La connaissance comporte trois degrés : l'opinion, la science, l'illumination. Le véhicule ou l'instrument du premier, c'est la sensation; du deuxième, la dialectique; du troisième, l'intuition. Au dernier je subordonne la raison. C'est la connaissance absolue qui repose sur l'identification de l'esprit connaissant à l'objet connu. PLOTIN
Dans notre dernier billet, nous évoquions une série d’évènements qui sont autant d’indices d’une profonde évolution de la conscience collective. Pour Carine Dartiguepeyrou dans La nouvelle Avant-garde, ce changement culturel est sous-tendu par « l’envie de réinterroger les bases épistémologiques de nos schémas traditionnels, modernes et post-modernes, en vue de construire de nouveaux modèles de développement économiques et sociétaux. »
Michel Saloff-Coste, un autre contributeur de cet ouvrage collectif pose les bases de cette mutation : « Comme dans les grandes évolutions et transformations humaines du passé, la transition que nous vivons s’élabore d’abord à travers la critique épistémologique des cadres de référence du passé. Face à des équations apparemment impossibles à résoudre et à des catastrophes apparemment irrémédiables, les solutions ne peuvent être trouvées qu’en changeant d’échiquier et en questionnant nos a priori.»
Au cœur de toute mutation culturelle se trouve une révolution épistémologique qui décadre les habitudes de percevoir et de penser tout en permettant l’émergence d’un modèle novateur - plus complexe et plus global - intégré et adapté à l’évolution du milieu. Dans le contexte religieux de l’Ancien Régime, Descartes a initié, à travers sa méthode analytique et réductionniste, une révolution épistémologique qui ouvra les portes de la modernité culturelle et du progrès technique.
Aujourd’hui, dans le contexte hégémonique de la techno-science, alors que le modèle abstrait de la modernité s'effondre sous le fracas d'une crise systémique, une autre révolution épistémologique ouvre un nouveau cycle de civilisation. Contre le réductionnisme dominant, elle affirme une diversité cognitive fondée sur une pluralité de connaissances et de méthodologies. C’est à cette révolution épistémologique dont il est un des pionniers que nous convie Ken Wilber dans Les Trois Yeux de la Connaissance, un ouvrage publié en 87 en France par les éditions du Rocher, depuis longtemps épuisé, et que viennent de rééditer les éditions Almora.
Un pluralisme épistémologique
Publié en anglais dans sa version originale en 1983 sous le titre Eye to Eye – The quest for the new paradigm - cet ouvrage doit être lu par tous ceux qui s’intéressent au développement de la conscience et de l’être-humain, à l’émergence d’un nouveau paradigme ainsi qu’à une réflexion épistémologique sur le statut des divers modes de connaissance.
Aujourd’hui, dans le contexte hégémonique de la techno-science, alors que le modèle abstrait de la modernité s'effondre sous le fracas d'une crise systémique, une autre révolution épistémologique ouvre un nouveau cycle de civilisation. Contre le réductionnisme dominant, elle affirme une diversité cognitive fondée sur une pluralité de connaissances et de méthodologies. C’est à cette révolution épistémologique dont il est un des pionniers que nous convie Ken Wilber dans Les Trois Yeux de la Connaissance, un ouvrage publié en 87 en France par les éditions du Rocher, depuis longtemps épuisé, et que viennent de rééditer les éditions Almora.
Un pluralisme épistémologique
Publié en anglais dans sa version originale en 1983 sous le titre Eye to Eye – The quest for the new paradigm - cet ouvrage doit être lu par tous ceux qui s’intéressent au développement de la conscience et de l’être-humain, à l’émergence d’un nouveau paradigme ainsi qu’à une réflexion épistémologique sur le statut des divers modes de connaissance.
Wilber cherche à répondre à un certain nombre de questions : Quelle est la valeur et la nature des différents savoirs humains ? Quel est précisément le domaine de la science ? La science est-elle qualifiée pour dire quoi que ce soit sur les différents domaines de la conscience ? Quelles sont les différences et les similarités entre sciences exactes, sciences humaines et spiritualité ? Quelle est la valeur de la connaissance obtenue à travers le yoga ou la méditation par exemple ? Ces activités peuvent-elles être considérées comme une forme valide d’étude scientifique ou doivent-elles être rejetées parce que subjectives et non scientifique ?
Pour ce faire, il reprend la métaphore utilisée par Saint Bonaventure, un auteur mystique chrétien du treizième siècle qui affirmait que l’être humain dispose de trois yeux - l’œil de chair, l’œil de raison et l’œil de contemplation - donnant chacun accès à un domaine particulier de la réalité et au champ de connaissance qui lui correspond. Cette métaphore permet à Wilber d'introduire la notion de pluralisme épistémologique et méthodologique qui consiste à distinguer les divers domaines de la connaissance, à respecter leurs spécificités et à ne pas les confondre les uns les autres à travers ce qu’il nomme des erreurs catégorielles.
