jeudi 17 mars 2016

Introductions à la Vision Intégrale


Vous ne changerez jamais les choses en vous battant contre la réalité existante. Pour changer quelque chose, construisez un nouveau modèle qui rendra l'ancien obsolète. Richard Buckminster Fuller


Si, d’après ce qu’ils nous en disent, nos lecteurs réguliers reconnaissent et apprécient l’originalité et la pertinence des réflexions proposées dans Le Journal Intégral, c’est que celles-ci sont inspirées par une nouvelle vision du monde correspondant à l’évolution profonde des mentalités. On ne peut comprendre ce qui se passe aujourd’hui et encore moins ce qui nous attend demain à partir de modèles qui, ayant fait leur temps (dans les deux sens du terme), sont impuissants à rendre compte du monde en complexité croissante et en mutation constante qui est celui des sociétés de l’information dans lequel nous entrons. 

Pour percevoir et accompagner ce mouvement, il faut donc modifier progressivement son regard au cours d’un lent et long travail de recherche, de créativité et de synthèse qui nécessite de déconstruire les habitudes de pensées pour participer à l’esprit du temps sans les œillères du passé. Une telle démarche de fond rompt avec les pensées académiques ou médiatiques comme avec l'imaginaire dominant pour développer des perspectives novatrices et originales. Nous avons bien conscience de nous adresser principalement à une avant-garde culturelle, c'est à dire à un public cultivé ayant lui-même suivi son propre chemin d’évolution hors des sentiers battus et rebattus de la pensée officielle. Il n’en reste pas moins vrai que certains lecteurs peuvent se sentir parfois exclus et perdus face à des analyses qui mobilisent des modèles et un corpus de pensées novateurs. 

Parce qu’il n’est jamais facile de monter dans un train en marche, nous présenterons dans ce billet une série de textes d’initiation et d’introduction à la vision intégrale, parus dans Le Journal Intégral et dans d'autres blogs francophones, qui permettent une meilleure compréhension de la culture émergente en général et des textes proposés dans ce blog en particulier. Pour les sections intitulées Découvrir et Approfondir, il suffit de cliquer sur le titre de chaque billet pour pouvoir accéder à celui-ci dans Le Journal Intégral. Pour la section intitulée Explorer, il suffit de cliquer sur chaque titre pour accéder à d'autres sites francophones. Au-delà de cette sélection, les lecteurs peuvent se référer aux divers sites et blogs que nous proposons sur la page d'accueil sous l'intitulé Galaxie Intégral : ils y trouveront  des éléments d'informations et de réflexions qui, selon nous, participent d'un même courant évolutionnaire.  

Le Grand Défi

Nous en sommes aux prémices d'une profonde mutation culturelle dont l'urgence et la nécessité se manifestent pas une crise systémique et multidimensionnelle comme par l'émergence d'une nouvelle vision du monde aussi différente de la modernité technocratique que celle-ci le fut de la tradition pré-moderne. La même dynamique évolutive se manifeste au sein des avants-gardes culturelles à travers de nombreux courants qui s'enrichissent de leur diversité grâce à la pluralité et à la synergie de leurs perspectives mais aussi grâce au débat suscité par les divergences et les controverses entre celles-ci. Mais le grand défi auquel nous devons faire face est celui d'un saut évolutif qui ne réside pas seulement dans un nouveau modèle lié au mental mais dans un nouveau mode d'être à la fois biologique, psychique et spirituel qui conduit à une conscience supra-mentale. 

Comme l'écrit Serge Durand : " Une évolution authentique ne peut être qu'une évolution de la conscience au-delà de la conscience ordinaire réduite à un moi mental, émotionnel, logeant dans un corps et étendu matériellement avec des artefacs pensés mentalement". Il ne s'agit donc pas de considérer les modèles théoriques développés par la culture émergente comme des fétiches ou des dogmes inaltérables et révélés mais comme des outils - voir des supports intuitifs - permettant de nous éveiller et de nous sensibiliser à d'autres modes de conscience déjà explorés par des personnalités d'exception. Le défi à relever consiste aujourd'hui, comme tout au long de l'évolution humaine, à transformer l'exception de certains états de conscience en une nouvelle règle correspondant au prochain stade du développement humain.  

Découvrir

Ken Wilber


Ce texte explique d'où provient la notion d'«intégral» et comment cette notion a été développée par les philosophes Jean Gebser et Ken Wilber. Intégral signifie d'une part, une façon historique, psychologique et philosophique de considérer le monde, la vie et l'humanité, autrement dit l’avènement d’une nouvelle époque culturelle. D'autre part, être «intégral(e)» signifie aussi une attitude dans la vie, une manière de vivre qui est la conséquence d'une prise de conscience élargie et transformée de nous-mêmes et de la société. Crée il y a 10 ans, le parti Politique Intégrale compte en Suisse plus de six cent membres qui s’engagent pour une transformation profonde de notre société. Sur le site de Politique Intégrale sont disponibles un certain nombre de textes théoriques et d’informations sur le développement de ce réseau suisse. 


