Une civilisation naît au moment où les hommes sans génie croient qu'elle est perdue. Thomas Mann
Ce billet propose la suite et la fin de la conférence de Roger-Gilbert Lecomte intitulée Les Métamorphose de la poésie dont on peut lire la première partie dans le précédent billet et une présentation ici.
Les Métamorphoses de la poésie. Roger-Gilbert Lecomte (fin)
Je ne saurai mieux faire que reprendre la définition de Paul Eluard si évidente que personne n'avait jamais songé à la formuler et que par conséquent très probablement on avait oublié de la penser : " Le poëte est celui qui inspire beaucoup plus que celui qui est inspiré. "
Il convient donc de distinguer la forme active de la poësie qui comporte l'expression écrite, l'expression plastique, l'œuvre d'art ou encore l'expression en acte — certaines actions pouvant éminemment être définies comme poétiques. D'autre part la forme passive c'est à dire l'état lyrique engendré par une expression ou un acte poétiques dans une conscience douée de réceptivité à leur égard.
La métamorphose est la clef de l'état poétique
Nous voilà amenés déjà à employer le mot inspiration qui selon le dictionnaire signifie : action de faire entrer l'air dans les poumons et aussi état de l'âme directement sous l'influence d'une puissance surnaturelle, enthousiasme créateur.
Reprenons chacun des termes de cette définition " faire entrer l'air dans les poumons " me fait penser au sens étymologique bien rabâché du mot poëte, c'est à dire créateur. L'idée hindoue, comme l'idée cabalistique de création se développe en effet non pas selon l'absurde schéma " fabriquer quelque chose en pétrissant du néant " ce qui ne veut absolument rien dire, néant étant un concept impensable, mais au contraire de concevoir le créateur antérieur à la création comme un plein infini et éternel qui doit se retirer en lui-même pour engendrer l'espace et les mondes qu'il contient, Zimzoum. Et pour les hindous la respiration de Brahma selon son rythme répercuté par les marées et le sang tour à tour projette les mondes et les fait rentrer dans son sein.
L'inspiration pour le poëte devient non pas la prise de possession par des forces surnaturelles mais chez lui un état de vacuité, de réceptivité qui ouvre sa conscience aux ondes mystérieuses aux influences des choses. Voir poétiquement un objet c'est devenir cet objet. Se métamorphoser en lui. La métamorphose est la clef de l'état poétique.
Dans son mode de pensée, le poëte, comme le primitif participant de la nature de l'univers qui l'entoure, fait appel à des catégories affectives qui rendent compte aussi bien du totémisme que de toute métaphore poétique.
L’union de la conscience avec l’objet
Le choc poétique naît dans la métaphore de la rencontre de deux termes éloignés autant que possible. Mais une conflagration naît de cette rencontre parce qu'elle permet une unification selon des lois profondes qui appartiennent aussi bien à la nature qu'à l'esprit.
Par catégorie affective il faut entendre non pas catégorie dans le sens kantien ou aristotélicien du terme mais comme un principe d'unité pour l'esprit dans des représentations différentes qui l'affectent de la même manière. Il s'agit d'une généralité non plus conceptuelle mais sentie où l'élément général se trouve non pas dans un caractère constant, objet de perception intellectuelle, mais dans la coloration, la tonalité commune à certaines représentations que le sujet saisirait aussitôt comme leur appartenant à toutes.
De l'union de la conscience avec l'objet naît la seule possibilité d'une connaissance vraie – l'objet fut-il l'ensemble du cosmos – car, selon Hegel, la dialectique de la nature est la même que celle de notre esprit. L'arbre pousse par syllogismes. L'idée ne croît qu'en se retrouvant dans sa négation. Ainsi le Germe : par l'idée médiatrice d'extériorité, trame de l'éternel devenir cosmique, l'idée se nie être elle-même pour se prouver soi-même sous forme de nature.
A la limite il s'agit d'une connaissance mystique car si le noumène ne peut entrer dans les limites individuelles de la conscience humaine telle qu'elle est, par contre la conscience peut devenir plus vaste, dépasser ces limites, l'esprit peut être l'inconnu que c'est la seule façon de connaître.
