mercredi 29 septembre 2021

La Désaisie

Il faut toujours dire ce que l'on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l'on voit. Paul Valéry

Voilà quatre mois que je n’ai pas posté de billet sur ce blog parce que, durant cette période estivale, j'aspirais à une vacance qui ne soit ni loisir, ni repos, ni divertissement mais Vacuité. Dans un billet intitulé Vacance et/ou Vacuité, posté l'été dernier, je proposais un certain nombre de liens pour mieux appréhender cette notion fondamentale de Vacuité, au cœur d’une spiritualité plurimillénaire. Durant ce temps, loin, bien loin de ce retour aux sources de l’esprit, l’ambiance générale était à la polémique où, sur fond de pandémie, d’angoisse et d’ignorance, chacun était sommé de choisir son camp, quitte à transformer l’autre en ennemi. Loin, bien loin de cette approche synthétique, novatrice et apaisée dont nous nous sommes faits l’écho dans un récent billet intitulé Vers une Santé Intégrale

Dans ce contexte de guerre sociale et culturelle où les mots perdent leur sens pour devenir des armes et où les idées perdent leur cohérence pour être réduites à des slogans, on enrôle la pensée en abandonnant la profondeur et la nuance, l’esprit de synthèse et la complexité. A vrai dire j’ai l’impression qu’une pensée exigeante et novatrice est inaudible dans le climat d’hystérie qui règne aujourd’hui sur les réseaux sociaux où, bien trop souvent, l’insulte, l'agressivité et l’anathème remplacent la rigueur et l'analyse, la vision et le débat. 

Dans cet océan de confusion, le silence devient alors une île et un refuge, une nécessité et une ressource qui ouvre la porte sur une perspective méditative fondée sur une "désaisie" qui consiste à lâcher la crispation du mental pour se détendre et s'ouvrir, notamment grâce à la méditation, à une présence d'esprit qui est non duelle, immédiate et naturelle. Et pour évoquer ce processus de "désaisie", rien de mieux qu’une fable qui, plus qu’à une analyse discursive, fait appel à l’intuition et à l’imaginaire. Comme chacun interprète une fable selon sa propre subjectivité, nous proposerons ensuite une interprétation originale, inspirée par notre réflexion au long cours sur ce blog.

L’Âne, le Tigre et le Lion 

Un tigre et un âne se croisent sur une prairie. 

L’âne dit au tigre : 

- L'herbe est bleue. 

Le tigre rétorque : 

- Non, l'herbe est verte. 

La dispute s'envenime et tous deux décident de la soumettre à l'arbitrage du lion, le "roi de la jungle". Bien avant d'atteindre la clairière où le lion se reposait, l’âne se met à crier : 

- Votre Altesse, n'est-ce pas que l'herbe est bleue ? 

Le lion lui répond : 

- Effectivement, l'herbe est bleue. 

L’âne se précipite et insiste : 

- Le tigre n'est pas d'accord avec moi, il me contredit et cela m'ennuie. S'il vous plaît, punissez-le ! 

Le lion déclare alors : 

- Le tigre sera puni de 5 ans de silence. 

L’âne se met à sauter joyeusement et continue son chemin, heureux et répétant : 

- L'herbe est bleue... l'herbe est bleue... 

Le tigre accepte sa punition, mais demande une explication au lion : 

- Votre Altesse, pourquoi m'avoir puni ? Après tout, l'herbe n'est-elle pas verte ? 

Le lion lui dit : 

- En effet, l'herbe est verte. 

Le tigre, surpris, lui demande : 

- Alors pourquoi me punissez-vous ??? 

Le lion lui explique : 

- Cela n'a rien à voir avec la question de savoir si l'herbe est bleue ou verte. Ta punition vient du fait qu'il n'est pas possible qu'une créature courageuse et intelligente comme toi ait pu perdre son temps à discuter avec un fou et un fanatique qui ne se soucie pas de la vérité ou de la réalité, mais seulement de la victoire de ses croyances et de ses illusions. 

Ne perds jamais de temps avec des arguments qui n'ont aucun sens... Il y a des gens qui, quelles que soient les preuves qu'on leur présente, ne sont pas en mesure de comprendre. Et d'autres, aveuglés par leur ego, leur haine et leur ressentiment, ne souhaiteront jamais qu'une seule chose : avoir raison même s'ils ont tort. 

Or quand l'ignorance crie, l'intelligence se tait. 

Ta paix et ta tranquillité n'ont pas de prix... 