Cet article où Jacques Ferber résume de manière à la fois simple et synthétique l’approche intégrale de Ken Wilber est une bonne sensibilisation à cette nouvelle vision du monde pour tous ceux qui cherchent à s’y initier. Ce texte présente le modèle des Quatre Quadrants, un des éléments centraux de cette pensée globale ainsi que les divers stades de de développement qui sont au cœur d’une vision évolutionnaire de l’être humain. La démarche de Jacques Ferber est intégrative dans la mesure où ce professeur d’université, spécialiste des sciences cognitives, suit aussi depuis plus de 20 ans un chemin d’éveil spirituel. C’est ainsi qu’il peut éclairer les pratiques spirituelles par sa connaissance des sciences cognitives… et inversement. Jacques Ferber est l’animateur du site Développement intégral où il propose de nombreux éléments de réflexion et d'un site nouvellement crée - Tantra Intégral - où l’on peut s’informer, entre autres, sur la série de stages qu’il organise sur ce thème.


Dans ce texte, les fondateurs de Métaphorm donnent leur vision de l’Approche Intégrale et la façon dont celle-ci peut s'appliquer dans les divers secteurs de la connaissance et de l'action : « Cette Approche Intégrale a été primitivement développée par le chercheur-philosophe américain Ken Wilber. Son grand apport a été avant tout l’immense travail de synthèse et de réorganisation de tous les savoirs et potentiels humains en une carte globale étonnamment simple, au point qu’elle peut ne tenir que sur une page. Ceci justifie le surnom d’Einstein de la conscience qu’on lui prête parfois, qualification qu’Albert Einstein lui-même ne lui aurait vraisemblablement pas refusé, lui qui disait déjà : «Il devient indispensable que l’humanité formule un nouveau mode de pensée si elle veut survivre et atteindre un plan plus élevé.» » Créé en 2007 à Montpellier, Métaphorm est un organisme de formation qui œuvre au développement du potentiel humain, personnel et professionnel, en proposant notamment des sessions d’initiation à l'Approche Intégrale. 


Formateur durant vingt ans en PNL (Programmation Neuro-Linguistique) Alain Moenaert a développé une expertise dans le domaine de la modélisation qui lui permet de présenter de manière concise et synthétique les concepts de la philosophie intégrale de Ken Wilber. En évoquant quelques-uns de ces grands principes, il propose une sensibilisation à la fois claire, précise et utile de cette démarche (r)évolutionnaire : « Fasciné par l'aventure de la conscience, Ken Wilber propose un modèle global du chemin d'évolution qui englobe et transcende nos conceptions actuelles... Il nous aide à relier l’ensemble de nos connaissances et de notre expérience en un tout cohérent, structuré et ordonné dynamiquement. Plus important encore, il nous permet de nous resituer dans un mouvement de développement beaucoup plus vaste, nous aidant à répondre aux grandes questions : où sommes-nous, qui sommes-nous, où allons-nous, quel est le sens de tout cela ?… et de commencer à percevoir un sens au-delà du chaos apparent. » 

Ken Wilber, philosophe du Tout - 28 et 29 /03/10 – 1/04/10 (Trois billets)

Suite à la parution de Integral Spirituality de Ken Wilber l’équipe du magazine américain What is enlightenment ? a publié dans son édition de Juin 2006 un numéro consacré principalement à Wilber et à son œuvre. Dans ce numéro, Carter Phipps dressait le portrait de Ken Wilber en philosophe du Tout. Ayant travaillé à la traduction de cet article encore inédit en français, je l'ai proposé dans Le Journal Intégral en trois parties pour permettre aux lecteurs francophones de se familiariser avec une œuvre encore peu connue en France alors qu'elle est largement diffusée dans de nombreux autres pays, notamment anglo-saxons.