Une très longue régression
On entend parler tour à tour d'une décadence de la poësie à notre époque ou au contraire d'une renaissance. Étant donné les causes que l'on présente la plupart du temps pour motiver ces deux opinions je ne saurai guère me ranger ni à l'une ni à l'autre. Ceux qui parlent de décadence de la poësie sont en général des esprits réactionnaires qui veulent systématiquement ignorer toute l'importance des recherches et des expériences effectuées dans ce domaine non seulement depuis un demi siècle mais même tout particulièrement depuis la guerre.
Quant à ceux qui parlent d'une renaissance je me rangerai à leur avis dans la mesure où ils reconnaissent ce qui est valable dans les efforts qui ont été faits, quelle que soit l'intensité de la vie poétique dans son domaine propre. Cependant je crois qu'il est impossible de se dissimuler que la poësie joue de jour en jour un rôle moins important, plus réduit dans l'ensemble de la vie intellectuelle.
Et je fais allusion ici d'une part à la très longue régression qui suit son cours tout au long du développement de notre civilisation et de notre culture de par leur nature propre, régression dont la rapidité s'est accrue singulièrement à l'époque contemporaine.
Un tel phénomène n'est pas réductible à la bonne ou à la mauvaise orientation d'une activité littéraire non plus qu'à sa plus ou moins grande vitalité. Derrière les causes sociales et économiques elle touche au fond même de toute l'évolution de l'esprit.
Une renaissance de la poësie
Je ne crois pas pour cela qu'il faille conclure à la mort de la poësie dans un avenir plus ou moins éloigné. Au contraire tout laisse prévoir que nous atteignons le point de jonction d'un grand cycle de la pensée humaine, que nous vivons l'antithèse même qui se parfait chaque jour de l'esprit poétique cependant que déjà la synthèse s'élabore où il doit naître à nouveau.
Quant à ce qui annonce une renaissance de la poësie on ne saurait l'entendre certes comme un simple retour en arrière — faire naître à nouveau dans l'homme une mentalité primitive — mais bien comme un nouveau groupement de toutes les connaissances magiques et discursives également amalgamées dans une nouvelle notion de l'homme.
Certes l'esprit de miracle de la poësie appartient tout d'abord en propre à l'enfant et au sauvage, il faut reconnaître que c'est dans de tels états de la conscience humaine qu'apparaît le fait poétique dans toute sa pureté, dans toute son intégrité. Le poëte est alors un sorcier, la poësie un talisman, un art de prestige, un moyen de bouleverser la sensibilité, de pénétrer à l'intérieur de l'homme en forçant les frontières que lui oppose l'individualité.
Deux modes d’activités spirituelles
Un des caractères de l'esprit d'abstraction, du goût de définir, a été d'établir des clôtures de consommer des séparations de créer des spécialisations. De même que le savant n'est plus universel mais se spécialise dans telle ou telle branche de la science, de même le poète est devenu le spécialiste d'une expression particulière de la sensibilité – forme de raison ou de sensibilité aussi peu accessibles l'une que l'autre au commun des mortels. " Tu sépares trop cela dans ton esprit " répondait un vieux nègre à un ethnographe qui tentait de systématiser ses croyances, en lui demandant son adhésion.
Puisque notre esprit ne peut se défendre de séparer en définissant au moins faudrait-il établir que s'il y a deux modes d'activités spirituelles chez l'homme, d'une part l'activité logique et scientifique, d'autre part l'activité mythique et de participation, ces deux modes de pensées au lieu de s'exclure l'un l'autre devraient se développer parallèlement, s'adresser chacun aussi bien à l'esprit au cœur qu'aux entrailles pour aboutir en somme au but, commun de toute culture : une plus vaste connaissance de l'humain, source de toute une évolution morale.
Car cet esprit de séparation a pour conséquence : le mépris de l'adulte pour l'enfant, le mépris du civilisé pour le sauvage, le mépris de l'homme sensé pour le délire de l'esprit proviennent également de cette prééminence donnée aux facultés d'abstraction sur les autres facultés de l'esprit.
