Le futur est en nous bien avant qu’il n’arrive.
Rainer Maria Rilke
Des lecteurs du Journal Intégral ont noté
l’étonnante synchronicité entre notre réflexion des dernières semaines sur le changement
de paradigme entre l’ancien et le nouveau monde, et cet évènement historique - analysé
dans notre dernier billet - que constitue l’irruption du Mouvement Cinq Etoiles
de Beppe Grillo sur la scène politique européenne.
Du 15 février au 12 Mars, nous avons effectivement posté une série de billets écrits avant les élections italiennes, intitulée « Entre l’Ancien et le Nouveau Monde ». Nous y décrivions sans le savoir certains éléments du processus qui a permis l’émergence de formes sociales et démocratiques inédites dans ce laboratoire politique qu’est l’Italie.
Cette synchronicité permet de mieux saisir le sens d’une vision intégrale fondée sur la synchronisation de l’intuition subjective et de l’intelligence collective avec la dynamique évolutive de la vie/esprit qui se manifeste à travers des évènements pouvant être interprétés comme autant de signes des temps.
Du 15 février au 12 Mars, nous avons effectivement posté une série de billets écrits avant les élections italiennes, intitulée « Entre l’Ancien et le Nouveau Monde ». Nous y décrivions sans le savoir certains éléments du processus qui a permis l’émergence de formes sociales et démocratiques inédites dans ce laboratoire politique qu’est l’Italie.
Cette synchronicité permet de mieux saisir le sens d’une vision intégrale fondée sur la synchronisation de l’intuition subjective et de l’intelligence collective avec la dynamique évolutive de la vie/esprit qui se manifeste à travers des évènements pouvant être interprétés comme autant de signes des temps.
Un nouveau contexte
On ne peut plus penser nos sociétés
informationnelles avec les outils théoriques et cognitifs élaborés par et pour
les sociétés industrielles des siècles précédents. Le contexte global de notre
civilisation a totalement changé et il faut changer de mode de pensée pour percevoir,
comprendre et participer au nouveau contexte dans lequel nous évoluons.
Alors que la société industrielle était fondée
sur une modélisation objective qui rend nécessaire la distinction abstraite, l’analyse
et la spécialisation, la société de l’information renvoie à un ensemble intégré
de relations en interconnexion croissante et en évolution constante. C’est
pourquoi on assiste à l’émergence d’une « intelligence connective »
qui perçoit et pense en termes de relation et de globalité, de flux et de
dynamique plutôt qu’en termes de distinction et de spécialité, d’objet et de
stabilité.
Changer de mode de pensée c’est inclure et
dépasser le paradigme abstrait – mécanique et technocratique – de la modernité en
participant, à travers un processus de synchronisation à la fois subjectif et
intersubjectif, au flux dynamique des sociétés de l’information.
Au cœur d’une vision intégrale, cette
intelligence connective réenchante l’histoire en concevant l’évènement comme un
signe des temps et le temps comme une manifestation de l’Esprit. En ce sens, la
pensée intégrale est l’héritière d’une philosophie de l’histoire, inventée par
les penseurs du dix-neuvième siècle, qu’elle actualise et redimensionne à
partir d’une vision évolutionnaire de la culture, des sociétés et de l’être humain.
Déconstruire le pseudo-réalisme
En
ayant à l’esprit cet évènement historique que constituent les dernières
élections italiennes, je viens de relire notre dernière série de billets intitulée
Entre l’Ancien et le Nouveau Monde. J’y
constate, comme certains lecteurs, une profonde synchronicité entre les
processus que nous analysions et l’émergence du Mouvement Cinq Etoiles de Beppe
Grillo, incompréhensible si on l’interprète à partir de l’ancien paradigme en
le réduisant à une simple réaction populiste aux politiques de rigueur menées
par les eurocrates.
