A l'heure d'une crise systémique sans précédent, le pseudo-réalisme est une imposture. Ce qui est fantaisiste, c'est de penser que nous pouvons continuer comme avant. Ce qui est vraiment réaliste, c'est de vouloir tout réinventer. Morin, Hessel, Alphandéry.
Le changement c'est maintenant ? Si par changement nous entendons mutation radicale des modes de vie et de pensée rendue nécessaire par une crise évolutive qui révèle les contradictions d'un système et oblige à les dépasser dans une synthèse à la fois novatrice et supérieure.
Une campagne de vieux pépés
La France vient d’élire un nouveau président. La campagne électorale qui s’achève fut en grande partie celle du déni et de l’indigence, de l’indignation et de l’indignité. Dans un précédent billet consacré à la Transition Culturelle, nous avions analysé quelques éléments de ce déni collectif vis-à-vis d’une mondialisation qui ouvre sur un monde interconnecté et d’une crise écologique qui nécessite de refonder notre vision du monde.
A ce processus de déni qui aura profondément marqué les observateurs durant la campagne électorale, correspond l’indigence des solutions proposées qui se réfèrent à des modèles complètement dépassés. Pour le philosophe Michel Serres : « Cette campagne est celle de l'inertie, de l'endormissement, et d'une certaine manière, celle des résidus du vieux monde. De même qu'un train au démarrage présente une force d'inertie, une résistance physique, la classe politique n'a pas encore pris acte des mutations de notre temps... Cette campagne présidentielle est une campagne de vieux pépés ! » (Le Monde)
Une nouvelle féodalité oligarchique joue de cette inertie pour imposer un pouvoir économique et financier qui suscite l’indignation populaire. Bien souvent actrices et complices de cette oligarchie, les classes dirigeantes cherchent à canaliser cette indignation à travers des stratégies qui, plutôt qu’à rassembler, visent à diviser la population en désignant des boucs émissaires à sacrifier sur l’autel des peurs et des impuissances collectives. A l’indignation populaire répond donc l’indignité des dominants qui alimentent d'autant plus la division qu’ils sont incapables de proposer une vision commune correspondant au nouveau monde dans lequel nous entrons.
Anticipation
Dans un article du Monde intitulé Anticipation, Hervé Kempf a bien analysé comment le déni de la crise écologique conduit à un faux choix entre deux formes – oligarchique et social-démocrate – de cette même idéologie dominante qu’est l'économisme :
« L'absence de l'environnement dans les débats politiques des pays occidentaux est accablante. Elle empêche la réflexion sur la conséquence de la crise écologique : sa conjonction avec le mouvement mondial d'égalisation conduit les pays riches à la baisse de leur consommation matérielle. Le déni de cette perspective ne laisse ouvertes que deux politiques.
Dans la politique oligarchique, la classe dirigeante proclame la possibilité d’augmenter l'abondance matérielle par la croissance du PIB, sans toucher à une répartition des revenus très inégalitaire. Cela stimule l'aggravation de la crise écologique et l'augmentation des prix de l'énergie, d'où un blocage de la croissance et un chômage accru. Il en découle une montée des tensions sociales que l'oligarchie tente de détourner vers les immigrants et les délinquants. De surcroît, la compétition mondiale pour les ressources alimente le nationalisme. L'oligarchie renforce l'appareil sécuritaire et réprime les mouvements sociaux, abolissant progressivement les formes extérieures de la démocratie. Au bout du chemin, la violence.
Dans la politique sociale-démocrate, les dirigeants s'obstinent à chercher la croissance. Ils corrigent aussi l'inégalité sociale, mais à la marge, pour se concilier les "marchés". Les tensions sociales sont moins fortes que dans le scénario précédent, mais le poids de la crise écologique et les tensions internationales restent aussi lourdes, générant les mêmes effets de frustration. La fraction la plus réactionnaire de l'oligarchie harcèle les dirigeants en s'appuyant sur l'extrême droite. L'issue est la débâcle - ou une franche rupture avec le "croissancisme".
Il faudra alors, enfin, accepter l'adaptation à la crise écologique. La clé en sera de réorienter une part de l'activité collective vers les occupations à moindre impact écologique et à plus grande utilité sociale - la maîtrise de l'énergie, un nouvel urbanisme, l’agriculture, l'éducation, la santé, la culture ... Cela entraînera la création d'emplois, tandis que la socialisation du système financier empêchera la stérilisation d'une part de la richesse collective. Les inégalités seront drastiquement réduites. Cela rendra équitable, donc supportable, la baisse de la consommation matérielle, d'autant plus que biens communs et collectifs seront nettement améliorés. Au bout du chemin, un monde en paix avec la nouvelle réalité des limites de la biosphère. Mais qu'il est long ».
Deux formes contradictoires et complémentaires
Dans cet articulet synthétique, Hervé Kempf pose avec précision l’équation socio-politique des temps à venir, à savoir le choix entre la violence, la débâcle... ou la rupture avec l'idéologie mortifère qui fait de l’économie le modèle d’interprétation dominant de nos sociétés.