Peu importe si nous entrons par là dans le domaine des lieux communs. Peu emporte que cela revienne à cette vérité banale : l'esprit poétique est enfantin et sauvage. Dans l'époque contemporaine le fait de se dire civilisé comporte un renoncement de toutes les formes primitives de l'esprit. De même pour l'individu : le drame de l'enfance, le drame de l'adolescence ont leur origine dans ce fait que l'âge adulte est un renoncement à l'enfance.
Sur tous les plans nous en sommes à une phase négatrice, antithétique. Alors que le devenir universel doit amener la conscience humaine à être à la fois évoluée dans tous les sens occidentale et orientale. Alors que le devenir individuel doit amener l'homme à être une synthèse de ce qui caractérise en ce moment l'âge d'enfant et l'âge adulte. Si l'enfance est sombre, si l'adolescence est désespérée c'est qu'elles prévoient l'inutile sacrifice de l'adulte qui se sépare volontairement de la moitié de lui-même.
Grâce à l'esprit discursif, les mathématiques modernes sont sorties des spéculations mystiques que faisaient sur les nombres l'école de Pythagore. L'astronomie est née de l'astrologie. La chimie de l'alchimie. L'exégèse de l'étude des dogmes religieux.
Et tout le dix-neuvième siècle s'est vanté de la consommation de ce qu'il appelait le progrès. II a seulement oublié que, dans l'astrologie, on pouvait trouver l'astronomie plus autre chose que l'on laissait de côté, — etc. De même pour l'alchimie, l'astrologie, les mathématiques et toutes les connaissances antiques.
L'esprit dialectique
Il s'agirait aujourd'hui — et c'est là pour moi le rôle futur de ce que j'appelle la Poësie — avec des méthodes aussi précises et rigoureuses que la raison peut mettre à notre disposition de créer une science synthétique de tous ces irréductibles, de tout ce qui dans la magie, dans les sciences anciennes, dans les religions a été écarté par la raison comme étant un fatras d'obscures superstitions.
Certes la méthode qui peut permettre d'amener au grand jour une telle connaissance ne saurait être précisément la méthode scientifique qui précisément les a laissées de côté. Cette méthode nouvelle devrait être appliquée à l'étude des qualités et non plus seulement des quantités. Il faudrait remplacer l'esprit mécaniste par l'esprit dialectique. C'est en ce sens que le Grand Jeu prétend se rattacher à la tradition orientale, hindoue, gnostique, cabalistique pythagoricienne, héraclitéenne, néoplatonicienne, hégélienne etc. Développement hérésiarque pour l'occident qui s'est fait parallèlement au développement officiel aristotélicien, thomiste, positiviste, etc.
Ainsi par exemple la critique religieuse qu'elle vienne de Spinoza, de Voltaire, de Nietzsche ou de Renan a toujours été en s'affaiblissant et jamais entièrement valable parce qu'elle comportait la critique uniquement rationnelle d'un édifice qui touchait à toutes les racines de l'activité humaine parce qu'on n'a jamais voulu considérer dans le fait religieux ce qu'il comporte d'irréductible à la raison – ce qui provient en lui de l'esprit primitif, le dynamisme mystique, la puissance ancestrale des mythes, la force des rêves. Il reste à faire une réduction dialectique du fait mystique et du fait religieux.
Une nouvelle synthèse culturelle
L'angoisse et le trouble des esprits à notre époque provient de la méconnaissance générale de ces éléments primordiaux de la vie obscure de la conscience. De tous côtés en poursuivant sa voie la raison occidentale aboutit à des culs de sac, à des cercles vicieux. Si les sciences théoriques et appliquées vivent encore bien que reposant sur le vide. Par contre le véritable esprit philosophique est mort car il ne réside pas dans un énoncé intellectuel mais dans une tendance de l'être total vers la réalisation de l'idée.
Toutes les vieilles positions philosophiques matérialistes ou idéalistes sur lesquelles vit encore notre époque doivent trouver leur résolution dans le Monisme dialectique. Au dessus de l'époque même bien que coexistant avec elle certains esprits font déjà partie de l'époque suivante, celle qui n'est pas encore mais devient. Ainsi des tendances comme l'hégélianisme de gauche, la plupart des conceptions freudiennes, le résultat des études sur le primitivisme, des recherches poétiques de l'ordre de celles poursuivies par le surréalisme vont vers une nouvelle unité, une nouvelle synthèse culturelle.