(Auteur inconnu) 

Eros et Thanatos

Dynamiques Évolutives et Régressives*

Si cette fable d’un auteur inconnu circule beaucoup sur internet ces derniers temps c’est, me semble -t-il, qu’elle véhicule un message destiné à notre époque et que l'on peut lire à plusieurs niveaux. Nous proposerons pour notre part un interprétation qui s'inscrit dans le prolongement d'une réflexion synthétique développée au fil des années dans Le Journal Intégral.

Dans notre dernier billet intitulé Effondrements auquel les lecteurs pourront se référer, nous évoquions la tension évolutive qui existe entre, d’une part, une "spirale évolutive" qui tend vers un champ supérieur de synthèse et de complexité et, d’autre part, la "spirale infernale" de l’entropie qui tend vers la désorganisation et la destruction. En un mot : Éros, représentant les forces créatrices de la vie et de l’esprit, et Thanatos, représentant les forces entropiques du désordre et de la mort.  Ces deux faces, créatrices et destructrices, d'un même processus évolutif sont liées de manière inextricable parce qu'elles se répartissent les tâches :  à Thanatos la destruction des formes devenues inadaptées et à Éros l'émergence de forme novatrices dont la plus grande complexité correspond à l'évolution du milieu.

Il existe des carrefours temporels, comme celui où nous vivons, où cette tension entre les courants créateurs et destructeurs est d’autant plus importante que l’humanité aborde un nouveau stade de son développement qui nécessite un saut qualitatif. A l'émergence créatrice et évolutive de nouvelles formes de vie et de pensée correspond, comme exact anti-pôle, un courant régressif qui se manifeste à travers des phénomènes d''ensauvagement, une ambiance paranoïde et complotiste, des vagues de confusion intellectuelle et de dépression, dues à un profond vide existentiel, dont les conséquences psychiatriques sont alarmantes, notamment pour les jeunes générations. Une crise de civilisation déstabilise les institutions et les modes de pensée qui doivent se transformer alors même que des minorités créatrices et cognitives cheminent discrètement sur la voie escarpée d'un saut évolutif.

Comment, en ces temps troublés, entretenir une sérénité intérieure et une créativité inspirée qui permettent de se connecter à cette spirale évolutive sans se faire envahir par l’ambiance délétère générée par la dynamique d’une spirale régressive ? That is THE question. Il me semble que cette fable illustre assez bien l’attitude sereine à développer pour participer à la spirale évolutive sans se faire dévier par les multiples manifestations de confusion et de violence propres au déchaînement de Thanatos.

* Ni descriptif, ni explicatif, ce schéma permet simplement de visualiser les courants ascendants (Éros) et descendants (Thanatos) qui polarisent l'être humain entre transcendance spirituelle et ancrage matériel. Pour plus de précisions, voir le précédent billet intitulé Effondrements.

Une perspective méditative 

Cette fable rend compte, de manière symbolique, du calme, de la distance et de la maîtrise nécessaires pour ne pas se faire emporter par une forme d'affolement généralisé qui tend à nous absorber dans son vortex régressif. Plutôt que de répondre aux âneries proférées par ceux qui affirment violemment que l'herbe est bleue et que l'on ne parviendra jamais à convaincre, aveuglés qu'ils sont par leur illusions et leurs préjugés, il est essentiel de développer une attitude méditative qui est celle de la désaisie. Cette attitude de retrait actif et créatif privilégie la présence intérieure aux débordements du mental pris au « je » de l’égo.

Comme l’écrit Fabrice Midal au sujet de la méditation dans "Quel bouddhisme pour l'occident" : « Ce geste de simplement s’asseoir, sans projet délibéré, est en lui-même d’une radicalité qui explique le séisme qu’il a généré dans la vie de tant d’êtres – pour autant qu’ils aient trouvé un authentique instructeur et ne soit pas une simple gymnastique. La radicalité de ce projet est d’autant plus aigüe que notre temps est marqué par un écrasement, un effacement de toute confrontation directe à ce qui est. Le bombardement d’informations aussitôt dépassées qu’elles apparaissent, cette rotation incessante de nouveautés, détournent de soi

"L’attitude abstraite que Heidegger et Merleau-Ponty attribuent à la science et à la philosophie est en fait – le méditant le découvre à présent –, l’attitude quotidienne quand l’individu n’est pas attentif, explique Francisco Varela. Cette attitude abstraite est le scaphandre, le rembourrage d’habitudes et de préjugés, l’armure avec laquelle il se met habituellement à distance de ce qu’il vit". Par la pratique de la méditation assise se déploie une plus grande présence et attention qui sont propagées dans toutes les dimensions de l’existence ». 

