La crise c’est quand le vieux se meurt et
que le jeune hésite à naître. Antonio Gramsci
M.L Bodirsky |
Nous voici donc au
milieu gué, entre le paradigme technocratique du vieux monde où règnent les
experts et l’émergence d’un monde nouveau animée par des visionnaires. C’est
dans cet entre-deux de la crise où, selon la célèbre formule de Gramsci, le vieux se meurt et où le jeune hésite à
naître que nous sommes pris au piège d’un cercle vicieux décrits en ces termes
par Hervé Kempf : «Jamais nous
n’avons connu aussi bien les maux qui nous accablent. Mais jamais nous n’avons
été aussi impuissants à adopter les remèdes qui les soulageraient».
Élaborées
par une mentalité technocratique, les solutions d’hier sont devenues
aujourd’hui autant de problèmes qui, pour être résolus, nécessitent d’accéder à
un nouveau stade de développement. Or en identifiant la conscience à la rationalité
et la rationalité à une fonction purement instrumentale, l’idéologie utilitariste au pouvoir enferme l’être humain dans une identité abstraite et statique. Ce faisant, il le prive d’une perspective de
développement supérieur fondé sur la participation sensible et intuitive de la
conscience à son milieu.
Et
pourtant tous ces « maux qui nous
accablent » sont la conséquence de cette pensée abstraite et
fragmentée, incapable de participer aux dynamiques comme d’intégrer la complexité. Remédier
à ces maux c’est participer à une nouvelle « vision du monde » qui réhabilite
les ressources cognitives de l’intuition et de la sensibilité en développant une perspective intégrale.
Dans
cette série de billets, nous analyserons la tension entre, d’un côté, les
représentants du vieux monde qui s’accrochent d’autant plus à leurs idées et à
leurs privilèges qu’ils se sentent totalement dépassés et condamnés par le
mouvement de l’histoire, et, de l’autre, un profond courant de régénération qui
s’incarne à travers une multiplicité d’initiatives, de projets et de mouvement
sociaux.
Si
vous avez raté le début…
En réaction à la « pseudo-fin
du monde » mise en scène le 21 Décembre 2012 par le grand carnaval
médiatique, Jacques Ferber célébrait la fin de l'année par une vision inspirée annonçant l’avènement d’une ère nouvelle. C’est dans cet
esprit que le premier billet de l’année 2013 était consacré au livre de Werner Kaiser intitulé Politique Intégrale : une nouvelle politique pour un temps nouveau.
Inspiré par
la théorie intégrale de Jean Gebser, l’auteur, co-fondateur du Parti Intégral
suisse, y expose les principes d’une
politique capable de transposer sur le plan de l’organisation sociale le
saut évolutif qui conduit du stade mental/rationnel au stade intégral.
Dans notre dernière série de
billets, intitulée Experts et
Visionnaires, nous évoquions certains éléments de ce saut évolutif en proposant,
pour commencer, l’article écrit par Edgar Morin dans Le Monde du 1er Janvier :
En 2013, il faudra plus encore se méfier de la docte ignorance des experts. Il y critiquait avec
lucidité le rôle d’une expertise technocratique incapable de rendre compte de
la complexité du monde et de son mouvement évolutif. En effet, la vision microscopique et fragmentée de la
technocratie ne peut percevoir et saisir la mutation globale et macroscopique
vécue actuellement par l’espèce humaine qui rappelle la naissance de la
civilisation au néolithique.
Dans le second billet
intitulé Intégrer la complexité, nous évoquions l’émergence d’un nouveau stade
évolutif adapté à nos sociétés interconnectées, en complexité croissante et en
évolution constante. Ce saut évolutif permet le développement d’une conscience fondée
sur une vision intégrale qui perçoit en termes de
relations et pense en termes de globalité.
Dans le
troisième billet intitulé La fin d’un monde, nous évoquions le rôle du visionnaire qui libère des limites et des
illusions de la pensée technocratique en proposant une perspective globale,
profonde et inspirée. Une telle vision replace notre situation actuelle dans le temps
long d’une dynamique évolutive qui s’exprime aujourd’hui à travers de nouvelles
formes de pensée, de sensibilité et d’organisation.
Fin
de l’Occident, naissance du monde
Pour
mieux saisir les rapports de force entre le vieux monde régi par les experts et
le nouveau monde inspiré des visionnaires, nous proposerons ci-dessous le texte
où Hervé Kempf décrit ce
paradoxe contemporain selon lequel
« Jamais nous n’avons connu aussi bien les maux qui nous accablent. Mais
jamais nous n’avons été aussi impuissants à adopter les remèdes qui les
soulageraient».
Ce texte présente le numéro de Dossiers et Documents, daté de Novembre
2012 et intitulé Changez d’ère, où sont
sélectionnés le meilleur des articles du journal français de référence - Le
Monde - sur le thème du changement de
modèle économique et social. Journaliste spécialisé dans les questions
environnementales, Hervé Kempf est en charge de la rubrique Écologie du Monde
et le créateur de l’excellent site Reporterre qui « veut être le forum de tous ceux qui
imaginent le nouveau monde, un monde où l'on arrêtera de détruire
l'environnement et qui retrouvera l'idéal de la justice ».