Dans cette perspective pluraliste, la spiritualité apparaît comme un champ de connaissance singulier avec son domaine distinct d’expériences et sa méthodologie spécifique fondée sur ses propres formes de recherches et de validation. En donnant à la spiritualité un statut de "science des états supérieurs de conscience", Wilber nous libère du réductionnisme dominant et propose une vision du monde globale qui intègre la diversité des points de vue et des connaissances qui en découlent.
Dans cette perspective pluraliste, la spiritualité apparaît comme un champ de connaissance singulier avec son domaine distinct d’expériences et sa méthodologie spécifique fondée sur ses propres formes de recherches et de validation. En donnant à la spiritualité un statut de "science des états supérieurs de conscience", Wilber nous libère du réductionnisme dominant et propose une vision du monde globale qui intègre la diversité des points de vue et des connaissances qui en découlent.
Le « nouveau paradigme »
La réédition de l’ouvrage de Wilber qui nous parut fondateur il y a 25 ans est l’occasion de revisiter le contexte dans lequel s'est déroulée cette révolution épistémologique dont il est un des pionniers. Car ce mouvement de régénération culturelle auquel nous assistons aujourd’hui ne date pas d’hier et naît pas du néant. Il s’inscrit dans une longue histoire des mentalités animée par la créativité des avant-gardes culturelles dont nous avons esquissé la généalogie dans plusieurs billets. Nous n’y reviendrons donc pas ici.
Restons-en aux années soixante qui virent le mouvement de la contre-culture s’ériger contre une pensée abstraite et une idéologie utilitariste incapables de répondre aux besoins de sens et de valeurs chez les nouvelles générations nées dans une nouvelle forme de société fondée sur la consommation. Ce que l’on nomma « la parenthèse enchantée » se referma sous le poids d’un premier choc pétrolier mais aussi sous celui des responsabilités professionnelles, familiales et sociales d’une jeunesse parvenue à l’âge adulte. Cependant, l’avant-garde culturelle transforma progressivement ce courant de protestation spontanée et de contestation protéiforme en recherche collective d’un autre modèle.
Face à l’hégémonie d’une rationalité occidentale qui aboutit à une mentalité fragmentée et aliénée, cette quête d’un nouveau paradigme visait à réenchanter le monde en dépassant les contradictions entre science et conscience, raison et intuition, technique et éthique, matière et esprit. C’est dans ce contexte que naquit le mouvement de la psychologie transpersonnelle dont le but était d'étudier les états de conscience qui excédaient les états de vigilance ordinaire et qui avaient fait l'objet de descriptions détaillées dans de nombreuses traditions spirituelles. C'est ainsi que Ken Wilber élabora une cartographie des divers états de conscience à partir de modèles issus aussi bien des sagesses traditionnelles et des spiritualités contemplatives que des théories du développement psychologique et cognitif élaborées par les savants occidentaux.
Un spectre de la conscience
Pour des raisons méthodologiques (et idéologiques), la science occidentale s’est focalisée sur les premiers stades évolutifs, ceux qui vont des niveaux pré-conscients et infantiles jusqu’à la rationalité consciente. Pour des raisons culturelles (et méthodologique), les approches traditionnelles, notamment orientales, ont dressé des cartes détaillées des stades évolutifs les plus élevés qui vont de la conscience rationnelle aux états transcendants qualifiés de transpersonnels.
Le talent de Wilber est d’avoir su opérer la synthèse entre les connaissances traditionnelles et intuitives de l’orient et celles, modernes et scientifiques, de l’occident pour proposer une cartographie qui dessine un "spectre de la conscience" - comme il existe un spectre des couleurs - composé des divers stades, des plus archaïques aux plus transcendants, à travers lesquels la conscience évolue.
Les travaux de Wilber montre que la conscience se développe selon un axe évolutif et hiérarchisé qui va du subconscient à la conscience individuelle jusqu’aux états supérieurs qualifiés de transpersonnels parce qu'ils dépassent les limites de l'individualité. Tous ces stades correspondent à des niveaux hiérarchiques d’organisation, de complexité et d’intégration croissants. C’est parce qu’il est consubstantiel à la dynamique du développement humain que ce processus d’intégration a donné son nom à la théorie intégrale.
Dans la quête d’un nouveau paradigme propre aux années 80, on vit émerger beaucoup de recherches fondées sur la corrélation entre mysticisme oriental et physique quantique. Ces deux approches proposaient suffisamment de similarités pour que certains auteurs élaborent des modèles fondés sur leur convergence. Mais la plupart du temps, il s’agissait de poser une équivalence entre l’idée de non-séparation au cœur des traditions spirituelles et celle d’interdépendance mise en avant par la physique quantique à partir de l'observation des particules sub-atomiques.