Pleine Présence
 

Dans Le Grand Livre de la pleine présence, Denys Rincpoché évoque la voie libératrice de la désaisie qui, à travers la méditation, ouvre sur la pleine présence. Ce terme de pleine présence est une traduction de l’anglais "mindfulness" plus adéquate que "pleine conscience" car celle-ci renvoie en français à une réflexivité conceptuelle qu’il s’agit justement de dépasser par un présence attentive, ouverte et bienveillante :

 « A l’origine des crises écologiques, économiques, sociétales, humaines, se trouve une crise cognitive, une crise de la conscience qui a son origine dans la saisie cognitive qui la constitue. Le problème est que nous sommes exilés de notre nature, en un monde de représentation, rien que mental, dans une bulle de conscience mentale qui nous coupe de la nature, la nature que nous sommes. Notre hypertrophie mentale nous fait vivre dans un monde virtuel, clos. Cette hypertrophie du mental va largement de pair avec une hypertrophie de l’ego : plus il est de saisie cognitive, plus il est d’égo. Nous souffrons en quelques sorte d’une « égoïte aigüe» dont les manifestations sont notre individualisme et notre matérialisme égoïste..

L’égo est le sentiment ou l’impression d’être un moi-sujet autonome et indépendant. L’égo n’est pas une entité, une chose mais le résultat d’une opération de saisies cognitives qui génère cette impression d’un moi, d’un sujet expérimentateur qui vit un monde de choses expérimentées. L’égo se structure dans la conscience habituelle, son impression est à l’origine de nos tendances égoïstes… 

La désaisie est le lâcher prise dans lequel on abandonne, on lâche ses saisies et ses fixations. La désaisie opère une dépolarisation de la conscience duelle dans l’ouverture relaxée de la présence ouverte. La pratique et l’expérience de la désaisie constituent le cœur de la pratique de la pleine présence… La voie de la désaisie part de la conscience duelle, habituelle, pour nous conduire à l’expérience première, non-duelle, immédiate et naturelle. Ce cheminement de la conscience habituelle à l’expérience première résume toute la voie, de la dualité à la non-dualité. L’expérience première est nue, sans voile. Elle n’est pas fabriquée et subsiste en soi avant que le mental ne fabrique quoi que ce soit, avant que la conception ne la voile. » 

Dans la perspective développementale propre à une vision intégrale, la désaisie ne consiste pas à régresser vers un stade archaïque - pré-rationnel et pré-personnel - de fusion et de confusion dans un Tout indifférencié, au prétexte qu'il faudrait se libérer du mental.  Bien au contraire, la désaisie permet de dépasser l'abstraction conceptuelle, propre au mental et nécessaire à notre adaptation au milieu, pour faire de celle-ci un outil au service d'une présence qui la constitue et la transcende.

Voir ce que l'on voit

Méditer c’est en fait opérer une "déprise de conscience" qui permet de dépasser l’emprise réflexive du mental pour accueillir la pleine présence où s’origine la pensée. Cette perspective de la désaisie cognitive permet de proposer une interprétation originale de notre fable : ce qui semble bleu aux préjugés de l'ego se révèle être vert quand on se libère des projections mentales.

L’âne pourrait représenter l’égo qui, soumis à ses pulsions et fantasmes, fasciné par ses représentations, s’identifie à des âneries c’est-à-dire à des préjugés et croyances qu’il érige en vérité (l’herbe est bleue !...). Rivé à des certitudes qui ne sont, en fait que des projections mentales et des constructions sociales, cet égo fera tout pour conserver son emprise et défendre son territoire jusqu'à se perdre dans la tourmente d’une spirale régressive où règnent la haine et le ressentiment. 

