vendredi 27 mars 2015

Charlie et la Spirale (1)


C'est la mémoire qui fait toute la profondeur de l'homme. Charles Péguy


On peut se contenter de suivre l’actualité comme un wagon suit la locomotive conduite par les médias dominants, en se laissant aveugler par la fumée des faits et de leur interprétation officielle, sans comprendre qu’ils sont des signaux forts ou faibles, selon l’intensité de l’évènement, qui nous renseignent sur l’évolution des mentalités. Ces « signes des temps » rendent visibles des dynamiques profondes en les cristallisant à un moment donné à travers cette manifestation phénoménale qu'est l'évènement.

C’est ce que nous essayons de faire dans le Journal Intégral, en utilisant notamment les outils d’interprétation que nous offre une théorie intégrale fondée sur l’analyse et la compréhension de la dynamique évolutionnaire. C’est ainsi que dans quatre précédents billets – Une insurrection spirituelle, Quand Charlie médite, Le Paradigme perdu, Le fondamentalisme marchand – nous avons analysé les évènements de Janvier dans la perspective globale d’un changement de paradigme qui constitue le cœur de notre réflexion.

C’est dans la continuité de cette réflexion et en complémentarité avec celle-ci que nous vous proposons, dans ce billet et le suivant, une analyse de ces évènements tragiques faite par Jacques Ferber à partir d'une approche intégrale qui utilise à la fois le modèle AQAL de Ken Wilber et la Spirale Dynamique de Clare Graves. Dans ce premier billet, après avoir résumé notre réflexion sur ces événements, nous proposerons le début de "Charlie et la Spirale" où Jacques Ferber expose certains des principes théoriques qui fondent l'approche intégrale et les modèles qu'elle a inspirée.

Un Signe des Temps


J’aimerais donc résumer en quelques phrases une synthèse de la réflexion menée ici, à travers plusieurs billets, autour des évènements tragiques de Janvier. Charlie-Hebdo incarnait l’hédonisme libertaire de Mai 68 qui a conduit au meilleur de l'individuation créatrice - l'expression subjective des individus - comme au pire de l'individualisme prédateur, un égoïsme destructeur de toute altérité. C’est en effet sur cette idéologie libertaire et individualiste que le néo-libéralisme s’est adossé pour détruire les formes traditionnelles de socialisation et faire advenir le règne d’un individu abstrait et narcissique - Homo œconomicus - centré sur le calcul rationnel de ses intérêts, délié de toute appartenance comme de toute transcendance, aliéné par sa toute-puissance infantile. 

Cette alliance libertaire/libérale est à l’origine de ce que Joseph Stiglitz nomme le fondamentalisme marchand, à savoir l’extension démesurée de la sphère économique à tous les aspects de la vie sociale, affective, politique, culturelle et même spirituelle. En détruisant les liens sociaux, les codes identitaires et l’ordre symbolique qui régissait traditionnellement les sociétés, le fondamentalisme marchand est devenu le fourrier d’un fondamentalisme religieux qui vient remplir de ses normes régressives et de sa passion identitaire le profond vide existentiel et spirituel d'un Occident désenchanté en proie au nihilisme.

Ces deux formes de fondamentalismes - marchand et identitaire - participent donc d'un même continuum, celui d'un système mondialisé dont ils constituent les deux polarités à la fois contraires et complémentaires. En s’opposant, ils se renforcent l'un l'autre et enferment ainsi les sociétés comme les individus dans le cercle vicieux d'une double impasse dont on ne peut se libérer que par un saut évolutif. Le crépuscule des Lumières auquel nous assistons annonce l'aurore d'un nouveau cycle fondée sur l’émergence de formes spirituelles inédites qui intègrent, dépassent et transcendent tradition religieuse et modernité abstraite dans une synthèse novatrice. 

Derrière la crise évolutive que nous vivons, se dessine donc l’avènement d’un nouveau paradigme évoqué depuis des décennies par nombre de penseurs : celui d’un réenchantement du monde fondé sur l’intégration du meilleur de la tradition - sa dimension organique, holiste et sacrée - avec le meilleur d'une modernité fondée sur les valeurs de la raison, de l'individu et de l'évolution. Cette intégration aboutit à un modèle de co-évolution entre l'individu et son milieu : la dynamique d'individuation qui est au cœur du développement humain apparaît dès lors comme une modalité particulière d'une évolution vers la complexité propre à son milieu cosmique et naturel. 