De ce point de vue, les politiques oligarchiques et sociales-démocrates apparaissent comme deux formes contradictoires et complémentaires - c’est à dire conservatrices et progressistes - d’un même modèle qui, parce qu’il a fait son temps, est impuissant à imaginer le nouveau monde globalisé, interconnecté et en mouvement continu dans lequel nous entrons.
Fondée sur la raison, l’individu et le progrès, la civilisation moderne est en train de s’effondrer sous le poids du rationalisme et de l’individualisme au service d’une hubris marchande et technicienne qui n’est plus bornée par aucune référence intérieure ou supérieure.
C'est ainsi que les fantasmes d’une toute puissance infantile alimentent une mentalité abstraite - à la fois instrumentale et utilitaire, objective et quantitative - pour créer ce monde devenu inhumain où l’économique règne sur le politique c'est-à-dire où l'avidité impose son regard comptable et utilitariste qui étouffe et paralyse toute vision créatrice, globale et collective.
Une crise de civilisation
Notre problème n’est pas économique : jamais nous n’avons été aussi riche collectivement. C’est l’économie qui fait problème quand elle impose, comme un dogme totalitaire, le modèle d’un individualisme abstrait, calculateur et égoïste, narcissique et prédateur.
Oligarchie et social-démocratie sont en fait deux versions d’une même religion économique et leur querelle évoque celle qui pouvait exister entre catholiques et réformés alors même que la pensée des Lumières inspirait une nouvelle vision du monde émancipée des dogmes religieux et de l’Ancien Régime. Car, n'en déplaise aux libéraux comme aux sociaux-démocrates nous ne sommes ni face à une crise de l'Etat-providence ni à une crise du capitalisme mais bel et bien face à une crise de civilisation qui implique l’émergence d’une nouvelle vision du monde.
« La crise que nous vivons est pour Edgar Morin une crise de civilisation. C'est le socle même de ses valeurs et croyances qui vacille sur ses fondations. Car l'Occident a trop longtemps voulu séparer, compartimenter et diviser les sciences et les disciplines comme les problèmes économiques et sociaux. Seule une pensée politique capable de relier, de "tisser ensemble ce qui est séparé", sera capable d'être à la hauteur de l'ère planétaire ». (Nicolas Truong. Le Monde)
L’esprit analytique, propre à la technocratie dominante, empêche effectivement de saisir le caractère systémique des crises – écologiques, énergétique, financières, économiques, sociales, morales, culturelles, spirituelles – auxquelles doivent faire face nos sociétés. En apportant des solutions parcellaires à des problèmes globaux, la pensée technocratique ne fait qu’aggraver la situation dans la mesure où les solutions d’hier sont devenues les problèmes d’aujourd’hui et où « ces problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus au niveau et avec la façon de pensée qui les a engendrés » selon la célèbre formule d’Einstein.
Un processus pervers
Toute crise est évolutive dès lors qu'en révélant les contradictions d’un système, elle oblige à les dépasser dans un une synthèse à la fois novatrice et supérieure. Cette crise de civilisation révèle le hiatus entre une subjectivité vivante et créatrice, impliquée dans son milieu, et un intellect abstrait qui fixe et fige son environnement pour se l’approprier en l’objectivant.
Toujours selon Einstein : « L’intuition est un don sacré et la raison une fidèle servante. Nous avons crée une société qui honore la servante en oubliant le don ». Quand elle oublie son lien de subordination avec l'intuition créatrice, la raison abstraite se pervertit en prenant les moyens pour les fins : l’individualité devient individualisme, la raison, rationalisme, le progrès, domination technocratique et la prospérité, prédation des ressources naturelles pour une croissance infinie dans un monde aux ressources limitées.
Fondé sur l’inversion de la fin et des moyens, le même processus pervers se décline à travers toutes les dimensions de l’être et de l’activité humaine, se muant en crise globale au fur et à mesure de sa progression.
Une pédagogie des catastrophes
Si, face à la révélation d’une contradiction, la conscience n'évolue pas, elle n’a qu’une solution : faire plus de ce qu’elle a toujours fait et s'enferrer ainsi en tournant en rond sans rien changer. Sans mémoire et sans histoire, réduit à la sphère privé et compétitive de ses intérêts égoïstes, l’individu abstrait de la modernité, rivé à son statut d’Homo oeconomicus, est incapable de se projeter dans un futur qui lui apparaît dans une continuité linéaire comme la simple répétition du passé.
Il n’existe à ses yeux qu’une seule façon de faire et de penser. Fondée sur le déni de la subjectivité, l’hégémonie de la rationalité abstraite l’empêche d’accéder aux profondeurs de l’humain et de la conscience où se trouvent les ressources créatrices qui lui permettrait d’imaginer des voies nouvelles.