Toutes les antinomies qui troublent l'époque présente, l'idée de responsabilité opposée au déterminisme psychologique, le normal opposé au pathologique, la morale à la recherche de ses fondements. Toutes les antinomies proviennent d'une pensée statique, elles ne sauraient résister au dynamisme de la dialectique moniste.
La science poétique
Que les hommes qui, au devant de leur époque, revendiquent cette activité de l'esprit spécialisé dans l'essentiel faute de mots nouveaux soient encore nommés poëtes et métaphysiciens, soit. Il suffit de savoir qu'il s'agit d'une métaphysique expérimentale, qui prend ses sources au fond des états corporels dans les souterrains vivants des entrailles, qui se nourrit d'états affectifs violents anti-individuels collectifs et expérimentalement provoqués et que cette métaphysique se place sur le plan poétique. De même que certains actes.
De même qu'au fur et à mesure que la méthode se précisera, connaîtra ses lois propres, la poësie, mode de connaissance sera une science nouvelle ayant ses méthodes propres et aussi la science des sciences d'où son titre de philosophie concrète. Historiquement des embryons de ces méthodes nouvelles mêlées amalgamées aux anciennes méthodes scientifiques apparaissent dans certaines recherches. Ainsi pour moi c'est une constatation élogieuse et non un blâme de dire que les travaux d'un Charcot sur l'hystérie ou d'un Freud relèvent pour une part importante de l'activité poétique.
La matière de la science poétique — seule matière de connaissance — c'est l'homme mais plus particulièrement dans l'homme le monde où se meuvent les images de son esprit. Ainsi en 1932, je vois la Poësie et je juge les poëtes. S'ils ne comptent que sur les recherches littéraires, que sur la poësie écrite, — fatalement ils s'éloignent de toute compréhension et prophétisent dans le désert pour eux seuls : délectation morose. Et la poésie agonise s'ils veulent qu'elle ressuscite. Leur seul devoir est de lutter pour l'instauration de la nouvelle culture que j'ai essayé de définir devant vous, dans un nouvel état social.
Ce billet propose la suite et la fin de la conférence de Roger-Gilbert Lecomte intitulée Les Métamorphose de la poésie dont on peut lire la première partie dans le précédent billet et une présentation ici.
Les Métamorphoses de la poésie. Roger-Gilbert Lecomte (fin)
Je ne saurai mieux faire que reprendre la définition de Paul Eluard si évidente que personne n'avait jamais songé à la formuler et que par conséquent très probablement on avait oublié de la penser : " Le poëte est celui qui inspire beaucoup plus que celui qui est inspiré. "
Il convient donc de distinguer la forme active de la poësie qui comporte l'expression écrite, l'expression plastique, l'œuvre d'art ou encore l'expression en acte — certaines actions pouvant éminemment être définies comme poétiques. D'autre part la forme passive c'est à dire l'état lyrique engendré par une expression ou un acte poétiques dans une conscience douée de réceptivité à leur égard.
La métamorphose est la clef de l'état poétique
Nous voilà amenés déjà à employer le mot inspiration qui selon le dictionnaire signifie : action de faire entrer l'air dans les poumons et aussi état de l'âme directement sous l'influence d'une puissance surnaturelle, enthousiasme créateur.
Reprenons chacun des termes de cette définition " faire entrer l'air dans les poumons " me fait penser au sens étymologique bien rabâché du mot poëte, c'est à dire créateur. L'idée hindoue, comme l'idée cabalistique de création se développe en effet non pas selon l'absurde schéma " fabriquer quelque chose en pétrissant du néant " ce qui ne veut absolument rien dire, néant étant un concept impensable, mais au contraire de concevoir le créateur antérieur à la création comme un plein infini et éternel qui doit se retirer en lui-même pour engendrer l'espace et les mondes qu'il contient, Zimzoum. Et pour les hindous la respiration de Brahma selon son rythme répercuté par les marées et le sang tour à tour projette les mondes et les fait rentrer dans son sein.