Ce saut évolutif inspire ce que le mouvement des Colibris nomme une (R)évolution intérieure, en lançant ces jours-ci une campagne sur ce thème, à savoir la synchronisation entre transformation individuelle, mutation culturelle et changement socio-économique. Ce saut évolutif doit bien évidemment s'accompagner d'une profonde révolution pédagogique et éducative dont les premières rencontres nationales du Printemps de l’Éducation ont posé les bases les 21 et 22 Mars dernier. Au cœur de ce saut évolutif : une authentique Insurrection Spirituelle : l’éveil de la conscience à la profondeur de l’esprit permet le jaillissement, la canalisation et la transmutation des forces de la vie et de la psyché jusque-là verrouillées par l’abstraction du mental au service de la toute-puissance de l’égo. Tous ceux qui voudraient suivre de manière détaillée le cheminement de cette réflexion peuvent se référer aux divers billets à travers lesquels elle s’est développée. 

Une belle synchronicité


A la fois systémique et synchronique,  cette analyse rend compte d’un système à un temps T qui est celui d’un évènement significatif donnant à voir soudainement la complexité et la profondeur d’un mouvement en le cristallisant. Je désirais compléter cette analyse synchronique (système présent) par une profondeur diachronique (développement temporel) capable de situer ce changement de paradigme dans la dynamique globale de l’évolution humaine. Et pour ce faire, je voulais utiliser le modèle de la Dynamique Spirale qui permet de comprendre la dynamique évolutionnaire et sa manifestation à travers les divers stades du développement humain dans le temps.

J’avais déjà nombre d’idées en ce sens quand j’ai entendu l’émission intitulée Am i Charlie Hebdo ? où Jeff Salzman décrypte les évènements parisiens à partir d’une perspective intégrale en compagnie d’Amir Ahmed Nasr, un activiste arabe ayant dû s’exiler au Canada pour fuir la vindicte des islamistes. Cette émission et sa retranscription (en anglais tous les deux) sont disponibles gratuitement sur le site Integral Life. L’analyse de Jeff Salzman confortant la mienne, je commençais à écrire un billet que j’intitulais Charlie et la Spirale. Et quelle ne fût pas ma surprise, en lisant sur le site de Jacques Ferber - Développement Intégral - un billet intitulé Charlie et la Spirale. Belle synchronicité ! Ce ne sont pas les grands esprits qui se rencontrent mais ceux dont l’intuition reste connectée à l’Esprit du temps et à son mouvement évolutif. 

Dans ce texte, Jacques Ferber propose avec maestria une interprétation des évènements de Janvier qui montre la pertinence d’une approche évolutionnaire pour saisir les mouvements profonds affleurant à la surface de l’actualité à travers des « phénomènes » et des évènements spectaculaires. J’ai donc demandé à Jacques l’autorisation de publier son texte dans le Journal Intégral pour faire profiter les lecteurs de ses lumières. 

Une démarche intégrative 

Jacques Ferber
Nous avons évoqué à plusieurs reprises la démarche intégrative de Jacques Ferber, professeur d’Intelligence Artificielle à l’Université de Montpellier II et spécialiste des sciences cognitives. Auteur de Les systèmes multi-agents. Vers une intelligence Collective et Co-auteur de Le monde change… et nous ?, il travaille sur la modélisation de processus sociaux et l’élaboration de modèles concernant l’évolution individuelle et collective à partir d’une approche intégrale. 

Parallèlement à ce travail universitaire, il suit également depuis plus de 20 ans un chemin d’éveil spirituel qui l’a conduit à se former au tantra, à la méditation et à différentes traditions spirituelles. Cette complémentarité entre science et conscience est à l’origine d’une démarche intégrative qui lui permet d’éclairer les pratiques spirituelles par sa connaissance des sciences cognitives… et inversement. Jacques Ferber partage les résultats de ses recherches aussi bien à travers son site Développement Intégral qu’à travers les stages de « Tantra Intégral » ou d’éveil de la conscience qu’il anime depuis quelques années. 

Dans la première partie de Charlie et la Spirale, ci-dessous, Jacques Ferber présente de manière synthétique l’esprit qui anime l’approche intégrale et les modèles qu’il utilise dans son interprétation évolutionnaire des évènements de Janvier. 

Charlie et la Spirale. Les stades d’évolution de visions du monde. Jacques Ferber 


... Pour comprendre plus finement ce qui s’est passé, nous avons besoin de prendre du recul, de dépasser (sans la banaliser) l’atrocité de cette tuerie, de ne pas voir uniquement la barbarie attaquant la liberté d’expression, mais de comprendre ce qui se joue derrière, en termes de forces psychiques et sociales, car au-delà des meurtres et des événements, au-delà des personnes, des nations et des religions, ce sont des forces puissantes liées à des visions du monde différentes qui s’affrontent. Et l’approche intégrale (qui comprend le modèle AQAL de Ken Wilber comme celui de Clare Graves aussi appelé Spirale Dynamique) permet de comprendre ces événements à partir de la dynamique psycho-sociale des systèmes de valeurs, au-delà des enjeux personnels. 