Un
coup d’œil dans le rétroviseur permettra de saisir la dimension prémonitoire de
nos analyses. En mettant en exergue cette citation d’Antonio Gramsci « La crise c’est quand le vieux se meurt et
que le jeune hésite à naître », nous écrivions le 15 Février : « Dans cette série de billets, nous analyserons la tension entre, d’un
côté, les représentants du vieux monde qui s’accrochent d’autant plus à leurs
idées et à leurs privilèges qu’ils se sentent totalement dépassés et condamnés
par le mouvement de l’histoire, et, de l’autre, un profond courant de
régénération qui s’incarne à travers une multiplicité d’initiatives, de projets
et de mouvement sociaux ».
Le
22 Février nous postions un billet intitulé Déconstruire le pseudo-réalisme dans lequel nous évoquions cette expertocratie qui
impose sa vision utilitariste et désenchantée en réduisant la complexité de l’être humain à une seule dimension :
celle qui peut être observable, quantifiable et mesurable. A contrario, en
citant Le Plan des Colibris nous définissions l’utopie comme une méthode
de prospective politique : « L'utopie n'est pas la chimère mais le « non lieu » de tous
les possibles. Face aux limites et aux impasses de notre modèle d'existence,
elle est une pulsion de vie, capable de rendre possible ce que nous considérons
comme impossible. C'est dans les utopies d'aujourd'hui que sont les solutions
de demain. »
Né il y a trois ans, sans structure ni siège, le Mouvement Cinq Etoiles de
Beppe Grillo, devient le 25
Février le premier parti aux
élections italiennes après avoir refusé de participer au jeu des médias
traditionnels et en utilisant Internet de manière exclusive. Portés par
une intelligence collective holomidale, les nouveaux mouvements
protestataires qui, depuis quelques années, plaident dans de nombreux pays pour
un « changement global » trouvent pour la première fois une traduction
institutionnelle.
Du choc de civilisation à l’insurrection
civique
Le 1er Mars, dans un billet intitulé
Un Homme de retard, nous évoquions L’Homme Post Moderne, le livre de Brice Perrier et de Michel Maffesoli où ce
dernier estime que « le
“logiciel programmatique“ de nos gouvernants continue de reposer sur les
caractéristiques d’un type d’homme en voie d’extinction depuis maintenant un
demi-siècle, dans le cadre d’un processus de mutation ». C’est bien
parce que toutes nos institutions fonctionnent avec un homme de retard que
s’élargit le fossé entre les nouvelles générations et les « élites »
politiques, médiatiques, oligarchique.
Le
12 Mars nous évoquions Un choc de civilisation
qui oppose d’une part les tenants de l’ancien paradigme technocratique,
enfermés dans une logique abstraite qui vise à la domination du monde, et, de
l’autre ceux qui vivent dans l’ère nouvelle d’un monde globalisé et
interconnecté, fondée sur le flux continu et partagé de l’information. Nous écrivions alors : « Des couches de plus en plus larges de la
population, notamment parmi les jeunes générations, perçoivent la mentalité
technocratique et l’organisation pyramidale comme totalement inadaptées à l’écosystème
des sociétés avancées. Cette perception collective est à l’origine de
mouvements sociaux qui remettent en question les anciennes références et organisations sans
toujours bien savoir comment les remplacer. »
En reprenant les propos de Christian
Lamontagne, nous évoquions le changement de paradigme en cours comme « le
passage d’une société fondée sur une logique réductionniste (matérialiste,
productiviste, individualiste, fonctionnant en silo) à une logique inclusive et
intégrale, avec une compréhension profonde des liens faisant de la société un
tout cohérent… En fait, nous assistons à la démonstration des impasses générées
par un mode de pensée dichotomique et réducteur, héritage du rationalisme
hérité du siècle des Lumières, et à l’émergence d’un mode de pensée multi
perspectiviste intégral (la subjectivité et l’objectivité, l’individu et la
société sont des dimensions inséparables de la réalité une) ».
