jeudi 28 mars 2013

Entre l'Ancien et le Nouveau Monde (6) Une Etonnante Synchronicité


Le futur est en nous bien avant qu’il n’arrive. Rainer Maria Rilke


Des lecteurs du Journal Intégral ont noté l’étonnante synchronicité entre notre réflexion des dernières semaines sur le changement de paradigme entre l’ancien et le nouveau monde, et cet évènement historique - analysé dans notre dernier billet - que constitue l’irruption du Mouvement Cinq Etoiles de Beppe Grillo sur la scène politique européenne.

Du 15 février au 12 Mars, nous avons effectivement posté une série de billets écrits avant les élections italiennes, intitulée « Entre l’Ancien et le Nouveau Monde ».  Nous y décrivions sans le savoir certains éléments du processus qui a permis l’émergence de formes sociales et démocratiques inédites dans ce laboratoire politique qu’est l’Italie. 

Cette synchronicité permet de mieux saisir le sens d’une vision intégrale fondée sur la synchronisation de l’intuition subjective et de l’intelligence collective avec la dynamique évolutive de la vie/esprit qui se manifeste à travers des évènements pouvant être interprétés comme autant de signes des temps.

Un nouveau contexte

On ne peut plus penser nos sociétés informationnelles avec les outils théoriques et cognitifs élaborés par et pour les sociétés industrielles des siècles précédents. Le contexte global de notre civilisation a totalement changé et il faut changer de mode de pensée pour percevoir, comprendre et participer au nouveau contexte dans lequel nous évoluons.

Alors que la société industrielle était fondée sur une modélisation objective qui rend nécessaire la distinction abstraite, l’analyse et la spécialisation, la société de l’information renvoie à un ensemble intégré de relations en interconnexion croissante et en évolution constante. C’est pourquoi on assiste à l’émergence d’une « intelligence connective » qui perçoit et pense en termes de relation et de globalité, de flux et de dynamique plutôt qu’en termes de distinction et de spécialité, d’objet et de stabilité.

Changer de mode de pensée c’est inclure et dépasser le paradigme abstrait – mécanique et technocratique – de la modernité en participant, à travers un processus de synchronisation à la fois subjectif et intersubjectif, au flux dynamique des sociétés de l’information.

Au cœur d’une vision intégrale, cette intelligence connective réenchante l’histoire en concevant l’évènement comme un signe des temps et le temps comme une manifestation de l’Esprit. En ce sens, la pensée intégrale est l’héritière d’une philosophie de l’histoire, inventée par les penseurs du dix-neuvième siècle, qu’elle actualise et redimensionne à partir d’une vision évolutionnaire de la culture, des sociétés et de l’être humain.

Déconstruire le pseudo-réalisme


En ayant à l’esprit cet évènement historique que constituent les dernières élections italiennes, je viens de relire notre dernière série de billets intitulée Entre l’Ancien et le Nouveau Monde. J’y constate, comme certains lecteurs, une profonde synchronicité entre les processus que nous analysions et l’émergence du Mouvement Cinq Etoiles de Beppe Grillo, incompréhensible si on l’interprète à partir de l’ancien paradigme en le réduisant à une simple réaction populiste aux politiques de rigueur menées par les eurocrates.

Un coup d’œil dans le rétroviseur permettra de saisir la dimension prémonitoire de nos analyses. En mettant en exergue cette citation d’Antonio Gramsci « La crise c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître », nous écrivions le 15 Février : « Dans cette série de billets, nous analyserons la tension entre, d’un côté, les représentants du vieux monde qui s’accrochent d’autant plus à leurs idées et à leurs privilèges qu’ils se sentent totalement dépassés et condamnés par le mouvement de l’histoire, et, de l’autre, un profond courant de régénération qui s’incarne à travers une multiplicité d’initiatives, de projets et de mouvement sociaux ».

Le 22 Février nous postions un billet intitulé Déconstruire le pseudo-réalisme dans lequel nous évoquions cette expertocratie qui impose sa vision utilitariste et désenchantée en réduisant la complexité de l’être humain à une seule dimension : celle qui peut être observable, quantifiable et mesurable. A contrario, en citant Le Plan des Colibris  nous définissions l’utopie comme une méthode de prospective politique : «  L'utopie n'est pas la chimère mais le « non lieu » de tous les possibles. Face aux limites et aux impasses de notre modèle d'existence, elle est une pulsion de vie, capable de rendre possible ce que nous considérons comme impossible. C'est dans les utopies d'aujourd'hui que sont les solutions de demain. » 

Né il y a trois ans, sans structure ni siège, le Mouvement Cinq Etoiles de Beppe Grillo, devient le 25 Février le premier parti aux élections italiennes après avoir refusé de participer au jeu des médias traditionnels et en utilisant Internet de manière exclusive. Portés par une intelligence collective holomidale, les nouveaux mouvements protestataires qui, depuis quelques années, plaident dans de nombreux pays pour un « changement global » trouvent pour la première fois une traduction institutionnelle.

Du choc de civilisation à l’insurrection civique

Le 1er Mars, dans un billet intitulé Un Homme de retard, nous évoquions L’Homme Post Moderne, le livre de Brice Perrier et de Michel Maffesoli où ce dernier estime que « le “logiciel programmatique“ de nos gouvernants continue de reposer sur les caractéristiques d’un type d’homme en voie d’extinction depuis maintenant un demi-siècle, dans le cadre d’un processus de mutation ». C’est bien parce que toutes nos institutions fonctionnent avec un homme de retard que s’élargit le fossé entre les nouvelles générations et les « élites » politiques, médiatiques, oligarchique.