Au lieu de voir des personnes qui attaquent d’autres personnes, ces grilles de lecture nous montrent qu’il s’agit de «visions du monde» (worldviews) qui s’affrontent les unes aux autres, car nous sommes – chacun d’entre nous – les porteurs inconscients de systèmes de croyances qui façonnent notre conduite. Nos pensées, nos valeurs, nos manières de voir le monde sont collectives. Et parfois ces systèmes de croyances, mus par des ressorts subconscients, archétypaux, profondément enracinés dans notre psyché collective, sont en tension, n’attendant qu’une étincelle pour allumer la mèche de l’affrontement. 

L’approche intégrale considère que nos visions du monde suivent un processus développemental lié aux conditions sociales, technologiques et environnementales dans lesquelles nous vivons. A l’instar de l’évolution biologique, les représentations collectives et les formes de pensées évoluent elles-aussi, lorsque les conditions d’existence se modifient. Elles forment la base de ce qu’on appelle la «culture» d’un peuple, d’une nation, d’une tribu ou d’une famille: une certaine manière d’appréhender le monde et de lui donner du sens. 

Cela inclut les normes, les systèmes de valeurs, mais aussi les croyances religieuses, ce qu’il est bon, juste ou convenable de faire et inversement ce qui est répréhensible, mauvais, ou simplement peu aligné comme on le dit aujourd’hui. Tous nos actes, tous nos comportements sont mus ou médiatisés par ce système de valeurs qui constituent comme des sortes de «lunettes» cognitives filtrant et éclairant le monde. 

Or, à l’encontre de ce que l’on peut croire parfois, les systèmes de valeurs ne sont pas arbitraires. C’est en tout cas, ce que prétendent les théories évolutionnaires qui tendent à montrer que les besoins cognitifs comme les valeurs culturelles nécessaires pour survivre dans la forêt ne sont pas les mêmes que celles qui régissent la vie des grandes cités industrielles contemporaines. 


Dans la vision de Clare Graves, et d’une certaine manière pour tous les tenants d’une vision évolutionnaire du monde (comme Jean Gebser, Jean Piaget, Lawrence Kohlberg, Teilhard de Chardin, Ken Wilber, Susanne Cook-Greuter et bien d’autres), ce processus d’évolution «psycho-socio-culturel» s’exprime le long d’un ensemble de courants ou stades de développement. 

Chaque stade prend pied sur le stade précédent en incorporant ses qualités, comme un étage d’une maison qui s’ajoute à l’étage précédent. Chaque stade, initié par des conditions de vie particulières, tend à résoudre les problèmes posés par le stade précédent, en apportant à chaque fois une vue plus large et en même temps plus différenciée du monde. Mais en même temps, ce nouveau courant apportera finalement son lot de questions et de problèmes qui ne pourront être bien gérées qu’au stade suivant. 

Chaque stade constitue un niveau d’existence caractérisé par un système de valeurs, ou pour utiliser un terme plus technique: un «vmème » c’est-à-dire un «value meme», un «mème de valeur». Les mèmes, au-delà de leur utilisation sur Internet, sont à la culture ce que les gènes sont à la biologie. Les mèmes sont des idées, des croyances, des valeurs, des unités d’information culturelle, qui passent de cerveau en cerveau par le bouche à oreille, les médias et internet et qui utilisent l’esprit humain comme hôte, les idées étant considérées comme des virus. 

Et un vMème (on parle parfois de memeplex) est un système de tels mèmes organisés en une structure complexe constituant une vision du monde, c’est-à-dire des «lunettes cognitives» avec lesquelles nous voyons – et créons – le monde. L’ensemble de ces courants constitue cette spirale de l’évolution. Chacun est caractérisé par son nom, une couleur qui permet de mieux le mémoriser ainsi que la liste des caractéristiques qui lui sont associées...

La Dynamique Évolutionnaire

Dans Le Journal Intégral, nous avons déjà, à de nombreuses reprises, évoqués aussi bien la Spirale Dynamique de Clare Graves que le modèle AQAL de Ken Wilber et notamment ici à travers une présentation détaillée proposée par Jacques Ferber. Voici ci-dessous un schéma synthétique et illustré qui présente les différents stades de la dynamique évolutionnaire.


Dans un monde en mutation constante et en complexité croissante, la connaissance de la dynamique évolutionnaire s’avère fondamentale. En situant rapidement la vision du monde dans laquelle s’inscrivent les individus, les communautés et les nations, on peut comprendre leur logique afin d'établir une meilleure communication avec eux et créer des médiations entre les divers "points de vue" dans la perspective d’un équilibre harmonieux et évolutif de l’ensemble.

