jeudi 21 septembre 2017

Incitations (8) Le Déni ou le Défi


Obéissez à vos porcs qui existent. Je me soumets à mes Dieux qui n'existent pas. René Char

Photo Gert van den Bosch

Dans ce billet, comme nous le faisons régulièrement dans la série intitulée "Incitations", nous proposerons, sous forme d'aphorismes et de fragments écrits au fil des jours, des éléments de réflexion et d’intuition qui font écho aux thèmes développés par ailleurs, de manière plus systématique, dans Le Journal Intégral. De par leurs concisions, aphorismes et fragments synthétisent la pensée et formalisent l’intuition en éveillant chez le lecteur une résonance intérieure qui mobilise sa conscience et fertilise son imaginaire. Inspirées par l'esprit du temps, ces "Incitations" nous invitent donc à la méditation, à la réflexion... et à l’action. 

Face à toute épreuve, il existe deux stratégies : le déni ou le défi. 

La crise systémique que nous vivons nous oblige à choisir de toute urgence entre la marchandisation ou le réenchantement, c’est-à-dire entre la soumission aux mécanismes de la quantité ou l’insurrection qualitative de la vie/esprit. Choisir entre les porcs qui existent et les Dieux qui n'existent pas, en référence à la belle formule de René Char.

La marchandisation est l'expression d'une déchéance spirituelle fondée sur la réification du vivant. Le réenchantement est la voix intérieure qui nous libère de cette déchéance.

Le déni c'est le refus de voir et de réagir à la dévastation du monde opérée par le fondamentalisme techno-marchand. Le défi consiste à se libérer du fétichisme de l'abstraction pour développer une relation immédiate et poétique à son milieu - naturel, social et spirituel. Le déni est économique quand le défi est écosophique.

Telle est la dynamique de l'évolution culturelle : déconstruire les stéréotypes d'une époque pour accompagner les archétypes qui se manifestent à travers la suivante.

Dans un monde où règne l’hégémonie de l’utilitarisme, le mot d’ordre évolutionnaire consiste à devenir inutile c’est-à-dire inutilisable par le Système. Devenir inutile c’est être inappréciable, inappropriable et irremplaçable en développant une singularité créatrice irréductible à toute valeur marchande et utilitaire.

"En Marche", tel est l’hymne des marchands qui défile d’un même pas, au rythme du marché, en chantant ce refrain tous en chœur : « En Marche. En Marche. La liberté guide nos pas sur la voie sacrée du pouvoir d’achat. Pour que les affaires marchent, amis, marchons sans peur sur les concurrents. En Marche. En Marche. Qu’un sang impur abreuve nos actions. La richesse vient à qui travaille, le jour, la nuit, Dimanche et fêtes, pour la grandeur du Capital ».

Quelle déchéance de l'âme et de l'esprit peut-elle conduire l'homme contemporain à s'identifier totalement à son rôle économique de producteur/consommateur au point d'en oublier l'essentiel, c'est à dire sa vie intérieure ? L'essentiel, sans cesse menacé par l'insignifiant, selon René Char, c'est la qualité intérieure sans cesse menacée par ce qu'un autre René (Guénon) nommait "le règne de la quantité". Celui qui n'est pas hanté par cette question est d'ores et déjà un mort-vivant ayant intériorisé la logique mécanique et inhumaine de l'abstraction dont l'économie n'est qu'une manifestation morbide.

Dégradation moderne de la conscience :  de la spiritualité à la sagesse, de la sagesse à la philosophie, de la philosophie au journalisme, du journalisme à la communication, de la communication au markéting et du markéting au mercantilisme !... Quand la spiritualité nous libère de ces illusions que sont les évidences, le mercantilisme nous aliène aux besoins qu'il ne cesse de créer.

Misère de l’individu castré de son intériorité : de l’autonomie abstraite à l’atomisation sociale jusqu’à l’automatisation dans la grande machine techno-économique.


Dans sa profonde immaturité, l’homme moderne a conçu un droit du travail sans sa contrepartie équivalente qui serait un devoir d’oisiveté. Ce lent, long et indispensable apprentissage de l’inutilité, cette "sainte paresse" évoquée par Erik Sablé, au cœur de nombreuses sagesses traditionnelles, éviterait la dévastation du monde. Comme le dit Raoul Vaneigem : « On nous a si bien mis dans les dispositions de travailler que ne rien faire exige aujourd’hui un apprentissage. »

Pour accéder à la sagesse, cet apprenti sage qu’est le philosophe doit dépasser cet apprentissage de la pensée qu’est la philosophie.

A notre époque, que de professeurs de philosophie... et si peu de sages ! Les professeurs de philosophie enseignent les chaînes causales qui réduisent la conscience à la pensée et la pensée à une logique abstraite et désincarnée. Les sages sont des professeurs de l'être qui brisent ces chaînes : ils enseignent l'art de transcender la pensée pour incarner l'esprit en nous libérant d'un système entièrement conçu pour nous avoir.

La philosophie se lit, la sagesse se vit et le sage se rit de la sagesse comme de la philosophie.

Si le sage est la mémoire externe de ce disque dur qu’est l’Esprit, la sagesse se situe bien au-delà du mental et de ses programmations instrumentales.

Philosophe médiatique : quel oxymore !.. La pudeur de la sagesse répugne au spectacle comme à la publicité : elle ne dévoile ses secrets que dans l’intimité de l’âme et dans la profondeur des relations initiatiques indexées sur celle-ci. 