Le 12 Mars nous évoquions Un choc de civilisation qui oppose d’une part les tenants de l’ancien paradigme technocratique, enfermés dans une logique abstraite qui vise à la domination du monde, et, de l’autre ceux qui vivent dans l’ère nouvelle d’un monde globalisé et interconnecté, fondée sur le flux continu et partagé de l’information. Nous écrivions alors : « Des couches de plus en plus larges de la population, notamment parmi les jeunes générations, perçoivent la mentalité technocratique et l’organisation pyramidale comme totalement inadaptées à l’écosystème des sociétés avancées. Cette perception collective est à l’origine de mouvements sociaux qui remettent en question les anciennes références et organisations sans toujours bien savoir comment les remplacer. »

En reprenant les propos de Christian Lamontagne, nous évoquions le changement de paradigme en cours comme « le passage d’une société fondée sur une logique réductionniste (matérialiste, productiviste, individualiste, fonctionnant en silo) à une logique inclusive et intégrale, avec une compréhension profonde des liens faisant de la société un tout cohérent… En fait, nous assistons à la démonstration des impasses générées par un mode de pensée dichotomique et réducteur, héritage du rationalisme hérité du siècle des Lumières, et à l’émergence d’un mode de pensée multi perspectiviste intégral (la subjectivité et l’objectivité, l’individu et la société sont des dimensions inséparables de la réalité une) ».

Enfin, le 20 Mars nous avons posté notre dernier billet écrit - celui-ci - après les élections italiennes et intitulé Une insurrection civique. Nous y évoquions, entre autre, la stratégie d’un choc culturel qui donne à ces élections un caractère historique en annonçant une transition politique entre les anciennes formes démocratiques fondées sur la  représentation et la logique pyramidale, et les formes nouvelles fondées sur la participation et la connectivité holomidale.

Le Printemps du nouveau Monde


Faut-il s’étonner d’une telle synchronicité quand elle résulte d’une théorie et d’une méthode – une carte et une boussole –  fondées précisément sur la synchronisation de l’intuition individuelle avec l’intelligence collective et de cette dernière avec la dynamique évolutive de la vie/esprit qui se manifeste à travers l’histoire comme l’histoire se manifeste à travers des évènements singuliers et significatifs.

Cette synchronisation intuitive, poétique et visionnaire, entre la conscience et le monde phénoménal faisait dire à Rainer Maria Rilke : « Le futur est en nous bien avant qu’il n’arrive ». Cette citation de Rainer Maria Rilke était d’ailleurs déjà en exergue d’un billet écrit il y a deux ans, le 8 Avril  2011, et intitulé Le Printemps du Nouveau Monde. Nous y évoquions, de manière tout aussi prémonitoire, le nouvel air du temps qui allait s’exprimer un mois plus tard à travers le mouvement des Indignés espagnols, à l’origine d’un vaste courant planétaire de contestation et de résistance qui allait culminer le 15 Octobre avec des manifestations dans plus de 860 villes de 78 pays, dont le mot d’ordre était : "United for a Global Change" ("Tous ensemble pour un changement global").

Le mouvement de l’histoire ne s’arrête jamais : alors qu’il semble disparaître sous une forme devenue familière, il se métamorphose pour réapparaître sous une forme nouvelle. Initié par les Indignés en 2011, ce mouvement pour un « changement global » a disparu en tant que tel pour renaître ces temps-ci à travers de nouvelles formes politiques tel le Mouvement Cinq Etoiles comme à travers divers projets alternatifs en France. Et ce, au moment même où Stéphane Essel, l’auteur d’Indignez-vous, vient juste de disparaître et où l'on rend partout hommage à sa mémoire.

Une philosophie de l’Histoire

Les synchronicités évoquées ci-dessus comme bien d’autres vécues au fil de nos réflexions, semblent légitimer une méthode fondée sur une « vision intégrale » qui consiste, en se connectant intuitivement à la force évolutive de la vie/esprit, à percevoir et à interpréter les évènements comme des expressions formelles de cette dynamique. C’est ainsi que l’évènement se dépouille de son caractère factuel et superficiel pour devenir l’épiphanie d’un mouvement historique tout comme le mouvement historique lui-même est épiphanie de l’Esprit. 

La pensée intégrale revendique l’héritage d’une philosophie évolutionniste et dialectique qui fut celle de Hegel pour qui le mouvement de l’histoire n’était rien d’autre que la manifestation de l’Esprit dans le temps. Si celui-ci écrit  « La lecture du journal est la prière du matin de l’homme moderne » c’est que l’évènement lui apparaît comme un signe des temps à observer et à interpréter pour ce qu’il est : l’expression significative et ponctuelle du  mouvement dialectique de l’Histoire à travers laquelle l’Esprit se dévoile et se révèle.

Une telle philosophie de l’histoire opère un profond retournement cognitif : ce ne sont pas simplement les hommes qui font l’histoire mais le mouvement de l’histoire qui, à travers ses ruses, investit de sa dynamique les acteurs et les situations. Ce retournement cognitif permet à une connaissance historique, profondément dénaturée par le réductionnisme ambiant, de retrouver une dimension « herméneutique » essentielle.

Une "histoire intégrale"



Selon Lucian Blaga "Le monde sensible est un complexe de signes pour dire la réalité mystérieuse". Parce qu’une « histoire intégrale » ne se résigne pas à enfermer le mouvement de l’histoire dans le pré-carré des faits et des déterminismes objectifs, elle perçoit l’évènement comme la manifestation sensible d’une dynamique profonde, inaccessible aux outils conceptuels.

L’historien doit donc interpréter ce signe des temps en ne se contentant pas d’une analyse factuelle, nécessaire mais très insuffisante pour saisir sa signification essentielle. L’intuition doit saisir la forme historique de l’évènement comme l’expression ponctuelle d'une force temporelle : la dynamique évolutive, créatrice et intégrative, de la vie/esprit. Il s’agit ensuite de compléter cette perception essentielle par une connaissance  factuelle la plus objective possible.