L’Institut Ressources organise du 29 au 31 Mai 2015, près de Bruxelles, un stage de formation à l’approche intégrale animé par Jacques Ferber. Celui-ci présentera, entre autre, le modèle AQAL de Ken Wilber et la Dynamique Spirale de Clare Graves qui permettent, l’un et l’autre, de décoder les différentes visions (worldviews) façonnant la réalité individuelle et collective. Cette formation permet d’acquérir non seulement une compréhension et une maitrise plus profonde de la Spirale, mais aussi une pratique pour vivre plus authentiquement au niveau intégratif-systémique, Jaune. D’autres formations de ce type seront programmées dans les temps qui viennent. Pour toutes informations concernant celles-ci, se renseigner auprès du site Développement Intégral.

Après avoir présenté dans ce billet le contexte théorique de l'approche intégrale, nous proposerons la semaine prochaine le corps de l'article "Charlie et la Spirale" dans lequel Jacques Ferber analyse avec beaucoup de profondeur les tragiques évènements de Janvier à partir de cette perspective évolutionnaire.

Ressources 

Développement Intégral  Le site de Jacques Ferber

Le monde change... et nous ?   Livre de Jacques Ferber et Véronique Guérin 


Am i Charlie ?  Émission de Jeff Salzman sur Integral Life

Dans le Journal Intégral :


vendredi 13 mars 2015

Table des Matières (15) Le Fondamentalisme Marchand


Si les fanas sont prêts à tout pour leur Dieu, vous, vous êtes prêt à tout pour l'argent. Joumana Haddad


Chaque billet du Journal Intégral est la pièce d’un puzzle qui dessine, entre intuitions créatrices et réflexions critiques, la vision intégrale d’un homme réunifié dans un Kosmos réenchanté. Les résumés des articles présentés dans cette Table des Matières permettront aux lecteurs de reconstituer ce puzzle en allant se référer à telle ou telle pièce afin de mieux comprendre et intégrer les autres. 

Table des Matières 2010 1 - Demandez le programme !... 2 - Une philosophie du Tout. 3 - La Petite Princesse. 4 - Évolutions. 5 - Évolutions (fin). 6 - Post-Matérialisme. 7 - Penser la nouvelle civilisation 


Table des Matières (15) du 14/12/11 au 19/01/12 

Le Fondamentalisme Marchand 

A la suite des attentats djihadistes de Janvier, plusieurs auteurs ont fait remarquer le lien organique existant entre le fondamentalisme religieux et ce que Joseph Stiglitz nomme le fondamentalisme marchand à savoir l’extension démesurée de la sphère de la marchandise à tous les aspects de la vie sociale, affective, politique, culturelle et même spirituelle. Selon Patrick Viveret : « Les deux fondamentalismes s’entretiennent mutuellement, car le fondamentalisme marchand détruisant la substance de la société, les repères, les identités, devient le terreau du fondamentalisme identitaire. » Ne soyons pas dupes : fondamentalismes identitaires et marchands représentent en fait les deux pôles d’un même système et c’est une profonde illusion que de vouloir combattre l’un sans s’attaquer simultanément à l’autre. 

A la fin de l’année 2011, nous écrivions une série de billets intitulée La fin de l’ère économique dont les titres évoquent le contenu : La religion de l’économie, Une idéologie totalitaire. Nous y définissions le néo-libéralisme comme un intégrisme fondé sur « l’extension de la norme marchande et du modèle de l’Homo œconomicus à l’ensemble de la société et à toutes les sphères de l’activité. Cette volonté de voir la complexité et la diversité du réel à travers une grille unique d’interprétation est une expression typique de l’intégrisme. Là où les cultures traditionnelles peuvent connaître l’intégrisme religieux, les cultures modernes développent une nouvelle forme - économique - d’intégrisme qui considère comme hérétique toute approche sensible, humaine et qualitative, qui tenterait d’échapper à ce réductionnisme économique. » 

En Novembre 2014, l'Obs se pose la question : Les économistes sont-ils des imposteurs ? Poser la question, c'est déjà en partie y répondre. Ces derniers mois de nombreux ouvrages analysent les diverses formes d’emprise que l’économisme fait régner sur toutes les dimensions de notre vie. Parmi ceux-ci et dans des styles très divers : L’imposture économique de Steve Keen, un livre qui ébranle la pensée néo-libérale; L’erreur de calcul où Régis Debray analyse comment l'économie "gouverne notre intimité aussi bien que la vie publique et déjà intellectuelle". Dans Houellebcq économiste, le regretté Bernard Maris, mort dans la tuerie de Charlie-Hebdo, évoque le travail du romancier décrivant "le triste monde dans lequel nous vivons asservi par la religion de l'économie". Sans oublier "Quelques ennemis du meilleur des mondes" qui écrivent dans "Sortir de l'économie" : "il ne s'agit pas de remplacer une "mauvaise économie" par une "bonne", "alternative", "à visage humain". Il s'agit d'arrêter de croire à cette religion de l'économie"

L'Infâme

Légitimement effrayées par la conversion au djihadisme de jeunes français nourris au lait de la République, les belles âmes devraient une fois pour toutes examiner la poutre qui les aveugle en se souvenant du célèbre mot de Bossuet : « Le ciel se rit des prières qu'on lui fait pour détourner de soi des maux dont on persiste à vouloir les causes ». Il faut, en effet, avoir une bien courte vue pour déplorer l'expansion du fondamentalisme religieux sans remettre en question le fondamentalisme marchand qui le nourrit en lui permettant de se développer.

