Il ne s’agit pas de préparer un avenir meilleur mais de vivre autrement le présent. François Partant
Cela fait quelques mois qu’une idée me trottait dans la tête : adapter et transformer La Cigale et la Fourmi, cette fable de La Fontaine qui donne aux enfants, dès leur plus jeune âge, une leçon de cynisme fondée sur une vision égoïste de la nature humaine. On se souvient de sa morale (qui est d’ailleurs tout sauf morale) : « Vous chantiez ? J’en suis fort aise et bien dansez maintenant ». Ce qui, traduit en langage moins littéraire, signifie : « Allez vous faire foutre, vous pouvez crever !... » Cet hymne à l’indifférence pourrait être celui du néo-libéralisme dominant.
Inspiré par l’esprit du temps qui est celui de la « sortie de l’économie » évoquée dans notre dernier billet, il m’apparaissait évident qu’une nouvelle version de cette fable devait être écrite. J’imaginais donc que, suite à une catastrophe – incendie, tremblement de terre, défaillance d’une centrale atomique, krash économique, effondrement écologique – les réserves faites par la Fourmi avaient été détruites et qu’elle restait seule pour affronter l’adversité. Et ce, alors même qu’au cours des fêtes auxquelles elle avait participé, la Cigale avait constitué un réseau d’amis fidèles qui partageraient leurs ressources en cas de coups durs.
Pris par d’autres travaux d’écriture, je n’ai pas eu le temps d’écrire ce texte et de formuler cette inspiration. Venant de terminer le précédent billet sur l’Esprit de Vacance, je surfais sur la toile en atterrissant « par hasard » sur le blog de Jean-François Noubel. J’y découvrais, enthousiaste, une nouvelle version de la fable de La Fontaine intitulé La cigale et la fourmi 2.0 qui reprend à son compte le texte de La Fontaine en y ajoutant une suite inspirée par l’Esprit de Vacance. Les "grands esprits" se rencontrent donc, et ce d’autant plus qu’ils participent d’une même intuition collective.
La Cigale et les Fourmis
Esope |
En chacun de nous une Fourmi et une Cigale cohabitent, parfois difficilement. Selon les époques, la culture d’un temps privilégie l’une ou l’autre. On peut penser qu’au temps d’Esope, la morale de la fable intitulée alors La cigale et les fourmis soulignait les vertus collectives d’une certaine prévoyance qui n’était pas au centre des préoccupations des cultures pré-économiques :
« C’était en hiver ; leur grain étant mouillé, les fourmis le faisaient sécher. Une cigale qui avait faim leur demanda de quoi manger. Les fourmis lui dirent : « Pourquoi, pendant l’été, n’amassais-tu pas, toi aussi, des provisions ? – Je n’en avais pas le temps, répondit la cigale : je chantais mélodieusement. » Les fourmis lui rirent au nez : "Eh bien ! dirent-elles, si tu chantais en été, danse en hiver." Cette fable montre qu’en toute affaire il faut se garder de la négligence, si l’on veut éviter le chagrin et le danger. »
Le salut par l’économie
Jean de la Fontaine |
Il ne s’agit plus simplement de souligner les vertus d’une prévoyance collective mais de montrer que cette prévoyance s’exerce au nom de l’intérêt individuel en stigmatisant les comportements hédonistes, supposés asociaux et amoraux, qui vont à l’encontre de celui-ci. On peut y lire la préfiguration d’une mentalité économique dont l’émergence commence avec le développement du commerce à la Renaissance et correspond à celui de l’esprit moderne fondé sur la trinité : raison, progrès, individu.
Dans la version de La Fontaine, on perçoit en filigrane ce que le sociologue allemand Max Weber nommait « le passage d’une économie du salut au salut par l’économie ». L’idéologie religieuse du salut incarnée par la notion de sacrifice est progressivement remplacée par celle de l’économie incarnée par la valeur travail qui, l'une et l'autre, ont selon Frédéric Santos « l’excellente propriété de promettre que les souffrances d’aujourd’hui sont toujours la libération de demain : en ce sens, elles constituent le socle métaphysique indispensable des sociétés capitalistes »
La fourmi esclavagiste
De par sa dimension laborieuse observée par les entomologistes, La Fourmi est devenue la métaphore de l’individu travailleur et prévoyant. Mais ces mêmes entomologistes ont aussi observé que cette dimension laborieuse peut conduire la fourmi à des comportements esclavagistes.