Ce faisant, on rabattait le plus souvent le domaine transcendant de l’esprit sur le domaine immanent de la matière physique. Une telle approche réductionniste tend à nier la hiérarchie évolutive qui résulte d'une montée en complexité entre les états de la matière, de la vie et de la conscience. Le domaine de l'esprit perçu par l’œil de contemplation n'est pas réductible au domaine de la matière perçue par l’œil de chair. La spiritualité ne saurait en aucun cas devenir un appendice de la physique quantique.
Ce faisant, on rabattait le plus souvent le domaine transcendant de l’esprit sur le domaine immanent de la matière physique. Une telle approche réductionniste tend à nier la hiérarchie évolutive qui résulte d'une montée en complexité entre les états de la matière, de la vie et de la conscience. Le domaine de l'esprit perçu par l’œil de contemplation n'est pas réductible au domaine de la matière perçue par l’œil de chair. La spiritualité ne saurait en aucun cas devenir un appendice de la physique quantique.
Œil de chair, de raison et de contemplation
Wilber a critiqué cette forme perverse du réductionnisme New Age à travers une série d’essais publiés à la fin des années 70 et au début des années 80 dans plusieurs revues. Les Trois Yeux de la Connaissance est un recueil de ces essais écrits séparément mais liés par une inspiration commune. Il s’agit pour Wilber d’apporter sa contribution à l’émergence du nouveau paradigme en dégageant les implications philosophiques et épistémologiques d’une vision évolutionnaire qui découle de sa découverte du "spectre de conscience". Wilber propose un pluralisme épistémologique et méthodologique sous la forme d’une métaphore utilisée par Saint-Bonaventure qui est celle des trois yeux de la connaissance :
Wilber a critiqué cette forme perverse du réductionnisme New Age à travers une série d’essais publiés à la fin des années 70 et au début des années 80 dans plusieurs revues. Les Trois Yeux de la Connaissance est un recueil de ces essais écrits séparément mais liés par une inspiration commune. Il s’agit pour Wilber d’apporter sa contribution à l’émergence du nouveau paradigme en dégageant les implications philosophiques et épistémologiques d’une vision évolutionnaire qui découle de sa découverte du "spectre de conscience". Wilber propose un pluralisme épistémologique et méthodologique sous la forme d’une métaphore utilisée par Saint-Bonaventure qui est celle des trois yeux de la connaissance :
« Saint Bonaventure, le grand Docteur séraphique de l'Église, philosophe apprécié des mystiques occidentaux, enseignait que les hommes et les femmes possèdent au moins trois moyens d'accéder à la connaissance — « trois yeux », comme il disait (selon Hugh de Saint Victor, un autre mystique célèbre) : l'œil de chair, par lequel nous percevons le monde extérieur de l'espace, du temps et des objets; l'œil de raison, par lequel nous acquérons une connaissance de la philosophie, de la logique et du mental lui-même; et l'œil de contemplation, par lequel nous nous élevons jusqu'à une connaissance des réalités transcendantes.
Saint Bonaventure ajoute que toute connaissance est une sorte d'illumination. Il y a l'illumination extérieure et inférieure (lumen exterius et lumen inferius), qui éclaire l'œil de chair et nous donne accès à la connaissance des objets tangibles. Il y a la lumen interius, qui éclaire l'œil de raison et nous donne accès aux vérités philosophiques. Et il y a la lumen superius, la lumière de l'Etre transcendant qui éclaire l'œil de contemplation et révèle une vérité salutaire, « une vérité qui mène à la libération ».
Selon Saint Bonaventure, nous trouvons dans le monde extérieur un vestigium ou « vestige de
Dieu » — l'œil de chair perçoit ce vestige (qui apparaît sous forme d'objets séparés dans l'espace et le temps). En nous-mêmes, dans notre psyché — en particulier dans la « triple activité de l'âme » (mémoire, raison et volonté) — nous trouvons une imago de Dieu, laquelle nous est révélée par l'œil mental. Enfin, grâce à l'œil de contemplation, éclairé par la lumen superius, nous accédons à l'ensemble du domaine transcendant, au-delà du sens et de la raison — à l'Ultime Divin, lui-même.
Tout ceci s'accorde parfaitement à la vision de Hugh de Saint Victor (le premier des grands mystiques victoriens), qui distinguait entre cogitatio, meditatio et contemplatio. La cogitatio, ou simple connaissance empirique, est une recherche des faits relatifs au monde matériel au moyen du seul œil de chair. La meditatio est une recherche des vérités au sein de la psyché elle-même (l'imago de Dieu) à l'aide de l'œil du mental. La contemplatio est la connaissance par laquelle la psyché ou âme est unie de façon instantanée à la Divinité en une intuition transcendante (révélée par l'œil de contemplation).