On connaît la distinction faite par le philosophe allemand Wilhelm Dilthey entre sciences de la nature et sciences de l’esprit humain. Cette différence repose sur la nécessité méthodologique de l’intuition dans les sciences de l’homme : « la nature nous l’expliquons, la vie de l’âme nous la comprenons». Gilbert Durand, le grand philosophe de l'imaginaire qui vient de mourir, analyse « le nouvel esprit anthropologique » en précisant la spécificité des sciences humaines :   

« Ce que les Sciences de l’Homme exigent, c’est la saisie des états vécus, de la « logique de la direction », « de l’organique » (Spengler) qui « s’oppose à la logique de l’anorganique, de l’étendue »… L’intuition chez Spengler c’est une « tact physionomique » qui nous fait saisir - nous révèle - en miroir, en similitude et résonance, notre image à travers les grandes images de la culture. Pour Spengler comme pour Cassirer c’est le modèle du « symbole » - c’est à dire la grande similitude qui unit un symbolisant visible à un sens invisible – qui est le modèle de toute méthodologie de la Science de l’Homme. » (Science de l'homme et Tradition)

Un projet de développement

On pourrait dire dire de l'évènement qu'il est une image symbolique nous renvoyant, comme un miroir, la physionomie d'une conscience collective en évolution.  Cette "herméneutique historique" est contestée par tous ceux qui, formatés par le réductionnisme et l’objectivisme modernes, ont perdu autant le sens de l’histoire que celui de la vision, les deux allant de pair. Mais ne leur en déplaise : l’histoire n’est pas un simple objet à analyser mais la manifestation d’un projet spirituel dont l’humanité est le creuset et auquel participe intuitivement chaque sensibilité. Au cœur du développement humain, ce projet spirituel se déploie au cours du temps à travers une série de stades évolutifs à complexité et intégration croissantes que l’on peut identifier.

Une vision intégrale réhumanise l’histoire et la réenchante en lui donnant une profondeur métaphysique et poétique que le réductionnisme moderne lui avait arraché. Selon une méthode à la fois systémique et évolutionnaire, elle produit du sens à partir de l’évènement. Dans un premier temps, elle interprète l’évènement comme l’expression d’un contexte global, à la fois culturel, spirituel, symbolique, social, et économique. Dans un second temps, elle inscrit ce contexte dans une dynamique historique qui lui donne son sens c'est à dire sa direction.

La dynamique et la globalité d’une vision intégrale sont sans doute les mieux à même d’appréhender et de comprendre le saut évolutif d’une société en train de passer du stade rationnel/industriel au stade intégral/informationnel. Pour cela, il faut faire l’effort de s’éveiller et de se former à ce nouveau mode de pensée adapté aux sociétés de l’information tout en déconstruisant les anciens modèles inaptes à interpréter aussi bien la société d'aujourd'hui que le monde qui vient.

mercredi 20 mars 2013

Entre l'Ancien et le Nouveau Monde (5) Une Insurrection Civique


Ce n'est pas l'utopie qui est dangereuse car elle est indispensable à l'évolution. C'est le dogmatisme que certains utilisent pour maintenir leur pouvoir, leurs prérogatives et leur dominance. Henri Laborit


Ceux qui participent intuitivement à l’esprit du temps anticipent des évènements qui, parfois avec une synchronicité étonnante, viennent illustrer leurs réflexions et leurs perceptions. Depuis plusieurs semaines nous analysions le choc de civilisation et le fossé générationnel entre l’ancien et le nouveau monde. Nous évoquions dans notre dernier billet l’émergence de mouvements protestataires d’un nouveau type, fondés sur ce que J.F Noubel nomme une « intelligence collective holomidale ». En s’opposant à la logique abstraite et pyramidale de nos sociétés technocratiques, ces mouvements expriment, de manière encore chaotique, un profond changement de paradigme.

L’actualité nous offre une parfaite illustration de notre réflexion avec le triomphe électoral en Italie du Mouvement Cinq Etoiles de Beppe Grillo. Cette formation sans structure ni siège, créée il y a trois ans sur Internet, est devenue d’emblée le premier parti d'Italie avec 25,5 % des voix et plus de 160 parlementaires, députés et sénateurs, à l'issue des élections des 24 et 25 février.

Peu avares en métaphores climatiques, les commentateurs évoquent un tsunami, un coup de tonnerre ou un séisme qui ne secoue pas la seule péninsule mais qui fait trembler l'Europe entière sur ses bases, non sans raison d’ailleurs. Car, comme le dit Gianroberto Casaleggio, le « conseiller » de Grillo : "Ce qui se passe ici est le début d'un changement plus radical encore, un changement qui touchera toutes les démocraties." Si l’Italie est un laboratoire politique, c’est qu’on a pu y assister, entre autre, à la fin du Parti communiste, à l'explosion de toute une classe politique après l'opération "Mains propres", au populisme avec Berlusconi et la Ligue du Nord mais aussi à l’imposition d’un gouvernement de techniciens

C’est dans ce laboratoire politique que les nouveaux mouvements protestataires trouvent pour la première fois une traduction institutionnelle qui nous permet d’observer en direct l’émergence de formes sociales, politiques et culturelles inédites qui expriment une nouvelle « vision du monde ». Ce changement radical est celui d’une ‘‘transition politique’’ entre les anciennes formes démocratiques fondées sur la représentation et la logique pyramidale, et les formes nouvelles d’une démocratie directe, fondées sur la participation citoyenne et la connectivité holomidale.

Une crise évolutive

Le politologue libéral Dominique Reynié décrit dans un entretien au Monde la portée historique d’un tel évènement : « « Nous sommes partis pour un cycle de crise politique majeure. Je pense qu'on le verra aux élections européennes de 2014. On va peut-être avoir un grand mouvement populiste au Parlement européen. Cela risque d'être un point de rupture. Ce qui se passe en Italie, c'est un moment de bascule historique. On assiste à un délitement des systèmes politiques. Après la crise financière, la crise économique, nous sommes dans la crise politique. »

Lire le nouveau monde avec de vieilles lunettes c’est se condamner au mieux à la myopie académique et au pire à l’aveuglement idéologique. Les observateurs officiels interprètent l’émergence de mouvements novateurs avec des modes de pensée que ceux-ci cherchent justement à dépasser. Prisonniers de l’économisme dominant, ces « experts » ont du mal comprendre l’originalité et la spécificité d’un évènement que l’on ne peut pas réduire simplement à une « réaction populiste » face aux politiques de rigueur menée par les eurocrates. Au-delà de la peur et de son instrumentalisation, par delà les analyses factuelles et convenues qui masquent un cruel manque de profondeur, la crise politique qui s’annonce peut aussi être interprétée comme une chance si on comprend qu’elle est avant tout une crise évolutive.