Voltaire : "Écrasez l'Infâme'
A l'heure de poster ce billet, je lis un article du sociologue Alain Accardo dans le journal La Décroissance de Mars, intitulé Néo-cléricalisme, où l'auteur fait parler Voltaire, promu pourfendeur du fanatisme et chantre de la tolérance depuis les attentats de Janvier. S'il revenait aujourd'hui, selon Accardo, Voltaire s'en prendrait non plus aux religions mais au système capitaliste qui a réglé la question religieuse en Occident " en organisant pour la première fois dans l'histoire le culte mondial d'une nouvelle divinité : l'Argent auquel toutes les populations se sont converties à l'exception de quelques poignées d'hérétiques. 

La voilà la nouvelle Église universelle, la nouvelle Infâme. Et c'est elle qui écrase le monde. Ses temples sont les Bourses et les Banques, sa Curie est à Wall Street, sa Kabaa à la City, ses medersas et ses grands séminaires sont des IEP et des écoles de commerce, ses cardinaux occupent les fauteuils ministériels, ses évêques enseignent à la Harvard B.S et à la London SE, ses théologiens ont le prix Nobel, ses prédicateurs sont journalistes et économistes, ses bedeaux et sacristains sont députés, ses révérends s'appellent Hollande, Cameron ou Merkel, entre autres...

Mais il semble que vous ne voulez pas voir la réalité. Sans doute parce que vous pressentez qu'il faudrait vous remettre vous-même en question. car c'est vous qui êtes à la fois les fidèles soumis et le clergé dévoué du Mamon capitaliste... Votre dénonciation du terrorisme djihadiste serait plus crédible si vous combattiez avec la même énergie le terrorisme des grands prédateurs capitalistes qui souillent et dépècent la planète, y compris notre pays. Le dévoiement de votre soi-disant esprit laïque a fait de vous des idolâtres pire encore que ceux d'autre fois. Franchement, je trouve votre monde aussi misérable intellectuellement que répugnant moralement... 

Si je devais remonter au créneau aujourd'hui, il est sûr que ma cible principale, ça ne serait pas les tonsurés ni les barbus qui ne savent plus de quel pape ou de quel mufti baiser la babouche. Ma cible serait bien plutôt ce néo-clergé, toute cette cléricaille laïque de petits-bourgeois obsédés d'eux-mêmes, ratiocineurs et inconsistants, dont tout l'idéal est de servir la messe œcuménique libéro-sociale-démocrate, pour en tirer quelques bénéfices. "

Un même continuum

A quand des "cellules de déradicalisation" chargées de déconditionner les prédateurs financiers comme les petits soldats du capital totalement shootés à la consommation, à l'image de celles qui existent pour les apprentis djihadistes qui se sont fait prendre dans les serres du fanatisme religieux. ? La trajectoire de ces derniers est plus spectaculaire mais, en vérité, est-elle la plus dangereuse ?

En utilisant tous les leviers de la servitude volontaire, en aliénant la substance même de la vie et de l’esprit, en réduisant l'être humain à un acteur économique à la fois producteur et consommateur, en détruisant l’ordre symbolique et le lien social, le fondamentalisme marchand est à l’origine d’un vide spirituel et existentiel que le fondamentalisme religieux vient remplir de ses normes régressives et de sa passion identitaire.

Ce dernier aura beau jeu de dénoncer avec raison la corruption morale et spirituelle de l’Occident quand le fondamentalisme marchand pointera avec tout autant de raison l’emprise exercée par le dogme sur l'individu fanatisé. Qu'on le veuille ou non, fondamentalismes marchands et identitaires participent d'un même continuum, celui d'un système mondialisé dont ils constituent les deux polarités à la fois contraires et complémentaires. Ces deux intégrismes se renforcent l'un l'autre en s'opposant et en enfermant ainsi les sociétés comme les individus dans le cercle vicieux d'une double impasse qui peut rendre fou.