Hervé Kempf est aussi l’auteur
d’essais remarqués qui enrichissent l’écologie politique en articulant avec
précision les problématiques sociales et politiques, économiques et
environnementales : Comment les riches détruisent la planète,
(2007) ; Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, (2009) ; L’oligarchie
ça suffit, vive la démocratie (2011). Avec son nouveau livre, Fin de l’Occident,
naissance du monde, Hervé Kempf alerte sur l’indispensable changement
de société fondée sur le « passage du néolithique au biolithique : «
il ne s'agit plus de répartir l'abondance, l'enrichissement sans fin promis par
la croissance, mais d'organiser la sobriété ».
Changez d’ère. Hervé Kempf
Un à un les fondements économiques et sociaux de notre modèle
s’écroulent : dogme de la croissance, des marchés, de la finance,
croissance des inégalités, alertes environnementales… C’est l’occasion à saisir
pour penser et bâtir un autre modèle de société. Le grand public –
révolutionnaire dans l’âme, peut-être – s’en rend compte. Actif dans les PME,
les associations, il innove. Pourtant le changement de fond tarde à se
produire. Explications.
Quelle situation
paradoxale ! Jamais nous n’avons connu aussi bien les maux qui nous
accablent. Mais jamais nous n’avons été aussi impuissants à adopter les remèdes
qui les soulageraient. Nous savons aujourd’hui que la croissance économique ne
répond pas aux problèmes du moment, que la crise écologique s’aggrave, que les
inégalités ont atteint un degré insupportable et dangereux pour la paix
sociale, que le pouvoir financier s’est affranchi de tout contrôle et poursuit
ses intérêts au détriment de la société. Pourtant la société semble continuer à
accepter sans grands remous cette dégradation continue. Comme si, décidément,
rien ne pouvait changer. Mais pourquoi justement, rien ne change-il ?
Pour l’économiste
Dominique Méda, auteur de Travail, la révolution nécessaire, une première réponse
tient à ce qu’«il y a une complète contradiction entre le court terme et le long
terme : au nom du long terme, nous devrions changer radicalement nos modes
de production, revoir le rythme de croissance, consommer différemment et moins,
mais à court terme nos gouvernants pensent qu’il faut plus de consommation, de
production, pour avoir plus d’emplois et de revenus ».
Une partie de l’explication tient aussi au
fatalisme entretenu par les médias, notamment la télévision, soigneusement
contrôlée par l’oligarchie. Le discours néolibéral y tient le haut du pavé,
l’information minore les luttes sociales et les pratiques alternatives, le
conditionnement publicitaire y est permanent, maintenant une culture de la
consommation détachée des enjeux politiques.
Ainsi le TINA – « There Is No
Alternative » - de Margareth Tatcher s’est durablement incrustée dans les
esprits. : « Il n’y a pas
d’autres solutions que le capitalisme ; la croissance est
indispensable ; on ne peut pas taxer les hyper-riches ; quoique nous
fassions pour l’environnement sera annulé par le poids de la Chine ; etc… »
Et pendant ce temps, le pouvoir économique reste dominé par la puissance des
riches, qui menacent de retirer leurs capitaux à la moindre tentative de
justice sociale.
Une difficulté tient, observe Jean-Claude
Guillebaud, auteur d’Une autre vie est possible, à ce que « les
dominations ont changé de visage. Aujourd’hui entre les fond de pension, les
traders, les banques mondialisées, les rapports de force sont beaucoup plus
compliqués à saisir ».
Mais les sociétés oligarchiques ne sont pas
des dictatures. Si les gens ne se rebellent pas, c’est aussi parce qu’ils ne le
veulent pas. Et même si les troubles économiques commencés avec la crise
financière de 2007/2008 fragilisent de plus en plus les couches populaires et
les classes moyennes, cette évolution n’a pas encore nourri de sentiment de
révolte ou de solidarité avec les plus démunis. La vie reste assez confortable.
Et la peur domine : du chômage, de la précarité, de la perte du statut et
du revenu, peur, aussi, du changement.
Cependant, tout espoir de changer n’a pas
disparu. Pour Jean-Claude Guillebaud, « sous la croûte de l’apparence, les choses changent dans les têtes ».
Et de citer Hölderlin : « Les
peuples somnolent, la chance voulut qu’ils ne s’endormissent point. »
Pour l’instant, cependant l’espoir semble submergé par l’ampleur de la tâche à
accomplir. « On vit des mutations
gigantesques, observe Guillebaud, tellement profondes que l’ampleur des
adaptations à mener est paralysante pour tout le monde. » Une idée
partagée par Dominique Méda : « La
crise nous tétanise et bloque les innovations possibles alors que nous avons
plus que jamais besoin de celles-ci. Nous sommes tétanisés par notre incapacité
à savoir qui doit commencer et par où commencer »
Cependant, si cela ne change pas, n’est-ce
pas aussi parce que l’on ne sait pas bien par quoi remplacer ce monde tout
cassé, mais qui fonctionne encore ? « Un point fondamental, souligne Dominique Méda, est que les mouvements
sociaux et écologistes ne parviennent pas en Europe à proposer une alternative
commune et claire, ni le chemin pour y parvenir. » La responsabilité est donc aussi du côté de
ceux, si nombreux, qui critiquent le système, affirme vouloir le changer, mais
sans être capables de surmonter leurs divisions, leurs chamailleries, ni
d’articuler l’ensemble de propositions alternatives.