Dans nos derniers billets nous évoquions le choc de civilisation entre les tenants de l’ancien et du nouveau paradigme. C’est autour de ce choc à la fois culturel, générationnel et technologique que Beppe Grillo a conçu sa stratégie politique : «  Son pari, c’est la convulsion citoyenne. Il prône et réussit un "choc culturel" et un renouvellement complet de la classe politique qui est selon lui le préalable requis à toute redéfinition d’un programme politique... Le verbe attrape-tout et vociférant de Beppe a su rallier la jeunesse, celle des tweets, des smartphones, de la musique mondialisée, mais aussi une partie des trentenaires diplômés les mieux formés d'Italie et contraints de s’expatrier vers les Etats-Unis ou l’Australie pour trouver du travail.» (Guillaume Malaurie. Une sécession civique dans l'Union européenne. Nouvelobs.com)

Connectivité holomidale et démocratie directe

Fondée sur l'intelligence collective holomidale qui émerge d'Internet et des réseaux sociaux, cette stratégie de choc remet en question la logique pyramidale propre à la représentation politique pour promouvoir une forme nouvelle de démocratie directe où le citoyen participe activement et personnellement à la vie de la cité..

Selon Massimo Mazzuco : " La vraie particularité de Grillo consiste d'une part à remettre le citoyen ordinaire au centre du système politique en le réintroduisant au sein du Parlement, et d'autre part à utiliser exclusivement Internet et les meetings pour faire passer son message, court-circuitant ainsi l'ensemble du système médiatique en place". (Beppe Grillo, un exemple à suivre pour le France ?)

La théorie intégrale nous enseigne que l’émergence de nouvelles formes politiques, culturelles et sociales est toujours synchrone avec une évolution technique. Connectivité holomidale, démocratie directe et technologie numérique sont trois expressions – sociale, politique et technique – d’une même dynamique évolutive qui préside à l’émergence d’une société informationnelle. Comme l’écrit Christian Lamontagne sur son blog :

« Chaque transformation politique et sociale connue au cours de l’histoire a été accompagnée par une révolution technique. Les empires féodaux  reposaient sur l’agriculture, la machine à vapeur a fait naître l’industrie et la modernité, l’ordinateur de la société informationnelle tisse la planète et prépare l’émergence de nouvelles institutions sociales et politiques. Mais les périodes charnières, lorsque l’équilibre du monde prend un nouveau point d’appui, sont toujours troublées. »

Une frontière numérique

Beppe Grillo et son conseiller Gianroberto Casaleggio ont su utiliser les technologies de la société informationnelle pour mobiliser les nouvelles formes politique, sociale et culturelle qui lui correspondent. Les réseaux numériques permettent non seulement de faire circuler l’information mais aussi de constituer de groupes locaux et de créer une mobilisation à l’occasion d’immenses meetings sur les places publiques.

En contournant les médias classiques, cette stratégie numérique permet de déserter les plateaux de télévision et de refuser les entretiens dans la presse italienne tout en interdisant les caméras dans les meetings. Devenir le premier parti d’Italie dans ses conditions marque un tournant dans l’histoire de la démocratie moderne.


Massimo Mazzuco évoque à ce sujet une « barrière digitale » : «  Avant même d’être une grande victoire pour le Mouvement 5 Etoiles  les élections de cette semaine en Italie représentent une victoire pour l'Internet. Il est désormais impossible d’ignorer le fait que la ligne de démarcation dans le nouveau Parlement italien entre l’ « ancien » et le « nouveau » est identique à celle qui sépare ceux qui regardent et lisent les médias traditionnels de ceux qui s’informent à travers l'Internet 

Au fur et à mesure des années, la polarisation a augmenté de manière exponentielle, et la fracture est désormais avérée. On appelle cela le Digital Divide, cela signifie la « barrière digitale ». Par ce terme, on entend la ligne virtuelle de démarcation qui sépare les personnes accédant régulièrement à l’information en ligne (dite « information digitale ») de ceux qui ne le font pas ». (Beppe Grillo, un exemple à suivre en France ?)

Une évolution globale

Dans cette frontière entre l’« ancien » et le « nouveau », on reconnaît le choc culturel, la frontière numérique et le fossé générationnel que nous analysons depuis le début de l’année.  D’un côté de cette frontière, on trouve notamment les tenants institutionnels du paradigme technocratique, ces experts qui exportent leur vision spécialisée - aussi segmentée qu’insensée - de l’être humain et de la société. De l’autre côté de cette frontière campent, tels des pionniers explorant de nouvelles contrées, les tenants du paradigme émergent qui correspond aux sociétés de l’information et de l’interconnexion, et dans lequel se reconnaissent, de manière souvent inconsciente, les nouvelles générations.  

Loin d’être technolâtres, nous constatons simplement que l’évolution humaine ne se découpe pas en tranches comme voudrait nous le faire penser les experts et leur spécialisation outrancière. L’évolution est globale et concerne l’être humain dans toutes ses dimensions, à la fois culturelle et technologique, subjective et sociale, politique et économique. Parce qu’elles sont solidaires, toutes ces dimensions doivent être envisagées de manière systémique pour comprendre la mutation que nous sommes en train de vivre.