Une Insurrection des Consciences


On ne pourra se libérer de ce cercle vicieux que par une véritable Insurrection spirituelle évoquée dans un récent billet. Ce n'est d'ailleurs par un hasard si cette année le Printemps des Poètes - du 7 au 22 Mars - a pour thème L'Insurrection Poétique ainsi présenté par Jean-Pierre Siméon : " Fait de langue, la poésie est peut-être d'abord, "une manière d'être, d'habiter, de s'habiter" comme le disait Georges Perros. Parole levée, vent debout, chant intérieur, elle manifeste dans la cité une objection radicale et obstinée à tout ce qui diminue l'homme, elle oppose aux vains prestiges du paraître, de l'avoir et du pouvoir,  le vœu d'une vie intense et insoumise. Elle est insurrection de la conscience contre tout ce qui enjoint, simplifie, limite et décourage. Même rebelle, son principe, disait Julien Gracq, est "le sentiment du oui". Elle invite à prendre feu".

En 2002, Pierre Rabhi lançait déjà un Appel à l'insurrection de la conscience en présentant de manière symbolique sa candidature à la présidence de la République. Ces jours-ci le mouvement Colibris dont il est l'inspirateur lance une nouvelle campagne sur le thème de la (R)évolution intérieure qui fait suite à plusieurs autres concernant les principaux leviers d'une transition de la société. La vraie (R)évolution est celle qui nous amène à nous transformer nous-mêmes pour transformer le monde. Au cœur de cette (R)évolution intérieure la question posée par Pierre Rabhi : " L'être humain, la société humaine, doivent changer de cap, et confier leur destin aux forces du cœur plutôt qu'au pouvoir trompeur de la peur et de la division.... Sommes-nous capables de transcender nos réactions primaires pour nous élever au rang d'humains libérés des oripeaux d'une histoire révolue et pourtant, sans cesses, redondante ?  ". (Préambule)

Celui qui sait lire entre les signes voient dans ces divers évènements autant d'expressions d'un nouvel esprit du temps : on ne pourra changer la société sans se changer soi-même, ni se changer soi-même sans décoloniser notre imaginaire collectif en opérant une transition culturelle qui passe par un changement de paradigme. Tout est lié : le processus personnel d'individuation, le champ culturel de l'intelligence collective et l'organisation socio-économique qui en est la manifestation extérieure. L'insurrection des consciences est une expression de la dynamique évolutive qui nous permet de sortir de la double impasse où nous enferment les fondamentalismes marchands et religieux. C'est dans ce contexte évolutif que se joue la nouvelle expérience spirituelle vécue par l'homme contemporain et adaptée aux sociétés de l'information dont il fait partie. 

Cette dynamique évolutive nous conduit à un saut qualitatif qui intègre de manière créative le meilleur de la tradition et de la modernité. Le meilleur de la tradition c'est sa capacité à répondre au besoin de sens et d'appartenance, d'ordre et de convivialité. Le meilleur de la modernité c'est sa capacité à répondre au besoin de rationalité et d'efficacité technologique, de pluralisme et d'autonomie personnelle. La crise systémique que nous vivons est, en fait, une crise évolutive marquée par l'émergence de ce nouveau paradigme global qui, sur le plan socio-politique, inspire des projets de sociétés post-capitalistes à la fois sobres et conviviales fondées sur une "sortie de l'économie". Les lecteurs intéressés par cette évolution socio-politique n’ont qu’à se référer aux nombreux billets proposés sous le libellé Société Post-Capitaliste


La crise systémique que nous vivons est celle d'une civilisation arrivée à la fin d’un cycle qui annonce un nouveau stade évolutif. L’émergence de ce nouveau modèle nécessite de déconstruire l’ancien, ce que nous nous efforçons de faire dans cette série de textes intitulée La Fin de l’ère économique. Dans ce premier texte, nous analysons l’histoire d’une modernité marquée par la phase ascendante de « l’ère démocratique » et par la phase décadente de « l’ère économique » ainsi nommée parce que l’économie a pris une place centrale dans les représentations collectives jusqu’à devenir le modèle d’interprétation dominant au sein des sociétés occidentales. 

Dans les époques pré-modernes, les dimensions qualitatives de la religion, de la tradition et de la culture fixaient des bornes au pouvoir économique. Au vingtième siècle, mue par les pulsions égoïstes et les fantasmes infantiles d’un individu désocialisé et désaffilié, l’économie s’affranchit de toutes limites dans une hubris destructrice. Fondée sur le calcul égoïste, l’ère économique étend l’empire de la quantification abstraite, propre à la science moderne, aux rapports sociaux et progressivement à toutes les sphères de la société régies jusque-là par une régulation éthique, un consensus culturel et une référence partagée à un ordre symbolique. 

Déjà à son époque, Sri Aurobindo considère la crise de la civilisation moderne comme une crise évolutive : le signe qu’il est nécessaire pour l’espèce humaine de dépasser l’individualisme de l’ère économique pour accéder à un processus d'individuation créatrice correspondant à un nouveau stade de l'évolution humaine. 