 « Depuis la publication de son premier livre, The Spectrum of Consciousness en 1977, l’œuvre de Wilber n’a cessé d’ébranler progressivement les fondations philosophiques de notre époque postmoderne en mettant à jour sa confusion et ses contradictions. Les nouveaux modèles et cartes de la réalité qu’il propose et articule entre eux préfigurent ce que sera la culture du futur… Wilber n’est pas le fondateur de ce domaine de recherche, encore embryonnaire, qui est celui de la philosophie intégrale. Un titre qui reviendrait sans doute au sage indien Sri Aurobindo ou au philosophe Jean Gebser. Certains iront même jusqu’à y voir l’héritage d’Hegel, bien que l’idéaliste allemand n’ait jamais utilisé d’une manière spécifique le mot « intégral ». Mais Wilber est le représentant actuel du « monde intégral ». Son œuvre synthétise en une théorie intégrale, unifiée et cohérente, toute une collection d’idées éparses proposées par une poignée de visionnaires. » Carter Phipps

Approfondir



Franck Visser est le fondateur du site anglophone Integral World, qui propose près de mille pages d'études de divers auteurs sur la philosophie intégrale de Ken Wilber. Visser a lui-même écrit une présentation synthétique des principaux concepts de la théorie intégrale, traduite en Français par Eric de Rochefort et disponible sur la section française de Integral World. Cette présentation initie le lecteur aux bases de la théorie intégrale et aux éléments de langage qui y font référence et qui sont parfois utilisés dans Le Journal Intégral.  Dans ce billet nous présentons la liste des concepts définis par Franck Visser avec un lien hypertexte sur la page qui correspond à chacun dans Integral World : Les Vingt Principes. L’erreur Pré/Trans. Les Cinq Phases. Les Quatre Quadrants. Philosophie intégrale. Les Dix niveaux. Politique Intégrale. Involution et évolution. Trois types de science. Holons. Kosmos. Postmodernité


Aujourd’hui, dans le contexte hégémonique de la techno-science, alors que le modèle abstrait de la modernité s'effondre sous le fracas d'une crise systémique, une révolution épistémologique ouvre un nouveau cycle de civilisation. Contre le réductionnisme dominant, elle affirme une diversité cognitive fondée sur une pluralité de connaissances et de méthodologies. C’est à cette révolution épistémologique dont il est un des pionniers que nous convie Ken Wilber dans Les Trois Yeux de la Connaissance, un ouvrage publié en 87 et que viennent de rééditer les éditions Almora. 


Reconnaître une spécificité et une légitimité à chacun de ces trois grands domaines de connaissance - décrits par Saint Bonaventure comme l’œil de chair, l’œil de raison et l’œil de contemplation - c’est affirmer une diversité cognitive et culturelle qui est à l’esprit ce que la biodiversité est à la vie. Comme la biodiversité renvoie à la multiplicité des expressions de la vie et des formes de son développement, la diversité cognitive renvoie à la multiplicité des expressions de l’esprit et de ses modes de connaissance. A l’heure où la mondialisation économique tend à uniformiser les cultures, les savoirs et les modes de vie sous le rouleau compresseur d’une pensée unique, la préservation de cette diversité cognitive rend nécessaire la mobilisation autour d'une véritable "écologie de l’esprit". 


Ken Wilber a défini le "spectre de la Conscience" comme un processus dynamique de développement qui commence avec les états archaïques pré-personnels, continue avec l’émergence d’une individualité singulière pour aboutir à des états transpersonnels. A partir de ce modèle, Ken Wilber pointe l’erreur de nombreux auteurs qui confondent les domaines du pré-personnel et ceux du transpersonnel au prétexte qu’ils n’appartiennent ni les uns ni les autres au domaine de prédilection de la connaissance occidentale qui est celui de l’individu rationnel. La confusion Pré-Trans est une erreur de raisonnement et de perception qui a perverti nombre de réflexions théoriques, notamment dans le domaine des sciences humaines. Comprendre cette confusion entre les états pré-personnels et transpersonnels est un apport essentiel à la connaissance du développement humain et de l’évolution culturelle.


Dans ce billet nous proposons une sélection d’ouvrages évoqués dans Le Journal Intégral et dont les auteurs participent au saut évolutif dont nous cherchons, semaine après semaine, à rendre compte. Ces auteurs font partie d’une même famille d’esprits libres et créatifs qui refusent l’emprise des idées dominantes pour faire entendre les nouvelles voix d’évolution. Rien d'étonnant donc si ces ouvrages se répondent les uns aux autres comme autant de facettes d'un nouveau paradigme. La rapide présentation de ces ouvrages comprend des liens avec les textes plus détaillés que le Journal Intégral leur a consacrés. 

Explorer



Sur le web francophone


Suite à ses études de philosophie et de sanskrit, Serge Carfantan, docteur agrégé de philosophie et professeur à l'Université de Bayonne se consacre à l'étude de la phénoménologie, à la philosophie de l'Inde et ses prolongements contemporains. Il crée le site Philosophie et Spiritualité qui est, avec près de 195.000 visites par moi, un des sites les plus dans le domaine de la philosophie. Situé à la jonction entre spiritualité et philosophie, ce site permet de sortir de l'exégèse universitaire des textes philosophiques classique pour trouver renouer avec la tradition philosophique sur le terrain de l'expérience intérieure et de la subjectivité vivante.