Mais cela n’est pas encore suffisant : il faut penser l’évolution de ce système dans le temps. C’est ce que fait une vision intégrale à la fois systémique et évolutive. N’envisager qu’une de ces dimensions, de manière spécialisée, comme le font nombre des commentateurs politiques au sujet des élections italiennes c’est se condamner à ne rien comprendre à la marche du monde en réduisant les émergences créatrices à une déviation des formes habituelles.

Une frontière médiatique


 La frontière entre l’ « ancien » et le « nouveau » passe aussi entre les médias de masse, propriétés de l’oligarchie financière, et les réseaux numériques qui peuvent devenir, dans certaines conditions, les vecteurs d’une intelligence collective. Formés dans les mêmes écoles, affiliés aux mêmes réseaux, les médiacrates appartiennent à la même caste que les technocrates, au service les uns comme les autres de cette oligarchie dont ils sont les serviteurs aussi fidèles qu’intéressés.

Aussi la grille d’interprétation des uns recouvre t’elle forcément celle des autres en se confortant dans ce fameux « cercle de la raison » qui n’est souvent rien d’autre que la défense des intérêts d’une classe au détriment d’un projet collectif fondé sur l’intérêt général  La critique sociale a analysé la technocratie et la médiacratie comme deux formes complémentaires - opérationnelle et culturelle - d’une même domination économique. De la même manière que le furent, à leur époque, la noblesse et le clergé - soit le sabre et le goupillon - serviteurs de l’ancien régime dont ils tiraient leurs privilèges.

Reconnu pour être un des analystes le plus lucides de nos sociétés post-modernes, Jean Claude Michéa analyse les médias traditionnels comme principaux producteurs de l’aliénation : «  La production massive de l’aliénation trouve désormais sa source et ses points d’appui principaux dans la guerre totale que les industries combinées du divertissement, de la publicité et du mensonge médiatique livrent quotidiennement à l’intelligence humaine. Et les capacités de ces industries à contrôler le « temps de cerveau humain disponible » sont, à l’évidence, autrement plus redoutables que celles du policier, du prêtre ou de l’adjudant qui semblent tellement impressionner la nouvelle extrême gauche. » (A contretemps. N°31.Conversation avec Jean-Claude Michéa ) 

En refusant de participer à un grand cirque médiatique dont il connaît d’autant mieux les rouages qu’il en a été un des clowns officiels, Beppe Grillo contourne donc les fourches caudines d’une idéologie dominante sous lesquelles il refuse de ramper en se conformant au « politiquement correct ». Chargée de discréditer et de diaboliser tout mouvement protestataire, les médias de masse affublent du masque hideux de « populiste » tous ceux qui refusent de se plier à un « pseudo-réalisme » analysé ici dans toute son inanité.

Démocratie directe et représentative

La démocratie directe est la forme politique correspondant aux nouvelles formes sociales fondées sur l’intelligence collective holomidale. Aussi n’est-il pas étonnant que les propositions de Beppe Grillo soient fondées sur la critique radicale d’une représentation politique totalement nécrosée qui, parce qu’elle ne représente plus qu’elle-même et les intérêts dominants, n’est plus à l’écoute de la souveraineté populaire et la trahit.

Dans le Huffington Post, Pierre Lénel et Paolo Rotelli nous éclairent sur la spécificité italienne de cette révolte civique : «  En lisant plusieurs articles français, nous nous sommes rendu compte que le premier parti politique italien est une réalité profondément incomprise à l'étranger… Le parti de Beppe Grillo est avant tout un parti politique taillé sur mesure pour le contexte italien. L'Italie est en effet un des pays les plus corrompus d'Europe comme le soulignent année après année les rapports de Transparency International qui, en 2012, l'a classé 72ème à parité avec la Bosnie Herzégovine...

Or la lutte contre la corruption par la transparence des décisions prises par les administrations publiques est le principal cheval de bataille de Beppe Grillo. Ce dernier propose en effet d'utiliser les nouvelles technologies afin de permettre à tout citoyen de vérifier que les marchés publics ne sont pas attribués aux proches des élus. Il faut en effet savoir qu'en Italie, les hauts fonctionnaires ne sont pas issus de concours mais sont librement nommés par les élus… Grillo propose d'instaurer la démocratie directe en Italie par le référendum d'initiative populaire et son parti politique est exclusivement composé de membres de la société civile…

Beppe Grillo a tout simplement compris que pour mobiliser les citoyens, il fallait leur permettre de participer à la première personne et que cela implique le renversement de la classe politique italienne actuelle, d'où son refus total de collaborer avec les autres partis politiques en dehors des points prévus par le programme du Movimento Cinque Stelle, réalisé à partir des commentaires et idées des citoyens.» (Grillo dans le scope déformant des médias français)

Un complot des élites ?


Démocratie directe et représentative sont deux formes politiques à la fois contradictoires et complémentaires. Ce à quoi nous assistons en Italie, c’est à une insurrection civique contre des formes représentatives profondément corrompues et à l’émergence de nouvelles formes de démocratie directe correspondant à l’intelligence collective holomidale. 

Dans une société en crise morale, culturelle, sociale, économique et institutionnelle, les représentants du peuple sont tentés de prendre leur autonomie pour se mettre au service de leurs propres intérêts et de ceux des dominants. Certains comme l’anthropologue Emmanuel Todd, peu suspect de conspirationnisme et dont on connaît la profondeur de la réflexion prospective ont même évoqué un « complot des élites » contre la démocratie. On se souvient du mot de Warren Buffet : " Il y a une lutte des classes aux Etats-Unis, bien sûr, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous gagnons." 

Comme nous l’avons déjà évoqué, la crise évolutive que nous vivons relève d’une métanoïa, c’est à dire d’une conversion qui consiste à remettre à l’endroit ce qui était à l’envers. Dans le domaine politique, cette conversion consiste à remettre la démocratie représentative à sa place, comme un moyen au service de la souveraineté populaire qui mandate ses représentants et exerce sur eux un contrôle et une évaluation via la démocratie directe.