Dans ce second billet, nous avons cherché à comprendre comment la pensée utilitariste et l’imaginaire narcissique, au cœur de l’ère économique, sont à l’origine d’une nouvelle forme de religion adaptée aux temps sans religion car, comme l’écrivait Voltaire : « Lorsqu’il s’agit d’argent tout le monde est de la même religion ». Avec ses clercs et ses dogmes, ses rituels, ses saints et ses livres sacrés, l’économie est donc ce dogme chargé de donner du sens à un monde devenu insensé et une cohérence à une société d’individus atomisés. 

 Le Dieu de cette religion c’est le Marché, dont la main invisible fixe la valeur des choses et des personnes selon les lois transcendantes de l’offre et de la demande ; le fils de ce Dieu est l’Individu, entité abstraite qui cache mal l’égoïsme calculateur et le narcissisme infantile de « l’homo œconomicus » ; quant au St Esprit, c’est l’Argent, cet équivalent universel réduisant à une valeur marchande les valeurs qualitatives qui fondent les rapports humains. Dans Le Divin Marché, le philosophe Dany-Robert Dufour énonce les " dix commandements " de cette religion économique, vecteur d’une révolution culturelle néolibérale qui bouleverse nos représentations, fonde de nouveau rapports sociaux et formate la psyché individuelle. 


Dans ce troisième billet, nous analysons comment cette religion de l’économie s’est transformée durant les dernières décennies, en idéologie totalitaire sous l’influence d’un néo-libéralisme imposant un modèle hégémonique à la fois délirant et déshumanisant De tous temps, les classes dominantes exercent leur pouvoir par une violence symbolique qui impose leur vision en transmettant aux dominés une représentation du monde qui justifie leur aliénation et les empêche de s’émanciper. 

Loin de décrire des lois naturelles, transhistoriques, la pseudo « science économique » est, en fait, une construction sociale et culturelle, historiquement datée, à travers laquelle la bourgeoise a pu imposer sa vision mercantile des rapports sociaux en déniant tout ce qui, dans les relations humaines, est irréductible à l’échange marchand. Pour Serge Latouche, le dogme économique « se révèle alors la plus prodigieuse construction symbolique inventée par le génie humain pour justifier la souffrance qu’une partie de l’humanité inflige à l’autre ». 

Dans L’individu qui vient... après le libéralisme, Dany-Robert Dufour analyse le néo-libéralisme comme une nouvelle forme de totalitarisme : « Après avoir surmonté en un siècle différents séismes dévastateurs - le nazisme et le stalinisme au premier rang -, la civilisation occidentale est aujourd'hui emportée par le néolibéralisme. Entraînant avec elle le reste du monde. Il en résulte une crise générale d'une nature inédite : politique, économique, écologique, morale. subjective, esthétique, intellectuelle... Une nouvelle impasse ? Il n'y a là nulle fatalité. En philosophe, mais dans un langage accessible à tous, Dany-Robert Dufour s'interroge sur les moyens de résister au dernier totalitarisme en date. »



Souhaiter Bonne Crise plutôt que Bonne Année c’est une manière un peu provocante de profiter de cette période de Nouvel An pour réfléchir en envisageant autrement le contexte de crise qui est le nôtre actuellement. Ne plus considérer cette situation simplement de manière évènementielle et superficielle comme le font les médias mais dans toute sa profondeur existentielle et spirituelle. Cette profondeur nous fait percevoir les opportunités de changement et de développement que toute crise recèle et, ce faisant, nous libère de la peur qu'elle suscite pour l'aborder comme une extraordinaire source de créativité. 

Un texte de Christiane Singer sur le bon usage des crises peut nous guider dans cette méditation sur ces temps incertains où les anciens repères s’effondrent pour laisser advenir un nouveau monde : « Les crises, dans la société où nous vivons, sont vraiment ce qu’on a encore trouvé de mieux, à défaut de maître, quand on n’en a pas à porté de main, pour entrer dans l’autre dimension. Dans notre société, toute l’ambition, toute la concentration est de nous détourner, de détourner notre attention de tout ce qui est important. Un système de fils barbelés, d’interdits pour ne pas avoir accès à notre profondeur. 

C’est une immense conspiration, la plus gigantesque conspiration d’une civilisation contre l’âme, contre l’esprit. Dans une société où tout est barré, où les chemins ne sont pas indiqués pour entrer dans la profondeur, il n’y a que la crise pour pouvoir briser ces murs autour de nous. La crise, qui sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l’arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être. » 


Christiane Singer évoquait le bon usage des crises qui, à défaut de maître, sont encore ce qu’on a encore trouvé de mieux, pour entrer dans l’autre dimension. Nous continuons cette réflexion avec Denis Marquet dans un texte où celui-ci présente la crise comme l’initiation sauvage du civilisé : 

« La réintroduction d’une compréhension initiatique, dans nos vies et dans la conscience collective, est donc la grande tâche de notre temps. Cela passe par une nouvelle écoute de certains mots-clés : entendre la crise en son sens étymologique de moment où se décide le chemin ; et l’épreuve comme le temps où l’on s’éprouve soi-même de manière neuve. 