Philosophie et Spiritualité a consacré quatre leçons à la fois claires et profondes à l’approche intégrale et à l’œuvre de Ken Wilber. Leçon 241 : Les Trois yeux de la connaissance. Leçon 242 Prépersonnel et Transpersonnel. Leçon 244 : Essai de pensée intégrale. Leçon 245 : Quatre points de vue théorique.


Alain Gourhant est le créateur du site Psychothérapie intégrative et l’animateur du blog associé – le Blog intégratif – où l’on peut se sensibiliser aux diverses facettes de l'esprit intégratif. On y trouvera les réflexions de nombreux auteurs ayant écrit sur l’esprit intégratif mais aussi sur la psychothérapie intégrative dont Alain Gourhant est un praticien ainsi que sur la création comme processus d’intégration.

L'esprit intégratif : unifier le réel dans sa diversité - Ken Wilber et l'esprit intégratif - Psychothérapie intégrative - Médecine intégrative.


Professeur de philosophie et co-auteur avec David Dubois d’un ouvrage de référence - Le guide Almora de la spiritualité - Serge Durand s’intéresse depuis longtemps aux mouvements spirituels contemporains. Sa recherche est inspirée à la fois par Sri Aurobindo, Mère, Satprem mais aussi Douglas Harding et sa Vision sans tête ainsi que Ken Wilber et mouvement intégral. Dans ses deux blogs, Foudre et Carnet Philosophique, sa culture à la fois intellectuelle et spirituelle permet de contextualiser la vision intégrale dans le mouvement global des idées et des mentalités comme elle met en perspective de nombreux problèmes contemporains à partir d’une approche intégrale. 



Fondé par Eric Allodi, Integral Vision est une agence qui propose des solutions avant-gardistes au niveau gouvernance, innovation et écologie pour aider les entreprises et les organisations à élever leur niveau de conscience. Selon Eric Allodi : "Les entreprises doivent cesser de faire partie du problème pour faire partie de la solution. Pour cela, il est indispensable aujourd’hui d’agir sur les niveaux de conscience individuels et collectifs en alignant les quatre dimensions – intérieures, extérieures, individuelles et collectives – de l’entreprise". Sur le site d'Intergal Vision Intégral, on trouvera un certain nombre de textes qui permettent de mieux comprendre comment appliquer concrètement l’approche intégrale dans le domaine des organisations humaines. 

jeudi 3 mars 2016

Penser la Barbarie (4) L'Economie Totalitaire


L’économie totalitaire ne prive pas le peuple de ses libertés, elle prive seulement la liberté de sa substance vivante. Raoul Vaneigem


Voici le dernier billet d'une série de quatre intitulée Penser la barbarie où nous avons évoqué l’œuvre de Michel Henry qui, à partir d’une "phénoménologie de la vie", propose une critique fondamentale et systémique de la modernité : critique culturelle de la barbarie techno-scientiste, critique sociale de l’économisme dominant et critique philosophique d’une anthropologie moderne mettant hors-jeu la sensibilité et la vie subjective. Dans notre dernier billet intitulé Théorie d’une catastrophe, nous avions rendu compte de l’approche phénoménologique appliquée à l'économie par Michel Henry mais aussi de la convergence entre cette réflexion et celle d’autres penseurs à l’origine d’un critique radicale déconstruisant les catégories qui fondent la société marchande : la valeur, le travail, l’argent et le fétichisme de la marchandise. 

Dans ce billet, nous proposerons le texte d’une conférence de Michel Henry intitulée Penser philosophiquement l’argent, prononcée en 1992 au Troisième Forum Le Monde/Le Mans quelques temps après la parution de son livre Du communisme au capitalisme, Théorie d’une catastrophe. Avant de prendre connaissance de ce texte, mieux vaut avoir lu le billet précédent où nous évoquions la pensée de Michel Henry sur l’économie et le contexte intellectuel et culturel dans lequel celle-ci s’est développée. Le mieux est encore de lire la série des quatre billets intitulée Pensée la barbarie pour avoir une vision globale de cette œuvre originale et pour en comprendre à la fois sa profonde cohérence, son originalité et sa dimension visionnaire.

Penser philosophiquement l’argent, c’est analyser l’abstraction économique qui substitue à l’activité concrète et subjective, créatrice de la valeur d’usage, une quantité de travail mesurée par un temps abstrait qui détermine la valeur d’échange symbolisée par l’argent. "Putain commune à toute l’humanité" selon Shakespeare, cet argent devient le rouage central d’une machinerie économique dont l’abstraction va broyer toute les modalités sensibles et singulières de la vie subjective à travers "une alchimie involutive transformant en un savoir de plomb l’or de la richesse existentielle" selon Raoul Vaneigem. D'après le situationniste : "L’économie totalitaire ne prive pas le peuple de ses libertés, elle prive seulement la liberté de sa substance vivante. Elle en fait une liberté marchande qui s'achète, se vend, s'échange. Elle présente cependant un trait commun avec le totalitarisme politique : on ne peut l'amender, il faut l'anéantir toute entière."