Pour comprendre l'émergence des nouvelles formes politiques liées aux sociétés informationnelles, il faudra donc suivre l'évolution de la situation politique italienne qui a dores et déjà un effet d'entraînement et de contagion dans toute l'Europe. Chaque pays exprime la même dynamique évolutive à travers des formes spécifiques dues à son histoire et à sa tradition culturelle. En France, "pays de la raison", il semble que l'on ait tiré les leçons de l'échec des mouvements protestataires qui se sont essoufflés faute d'avoir su formuler un projet cohérent et visionnaire dans lequel peut se reconnaître la conscience collective en évolution.

Ces dernières semaines sont apparues des réflexions collectives comme Le plan des Colibris ou Le Manifeste des Assises pour l’écosocialisme qui visent à transformer un rejet indigné en projet inspiré par l’esprit du temps comme l’est, par exemple, l’ouvrage de Werner Kaiser intitulé Politique Intégrale : une nouvelle politique pour un temps nouveau. Nous reviendrons sur ces projets inspirés et inspirants dans un prochain billet.

mardi 12 mars 2013

Entre l'Ancien et le Nouveau Monde (4) Un Choc de Civilisation


Les circonstances voient les difficultés s’accumuler et nous devons nous élever avec les circonstances. Abraham Lincoln


Dans Le choc des civilisations, Samuel Huttington décrivait un monde qui, après la chute du mur de Berlin, n’était plus fondé sur de simples clivages idéologiques et politiques mais sur des oppositions liées à une différence de représentations culturelles et religieuses.

Aujourd’hui, se joue un autre choc de civilisation : celui qui oppose d’une part les tenants de l’ancien paradigme technocratique, enfermés dans une logique abstraite et linéaire qui vise notamment à dominer la nature en exploitant ses ressources, et de l’autre, ceux qui vivent dans l’ère nouvelle d’un monde interconnecté, fondée sur le flux continu et partagé de l’information.

Pour mieux comprendre ce choc de civilisation, nous donnons la parole à trois auteurs québécois qui, dans des articles importants, ont analysé le mouvement du «  Printemps érable » - la grève historique des étudiants québécois en Février 2012 – comme un modèle des désordres chaotiques que l’humanité va devoir affronter à l’occasion du changement de paradigme.  

Comme l’écrit l’un d’eux, Christian Lamontagne : «  Nous assistons, ici, aux premiers signes annonciateurs de changements sociaux et politiques majeurs : le passage d’une société fondée sur une logique réductionniste (matérialiste, productiviste, individualiste, fonctionnant en silo) à une logique inclusive et intégrale, avec une compréhension profonde des liens faisant de la société un tout cohérent… En fait, nous assistons à la démonstration des impasses générées par un mode de pensée dichotomique et réducteur, héritage du rationalisme hérité du siècle des Lumières, et à l’émergence d’un mode de pensée multi perspectiviste intégral (la subjectivité et l’objectivité, l’individu et la société sont des dimensions inséparables de la réalité une) ».

Non seulement l’approche intégrale propose une nouvelle « vision du monde » plus complexe et plus inclusive, fondée sur une « intelligence connective » à la fois rationnelle et sensible, intuitive et collective, adaptée aux sociétés de l’information, mais elle offre des outils pour interpréter les crises que nous vivons avec un regard neuf qui permet d’en saisir le sens profond : celui d’un saut évolutif.

Des mouvements protestataires

Dans un récent article du Point, François Siegel observait le décalage grandissant entre ceux qui raisonnent avec le logiciel du XXIe siècle et ceux qui s’identifient toujours aux anciens modes de pensée. En évoquant ces derniers, il écrivait ceci : «  Ne voient-ils pas que le monde d'après est en train de se cristalliser sans eux ? Bottom-up du bas vers le haut, du pyramidal au local. Anonymous, Occupy Wall Street, combien sont-ils à ne plus se reconnaître dans le système, dans ces partis politiques desséchés ? »

Des couches de plus en plus larges de la population, notamment parmi les jeunes générations, perçoivent la mentalité technocratique et l’organisation pyramidale comme totalement inadaptées à l’écosystème des sociétés avancées. Le choc à la fois culturel et générationnel entre ces deux mondes est à l’origine, ces dernières années, de nombreux mouvements protestataires qui remettent en question les anciennes références sans toujours bien savoir comment les remplacer : le Printemps Arabe, les Indigné espagnols, Occupy Wall Street les Anonymous ou le « Printemps Erable » au Canada.

Aujourd’hui en Italie, le Mouvement Cinq Etoiles fondé par Beppe Grillo est à l’origine d’une véritable « insurrection civique » qui en a fait le premier parti du pays, tentant de traduire dans le champ institutionnel les valeurs et l’imaginaire, les formes de pensée, de sensibilité et d’organisation inspirées par le nouveau paradigme.

Interpréter l’origine et le développement de ces mouvements protestataires - spontanés, passionnés, enthousiastes - comme les conséquences d’un changement de paradigme, c’est leur donner les outils, les références et la distance réflexive qui leur permet de comprendre la dynamique évolutive et novatrice qui les anime ainsi que le choc culturel dont ils sont les protagonistes.

Du pyramidal à « l’holomidal »


L’évolution des mentalités individuelles et collectives est synchrone avec l’émergence de nouvelles formes sociales fondées sur ce que Jean-François Noubel nomme l’intelligence collective holomidale (globale) pour la différencier de l’intelligence collective pyramidale propre à l’ancien paradigme. Spécialiste incontournable de l’intelligence collective et des « monnaies libres », Jean-François Noubel analyse l’émergence de ces nouvelles formes sociales correspondant à l’ère de l’information :

« L’arrivée d’Internet, des médias sociaux et des technologies de la collaboration (socialware et communityware) catalysent des formes sociales jamais observées auparavant dans la société humaine. Bien que cette transition n’en soit qu’à ses débuts, il est déjà parfaitement notable que les structures distribuées et décentralisées, fondées sur la pluralité ainsi que des modes d’auto-organisation très précis, reliées par des médias sociaux en ligne, sont beaucoup plus résilientes, apprenantes et adaptatives que tout ce qui a existé auparavant.