Il y a pourtant urgence. Comme le rappelle
Jean-Claude Guillebaud, « la
question centrale est de savoir si l’on va se mettre à changer dans la violence
ou non. La violence rode sur nos têtes ». Alors il faut choisir de
changer. Nous sommes nombreux à le vouloir, et à le mette en œuvre à son
échelle. Il reste à coordonner, cristalliser, unir ces tentatives prometteuses
et roboratives, mais encore dispersées. (Dossiers et Documents. Le Monde. Novembre 2012)
Un saut évolutif
Moebius |
Cet article d’Hervé Kempf a le mérite de
proposer un certain nombre de réponses à la situation paradoxale qui est la nôtre et qu’il décrit avec précision.
Mais sans doute par peur d'être jugées utopiques, ces réponses restent très partielles et n'expliquent pas la signification, la dynamique ni l'orientation de ces "mutations gigantesques" qui font que "sous la croûte de l'apparence, les choses changent dans les têtes."
Dans une perspective intégrale dont nous nous faisons ici l'écho, ces mutations n'apparaissent ni factuelles, ni hasardeuses. Elles expriment la dynamique d'une évolution culturelle qui se manifeste aujourd'hui à travers l'émergence d'une "vision du monde" fondée sur un paradigme intégral et correspondant à un nouveau stade évolutif. Selon nous, rien ne peut advenir de
novateur dans le domaine de l’organisation socio-économique qui ne soit inspiré
par la dynamique de cette évolution culturelle porteuse de nouvelles formes
d’interprétation et d’individuation, de perception et de conception.
A
l’injonction de Margaret Thatcher selon laquelle il n’y aurait pas
d’alternative, nous serions tentés de répondre que la seule alternative possible et plausible
est celle d'un saut évolutif. Depuis plus de cinquante ans, nombre de chercheurs ont annoncé ce changement de paradigme qui explique aussi bien la transformation actuelle des mentalités que l’effondrement
des institutions qui en est la conséquence.
Si, jusqu'ici, ils n'ont pas été entendus par les pouvoirs en place, c'est que les notions mêmes de saut évolutif et de développement qualitatif vont à l'encontre de l'anthropologie abstraite de la modernité qui identifie la conscience à la rationalité et celle-ci à une fonction purement instrumentale. En réduisant l'être humain à un individu abstrait, désaffilié de toute appartenance et déconnecté de toute globalité, cette anthropologie dominante fait de celui-ci l'agent fonctionnel d'une mécanique sociale, qui met sa rationalité au service de ses intérêts égoïstes.
La Mémoire du Futur
Aujourd’hui, il ne s’agit pas simplement d’observer et de participer à l’émergence de nouvelles formes de pensée et de sensibilité qui expriment la dynamique de l’évolution mais aussi de se libérer des formes anciennes, devenues totalement dépassées puisqu'elles ne sont plus du tout adaptées au temps présent des sociétés de l'information fondées sur le mouvement et la complexité.
Il convient donc de déconstruire une mentalité technocratiques inspirée par un rationalisme qui n'est rien d'autre qu'un usage déraisonnable de la raison déniant la participation sensible de la subjectivité et la vision globalisante de l’intuition. Se libérer des évidences, constituées par les références habituelles, nécessite toujours une tension créatrice où courage et ténacité, énergie et enthousiasme sont mobilisés par une inspiration profonde et partagée.
Aujourd’hui, il ne s’agit pas simplement d’observer et de participer à l’émergence de nouvelles formes de pensée et de sensibilité qui expriment la dynamique de l’évolution mais aussi de se libérer des formes anciennes, devenues totalement dépassées puisqu'elles ne sont plus du tout adaptées au temps présent des sociétés de l'information fondées sur le mouvement et la complexité.
Il convient donc de déconstruire une mentalité technocratiques inspirée par un rationalisme qui n'est rien d'autre qu'un usage déraisonnable de la raison déniant la participation sensible de la subjectivité et la vision globalisante de l’intuition. Se libérer des évidences, constituées par les références habituelles, nécessite toujours une tension créatrice où courage et ténacité, énergie et enthousiasme sont mobilisés par une inspiration profonde et partagée.
Tel est le rôle des visionnaires : poser et proposer un autre regard sur le monde, actualiser ce qui est potentiel, révéler un imaginaire commun, donner à voir ce qui est encore invisible, formuler l’implicite, oser l’impensable, démystifier l’impossible avec la force créatrice et subversive de l’utopie, éveiller dans l’être humain la mémoire du futur à travers des langages formels dans lesquels se reconnaît la conscience collective en évolution.
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