matriarcale et magique s'est peu à peu muée en vision patriarcale et empirique pour lui être totalement inféodée il y a environ 5.000 ans. Le cerveau droit a alors été relégué pour inefficience pratique et le cerveau gauche - dit masculin - fut promu au rang de seul cerveau efficace. Première mutation culturelle humaine ! 

Nous vivons la seconde mutation culturelle humaine. La première avait signé le passage du cerveau droit féminin au cerveau gauche masculin. La seconde signe l'émergence d'un troisième "cerveau" - symbolique et non physiologique - qui dépasse et intègre les deux cerveaux droit et gauche, et qui inaugure une nouvelle façon de penser ... et de vivre. Un sur-cerveau est en émergence et avec lui une forme de Surhumain nietzschéen. Ce sur-cerveau surhumain est celui des mutants noétiques. 

Il se caractérise par sa capacité : à sortir des logiques binaires, à remplacer la logique du OU exclusif par des logiques du ET inclusif, à manier des approches globales et holistiques, à allier à la fois rationalité et intuitivité sans s'y réduire, à réconcilier en les sublimant, science physique et illumination mystique, à sortir de toutes les architectures pyramidales et hiérarchiques, à privilégier les réseaux riches, souples, fluents, à retrouver une connexion forte et profonde avec la nature, l'univers, le cosmos, le réel, à se rire des logiques d'appropriation et de pouvoir, des logiques d'accumulation et de compétition. 

Mutation 


Derrière cette mutation actuelle, se profilent de nouveaux drames car, entre initiés mutants et profanes demeurés, le gouffre est immense. Il y a désormais deux mondes humains qui tentent peut-être de cohabiter : celui de ceux qui sont passés de l'autre côté et qui développent leur "troisième cerveau" et celui de ceux qui pataugent encore dans leur cerveau gauche suranné. Il y aura même, peut-être, un troisième monde humain qui sera celui de ceux qui régressent et retournent au pur cerveau droit, magique et mythique. Voire un quatrième : celui des sous-humains ayant régressé jusqu'à leur antique cerveau reptilien et ayant, donc, renoncé à toute forme d'intelligence. 

Éclatement de l'humanité, donc. En quatre groupes statistiquement très inégaux. En gros, probablement, quelque chose de l'ordre de 15% de mutants (ceux qui forment, aux dires de certains sociologues, le noyau central des "créatifs culturels"), 20% de cerveaux droits (les intuitifs, les créatifs), 40% de cerveaux gauches (les modernistes) et 25% de reptiliens (les handicapés culturels profonds, les illettrés, les crétins, etc ...). Les deux premiers feront alliance. Les deux autres aussi. Résultat : 35 contre 65, un tiers contre les deux tiers. Le jeu est gravement inégal, du moins en nombre, mais heureusement pas en capacité à résoudre les problèmes réels et à créer de nouveaux modes de vie. 

Épilogue

La Modernité est un barrage de béton construit en travers de la Vie pour tout accumuler. Il faut, pour le dépasser, redevenir fluide et s'écouler au-delà de lui. Toujours la même dialectique entre écoulement et accumulation. Entre l'eau et la pierre, entre le ruisseau et le caillou. Le monde moderne fut le parangon des logiques délétères d'accumulation. Gageons que l'ère nouvelle qui s'ouvre, sera celle du désencombrement radical, de la simplicité et de la frugalité. Celle de la fluidité retrouvée. 

Ressources 


Billets du Journal Intégral consacré aux recherches de Marc Halévy : Une révolution noétique. Intuition et complexité

Le paradigme de la complexité. Serge Carfantan. Philosophie et spiritualité

Les Métamorphoses de la poésie. Conférence visionnaire de Roger Gilbert-Lecomte qui annonce dès 1932 Une synthèse de l'esprit humain.