Enfin,
le 20 Mars nous avons posté notre dernier billet écrit - celui-ci - après les
élections italiennes et intitulé Une insurrection civique. Nous y évoquions, entre autre, la stratégie d’un choc
culturel qui donne à ces élections un caractère historique en annonçant une
transition politique entre les anciennes formes démocratiques fondées sur
la représentation et la logique
pyramidale, et les formes nouvelles fondées sur la participation et la connectivité
holomidale.
Le
Printemps du nouveau Monde
Faut-il
s’étonner d’une telle synchronicité quand elle résulte d’une théorie et d’une
méthode – une carte et une boussole –
fondées précisément sur la synchronisation de l’intuition individuelle
avec l’intelligence collective et de cette dernière avec la dynamique
évolutive de la vie/esprit qui se manifeste à travers l’histoire comme
l’histoire se manifeste à travers des évènements singuliers et significatifs.
Cette synchronisation intuitive,
poétique et visionnaire, entre la conscience et le monde phénoménal faisait
dire à Rainer Maria Rilke : « Le
futur est en nous bien avant qu’il n’arrive ». Cette citation de Rainer Maria Rilke était d’ailleurs déjà
en exergue d’un billet écrit il y a deux ans, le 8 Avril 2011, et intitulé Le Printemps du Nouveau Monde. Nous y évoquions, de manière tout aussi prémonitoire, le nouvel air du
temps qui allait s’exprimer un mois plus tard à travers le mouvement des
Indignés espagnols, à l’origine d’un vaste courant planétaire de
contestation et de résistance qui allait culminer le 15 Octobre avec des
manifestations dans plus de 860 villes de 78 pays, dont le mot d’ordre était :
"United for a Global Change" ("Tous ensemble pour
un changement global").
Le mouvement de l’histoire ne s’arrête
jamais : alors qu’il semble disparaître sous une forme devenue familière, il se
métamorphose pour réapparaître sous une forme nouvelle. Initié par les Indignés
en 2011, ce mouvement pour un « changement global » a disparu en tant
que tel pour renaître ces temps-ci à travers de nouvelles formes politiques tel
le Mouvement Cinq Etoiles comme à travers divers projets alternatifs en France. Et
ce, au moment même où Stéphane Essel, l’auteur d’Indignez-vous, vient juste de
disparaître et où l'on rend partout hommage à sa mémoire.
Une philosophie de l’Histoire
Les synchronicités évoquées ci-dessus comme bien
d’autres vécues au fil de nos réflexions, semblent légitimer une méthode fondée
sur une « vision intégrale » qui consiste, en se connectant
intuitivement à la force évolutive de la vie/esprit, à percevoir et à
interpréter les évènements comme des expressions formelles de cette dynamique.
C’est ainsi que l’évènement se dépouille de son caractère factuel et
superficiel pour devenir l’épiphanie d’un mouvement historique tout comme le mouvement
historique lui-même est épiphanie de l’Esprit.
La pensée intégrale
revendique l’héritage d’une philosophie évolutionniste et dialectique qui fut celle
de Hegel pour qui le mouvement de l’histoire n’était rien d’autre que la
manifestation de l’Esprit dans le temps. Si celui-ci écrit « La lecture du journal est la prière du matin
de l’homme moderne » c’est que l’évènement lui apparaît comme un
signe des temps à observer et à interpréter pour ce qu’il est :
l’expression significative et ponctuelle du
mouvement dialectique de l’Histoire à travers laquelle l’Esprit se
dévoile et se révèle.
Une telle
philosophie de l’histoire opère un profond retournement cognitif : ce ne
sont pas simplement les hommes qui font l’histoire mais le mouvement de
l’histoire qui, à travers ses ruses, investit de sa dynamique les acteurs et les
situations. Ce retournement cognitif permet à une connaissance historique, profondément
dénaturée par le réductionnisme ambiant, de retrouver une dimension « herméneutique »
essentielle.