Dans le texte de cette conférence, Michel Henry analyse avec brio et précision ce processus de dépossession et de déshumanisation propre à une abstraction économique qui est le corrélat social d'un fétichisme de l'abstraction développé par la barbarie techno-scientiste. Une réflexion dont il faut prendre connaissance au moment où, dans un entretien récent, Jean-Claude Michéa évoque la "phase finale du capitalisme" : une période historique marquée par une série de catastrophes morales, culturelles, écologiques, économiques et financières annoncées et anticipées par Michel Henry aussi bien dans La barbarie que dans sa Théorie d’une catastrophe (Du communisme au capitalisme). Parce qu'il demande un effort de réflexion et de concentration, le texte de cette conférence est à lire, relire et relire encore pour "descendre dans le laboratoire secret de la production" comme le dit Marx et "voir non seulement comment le capital produit mais comment il est produit lui-même".

Penser philosophiquement l’argent. Michel Henry 

Michel Henry

Pourquoi faut-il penser philosophiquement l’argent ? L’argent n’est-il pas une réalité économique, l’affaire des économistes par conséquent – de cette science qu’ils élaborent et qui, comme toute science de nos jours, a fait d’immenses progrès, au point que seuls des spécialistes peuvent parler de ce qui constitue son domaine propre ? Penser philosophiquement l’argent n’est possible et nécessaire qu’à une condition, à vrai dire : à la condition que l’argent ne soit ni d’abord ni essentiellement une réalité économique, mais qu’il soit engendré à l’intérieur d’une genèse prenant sa source dans une réalité d’un autre ordre, hétérogène à l’économie et antérieure à elle. C’est parce qu’il y a genèse transcendantale (c’est-à-dire créatrice) de l’argent que la compréhension de ce qu’est l’argent renvoie à cette genèse, implique la question en retour à la source non économique d’où procède l’argent. 

Que l’argent procède d’une genèse hors de laquelle il n’a aucune existence, c’est ce que suffit à établir un simple constat, à savoir que, dans la nature où sont appelés à vivre les hommes, il y a des pierres, de la terre, de l’eau, des végétaux, mais pas d’argent – pas plus qu’il n’y a en elle de cercles ou de triangles. Et de même que cercles et triangles ont été produits par l’esprit dans un acte proto-fondateur qui les a créés originellement, dans une naissance transcendantale, comme disent les phénoménologues, de même l’argent lui aussi est issu d’une telle naissance, même si l’acte proto-fondateur qui l’a produit et qui, à vrai dire, ne cesse de le produire à chaque instant, diffère totalement de l’acte intellectuel d’idéation qui a donné naissance à la géométrie. 

Pour esquisser cette genèse de l’argent, je ferai appel à un philosophe, puisque aussi bien il est le seul à l’avoir aperçue : je veux parler de Marx. Semblable référence peut sembler singulière aujourd’hui, au moment où les régimes qui se sont construits sur les principes de la théorie marxiste s’écroulent de tous côtés, laissant apparaître leur complète faillite. J’écarterai cette objection en disant que la pensée de Marx n’a aucun rapport avec le marxisme, si ce n’est celui de le contredire terme à terme et d’en constituer ainsi avant l’heure la critique la plus radicale qui sera jamais prononcée contre lui. 

A partir de quelle réalité et par quelle réalité l’argent est-il engendré, c’est-à-dire à la fois créé dans son être d’argent et constamment produit et reproduit comme tel ? A partir de la vie, non pas de la vie biologique des molécules, des neurones, etc., mais de cette vie qui est la nôtre, dont le propre est de s’éprouver soi-même, de se sentir, d’agir, de souffrir et de jouir. Cette vie, selon Marx, présente cinq caractères : elle est subjective, elle est individuelle, elle est essentiellement activité, parce qu’elle est essentiellement besoin, parce que le besoin souffrant se change en l’action destinée à le satisfaire. Cette vie enfin est adossée à l’univers qu’elle ne cesse de transformer pour le rendre adéquat à son désir. 

Cette transformation incessante de l’univers par la praxis subjective des individus vivants, qui est le fondement de l’histoire et de la société, Marx l’appelle le procès réel de production des valeurs d’usage, procès qui n’est en lui-même rien d’économique. Or, plus ce procès se développe, plus se multiplient et se diversifient les valeurs d’usage qu’il produit, et plus l’échange de ces valeurs d’usage s’impose comme un problème incontournable. Comment échanger entre eux des objets totalement différents et selon quelle proportion ? 