Sur les poètes du Grand Jeu : Un nouveau stade de l'esprit humain

mardi 7 octobre 2014

L'Illusion de la Science


La crainte, voilà en effet le sentiment fondamental et héréditaire de l'être humain. Une telle longue et vieille crainte qui s'est enfin affinée, spiritualisée, aujourd'hui il me semble qu'elle se nomme : science. Nietzsche 
  
Rupert Sheldrake

Dans notre dernier billet, nous évoquions le troisième Forum international de l’évolution de conscience qui aura lieu à Paris le 18 Octobre avec des intervenants prestigieux parmi lesquels le biochimiste Rupert Sheldrake, mondialement connu pour sa théorie des champs morphogénétiques. En 2012, Rupert Sheldrake a publié un nouvel ouvrage intitulé The Science Delusion (L’Illusion de la Science) traduit en français sous le titre Réenchanter la science.

Dans cet ouvrage qui a fait l’effet d’une véritable bombe dans les pays anglo-saxons, l’auteur démontre que les « vérités objectives » sur lesquelles s’appuie la science moderne reposent in fine sur des actes de foi, érigés en dogmes irréfutables : l’idée que l’univers est une grande machine sans âme, que notre réalité n’est que physique et que la matière est inerte, que la nature et les constantes de l’univers sont fixes, que le libre arbitre est une illusion, que la conscience est le produit du cerveau…

Sheldrake examine l’un après l’autre ces dogmes pour les remettre en question, démontrant brillamment que la science, libérée de ce carcan, serait plus libre et plus intéressante, à même d’offrir une compréhension plus profonde. Selon lui : « Il y a un conflit au cœur de la science. D’un côté, elle repose sur une méthode de recherche basée sur la raison, la preuve, et l’investigation collective, et de l’autre, elle est fondée sur un système de croyances. Malheureusement, ce consensus existant sur la réalité des choses en est venu à inhiber et restreindre la recherche libre qui est l’essence même de l’effort scientifique ». 

Dans la vidéo de la conférence TEDx que nous vous proposons ci-dessous, Rupert Sheldrake, dénonce dix dogmes qui freinent l’émergence d’une nouvelle vision du monde, plus inclusive et plus complexe. Cette conférence a crée une telle controverse qu’elle a été retirée du site des conférence TEDx avant d’être finalement remise en ligne. Une telle censure témoigne justement de la dérive évoquée par Sheldrake qui empêche la connaissance de progresser en remettant en cause les croyances sous-jacentes qui la fondent. 

Du réductionnisme à la complexité 

L’évolution de la conscience et de la culture passe par ces sauts qualitatifs qualifiés de changement de paradigme au cours desquels la vision du monde habituelle est dépassée pour devenir une partie d’une nouvelle vision du monde, plus complexe et plus englobante. Dans La structure des révolutions scientifiques, Thomas Kuhn montre que la science n’évolue pas par une simple accumulation des connaissances mais par des sauts paradigmatiques qui font émerger une nouvelle vision du monde au sein de la communauté scientifique. 

Initié par Descartes et Newton, le paradigme mécaniste et réductionniste qui fut au cœur de la modernité scientifique est totalement remis en question depuis une cinquantaine d’années au profit d’un nouveau paradigme fondée sur les idées de complexité et d’émergence, d’interdépendance et de globalité. Ce changement de paradigme correspond au passage de l'ère industrielle à l'ère informationnelle. Dans un entretien accordé au magazine Clés et intitulé Intégrer la complexité est la clé du progrès, le biologiste et prospectiviste Joël de Rosnay dit ceci : « La complexité est la grande révolution scientifique de notre temps. Commencée il y a un demi-siècle, elle connaît depuis vingt ans une forte accélération. Désormais, les chercheurs, quelle que soit leur discipline, évoluent d’une vision analytique et séquentielle vers une vision systémique et intégrative.» 