Le tigre représente la présence d’esprit qui, libérée des préjugés et des illusions de l'égo, peut s’accorder à la plénitude d’une conscience non-duelle. Face aux âneries du mental, non seulement il dira ce qu'il voit (l'herbe est vraiment verte !...) mais, plus difficile, grâce à l'entraînement de l'esprit, il verra ce qu'il voit, selon la belle formule de Paul Valéry proposée en exergue. Voir ce que l'on voit : tel pourrait être la morale de cette fable et la définition même d'une sagesse immémoriale

Quant à la figure royale du lion, elle représente cette nature primordiale de l’esprit que chacun nomme à sa façon selon ses croyances et les traditions culturelles et spirituelles auxquelles il se réfère. Ainsi chacun de nous est polarisé entre un égo qui vit sous l’emprise de préjugés (personnels et/ou culturels) et une présence qui les transcende en s’accordant à une plénitude intérieure. Développer cette présence c’est prendre ses distances avec le champ passionnel et confusionnel de l’égo, soumis à l’influence de la spirale régressive, pour s’accorder à une inspiration créatrice qui participe à la spirale évolutive. Et le silence auquel le Lion "condamne" le Tigre pour le soustraire aux discours obsessionnels de l’Âne est la matrice même où peut éclore cette inspiration méditative. Dès lors que l'on peut saisir toute sa profondeur  cette fable révèle un enseignement important dans une époque troublée comme celle que nous vivons.

Voir ce que l'on voit c'est se libérer de l'emprise des représentations mentales et des constructions sociales pour voir les choses telles qu'elles sont à travers ce "retour aux choses mêmes" promu une phénoménologie qui met la description de l'expérience vécue au centre de sa méthode. Cette voie tracée par les phénoménologues retrouve celle des sagesses traditionnelles qui ont élaboré au cours des siècles une connaissance complexe et sophistiquée des phénomènes de conscience. 

Au regard des sciences contemplatives en train de se développer, ces enseignements traditionnels dessinent la voie d'une véritable phénoménologie libératrice. Nous aurons l'occasion de revenir plus en détail dans un prochain billet sur cette phénoménologie libératrice qui accompagne l'émergence d'une "Cosmodernité" succédant à la modernité. La où cette dernière était fondée sur le règne sans partage de l’abstraction rationnelle, la cosmodernité est fondée sur une raison sensible, concrètement enracinée dans l'expérience vécue.

L'Affolement

Les phénomènes d'ensauvagement, de confusion et de complotisme auxquels nous assistons ces temps-ci ne sont que les premières vagues d'un affolement généralisé qui va s'intensifier au fur et à à mesure qu'un effondrement global va s'amplifier, notamment à travers le dérèglement climatique, en se manifestant à travers les multiples dimensions - intérieures et extérieures, individuelles et collectives - où évolue l'être humain. 

Dans un prochain billet, nous analyserons plus en détail la mécanique de cet affolement qui se produit en quatre phases : l'effroi et le déni, le repli et la conjuration. L'effroi devant l'effondrement de tous les repères habituels suscite un déni du réel et de sa complexité ainsi qu'un repli à la fois narcissique sur le plan individuel et identitaire sur le plan collectif. Ce déni et ce repli s'accompagnent d'un processus de conjuration des peurs à travers l'émergence et la prolifération d'imaginaires paranoïdes et de récits complotistes. Dans une telle crise cathartique, on projette son anxiété profonde sur des bouc-émissaires à travers une floraison de récits plus ou moins délirants qui, en se diffusant par contagion mimétique, peuvent parfois prendre la forme d'une psychose collective. 

Ce processus de conjuration collective, qui relève de la pensée magique, s'accompagne d'un "fantasme d'élection" qui fait de celui qui y adhère le membre privilégié d'une communauté d'élus, seuls à même de comprendre des réalités secrètes, cachées à tous les autres, perçus comme des "moutons". C'est ainsi qu'un tel dispositif magique de conjuration permet de passer d'un statut de victime, hantée par la peur et l'incertitude, à un statut d'élu qui dénie cette angoisse et la compense par un sentiment de supériorité vis à vis de ces moutons asservis que sont le troupeau des personnes non averties. Et la boucle est ainsi bouclée... sur une violence symbolique, parfois physique, qui prend pour cible des bouc-émissaires chargés d'expier une angoisse que des limites individuelles et collectives empêchent d'accueillir, d'analyser et de transformer en créativité.

Prendre du recul en développant une attitude de désaisie permet  de percevoir avec précision ces processus de conjuration magique avec toutes les stratégies inconscientes et manipulatrices qui les sous-tendent. En ces temps troublés, se laisser bercer par le rythme aveuglant des habitudes, c'est prendre le risque de se faire emporter par des vagues de confusion, destructrices du sens et des liens sociaux, dont la pression est  telle qu'elles s'engouffrent dans les failles personnelles les plus secrètes. Untel, qui nous apparaissait jusque là comme une personne à peu près équilibrée, peut soudain basculer dans un autre continuum en devenant le vecteur passionné de délires complotistes. On a vu opérer cette contagion mimétique à de nombreuses reprises dans l'histoire humaine et récemment, par exemple, de manière spectaculaire, lors des dernières élections américaines. Un tel basculement a des conséquences profondes et dangereuses pour les individus comme pour les sociétés.