Cet échange des valeurs d’usage est en réalité celui des travaux qui les ont produits. Déterminer la proportion selon laquelle telle valeur d’usage pourra être échangée – sa valeur d’échange –, c’est mesurer le travail réel qui l’a produite. Or, cette solution élégante de l’économie classique apparaît à Marx philosophe comme une aporie. Car, pour lui, l’activité productrice, le travail, étant subjective en un sens radical, c’est-à-dire invisible, elle se dérobe à toute détermination objective, qualitative ou quantitative ; il n’est pas possible de la mesurer. 

Cette difficulté sera portée à son comble dans la Critique du programme du parti ouvrier allemand, avec la mise en question du principe communiste, qui se veut un principe de justice et d’égalité, qui donne à chacun selon son travail. Mais ce travail étant subjectif, invisible, inquantifiable, variable d’un individu à l’autre selon sa force et ses capacités personnelles, il s’ensuit que, pour une même tâche, l’effort et la peine d’un individu seront infiniment supérieures à ceux d’un autre. Donner un même salaire ou un même bien social à des activités individuelles foncièrement différentes, c’est l’injustice même. Considérer tous les hommes comme des travailleurs, comme le fait le communisme (et aussi le capitalisme), c’est porter à l’absolu la différence de leurs talents et de leurs dons, c’est l’inégalité même. "Ce droit égal, dit Marx de façon lapidaire, est un droit inégal pour un travail inégal"  (1) 

L’acte proto-fondateur de l’économie vise à rendre possible l’échange en dépit de la différence radicale des subjectivités et donc des travaux réels. Pour surmonter cet abîme des subjectivités, il procède à une subdivision décisive – la substitution au travail subjectif vivant, individuel, invisible, de quelque chose d’objectif qui sera tenu pour l’équivalent de ce travail et, en tant qu’objectif, sera susceptible d’être appréhendé objectivement. Cet équivalent du travail réel enfoui dans la nuit de sa subjectivité abyssale, ce sera ce même travail, mais "opposé à lui-même" (2), c’est-à-dire posé devant son regard, venu dans la lumière, représenté. 

Dans cette représentation comme position hors de soi du travail, celui-ci devient en effet une entité visible, qu’on peut nommer (en disant : "le travail"), qualifier (comme travail  "pénible"), travail objectif situé dans le temps du monde et des horloges et dont on peut ainsi compter la durée (par exemple, huit heures). Dans cette représentation, dans cette position hors de soi dans le monde, le travail cependant s’est vidé de sa substance phénoménologique subjective qui faisait sa réalité vivante, irréductiblement singulière – il est devenu irréel, général, social, abstrait, idéal, qualifié, quantifié. C’est le travail dont parlent les économistes. 

Or, c’est ce travail objectivement qualifiable et quantifiable qui, projeté sur le produit du travail réel (de la valeur d’usage), crée sa valeur d’échange. La valeur d’échange est donc la représentation du travail dans le produit. Il y a identité entre la valeur d’échange et le travail représenté : l’une et l’autre ont un même statut, une même substance, une même réalité. Cette substance, c’est la négation de toute substance, c’est l’insubstanciel ; cette réalité, c’est la négation de tout ce qui, aux yeux de Marx, constitue la réalité, à savoir la réalité de l’univers et, plus profondément, celle de la subjectivité qui en tant que praxis tient cet univers dans ses mains et l’arrache à chaque instant au néant. 

Le statut identique de la valeur d’échange et du travail représenté, c’est-à-dire du travail des économistes, c’est cependant le statut de la réalité économique en général, car toutes les déterminations économiques ne sont que les déclinaisons de ce travail et de cette valeur. La « réalité économique » est donc une irréalité de principe, une entité générale, une idéalité, une abstraction, ou, comme le dit encore Marx dans un sens non hégélien, une aliénation

Abstraction ou aliénation, parce que, dans cette venue hors de soi dans l’extériorité, la subjectivité vivante du travail originel réel a perdu toutes les propriétés qu’elle tient de sa subjectivité : souffrance, peine, intensité de l’effort – bref, tout ce qui est vivant et fait la vie a été mis hors-jeu. Dire, comme les marxistes ou comme les économistes en général, que l’économie constitue le fond de la réalité et ainsi des sociétés, c’est, du point de vue de Marx, l’affirmation la plus absurde qui se puisse concevoir. L’économie n’est pas la réalité, mais son double irréel et, comme tel, fantastique. 

La valeur d’échange est la représentation du travail dans le produit, lequel une fois investi par cette représentation devient une marchandise. Mais la représentation du travail, au lieu de s’investir dans le produit/marchandise, peut-être aperçue en elle-même dans sa forme pure, c’est-à-dire séparée du corps matériel de la marchandise. Cette représentation pure du travail, c’est l’argent. 