Il est évident que ceux qui s'intéressent au saut évolutif vécu actuellement par l'humanité ne peuvent faire l'impasse sur cette révolution scientifique qui correspond à l'émergence d'une nouvelle vision du monde dans l'ensemble des cultures occidentales. Nous avons déjà abordé ce saut paradigmatique vers la complexité dans plusieurs billets auxquels pourront se référer les lecteurs intéressés. Le passage d’un paradigme à un autre, d’une ancienne à une nouvelle vision du monde, ne se fait jamais sans heurts dans la mesure où il bouscule habitudes, conformismes et préjugés. L’émergence d’un nouveau paradigme nécessite de remettre en question les croyances qui fondent l’ancien. C’est ce que fait avec brio Rupert Shledrake quand il évoque dans Réenchanter la science l’idéologie matérialiste qui sous-tend le modèle mécaniste et réductionniste qui fut au cœur de la modernité scientifique. 

Un système de croyance 

Selon Rupert Sheldrake : « L’illusion de la science est la croyance selon laquelle la science comprend déjà par principe la nature de la réalité et que seuls les détails restent à compléter. Cette croyance est très répandue dans notre société. C’est le système de croyance de ceux qui disent : « Je ne crois pas en Dieu, je crois en la Science ». C’est un système de croyances qui s’est étendu au monde entier. Mais au cœur de la science, il y a un conflit entre la science en tant que méthode d’investigation, fondée sur la raison, les preuves, les hypothèses et l’investigation collective et la science en tant que système de croyances ou vision du monde. 

Malheureusement la vision du monde de la science en est venue à inhiber et limiter la libre investigation qui est la force vive de la démarche scientifique. Depuis la fin du 19ème siècle, la science a été menée par un système de croyances ou vision du monde, essentiellement matérialiste. Un matérialisme philosophique. Les sciences sont maintenant les filiales qui appartiennent à la vision matérialiste du monde. Je pense que quand nous sortirons de ce système, les sciences seront régénérées ! » 

Dans son livre comme dans la vidéo ci-dessous, Rupert Shkedrake analyse dix dogmes qui sont au cœur de la vision du monde par défaut de la plupart des personnes éduquées dans le monde. « C’est en contestant tous ces dogmes dit-il que de nouvelles formes de recherche, de nouvelles possibilités s’ouvrent, car ils retardent l’avancée de la science depuis longtemps. Il y aura une nouvelle floraison, une renaissance de la science. Je crois complètement en l’importance de la science. J’ai passé ma vie de chercheur à l’étudier. C’est toute ma carrière. Mais je pense que si l’on va au-delà de ces dogmes, la science pourra de nouveau se régénérer et redevenir intéressante. Elle pourra ainsi contribuer à l'affirmation de la vie… » 



Voici, ci-dessous, une retranscription de deux extraits de cette conférence. Dans le premier, Rupert Shledrake liste les dix dogmes de la croyance scientifique dominante qui sont remis en question. Dans le second, il évoque ses propres recherches sur la résonance morphique qui montre l’importance de la mémoire collective dans la nature en contestant l’idée que les constantes de l’univers sont fixes.

Les dix dogmes de la croyance scientifique 

" Dans mon livre « l’illusion de la science », je prends les dix dogmes ou suppositions de la science et les reformule en questions. L’idée est de voir si elles tiennent toujours à partir du moment où on les regarde avec un œil scientifique. Aucune d’entre elle ne tient vraiment ! Ce que je vais faire dans un premier temps, c’est de vous expliquer ces 10 dogmes. 

D’une manière générale ces 10 dogmes, qui sont la vision du monde par défaut de la plupart des personnes éduquées dans le monde sont fondées sur l'idée première que la nature est mécanique et qu’elle fonctionne comme une machine. L’univers est comme une machine, les animaux ou les plantes sont comme des machines, nous sommes tous comme des machines. En réalité, nous sommes tous des machines, nous sommes tous comme des robots « patauds » comme le dit Richard Dawkins, avec un cerveau qui est un ordinateur génétiquement programmé. 