L'inspiration pour le poëte devient non pas la prise de possession par des forces surnaturelles mais chez lui un état de vacuité, de réceptivité qui ouvre sa conscience aux ondes mystérieuses aux influences des choses. Voir poétiquement un objet c'est devenir cet objet. Se métamorphoser en lui. La métamorphose est la clef de l'état poétique.
Dans son mode de pensée, le poëte, comme le primitif participant de la nature de l'univers qui l'entoure, fait appel à des catégories affectives qui rendent compte aussi bien du totémisme que de toute métaphore poétique.
L’union de la conscience avec l’objet
Le choc poétique naît dans la métaphore de la rencontre de deux termes éloignés autant que possible. Mais une conflagration naît de cette rencontre parce qu'elle permet une unification selon des lois profondes qui appartiennent aussi bien à la nature qu'à l'esprit.
Par catégorie affective il faut entendre non pas catégorie dans le sens kantien ou aristotélicien du terme mais comme un principe d'unité pour l'esprit dans des représentations différentes qui l'affectent de la même manière. Il s'agit d'une généralité non plus conceptuelle mais sentie où l'élément général se trouve non pas dans un caractère constant, objet de perception intellectuelle, mais dans la coloration, la tonalité commune à certaines représentations que le sujet saisirait aussitôt comme leur appartenant à toutes.
De l'union de la conscience avec l'objet naît la seule possibilité d'une connaissance vraie – l'objet fut-il l'ensemble du cosmos – car, selon Hegel, la dialectique de la nature est la même que celle de notre esprit. L'arbre pousse par syllogismes. L'idée ne croît qu'en se retrouvant dans sa négation. Ainsi le Germe : par l'idée médiatrice d'extériorité, trame de l'éternel devenir cosmique, l'idée se nie être elle-même pour se prouver soi-même sous forme de nature.
A la limite il s'agit d'une connaissance mystique car si le noumène ne peut entrer dans les limites individuelles de la conscience humaine telle qu'elle est, par contre la conscience peut devenir plus vaste, dépasser ces limites, l'esprit peut être l'inconnu que c'est la seule façon de connaître.
Une très longue régression
On entend parler tour à tour d'une décadence de la poësie à notre époque ou au contraire d'une renaissance. Étant donné les causes que l'on présente la plupart du temps pour motiver ces deux opinions je ne saurai guère me ranger ni à l'une ni à l'autre. Ceux qui parlent de décadence de la poësie sont en général des esprits réactionnaires qui veulent systématiquement ignorer toute l'importance des recherches et des expériences effectuées dans ce domaine non seulement depuis un demi siècle mais même tout particulièrement depuis la guerre.
Quant à ceux qui parlent d'une renaissance je me rangerai à leur avis dans la mesure où ils reconnaissent ce qui est valable dans les efforts qui ont été faits, quelle que soit l'intensité de la vie poétique dans son domaine propre. Cependant je crois qu'il est impossible de se dissimuler que la poësie joue de jour en jour un rôle moins important, plus réduit dans l'ensemble de la vie intellectuelle.
Et je fais allusion ici d'une part à la très longue régression qui suit son cours tout au long du développement de notre civilisation et de notre culture de par leur nature propre, régression dont la rapidité s'est accrue singulièrement à l'époque contemporaine.
Un tel phénomène n'est pas réductible à la bonne ou à la mauvaise orientation d'une activité littéraire non plus qu'à sa plus ou moins grande vitalité. Derrière les causes sociales et économiques elle touche au fond même de toute l'évolution de l'esprit.
Une renaissance de la poësie
Je ne crois pas pour cela qu'il faille conclure à la mort de la poësie dans un avenir plus ou moins éloigné. Au contraire tout laisse prévoir que nous atteignons le point de jonction d'un grand cycle de la pensée humaine, que nous vivons l'antithèse même qui se parfait chaque jour de l'esprit poétique cependant que déjà la synthèse s'élabore où il doit naître à nouveau.
Quant à ce qui annonce une renaissance de la poësie on ne saurait l'entendre certes comme un simple retour en arrière — faire naître à nouveau dans l'homme une mentalité primitive — mais bien comme un nouveau groupement de toutes les connaissances magiques et discursives également amalgamées dans une nouvelle notion de l'homme.