Ces nouvelles structures distribuées sont construites sur ce qu’on appelle l’intelligence collective holomidale (ou globale). Elles représentent une évolution de notre espèce par rapport à l’intelligence collective originelle (petit groupe, village, tribu, équipe…) et l’intelligence collective pyramidale (moyennes et grandes organisations — gouvernements, administrations, armées, entreprises, institutions, universités, ordres religieux, etc…)

L’intelligence collective holomidale est la signature du prochain tissu social où les collectifs sont capables de synchroniser des actions complexes et d’engager des projets complexes sans retomber dans les limitations de l’intelligence collective pyramidale et ses chaînes de commandement descendantes ».   (Qu'est-ce que l'intelligence collective ?)

Une situation chaotique

Des Indignés au Mouvement Cinq Etoiles, les mouvements protestataires expriment en fait l’émergence de ces nouvelles formes sociales qui doivent faire face à organisation pyramidale des pouvoirs en place. Ce choc entre deux « visions du monde » produit des situations chaotiques qui sont autant de préludes à une profonde métamorphose. La théorie de la complexité nous enseigne en effet qu’une période de chaos précède toujours la stabilisation d’un système à un niveau de plus grande complexité. Dans le domaine de la conscience et de la société humaine, cette plus grande complexité entraîne un changement de paradigme qui ouvre sur une perspective plus globale.

Ce processus chaotique est décrit avec précision par le physicien et historien des sciences Thomas S. Kuhn dans La Structure des révolutions scientifiques: "Les révolutions politiques commencent par le sentiment croissant, parfois restreint à une fraction de la communauté politique, que les institutions existantes ont cessé de répondre d'une manière adéquate aux problèmes posés par un environnement qu'elles ont contribué à créer.

De semblable manière, les révolutions scientifiques commencent avec le sentiment croissant, souvent restreint à une petite fraction de la communauté scientifique, qu'un paradigme a cessé de fonctionner de manière satisfaisante pour l'exploration d'un aspect de la nature sur lequel ce même paradigme a antérieurement dirigé les recherches. Dans le développement politique comme dans celui des sciences, le sentiment d'un fonctionnement défectueux, susceptible d'aboutir à une crise, est la condition indispensable des révolutions." (La structure des révolutions scientifiques) »

Regard global sur une crise sociale imprévue

Lors d’un voyage au Québec, j’ai observé que nos cousins québécois, vivant à mi-chemin entre les cultures américaine et française, sont souvent mis en situation de faire la synthèse entre ces deux traditions : énergie créatrice et visionnaire côté américain, pensée critique et formalisation conceptuelle côté français. Cette synthèse originale en fait des vigies qui annoncent bien souvent les tendances de fond de l’évolution socio-culturelle. C’est ainsi que trois auteurs québécois ont interprété le mouvement du «  Printemps érable » - la grève historique des étudiants québécois en Février 2012 - comme un signe annonciateur des mutations qui affectent nos sociétés.  

Chrtistian Lamontagne 1950-2013
Christian Lamontagne, créateur du Guide Ressources bien connu des québécois, et de Passeportsanté.net, un des sites francophone sur la santé les plus lus, vient de mourir le 9 Janvier des suites d'un cancer après un combat de plus de dix années. Dans un article publié sur son blog le 13/7/12 et intitulé Regard global sur une crise sociale imprévue, il écrivait ceci : «  Nous assistons, ici, aux premiers signes annonciateurs de changements sociaux et politiques majeurs : le passage d’une société fondée sur une logique réductionniste (matérialiste, productiviste, individualiste, fonctionnant en silo) à une logique inclusive et intégrale, avec une compréhension profonde des liens faisant de la société un tout cohérent.

Le changement de vision n’est pas la conséquence de la découverte d’une nouvelle théorie mais celle de l’écosystème des sociétés avancées : des individus ayant des conceptions du monde à des stades très différents d’évolution de la pensée (par exemple le mythique du fondamentalisme religieux et le relativisme du postmodernisme), des industries primaires fonctionnant comme au 19e siècle, des institutions « modernes » peinant à évoluer, des échanges commerciaux globalisés et de l’information en qualité et quantité inimaginables circulant de manière quasi instantanée.

Conséquemment, nous avons conscience de la globalité des problèmes et de leur interconnexion, et nous sommes témoins de l’impuissance des gouvernements à mettre en place et appliquer des solutions « solidaires » appropriées à la nature des problèmes. Le passage que nous vivons est véritablement un changement de paradigme, c’est-à-dire le remplacement d’un modèle explicatif révolu par un autre plus cohérent, capable d’intégrer un plus grand nombre de faits et d’en faire sens

En fait, nous assistons à la démonstration des impasses générées par un mode de pensée dichotomique et réducteur, héritage du rationalisme hérité du siècle des Lumières, et à l’émergence d’un mode de pensée multi perspectiviste intégral (la subjectivité et l’objectivité, l’individu et la société sont des dimensions inséparables de la réalité une) ».

Le choc des démocraties

Dans un autre article, toujours inspiré par le "Printemps érable", et intitulé Directe,indirecte: le choc des démocraties, la québécoise Andrée Mathieu, chargée de cours à l'Université de Sherbrooke, analyse comment ce changement de paradigme est à la fois cause et conséquence d'un conflit générationnel : «  La polarisation qu'on observe actuellement dans notre société n'est pas le fruit du "conflit" étudiant. Elle n'est pas non plus associée aux clivages gauche-droite, souverainiste-fédéraliste ou capitaliste-socialiste. Elle est, à mon avis, plutôt générée par l'affrontement de deux façons radicalement différentes de comprendre le monde dans lequel nous vivons.