En deuxième lieu la matière est dénuée de conscience et l’univers entier est dénué de conscience. Il n’y a aucune conscience dans les étoiles, les galaxies, les planètes ou chez les animaux et les plantes et il n’y en aurait aucune en nous, non plus. Donc, une grande partie de la philosophie de l’esprit, au cours des cent dernières années a voulu démontrer que nous n’avons aucune conscience du tout. 

Donc si la matière est dénuée de conscience alors les lois de la nature sont fixes : c’est le troisième dogme. Les lois de la nature sont les mêmes maintenant, qu’elles l’étaient au début du big-bang et elles le resteront toujours. Non seulement les lois, mais les constantes de la nature sont fixes C’est la raison pour laquelle on les appelle des constantes. 

Quatrième dogme : La quantité totale de la matière et d’énergie resteront toujours la même. Elle ne change jamais en termes de quantité totale, sauf au moment du big-bang, quand tout est apparu de nulle part, en un seul instant. 

Cinquième dogme : La nature est dénuée de but. Il n’y a aucun but à la nature entière et le processus d’évolution est dénué de but ou de direction. 

Sixième dogme : L’hérédité biologique est matérielle. Tout ce que l’on hérite se trouve dans nos gènes ou dans les modifications épigénétiques de nos gènes ou dans un héritage cytoplasmique. Tout cela étant matériel. 

Septième dogme : Les souvenirs sont stockés dans notre cerveau, en tant que traces matérielles. Tout ce dont on se souvient demeure dans notre cerveau dans des terminaisons nerveuses modifiées, des protéines phosphore. Personne ne sait comment ça marche, mais cependant presque toutes les personnes du monde scientifique pensent que ça doit se trouver dans le cerveau. 

Huitième dogme : Notre esprit est dans notre tête. Toute notre conscience est l’activité de notre cerveau, rien de plus ! 

Neuvième dogme : Les phénomènes paranormaux tels que la télépathie sont impossibles. Nos pensées et nos intentions ne peuvent avoir aucun effet à distance, parce que notre esprit est dans notre tête. Donc toutes les preuves apparentes sont illusoires. Les gens pensent que ces choses existent mais c’est juste parce qu’ils n’y connaissent rien en statistiques ou se laissent duper par des coïncidences ou alors entretiennent un espoir. 

Dixième dogme : La médecine mécaniste est la seule qui marche vraiment. C’est pour cela que les gouvernements ne financent que les recherches en médecine mécaniste et ne s’intéresse pas aux médecines complémentaires et alternatives. Ces médecines-là ne peuvent pas marcher parce qu’elles ne sont pas mécaniques. Elles peuvent sembler marcher mais c’est parce que l’état des personnes se serait de toute façon amélioré. Ou alors s’est dû à l’effet placebo. La seule médecine qui marche vraiment est la médecine mécaniste ! Tout cela est la vision du monde par défaut, de presque toutes les personnes éduquées à travers le monde. C’est le fondement du système éducatif, de la sécurité sociale, du Conseil des recherches médicales, des gouvernements et c’est juste la vision du monde par défauts des personnes éduquées. Je pense que chacun de ces dogmes est très, très contestable et quand on les observe, ils ne tiennent pas ! "

La résonance morphique 


"... Je vais parler de l’idée selon laquelle les lois de la nature sont fixes. Cette idée est un vestige d’une idée plus ancienne, d’avant les années 1960 et l’arrivée de la théorie du big bang. On pensait que tout l’univers était éternel, gouverné par des lois mathématiques éternelles. Après l’arrivée de la théorie du big bang cette supposition perdura malgré le fait que le big bang révéla un univers qui est radicalement évolutif, datant de 14 milliards d’années, en développement et refroidissement constant, qui a augmenté, s’est développé et a évolué durant ces 14 milliards d’années et avec l’apparition de nouvelles structures et modèles. 