Dans un article intitulé Des Fourmis et des hommes, Bertrand Rouziès-Léonardi évoque le comportement des Protomognathus americanus, vulgairement appelé fourmi esclavagiste : « L’unique occupation de Protomognathus consiste à razzier les fourmilières voisines de la sienne afin d’y dégoter les pupes (équivalent chez les diptères des nymphes des lépidoptères) les plus prometteuses.
Cette hyperspécialisation lui vaut d’être considéré par certains entomologistes évolutionnistes comme une espèce condamnée.
À peine écloses, les captives n’ont pas le temps de s’étonner du changement de décor et de regretter la compagnie des leurs. Leurs ravisseuses les mettent aussitôt à la tâche, tâche multiforme qui comprend le service de la reine, l’entretien de sa pouponnière et la sustentation de toute la colonie, car si les raids forment des pillardes habiles, ils les rendent inaptes à toute autre activité, même élémentaire. » (Blog de Paul Jorion)
Protomagnathus Americanus : la fourmi esclavagiste |
Du point de vue métaphorique qui est celui de la fable, ce comportement esclavagiste en dit long sur le glissement progressif qui conduit de la prévoyance à l’égoïsme et de l’égoïsme à l’exploitation. Cette dérive mortifère fut celle de la modernité qui commença par l’ère des producteurs, animés par l’idéal du progrès technique au service du développement humain, pour se prolonger par l’ère du productivisme qui inversa ces deux termes en indexant le progrès humain sur la croissance économique. Tout ceci pour se terminer aujourd'hui par l’ère des prédateurs animés par la recherche compulsive et exclusive du profit. (voir L’Esprit de Vacance (3) Changer d’ère)
Après la version « traditionnelle » d’Esope et la version annonciatrice de la modernité écrite par La Fontaine, la nouvelle version proposée par Jean-François Noubel annonce la période post-moderne comme passage de l'ère des prédateurs à celle des créateurs, du salut par l’économie au « salut à l’économie », c'est-à-dire à la sortie de l’économie comme système d’interprétation dominant et aliénant..
La cigale et la fourmi 2.0
La Cigale, ayant chanté
Tout l’été,
Tout l’été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue :
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
“
Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’Oût, foi d’animal,
Intérêt et principal. ”
La Fourmi n’est pas prêteuse :
C’est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
Vous chantiez ? J’en suis fort aise.
Eh bien! Dansez maintenant.
…
Inspirée par ce conseil,
La Cigale,
La Cigale,
Heureuse et joyeuse, dansa,
Puis chanta dans le soleil.
Sa liesse alentour berça
Insectes et fleurs du maquis.
Ce bonheur, tous, les conquit.
Du chant, elle tissait du rêve,
Et de sa danse, du sourire.
A notre Cigale ils offrirent
Festin de nectars et sèves.
La fourmi, docte économe,
Travaillant comme bête de somme,
Tomba gravement malade.
Un jour, on la trouva roide.
Sans été, ni chant, ni vers,
Sa vie ne fut qu’un hiver.
L’égonomie
Dans notre dernier billet, en décrivant cette horreur économique que constitue l’impasse tragique d’une société de travailleurs sans travail, nous avons évoqué l’émergence nécessaire d’une nouvelle vision du monde. La Cigale et la Fourmi 2.0 illustre à sa façon cette nécessité, mettant en scène et en images, de la manière la plus évidente qui soit, la fin de l'ère économique et l’émergence d’une ère nouvelle, celle des créateurs qui véhiculent les valeurs d'une nouvelle convivialité.
La Fourmi 2.0 apparaît comme une figure de l’égonomie, celle-ci étant le corrélat intérieur - à la fois individuel et culturel - de l'impérium économique qui se manifeste dans la vie sociale. L’égonomie renvoie aux processus subjectifs et intersubjectifs fondés sur l'identification à l’ego. La "vision du monde" inspirée par l'égonomie repose sur la tension entre ces deux polarités complémentaires de l'ego que sont la peur et l’avidité. Cette tension entre peur et avidité alimente l’activité du mental qui opère une séparation abstraite entre l’égo individuel et son milieu d’évolution. D'où l'illusion égoïque par excellence qui consiste à chercher dans le monde extérieur une complétude et une plénitude qui ne peuvent venir que de l’intérieur.
C’est cette illusion, au cœur de l'égonomie, qui nous conduit à des comportements absurdes et mortifères. En cherchant à l'extérieur de nous-mêmes une plénitude susceptible de remplir une subjectivité à la fois vide et avide, nous devenons prisonniers de la spirale infernale constituée par le travail, la consommation et la croissance. Nous travaillons comme des bêtes de somme pour consommer telles des bêtes ensommeillées afin de nourrir la croissance, cette idole sanguinaire qui n’aura de cesse de nous vampiriser davantage au profit de ces fourmis esclavagistes qui forment l'oligarchie mondialisée.