Certes l'esprit de miracle de la poësie appartient tout d'abord en propre à l'enfant et au sauvage, il faut reconnaître que c'est dans de tels états de la conscience humaine qu'apparaît le fait poétique dans toute sa pureté, dans toute son intégrité. Le poëte est alors un sorcier, la poësie un talisman, un art de prestige, un moyen de bouleverser la sensibilité, de pénétrer à l'intérieur de l'homme en forçant les frontières que lui oppose l'individualité.
Deux modes d’activités spirituelles
Un des caractères de l'esprit d'abstraction, du goût de définir, a été d'établir des clôtures de consommer des séparations de créer des spécialisations. De même que le savant n'est plus universel mais se spécialise dans telle ou telle branche de la science, de même le poète est devenu le spécialiste d'une expression particulière de la sensibilité – forme de raison ou de sensibilité aussi peu accessibles l'une que l'autre au commun des mortels. " Tu sépares trop cela dans ton esprit " répondait un vieux nègre à un ethnographe qui tentait de systématiser ses croyances, en lui demandant son adhésion.
Puisque notre esprit ne peut se défendre de séparer en définissant au moins faudrait-il établir que s'il y a deux modes d'activités spirituelles chez l'homme, d'une part l'activité logique et scientifique, d'autre part l'activité mythique et de participation, ces deux modes de pensées au lieu de s'exclure l'un l'autre devraient se développer parallèlement, s'adresser chacun aussi bien à l'esprit au cœur qu'aux entrailles pour aboutir en somme au but, commun de toute culture : une plus vaste connaissance de l'humain, source de toute une évolution morale.
Car cet esprit de séparation a pour conséquence : le mépris de l'adulte pour l'enfant, le mépris du civilisé pour le sauvage, le mépris de l'homme sensé pour le délire de l'esprit proviennent également de cette prééminence donnée aux facultés d'abstraction sur les autres facultés de l'esprit.
Peu importe si nous entrons par là dans le domaine des lieux communs. Peu emporte que cela revienne à cette vérité banale : l'esprit poétique est enfantin et sauvage. Dans l'époque contemporaine le fait de se dire civilisé comporte un renoncement de toutes les formes primitives de l'esprit. De même pour l'individu : le drame de l'enfance, le drame de l'adolescence ont leur origine dans ce fait que l'âge adulte est un renoncement à l'enfance.
Sur tous les plans nous en sommes à une phase négatrice, antithétique. Alors que le devenir universel doit amener la conscience humaine à être à la fois évoluée dans tous les sens occidentale et orientale. Alors que le devenir individuel doit amener l'homme à être une synthèse de ce qui caractérise en ce moment l'âge d'enfant et l'âge adulte. Si l'enfance est sombre, si l'adolescence est désespérée c'est qu'elles prévoient l'inutile sacrifice de l'adulte qui se sépare volontairement de la moitié de lui-même.
Grâce à l'esprit discursif, les mathématiques modernes sont sorties des spéculations mystiques que faisaient sur les nombres l'école de Pythagore. L'astronomie est née de l'astrologie. La chimie de l'alchimie. L'exégèse de l'étude des dogmes religieux.
Et tout le dix-neuvième siècle s'est vanté de la consommation de ce qu'il appelait le progrès. II a seulement oublié que, dans l'astrologie, on pouvait trouver l'astronomie plus autre chose que l'on laissait de côté, — etc. De même pour l'alchimie, l'astrologie, les mathématiques et toutes les connaissances antiques.
L'esprit dialectique
Il s'agirait aujourd'hui — et c'est là pour moi le rôle futur de ce que j'appelle la Poësie — avec des méthodes aussi précises et rigoureuses que la raison peut mettre à notre disposition de créer une science synthétique de tous ces irréductibles, de tout ce qui dans la magie, dans les sciences anciennes, dans les religions a été écarté par la raison comme étant un fatras d'obscures superstitions.