Une "histoire
intégrale"
Selon Lucian Blaga "Le monde sensible est un complexe de signes pour dire la réalité mystérieuse". Parce qu’une « histoire intégrale » ne se résigne pas à enfermer le mouvement de l’histoire dans le pré-carré des faits et des déterminismes objectifs, elle perçoit l’évènement comme la manifestation sensible d’une dynamique profonde, inaccessible aux outils conceptuels.
L’historien doit donc
interpréter ce signe des temps en ne se contentant pas d’une analyse factuelle,
nécessaire mais très insuffisante pour saisir sa signification essentielle. L’intuition
doit saisir la forme historique de l’évènement comme l’expression ponctuelle d'une force temporelle : la dynamique évolutive, créatrice et intégrative, de la vie/esprit. Il s’agit ensuite de compléter cette perception essentielle
par une connaissance factuelle la plus
objective possible.
On
connaît la distinction faite par le philosophe allemand Wilhelm Dilthey entre sciences de la nature et sciences de l’esprit
humain. Cette différence repose sur la nécessité méthodologique de l’intuition
dans les sciences de l’homme : « la nature nous l’expliquons, la vie de l’âme
nous la comprenons». Gilbert Durand, le grand philosophe de l'imaginaire qui vient de mourir, analyse « le nouvel esprit
anthropologique » en précisant la spécificité des sciences humaines :
« Ce que les Sciences de l’Homme exigent,
c’est la saisie
des états vécus, de la « logique de la direction », « de
l’organique » (Spengler) qui « s’oppose à la logique de
l’anorganique, de l’étendue »… L’intuition
chez Spengler c’est une « tact physionomique » qui nous fait saisir -
nous révèle - en miroir, en similitude et résonance, notre image à travers les
grandes images de la culture. Pour Spengler comme pour Cassirer c’est le modèle du « symbole » -
c’est à dire la grande similitude qui unit un symbolisant visible à un sens
invisible – qui est le modèle de toute méthodologie de la Science de l’Homme. » (Science de l'homme et Tradition)
Un projet de
développement
On pourrait dire dire de l'évènement qu'il est une image symbolique nous renvoyant, comme un miroir, la physionomie d'une conscience collective en évolution. Cette "herméneutique historique" est contestée par tous ceux qui, formatés par le réductionnisme et l’objectivisme
modernes, ont perdu autant le sens de l’histoire que celui de la vision, les
deux allant de pair. Mais ne leur en déplaise : l’histoire n’est pas un
simple objet à analyser mais la manifestation d’un projet spirituel dont l’humanité
est le creuset et auquel participe intuitivement chaque sensibilité. Au cœur du développement humain, ce projet spirituel se déploie au cours du temps à travers une série de stades
évolutifs à complexité et intégration croissantes que l’on peut identifier.
Une vision intégrale
réhumanise l’histoire et la réenchante en lui donnant une profondeur métaphysique
et poétique que le réductionnisme moderne lui avait arraché. Selon une méthode
à la fois systémique et évolutionnaire, elle produit du sens à partir de
l’évènement. Dans un premier temps, elle interprète l’évènement comme l’expression
d’un contexte global, à la fois culturel, spirituel, symbolique, social, et
économique. Dans un second temps, elle inscrit ce contexte dans une dynamique historique qui lui donne son sens c'est à dire sa direction.
La dynamique et la globalité d’une vision intégrale
sont sans doute les mieux à même d’appréhender et de comprendre le saut évolutif
d’une société en train de passer du stade rationnel/industriel au stade
intégral/informationnel. Pour cela, il faut faire l’effort de s’éveiller et de
se former à ce nouveau mode de pensée adapté aux sociétés de l’information tout
en déconstruisant les anciens modèles inaptes à interpréter aussi bien la société d'aujourd'hui que le monde qui vient.