On ne peut se libérer de l’emprise de l’égonomie que par la reconnaissance d’une dimension de conscience créatrice et spirituelle qui transcende l’égo. Pour ce faire, il est nécessaire de dépasser l’universalisme abstrait des Lumières fondé sur la raison, pour inventer un universalisme concret fondé sur une anthropologie évolutionnaire qui prend en compte aussi bien les stades archaïques où s’enracine la conscience que la dimension spirituelle de l’être humain où elle se transcende.
La « Blissipline »
Ce n’est pas un hasard si Jean-François Noubel est l’auteur de cette version post-moderne de La Cigale et la Fourmi. Nous avons consacré trois billets aux recherches sur les monnaies libres menées par ce spécialiste de l’intelligence collective. Une quête à la fois intellectuelle et spirituelle l’a conduit à suivre le chemin d’une étonnante aventure existentielle que nous évoquerons de manière plus précise dans un prochain billet.
Dans un message sur Twitter, J.F Noubel résume ainsi La cigale et la Fourmi 2.0 : « Du monde mental fondé sur la peur vers la réalité mue par la Blissipline ». La Blissipline est un concept américain fondé sur la combinaison de la discipline et de la béatitude (Bliss en anglais). Il s’agit de réaliser ses objectifs en vivant de manière créatrice et joyeuse le moment présent. Il existe deux manières de poursuivre ses objectifs : soit chercher à les atteindre en se projetant à l’extérieur de soi au risque de se perdre complètement, soit développer l’intensité d’une force intérieure et créatrice qui les attire magnétiquement à soi.
La Fourmi 2.0 représente l’homme prévoyant, celui d’une rationalité enfermée dans les limites de l’égo. Cette homme pré-voyant n’a pas encore accès à la « voyance » évoquée par Rimbaud c'est-à-dire à la vision inspirée qui lui permet de participer à la dynamique créatrice de l’évolution. La Cigale 2.0 c'est l'Homo Conexus, visionnaire vivant et
vibrant dans le flux créateur de l’affect et de l’information, qui participe, via sa sensibilité, à la dynamique créatrice et
intégrative de l’Esprit.
C’est dans ce contexte que le pouvoir de l’intention, la loi de l’attraction et le jeu des résonances interdimensionnelles entre la conscience, l’énergie et la forme, attirent à lui les éléments de complémentarités nécessaires à un instant T. Libéré des limites de l’égonomie, Homo Conexus est l’homme d’une convivialité retrouvée qui se nourrit de la générosité et de la réciprocité des échanges sociaux.
C’est dans ce contexte que le pouvoir de l’intention, la loi de l’attraction et le jeu des résonances interdimensionnelles entre la conscience, l’énergie et la forme, attirent à lui les éléments de complémentarités nécessaires à un instant T. Libéré des limites de l’égonomie, Homo Conexus est l’homme d’une convivialité retrouvée qui se nourrit de la générosité et de la réciprocité des échanges sociaux.
La Cigale 2.0
Jean-François Noubel |
Me voici devenu une cigale plus avisée que la fourmi. J’ai appris à comprendre les flux du monde, en particulier ceux des richesses, car j’écoute les lois de la providence.
La providence ? On entend aussi souvent sérendipité. Providence ou sérendipité, peu importe, je vis avec elles et au travers d’elles. Mystérieuses pour beaucoup, elles émanent de cette exaltation intérieure qui me place dans la plus belle des symbioses avec l’univers. On appelle cela la célébration. Tout devient érotique et joyeux.
L’univers ? Oui, je veux dire la réalité qui s’érige en miroir de mes pensées. Ainsi le bonheur intérieur me conduit-il à donner le meilleur de moi, et recevoir le meilleur du monde par l’alchimie créatrice de mes pensées. Tout se joue dans nos miroirs. Cela fait de moi un artiste. Il me suffit juste de savoir ce que je veux créer. Je m’assume par conséquent pleinement comme créateur et attracteur de tout ce qui m’arrive. Tout, sans exception. »
Ressources
Intelligence collective, la révolution invisible. 44p. format pdf
Le Journal Intégral. Les Monnaies Libres (1) (2) Un paradigme post-capitaliste (3) Un paradigme post-capitaliste (fin)