Ne soyons pas nostalgiques : dans les sociétés traditionnelles, l’initiation n’avait pour objectif que de permettre à l’individu de tenir son rôle social dans un contexte de grande coercition. Si la crise est une initiation sauvage, c’est qu’elle répond à une autre ambition humaine : accoucher d’un être unique, irremplaçable, qu’aucun discours social ne peut déterminer - soi-même. » 



Les initiations traditionnelles permettaient à ceux qui les vivaient de participer à une intersubjectivité communautaire structurée par un ordre symbolique. Durant la modernité, les crises jouent le rôle d’une initiation sauvage dans la mesure où elles remettent en question l’individu pour faire émerger une singularité créatrice. Dans la période cosmoderne où nous entrons, la vie elle-même est conçue comme un processus de développement continu qui se manifeste à travers une série de stades évolutifs de plus en plus complexes et intégrés. Ainsi la dynamique évolutive qui anime la vie humaine fait de celle-ci une longue initiation rythmée par une série de morts et de renaissances. 

Les penseurs du développement nous ont montré que pour passer d’un stade évolutif au suivant, supérieur en complexité, nous devons nous désidentifier progressivement d’un niveau de conscience et d’une vision du monde propre au stade que nous allons quitter. Les différents stades du développement psycho-spirituel permettent ainsi à l’individu de se libérer progressivement de l’égoïsme infantile, des perceptions limitées et des conceptions réductrices pour s’accorder à la puissance créatrice de l’esprit qui nous guide et nous anime. 

La métamorphose de la chenille en papillon a souvent illustré dans les traditions, les mythes ou la littérature, le courant intégratif de la vie/esprit. La chenille meurt pour que puisse advenir le papillon mais ce qui ressemble à une destruction est, en fait, une renaissance dans un niveau de complexité supérieure. Dénommé Aufhebung par Hegel, ce processus d’intégration est à la fois conservation et dépassement. 


Les trois précédents billets ont été l’occasion de mieux comprendre comment les situations de crise peuvent devenir autant d’occasions de grandir en nous libérant des limitations du passé. Dans les temps cosmodernes que nous abordons, la crise apparaît comme une expression de l'évolution créatrice au cœur de la vie/esprit. Gramsci, le révolutionnaire italien, avait l’habitude de dire : « La crise, c'est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître ». 

Parler de crise c’est donc, en référence à la maïeutique socratique, parler d’un « accouchement », une des traductions possibles du mot « apocalypse » comme nous l’apprend Jean-Yves Leloup dans sa traduction et ses commentaires de l’Apocalypse de Saint Jean qui vient de paraître : « J’appelle "apocalypse" l’accouchement du « nouveau » (une tout autre conscience, un tout autre amour) dans le corps douloureux de l’ancien... la venue au jour, toujours bouleversante, de l’Autre que nous sommes. » 

Jean-Yves Leloup évoque ainsi l’Apocalypse : « Son rôle n’est pas de nourrir nos phobies, ni même d’éveiller une peur ou une angoisse qui face à la situation pourrait s’éprouver comme salutaire ; c’est davantage la révélation d’une issue, l’exercice d’une lucidité non désespérée. Certains diront que tous ces avertissements sont des préparations efficaces à un « accouchement » (traduction également possible du mot « apocalypse ») : anticiper la douleur permet de mieux l’affronter ; apprendre la détente, le lâcher-prise au cœur de l’expérience déchirante permet de la traverser, si ce n’est "sans douleur", moins douloureusement ». 

Ressources

La religion du marché  Une passionnante critique, à tonalité bouddhiste, de la religion du marché par David R. Loy, enseignant zen et professeur à l'Université Xavier de Cincinnati. Site Zen Occidental 

L'erreur de calcul Article de Régis Debray dans Le Monde Diplomatique

Le capitalisme ne durera pas éternellement Entretien de l'Obs avec Bernard Maris au sujet de son dernier ouvrage : Houellebecq économiste. 

L'imposture économique, le livre qui ébranle la pensée libéraleArticle de Dan Israël  

Sortir de l'économie ?  Steeve. Site Critique de la dissociation-valeur 

Chronique d'Alain Accardo dans Terrains de Lutte

L'Insurrection Poétique  Le Printemps des Poètes

Une (R )évolution Intérieure   Les Colibris

Une Insurrection Spirituelle   Le Journal Intégral