Ainsi, les crises que nous observons, économiques, sociales, environnementales, politiques, culturelles, etc. ne sont pas dissociées. Le fait qu'elles soient perçues comme indépendantes traduit une profonde incompréhension du monde que nous avons contribué à complexifier…

Nous assistons présentement à ce qu'on appelle un changement de paradigme, le remplacement d'un modèle révolu par une explication plus cohérente et plus pertinente de notre monde. Depuis la Révolution industrielle, nous avons découpé la réalité en petits morceaux pour mieux la comprendre. Nous avons conçu nos organisations comme un assemblage de "parties", divisé le travail en "tâches", la connaissance en "disciplines", l'administration publique en "ministères" et nous avons travaillé en "silos".

Nous devons maintenant déplacer notre attention des parties vers le tout et mettre l'accent sur les interrelations qui déterminent la dynamique des systèmes vivants auxquels nous appartenons. En somme, nous devons quitter le monde de la machine (assemblage de composantes) pour celui des réseaux vivants dans toute leur complexité. Les machines, on peut les contrôler, c'est rassurant. Les systèmes vivants, eux, réagissent, et pas toujours de la façon attendue...


Ceux qui ont une plus grande sensibilité aux interactions qui peuplent et relient les sphères environnementale, culturelle, sociale et économique, ne peuvent plus concevoir le développement de notre société de la même façon qu'avant, qu'ils possèdent ou non le cadre théorique pour décrire sa complexité. 

Les jeunes gens, dont l'univers est meublé de réseaux, qui voyagent dans des pays lointains pour voir comment vivent les gens et constater l'influence que notre mode de vie a sur eux, qui suivent des cours d'écologie dès le plus jeune âge et qui comprennent intuitivement les interactions caractéristiques des systèmes complexes, réclament à hauts cris qu'on leur permette d'adapter nos institutions à ce monde qu'ils voient différemment.

Ils souhaitent acquérir, avec les outils d'aujourd'hui, les connaissances et les compétences dont ils auront besoin pour relever les défis sans précédent qui les attendent, et qui ne sont malheureusement pas compris, ni souvent même reconnus, par l'ancienne vision du monde… » (Encyclopédie de l’Agora pour un monde durable. 14/06/12)

Des « problèmes diaboliques »

En résonance avec les réflexions précédentes, deux professeurs spécialisés de gestion de crise, la québécoise Marie-Christine Therrien, directrice de recherche à l'Enap, et le français Patrick Lagadec, directeur de recherche à l'Ecole Polytechnique analysent le « Printemps érable » comme un modèle des désordres chaotiques générés par le changement de paradigme : «  La crise qui secoue le Québec annonce les turbulences sévères que nous allons vivre, à brève échéance, sur tous les fronts, dans tous les pays... Nous voici aux prises avec des mégachocs systémiques, à des pertes de socles fondamentaux qui n’ont plus grand-chose à voir avec les crises accidentelles et bien circonscrites du XX ème siècle

De quoi s’agit-il ? Nous voici avec ce que Rittel et Weber (1973) avaient nommé « problèmes diaboliques » : des problèmes qui sont des symptômes d’autres problèmes impossibles de traiter de façon isolée. Mais, quarante ans après, il apparaît que ces « wicked problems » sont notre terrain « normal » et général, non plus accidentel et limité. Notre culture, nos outils dits d’excellence, nos logiques institutionnelles ne nous préparent en rien à ces défis émergents qui créent des cercles vicieux inouïs...


Quels sont les pièges ? Par réflexe pavlovien, on répond à tout problème par l’évitement ou encore par l’attente « que ça passe » ; puis, s’il y a éruption, par des dispositifs techniques et comptables coupés de toute interrogation de fond ; par des « usines à gaz » organisationnelles qui bloquent plus qu’elles ne résolvent ; par des « communications » qui ne fonctionnent plus, des « éléments de langage » qui achèvent d’ancrer l’impression de perte de maîtrise ; par des décisions-paniques qui seront lues comme de la provocation.

Et l’on s’abstient de l’essentiel : prendre directement en charge les questions de fond, la nécessité de changer les visions, les repères, les cadres d’analyses et d’action, les perspectives Le risque est de proposer des formes de discussion totalement inopérantes, et aggravantes ; et de s’enfermer dans des visions et pratiques dépassées, première pathologie provoquée par ce type de crise.

Quelles initiatives ? Dans un monde de très haute volatilité, il n’y a pas de solution technique clé en main, et il ne s’agit pas de « revenir à la normal ». Il s’agit de réécrire des futurs partagés. Si cette perspective n’est pas acceptée, le fiasco et assuré. Dans cette vision, le défi est de trouver les quelques actions qui puissent contribuer à injecter des dynamiques nouvelles, inventives, avec tous les acteurs. Déjà l’initiative de nommer différemment la crise, d’ouvrir les visions et de réfléchir aux méthodes à inventer permettrait au moins de sortir de l’échec assuré... (Pour éviter un décrochage sévère. Le Devoir 06/06/12)

Des futurs partagés

Même si le choc de civilisation que nous vivons est incontournable - il s’est produit au cours de l’histoire à chaque grand saut évolutif - c’est en écrivant des futurs partagés qu’il pourra être dépassé. De quelle manière ? En inscrivant tout d’abord la situation actuelle dans le temps long de l’évolution humaine et culturelle, ensuite en reconnaissant la nouveauté et la spécificité des formes sociales et des représentations collectives qui expriment la dynamique évolutive animant la conscience collective. Seuls des visionnaires connectés intimement à cette dynamique sont à même d’écrire le nouveau récit dans lequel se reconnaîtra la conscience future de l’humanité.

Comme l’écrit Andrée Mathieu : «  Un nouveau paradigme se développe d'abord "sous le radar" et ceux qui le portent sont marginalisés. Mais parce qu'elle donne une meilleure explication de la réalité, par exemple de toutes les crises qu'on observe actuellement, la nouvelle vision du monde est de plus en plus partagée