Stratégies

Si la clarté de la vision issue d'un retrait méditatif permet d'effectuer un diagnostic global sur la situation actuelle, elle permet aussi d'élaborer des stratégies pour affronter les diverses expressions de cet affolement général. Face à des vagues d’obscurantisme, de dépression et d'ensauvagement liés à la régression vers des stades archaïques du développement humain, mieux vaut avancer en silence sur la voie intérieure d’une spirale évolutive que de chercher à convaincre des individus soumis à un vortex mortifère qui les enferme dans leurs croyances et préjugés, leurs fantasmes d'élection et leurs délires complotistes. Comme autant de bunkers, ces constructions psycho-mentales protègent de l’angoisse et des incertitudes ceux qui n’ont pas les moyens de comprendre et encore moins d'accompagner l'évolution de leur environnement.

Face à l'effondrement et à l'affolement qui en est la conséquence, il ne s'agit pas de battre en retraite mais d’adopter une attitude de retrait actif et créatif pour mieux affronter le désordre ambiant en gardant la précision et l’inspiration qui, au cœur de la spirale évolutive, naissent d’une présence immédiate. Si on n’entretient pas le lien qualitatif avec cette présence intérieure, on risque de se perdre dans les jeux dialectiques de l’ego et du mental en succombant aux chants des sirènes qui, une fois leurs masques retirés, apparaîtront pour ce qu'elles sont : des vampires avides d'une énergie vitale et créatrice dont ils ont absolument besoin pour ne pas mourir définitivement.

Ceux qui sont perdus dans les rets de la spirale thanatologique voudront toujours attirer à eux, pour se nourrir de leur lumière et de leur énergie, ceux qui participent de manière discrète et créatrice à la spirale évolutive. Ces derniers, connectés à leur regard intérieur, ne chercheront jamais à occuper le devant d'une scène déjà rongée par les vers, ils ne voudront pas avoir raison à tout prix ou prononcer le dernier mot pour alimenter leur égo, conscients qu'ils sont des jeux qui se jouent derrière les apparences. Dans la profondeur d'un silence inspiré, ils seront les gardiens vigilants d'une résonance avec l’essentiel qui les anime et qui les guide. 

Compassion

Le retrait méditatif permet de percevoir les constructions mentales et émotionnelles de l'égo qui conduisent les individus à se faire aspirer par une spirale régressive. Mais le recul n'est pas la séparation, le retrait n'est pas le rejet : loin de conduire à la stigmatisation et au mépris, l'expérience méditative ouvre sur la compassion. Plus on se libère de l'emprise de l'égo et plus s'éveille en nous un sixième sens : celui d'une interdépendance universelle qui s'exprime notamment à travers un sentiment de fraternité humaine et de communion avec le vivant. La compassion devient une ressources essentielle en ces temps de crise où, en plus de l'individualisme et de la loi de la jungle propres au capitalisme prédateur, la haine et l'agressivité avivées par Thanatos tendent à séparer les individus et à les diviser en clans opposés.

Selon Denys Rinpoché : " La compassion est l'état en lequel on compatit, c'est à dire en lequel on participe à la souffrance d'autrui, animé par un profonde sentiment de bienveillance ou d'amour altruiste qui entraîne une réaction de solidarité active, voire engagée. La compassion est une amplification de l'empathie dans une motivation de bienveillance. Elle peut se décliner en trois niveaux : le premier consiste en la capacité de voir l'autre comme un "autre soi-même". La deuxième dans la capacité d'échanger "moi" et "l'autre", se mettant à la place de l'autre pour mieux comprendre la réalité de ses difficultés. La troisième est l'altruisme qui dépasse ses blocages égoïstes pour donner la priorité à l'autre et à l'altérité du bien commun. Compassion et altruisme peuvent être considérés comme synonymes.»

La compassion n'inspire pas forcément une action spectaculaire. Dans toutes les traditions spirituelles, des pratiques méditatives consistent à envoyer ce que l'on pourrait appeler trivialement des "ondes positives" ou des "bonnes vibrations" pour aider les individus à surmonter leur souffrance et à dépasser leurs limitations. Mais le développement de la compassion peut aussi ouvrir sur un engagement social, politique ou interpersonnel. Un engagement non prosélyte qui vise à aider concrètement des personnes en difficulté comme à proposer des pratiques pour éveiller la conscience et à transmettre des informations sur le développement humain et le sens de la vie. 