L’argent est ainsi la forme pure de la valeur d’échange. 


Mais que la représentation du travail s’incarne dans la marchandise ou qu’elle paraisse à l’état pur dans l’argent, dans tous les cas cette représentation est double, c’est la représentation d’une représentation (3), c’est la représentation du travail social, abstrait, général des économistes, lequel est lui-même une représentation du travail vivant. Dans l’économie, la vie, l’activité vivante qui seule est efficace, est devenue l’objet-travail, lequel est représenté à l’état pur dans l’objet-argent. Telle est la genèse transcendantale de l’argent. 

De sa genèse l’argent tient la nature qui est la sienne, l’ensemble de ses caractères et ainsi la fonction qu’il remplit dans la sphère économique. Sa nature : c’est une objectivité idéale, à savoir la représentation du travail. Mais la valeur d’échange est elle-même la représentation du travail, et le travail lui-même, le travail abstrait des économistes, est la représentation du travail vivant. Cela veut dire, comme l’a montré la genèse transcendantale de l’argent, qu’argent, valeur d’échange, travail sont substantiellement homogènes. Théoriquement, la genèse de l’argent est identiquement celle de la réalité économique en général. Pratiquement, l’homogénéité substantielle de l’argent, de la valeur d’échange et du travail explique qu’ils puissent s’échanger continuellement l’un contre l’autre, la métamorphose principiellement possible des déterminations économiques les unes dans les autres.

Considérons l’échange le plus simple : 40 francs de thé s’échangent contre 40 francs, lesquels s’échangent contre 40 francs de café. Dans cet échange, c’est la même quantité de travail abstrait qui apparaît sous trois formes successives : telle quantité de thé, puis sous sa forme pure d’argent, puis sous la forme de telle quantité de café. C’est l’abstraction de l’argent, son indifférence au corps matériel de la marchandise, qui lui permet d’apparaître aussi bien sous la forme de thé que de café, ou sous sa forme pure d’argent ; c’est cette abstraction du travail qui permet la circulation des marchandises, leur échange, qui est l’échangeabilité même. 

Ici apparaît, comme première conséquence de la nature de l’argent, la contradiction de l’économie marchande. L’abstraction de l’argent lui permet de s’incarner dans le corps de toutes les marchandises sous la forme de leur valeur et ainsi de rendre possible leur échange. Mais cette même abstraction de l’argent lui permet de se retirer du corps de la marchandise et d’apparaître en face d’elle sous sa forme pure d’argent précisément. C’est ce qui se produit d’ailleurs lors de chaque vente. L’argent se tient alors en face de la marchandise comme un tiers, comme une réalité extérieure à la marchandise et que celle-ci doit affronter. L’échangeabilité de la marchandise, qui lui était intérieure en tant que sa valeur, lui devient extérieure en tant qu’argent : l’échange, la vente de la marchandise est devenue contingente par rapport à elle. 

La crise se révèle inhérente à l’économie marchande comme sa possibilité même. Cette possibilité permanente de la crise s’actualise dans le capitalisme pour autant que celui-ci ne vise plus à produire des marchandises, mais de l’argent, et que la production des marchandises n’est qu’un moyen de se procurer de l’argent par leur vente. 

Il faut donc vendre tout de suite, mais cet impératif se heurte à la contingence de la vente, c’est-à-dire à l’extériorité de l’argent par rapport à la marchandise, qui exprime elle-même l’extériorité de la valeur d’échange par rapport à la valeur d’usage, qui exprime elle-même l’extériorité du travail social par rapport au travail vivant, leur dédoublement, qui n’est autre que la genèse transcendantale de l’argent et de l’économie en général. 

L’abstraction de l’argent, le fait qu’il puisse se détacher du corps matériel de la marchandise, exister pour soi, semble lui ouvrir une existence autonome. Dans cette sphère d’existence autonome, l’argent aurait ses lois propres, son devenir propre et ainsi une efficacité propre. L’univers où l’argent vaut pour lui-même serait celui où il agit par lui-même. Cette sphère est celle du capital, qui est fait d’argent, qui est de la valeur d’échange – plus précisément de la valeur qui se valorise, de l’argent qui attend de se transformer en davantage d’argent. Ainsi le capital rapporte un intérêt, un profit, une rente, il y a des taux d’intérêt, de profit, etc. 