Certes la méthode qui peut permettre d'amener au grand jour une telle connaissance ne saurait être précisément la méthode scientifique qui précisément les a laissées de côté. Cette méthode nouvelle devrait être appliquée à l'étude des qualités et non plus seulement des quantités. Il faudrait remplacer l'esprit mécaniste par l'esprit dialectique. C'est en ce sens que le Grand Jeu prétend se rattacher à la tradition orientale, hindoue, gnostique, cabalistique pythagoricienne, héraclitéenne, néoplatonicienne, hégélienne etc. Développement hérésiarque pour l'occident qui s'est fait parallèlement au développement officiel aristotélicien, thomiste, positiviste, etc.
Ainsi par exemple la critique religieuse qu'elle vienne de Spinoza, de Voltaire, de Nietzsche ou de Renan a toujours été en s'affaiblissant et jamais entièrement valable parce qu'elle comportait la critique uniquement rationnelle d'un édifice qui touchait à toutes les racines de l'activité humaine parce qu'on n'a jamais voulu considérer dans le fait religieux ce qu'il comporte d'irréductible à la raison – ce qui provient en lui de l'esprit primitif, le dynamisme mystique, la puissance ancestrale des mythes, la force des rêves. Il reste à faire une réduction dialectique du fait mystique et du fait religieux.
Une nouvelle synthèse culturelle
L'angoisse et le trouble des esprits à notre époque provient de la méconnaissance générale de ces éléments primordiaux de la vie obscure de la conscience. De tous côtés en poursuivant sa voie la raison occidentale aboutit à des culs de sac, à des cercles vicieux. Si les sciences théoriques et appliquées vivent encore bien que reposant sur le vide. Par contre le véritable esprit philosophique est mort car il ne réside pas dans un énoncé intellectuel mais dans une tendance de l'être total vers la réalisation de l'idée.
Toutes les vieilles positions philosophiques matérialistes ou idéalistes sur lesquelles vit encore notre époque doivent trouver leur résolution dans le Monisme dialectique. Au dessus de l'époque même bien que coexistant avec elle certains esprits font déjà partie de l'époque suivante, celle qui n'est pas encore mais devient. Ainsi des tendances comme l'hégélianisme de gauche, la plupart des conceptions freudiennes, le résultat des études sur le primitivisme, des recherches poétiques de l'ordre de celles poursuivies par le surréalisme vont vers une nouvelle unité, une nouvelle synthèse culturelle.
Toutes les antinomies qui troublent l'époque présente, l'idée de responsabilité opposée au déterminisme psychologique, le normal opposé au pathologique, la morale à la recherche de ses fondements. Toutes les antinomies proviennent d'une pensée statique, elles ne sauraient résister au dynamisme de la dialectique moniste.
La science poétique
Que les hommes qui, au devant de leur époque, revendiquent cette activité de l'esprit spécialisé dans l'essentiel faute de mots nouveaux soient encore nommés poëtes et métaphysiciens, soit. Il suffit de savoir qu'il s'agit d'une métaphysique expérimentale, qui prend ses sources au fond des états corporels dans les souterrains vivants des entrailles, qui se nourrit d'états affectifs violents anti-individuels collectifs et expérimentalement provoqués et que cette métaphysique se place sur le plan poétique. De même que certains actes.
De même qu'au fur et à mesure que la méthode se précisera, connaîtra ses lois propres, la poësie, mode de connaissance sera une science nouvelle ayant ses méthodes propres et aussi la science des sciences d'où son titre de philosophie concrète. Historiquement des embryons de ces méthodes nouvelles mêlées amalgamées aux anciennes méthodes scientifiques apparaissent dans certaines recherches. Ainsi pour moi c'est une constatation élogieuse et non un blâme de dire que les travaux d'un Charcot sur l'hystérie ou d'un Freud relèvent pour une part importante de l'activité poétique.
La matière de la science poétique — seule matière de connaissance — c'est l'homme mais plus particulièrement dans l'homme le monde où se meuvent les images de son esprit. Ainsi en 1932, je vois la Poësie et je juge les poëtes. S'ils ne comptent que sur les recherches littéraires, que sur la poësie écrite, — fatalement ils s'éloignent de toute compréhension et prophétisent dans le désert pour eux seuls : délectation morose. Et la poésie agonise s'ils veulent qu'elle ressuscite. Leur seul devoir est de lutter pour l'instauration de la nouvelle culture que j'ai essayé de définir devant vous, dans un nouvel état social.
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