Sage et Guerrier

Si, loin de toute forme de prosélytisme, la compassion peut être à l'origine d'un soutien pour ceux qui sont soumis à l'emprise d'une dynamique régressive, elle ne consiste pas à les déresponsabiliser en les infantilisant et en les empêchant d'affronter les épreuves qui leur permettront de se développer. Chacun, d'une manière ou d'une autre, est appelé à faire face au conséquence d'un "karma" qui est le résultat de ses expériences passées. Empêcher quelqu'un de faire face à ses responsabilités c'est ne pas lui permettre de se libérer d'un "karma" ou d'un passé qui le détermine inconsciemment. En dépassant l'infantilisme et le nombrilisme ambiant, la compassion développe un sens des responsabilités qui dépasse notre personne pour embrasser l'humanité et le vivant.

Ce qui ne tue pas rend plus fort. Au fur et à mesure que montent en pression les vagues d'un affolement généralisé, on voit des individus inspirés par de nouvelles visions du monde se réunir et se regrouper pour participer ensemble à un saut évolutif devenu absolument vital. Ils se forment aux pratiques méditatives et développent leur sensibilité énergétique tout en inventant, au sein de minorités cognitives et créatives, de nouvelles formes de vie et de sensibilité, de conscience et d'organisation. Souvenons-nous de la célèbre formule de l'anthropologue Margaret Mead : " Ne doutez jamais qu'un petit groupe de citoyens réfléchis et engagés puisse changer le monde. D'ailleurs rien d'autre n'y est jamais parvenu."

Participer à un saut évolutif nécessite d’être à la fois sage et guerrier, méditant et militant, c'est à dire en fait un tigre : une énergie au service d'un instinct connecté à son milieu de vie. "Intelligent et courageux" comme le dit la fable, ce tigre est à la fois un sage qui participe de manière intuitive à la dynamique créatrice d’Éros et un guerrier capable d'affronter, à partir de cet axe intérieur, les forces de confusion et de désorganisation propres à Thanatos. Comme l'illustrent les art martiaux traditionnels, la puissance du guerrier trouve sa source dans cette présence et cette attention qui lui permettent de focaliser son énergie pour utiliser à son profit la force de l’adversaire. Mais ceci est une autre histoire… transmise dans les cercles formés par les guerriers de sagesse qui ont fait leurs preuves en surmontant les épreuves et les obstacles dressés sur leurs chemins de vérité. 

Ressources 

Le Grand Livre de la pleine présence  - Denys Rinpoché. Albin Michel.

Crée par Denys Rinpoché, la Buddha University propose de nombreux enseignements en présentiel et en virtuel. On trouvera sur le site une somme d'informations passionnantes aussi bien sur la pleine conscience que sur le dharma (la voie universelle du Bouddha).

Shambhala, la voie sacrée du guerrier  Chogyam Trungpa. La voie du guerrier au carrefour de la méditation et de l'engagement. 

Le Centre Shambhala paris propose de nombreux ateliers en présentiel et en virtuel pour approfondir la voie du guerrier spirituel.

Quel Bouddhisme pour l'Occident ? Fabrice Midal. Éditions Points.  Un ouvrage d'un philosophe et enseignant de méditation dont la lecture m'est apparue fondamentale pour penser les relations entre pensée occidentale et spiritualité orientale.

Conférences de Tokyo. Martin Heidegger et la pensée bouddhiste. Fabrice Midal. Une réflexion passionnante sur les liens entre phénoménologie et méditation.

A l'épreuve de l'expérience. Pour une pratique phénoménologique. Francisco Varela, Nathalie Depraz et Pierre Vermersch. Ed. Zeta - Réflexions sur une approche méthodique de la conscience.

Plaidoyer pour l'altruisme Matthieu Ricard. Ed. Pocket. Une réflexion fondamentale pour penser ensemble l'éveil de la conscience, le développement des cultures et les transformations sociales.

Dans Le Journal Intégral : Vers une Santé Intégrale - EffondrementsMéditer et Militer (2 billets) - Vacance et/ou Vacuité - Abécédaire de la méditation (1) - Abécédaire de la méditation (2) une révolution silencieuse - La Cosmodernité - Une régression anthropologique  -