Mais l’idée est que toutes les lois de la nature étaient complètement fixes au moment du big bang, comme un code Napoléonien cosmique. Comme le disait mon ami Terence Mc Kenna, la science moderne est fondée sur le principe suivant : « Donnez-nous un seul miracle gratuit et nous vous expliquerons le reste ! » Et le miracle gratuit est l’apparition de toute la matière et de toute l’énergie dans l’univers et toutes les lois qui le gouvernent, à partir de rien et en un seul instant. Mais dans un univers en évolution, pourquoi les lois elles-mêmes n’évolueraient-elle pas ? 

Après tout, les lois des hommes évoluent ! L’idée des lois de la nature est fondée sur une métaphore des lois des hommes. C’est une métaphore très anthropocentrique qui veut quel seuls les hommes ont des lois et même plus, seules les sociétés civilisées ont des lois. Comme le dit C.S Lewis « Dire qu’une pierre tombe à terre parce qu’elle obéit à une loi fait d’elle un homme et même plus un citoyen ! » C’est une métaphore dont nous avons tellement l’habitude que nous oublions qu’il s’agit d’une métaphore. 

Dans un univers en évolution, je pense qu’il serait plus approprié de parler d’habitudes. Je pense que les habitudes de la nature évoluent et que les régularités de la nature sont essentiellement habituelles. Ceci est une idée développée au début du XXIème siècle par le philosophe C.S Peirce. C’est une idée que d’autres philosophes ont entretenues et c’est une idée que j’ai moi-même développée en hypothèse scientifique : l’hypothèse de la résonance morphique 

Selon cette hypothèse, tout ce qui existe dans la nature a une mémoire collective. La résonance intervient sur le fondement de la similarité. Quand un embryon de jeune girafe grandit dans le ventre de sa mère, il se connecte à la résonance morphique des girafes avant lui ; il s’appuie sur cette mémoire collective. Il grandit comme une girafe et se comporte comme une girafe, du fait qu’il s’appuie sur cette mémoire collective. Il doit avoir les bons gènes pour faire les bonnes protéines. Mais je pense que l’idée des gènes est grossièrement surfaite. Les gènes interviennent au niveau des protéines que l’organisme peut fabriquer, pas au niveau de la forme ou du comportement. Chaque espèce à une sorte de mémoire collective, même les cristaux. 

Cette théorie prédit que si on fabrique un nouveau type de cristal pour la première fois, la première fois qu’on le fabrique, il n’aura aucune habitude préexistante. Mais une fois qu’on le fabrique, alors la prochaine fois qu’on le fabrique, il aura une influence des premiers cristaux sur les seconds partout dans le monde. Grâce à la résonance morphique la cristallisation se fera un peu plus facilement. A la troisième tentative il y aura une influence des premiers et des seconds cristaux. En réalité il y a des preuves tangibles que de nouveaux groupes se cristallisent partout dans le monde plus facilement … 

Cette théorie prédit également que si l’on dresse des animaux à apprendre un nouveau tour comme, par exemple, des rats à Londres apprennent un nouveau tour, alors tous les rats dans le monde de la même espèce, devraient apprendre des tours plus vite, car des rats l’on fait ici. Cela est surprenant mais il y a des indications que les choses se passent de cette manière. Voilà donc mon hypothèse de la résonance morphique, en quelques mots : Tout dépend d’habitudes évolutives et non pas d’une série de lois fixes !..."

Ressources 

Troisième Forum international de l’évolution de la conscience Le Forum affichant déjà complet depuis la mi-septembre, les organisateurs ont décidé, devant l'ampleur de la demande de le diffuser EN DIRECT sur la web radio : Radio Évolutionnaire. S’inscrire ici.




La nature ressuscite sous nos pas Article de Patrice Van Eersel. Magazine Clés

Rupert Sheldrake, un hérétique des temps modernes ?  Revue Acropolis.
 
Rupert Shledrake, le biologiste de l'âme. Gaumond. Site Agoravox

Le paradigme de la complexité. Serge Carfantan. Philosophie et spiritualité