Ce qui sous-tend une telle attitude, c’est l’attente à la fois passive et anxiogène d’une pédagogie des catastrophes, seule est à même de faire bouger - dans la douleur - l’inertie des mentalités et des comportements. Soyons réalistes : c’est ce fatalisme des élites qui commande actuellement à la marche du monde. Que peut-on comprendre aux évènements qui se déroulent actuellement sur la planète si on ne les pense pas dans leur contexte et leur dimension véritables qui sont ceux d’une crise évolutive ?
Un saut évolutif
Au processus morbide de dégénérescence et de décomposition qui touche les mentalités comme les institutions, correspond un profond courant de régénération inspiré par la dynamique du développement humain et de l’évolution culturelle. Sur la planète, tous ceux qui refusent le fatalisme de la pensée dominante se retrouvent autour d’un consensus que l’on pourrait résumer ainsi : parce que nous ne résoudrons pas les problèmes qui se posent à l’humanité avec le mode de conscience et de pensée qui les a générés, nous devons effectuer ensemble un saut qualitatif inspiré par la dynamique de l’évolution humaine. Selon les mots de Gandhi : « Nous devons être le changement que nous voulons voir dans le monde ».
La crise de civilisation révèle son potentiel évolutif si elle permet de dépasser les contradictions entre subjectivité créatrice et raison abstraite dans une vision intégrative qui associe intuition holiste et pensée conceptuelle. Contre les ravages du rationalisme, ce nouveau paradigme inspire une intelligence intuitive qui inclut et transcende la raison. Contre les ravages de l’individualisme, il met à jour un processus d’individuation qui inclut et transcende l’individu. Contre les ravages de la technocratie, il inclut et transcende le progrès à travers une anthropologie évolutionnaire fondée sur le développement humain.
Ce saut évolutif se donne pour mission non seulement de « tisser ensemble ce qui est séparé » mais aussi de participer à une dynamique transhistorique qui fait appel à la mémoire de l’évolution et du développement humain. Cette dynamique se manifeste aujourd’hui à travers des formes novatrices de pensée, de sensibilité et d’organisation liées à l'émergence d'un nouveau cycle évolutif.
Incarner l’utopie
Pierre Rabhi était le Président du forum Incarner l’Utopie, organisé par Terre du Ciel du 6 au 9 Avril dernier. Ce forum était celui de la convergence de cent vingt réseaux mobilisés dans l’émergence et la création d’une nouvelle société. Pierre Rabhi présentait cette initiative en des termes qui résume assez bien le saut évolutif que nous venons d’évoquer :
« Le vingtième siècle finissant a été dominé par la connivence de la science et de la technique au service du “Progrès”. Certes, des prouesses considérables ont été réalisées dans divers domaines, mais qu’en est-il du destin des humains et de celui de la planète qui les héberge ?
Dans cette épopée matérialiste, la violence de l’homme contre l’humain n’a jamais atteint des seuils aussi désastreux, et la Création a subi des détériorations sans précédent. La technologie au service de la destruction nous donne, pour la première fois de notre histoire, le pouvoir de nous éradiquer totalement.
Ces constats rendent plus que jamais nécessaire et urgente une alternative globale. Mais nous sommes de ceux qui pensent que le XXIe siècle ne pourra ÊTRE sans tenir compte du caractère sacré de la réalité, et sans les comportements et les organisations qui témoignent de cette évidence, car les bons voeux, les incantations, les analyses et les constats cumulés ne suffiront pas.
La première utopie est à incarner en nous-même. Les outils et les réalisations matérielles ne seront jamais un facteur de changement s’ils ne sont les oeuvres de consciences libérées de ce qui les maintient dans le champ primitif et limité de la peur et de la violence.
La crise de ce temps n’est pas due aux insuffisances matérielles. La logique, qui nous domine, nous gère et nous digère, est habile à faire diversion en accusant le manque de moyens. La crise est à débusquer en nous-même dans cette sorte de noyau intime qui détermine notre vision, notre relation aux autres et à la nature, les choix que nous faisons et les valeurs que nous servons.
Incarner l’utopie, c’est avant tout témoigner qu’un être différent est à construire. Un être de conscience et de compassion, un être qui, avec son intelligence, son imagination et ses mains rend hommage à la vie dont il est l’expression la plus élaborée, la plus responsable et la plus subtile".
Ces mots inspirés résument bien le défi évolutif que chacun doit affronter aujourd’hui, loin, bien loin, très loin du déni et de l’indigence dont témoigne le débat public et ses acteurs institutionnels qui n’ont malheureusement pas encore pris acte des mutations de notre temps et de leur urgence.
Tel est ce défi évolutif : s'enraciner dans la mémoire du développement humain pour se projeter dans le futur de manière créative en incarnant l’utopie. Un défi qui permet de passer de l'ère de l'économie à celle de "l’éthonomie" c'est à dire des valeurs quantitatives fondées sur des logiques d’appropriation à des valeurs qualitatives et partagées qui fondent le vivre-ensemble dans une société conviviale. Le changement évolutif, c'est maintenant !...
A lire dans le même esprit, deux billets de Serge Durand sur son blog Foudre Evolutive :