Cette terminologie particulière — œil de chair, de raison et de contemplation — est d'origine
chrétienne, mais on trouvera des idées similaires dans les principales écoles de psychologie, de philosophie et de religion traditionnelles. Les « trois yeux » d'un être humain correspondent, en réalité, aux trois domaines majeurs de l'être décrits par la philosophie éternelle, qui sont le grossier (charnel et matériel), le subtil (mental et animique), et le causal (transcendant et contemplatif). Ces domaines ont fait l'objet de multiples études détaillées, aussi me contenterai-je de signaler qu'il y a unanimité sur ce point parmi les psychologues et les philosophes traditionnels. » (Les Trois Yeux de la Connaissance)
Procédure, perception et comparaison
Ken Wilber |
Wilber décrit "l’erreur catégorielle" comme l’usurpation par un œil du rôle des deux autres ou la confusion entre les divers domaines de connaissance. Dans la mesure où trop de chercheurs réduisent l’œil de contemplation à l’œil du mental et celui-ci à l’œil de chair, Ken Wilber cherche à définir l’épistémologie, la méthodologie et les critères de validation propres à ces trois grands domaines de la connaissance. La science empirico-analytique appartient à l'œil de chair, la psychologie phénoménologique et la philosophie à l'œil de raison, la spiritualité et la méditation à l'œil de contemplation. En comparant ces trois types de connaissances, Wilber distingue un certain nombre de traits communs.
Selon lui toute forme de connaissance comprend les trois éléments suivants : elle suit une procédure spécifique (1) qui donne lieu à une certaine perception (2) qui peut ensuite être comparée (3) à la perception reçue par d’autres chercheurs qualifiés qui sont passés par les deux premières étapes de ce processus. Procédure, perception et comparaison sont les trois grandes étapes de toute connaissance que l’on retrouve sous des formes différentes selon le domaine auquel elle s’applique. C’est ainsi que la connaissance contemplative au cœur des grandes traditions spirituelles peut accéder au statut de science au même titre que les autres formes de connaissance qui rendent compte du domaine physique ou mental.
« Si par « science » on veut dire les trois phases d’accumulation du savoir dans n’importe quel domaine, alors en effet les écoles les plus pures du Zen et du Yoga peuvent être dites scientifiques. Elles sont injonctives, instrumentale, expérimentales, fondées sur l’expérience et le consensus. Ceci étant posé, nous pourrions alors légitimement parler de « sciences spirituelles », de la même manière que nous parlons de sciences sociales, de sciences herméneutiques, de sciences psychologiques et de sciences physiques (les dernières étant empiriques, les autres phénoménologiques ou transcendantales). Nombre de maîtres de méditation eux-mêmes se réfèrent à la science du Yoga, à la science de l’Etre où à la science de la méditation. »
L’idée d’une "science spirituelle" peut apparaître comme un oxymore à un « esprit cartésien » formaté par le rationalisme à la française. Et pourtant, en suivant pas à pas la démonstration implacable de Ken Wilber, on ne peut que constater la vérité d’une telle affirmation : l’œil de contemplation révèle effectivement un domaine distinct de la réalité multidimensionnelle et les critères de validation propre à ce champ de connaissance sont aussi différents de ceux qui sont utilisés par l’œil de raison que ces derniers le sont des critères de validation propre à l’œil de chair.
Reconnaître le statut de science des états supérieurs de conscience à la spiritualité, c’est se libérer du réductionnisme dominant et de l’idéologie matérialiste qui le sous-tend tout en avançant sur le chemin d’une diversité cognitive, essentielle à l’émergence d’un nouveau paradigme. Affirmer la nécessaire pluralité des points de vue sur le monde, leur complémentarité et leur dimension irréductible, c’est ouvrir la voie à une véritable écologie de l’esprit que nous évoquerons dans notre prochain billet.
Ressource
Ken Wilber, Philosophe du Tout (1, 2 et 3)
Le Sage et l'Erudit (1à 5) Dialogues entre Ken Wilber et Andrew cohen
Le Sage et l'Erudit (1à 5) Dialogues entre Ken Wilber et Andrew cohen
Quelques textes du Journal Intégral concernant une réflexion épistémologique :
Le Chaman et le Savant (1 et 2) L'évolution épistémologique
Le Cœur et la Raison Raison et Intuition
La Voie de l'Intuition (1, 2 et 3)
Intégrer la complexité "La Poésie sera la science du Futur"
Sur le site Entre Terre et Ciel : Les Trois yeux de la Connaissance
Article très complet sur Les Trois Yeux de la Connaissance sur le site Philosophie et Spiritualité