Cette autonomie de l’argent est une apparence, une illusion, que dénonce justement son abstraction, c’est-à-dire le fait que, idéalité pure, l’argent ne subsiste que fondé sur une réalité d’un autre ordre qui le crée constamment et sans laquelle il disparaît. Cette non-autonomie de l’argent, Marx l’a pensée sous une triple forme : son incapacité à s’accroître par lui-même, c’est-à-dire l’impossibilité du capital – sinon comme produit de l’exploitation des hommes –, son incapacité à se conserver par lui-même, cette conservation impliquant la maintenance des valeurs d’usage dans lesquelles le capital est investi et ainsi l’intervention constante du travail vivant, , son incapacité enfin à exister tout simplement en tant qu’argent, cette existence n’étant précisément que la représentation de ce travail vivant. 

La réalité hors de laquelle la réalité économique n’a pas de réalité, c’est donc la vie


C’est pourquoi toutes les analyses de Marx obéissent à un visée unique : établir que, lorsque l’argent ou le capital semble faire quelque chose, ce n’est jamais lui en réalité qui le fait. Il faut à chaque fois convertir l’argent en force de la vie, acheter du travail, c’est-à-dire, pour Marx, quelqu’un. Loin d’être autonome, le capital est constamment investi. Pour comprendre son histoire, ses aléas, il faut se placer "hors du marché", "quitter cette sphère bruyante où tout se passe à la surface et au regard de tous ", descendre "dans le laboratoire secret de la production ", au cœur de la subjectivité qui déploie son effort pour produire des valeurs d’usage et ainsi de la valeur d’échange, qui n’est que la représentation par principe inadéquate de cet effort. Ou, comme le dit encore Marx, il faut « voir non seulement comme le capital produit, mais encore comment il est produit lui-même » (4). 

Aujourd’hui, ces analyses – à savoir la rétro-référence de l’argent à la vie – sont-elles dépassées ? Si l’on regarde à l’Est, on trouve, dans l’effondrement des régimes communistes, une confirmation saisissante de la thèse de Marx, à savoir que, quand les individus ne font rien, plus rien ne se fait. Et ce n’est certes pas la société qui va les remplacer, société qui, aux yeux de Marx, n’existe pas. Si l’on regarde à l’Ouest ? A l’Ouest, on voit ce qui progressivement remplace les individus : la technique au sens moderne, galiléen. 

Le travail vivant se trouve progressivement exclu du procès réel de production des valeurs d’usage au profit de dispositifs objectifs. Si donc le travail seul crée la valeur, l’argent, celui-ci tend à disparaître en même temps que ce travail. Ce qui de tous côtés se présente aujourd’hui comme la solution bienheureuse - le marché -, c’est là ce qui devient précisément impossible. Comment fonder une production tendanciellement croissante de valeurs d’usage sur une valeur d’échange en voie de disparition ? J’aurais dû intituler mon intervention : le déclin de l’argent. 

Quoi qu’il en soit du destin de l’argent, il est encore là, avec son mystère. Penser philosophiquement l’argent, ce n’est pas prétendre résoudre ce mystère, c’est au contraire le reconnaître, car il renvoie à la vie. Dans les Manuscrits de 1844, le « jeune Marx » citait Shakespeare disant de l’or qu’il est la « putain commune de l’humanité » (5).

(1) Karl Marx, Critique du programme du parti ouvrier allemand, in Œuvres, Économie I, Gallimard, « La Pléiade », Paris, 1963, p. 1420. 

(2) Karl Marx, Le Capital. Livre premier : Développement de la production capitaliste, in Œuvres, Économie I, op. cit., p. 574.

(3) Karl Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Paris, Anthropos, 1969, tome I, p. 106 : « L’argent, c’est le temps de travail sous forme d’objet universel ou l’objectivation du temps de travail général : c’est le temps de travail sous forme de marchandise universelle ». 

(4) Karl Marx, Le Capital. Livre premier : Développement de la production capitaliste, in Œuvres, Économie I, op. cit., p. 725. 

(5) Karl Marx, Manuscrits de 1844. Économie politique et philosophie, Paris, Éditions sociales, 1962, p. 120. 

Ressources 

Penser philosophiquement l’argent. Site Critique de la valeur. Conférence prononcée au Troisième Forum Le Monde/Le Mans. Le texte de cette conférence se retrouve dans « Comment penser l’argent ? (textes réunis et présentés par Roger-Pol Droit), Paris, Le Monde Editions, 1992.

Pour en finir avec l'économie Décroissance et critique de la valeur. Serge Latouche. Anselme Jappe

Nous qui désirons sans fin  (1998) Raoul Vaneigem  Ed. Gallimard

Dans Le Journal Intégral :

Série "Penser la barbarie" :  Penser la barbarie (1) La Barbarie Techno-Scientiste (2) Théorie d'une catastrophe (3) On trouvera dans les rubriques Ressources du billet précédent (Théorie d'une catastrophe) et du premier billet (Penser la barbarie) nombre de références qui permettent de contextualiser et d’approfondir la réflexion menée par Michel Henry dans l'article ci-dessus.