Comme il existe des "universités populaires" destinées à transmettre le savoir exotérique au plus grand nombre, il existe des "communautés initiatiques" destinées à transmettre une connaissance ésotérique au petit nombre de ceux qui peuvent l’intégrer.

Quand la quantité s'impose par le nombre, de façon spectaculaire, la qualité reste discrète, voire secrète, assemblant de manière magnétique ceux qui se ressemblent autour d'un noyau spirituel et rayonnant. L'intensité qualitative du petit nombre s'étend ainsi discrètement, par cercles successifs, jusqu'à présider aux destinées du grand nombre : le rythme créateur de la qualité inspire et anime la quantité qui le suit par mimétisme, de manière plus ou moins consciente. Tel est le rôle des avant-gardes inspirées sur le chemin de l'évolution.

Dès lors qu’elle n’est pas au service d’une dimension supérieure, la volonté se transforme en servitude volontaire dans le projet prédateur de l’ego. 

Quand le sage montre la lune, l’imbécile se met le doigt dans le cul en prenant ce geste pour une technique de développement personnel !... Un développement personnel qui est bien souvent, hélas, celui de l'égo, conscience de séparation neutralisant et sabotant tout développement spirituel permettant de la transcender.


L’ascèse est à la fois exercice et exorcisme. Exercices du corps, de l'âme et de l’esprit permettant d’exorciser tout ce qui les pervertit.

Si tu veux être comptable, sois-le du temps que tu consacres à l’insignifiance et au divertissement, à la distraction et à la diversion comme à la dispersion. 

La réflexion est cette ascèse intellectuelle qui décentre le regard que nous portons sur les évidences. La méditation est cette ascèse spirituelle qui décentre notre attention de la pensée vers la présence où elle s'origine. 

Parce qu'ils ne veulent pas en payer le prix, jugé exorbitant pour leur égo, le principal usage que nombre de contemporains font de la liberté, c’est de renoncer à celle-ci en échange d'une servitude volontaire qui les apaise tout en les détruisant.

La science dégénère en dogme dès lors qu’elle institue sa méthode d’objectivation en vérité absolue. Hier l’ignorance se parait des habits liturgiques de la religion, aujourd’hui elle se travestit dans les blouses immaculées de la science. 

L’ignorance et l’arrogance sont les deux visages complémentaires de ce Janus qu’est la bêtise : plus on est ignorant et plus on est arrogant. Selon Maurizio Ferraris, auteur de L'imbécilité est une chose sérieuse : " Le monde est plein de couillons dont la majorité s'estime originaux, géniaux, créatifs". Une hygiène de l'esprit consisterait à appliquer cette observation  à soi-même pour mettre à distance la mégalomanie, cette face noire de l'inspiration.

Paradoxe : l'ignorant se prend pour un savant quand le savant se sait profondément ignorant. Comme le disait Friedrich Schlegel : " Qui augmente sa connaissance, augmente son ignorance".

Née de cette paresse intellectuelle qu'est la crédulité, la croyance fait l'économie de l'expérience vécue, au cœur de la véritable connaissance. Aujourd'hui, la croyance est technocratique : l'expertise prend la place de l’expérience.

La connaissance est cette fleur spirituelle qui se développe sur l'humus de l'humilité en participant de manière immédiate à la vie de son milieu. C'est cet humus qui fonde l'humain et c'est l'arrogance qui le détruit.

La vérité a besoin de l’erreur comme d’une matrice où elle peut naître et se développer avant de s’en émanciper. 

Rien de plus religieux que ce "philosophe" auto-proclamé qui prêche à longueur de temps et sur toutes les ondes un dogme matérialiste qui relève en fait d'une croyance aveugle en l’abstraction intellectuelle. "En réduisant la nature à une représentation construite par un individu conscient, le rationalisme tend à asservir la vie, à l'abstractiser, à la déconnecter du sensible. Paradoxe, le matérialisme devient pure idéologie." Michel Maffesoli

L’arrogance intellectuelle est cet art abstrait de l’autoportrait qui ne voit dans l’autre comme dans la nature qu’un reflet narcissique de soi-même.

L’intelligence est parfois si bête, si crédule, si arrogante !... " Tout se ravale et s'effrite dans une torsion de l'intellect sur lui-même, dans une stupeur rageuse". Emil Cioran

G.Manzoni

La sagesse est une méthode intégrale qui relève à la fois de l'expérience intérieure, de la réflexion et de l'observation, ces trois yeux de la connaissance décrits par Saint Bonaventure : l’œil de chair, l’œil de raison et l’œil de contemplation. Pour le sage, il ne s'agit donc pas de croire mais de croître en développant à la fois ses facultés sensorielles, intellectuelles et spirituelles.

Silence, solitude et immobilité sont nécessaires à la lecture et à l’écriture comme à la méditation et à la contemplation. Un homme qui consacrerait sa vie à une telle ascèse serait considéré comme un fou dans ce monde inversé où, selon Guy Debord, "le vrai est un moment du faux" comme le fou est le vrai nom du sage. 

Tout un chacun se situe entre le Un de l’Esprit et le Tout à travers lequel il se manifeste. Ce Tout est le milieu - naturel et cosmique, humain et spirituel - dans lequel chacun évolue.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la plénitude ne consiste pas à planer mais à être profondément enraciné dans l’Unité, en reconnaissant celle-ci derrière la multiplicité infinie de ses manifestations. 

Prendre conscience que Tout est Un comme Un est Tout c’est faire l’expérience non-duelle de la Continuité, c’est-à-dire du continuum de l’Unité à travers toutes ses expressions, subtiles et formelles, visibles et invisibles.

L’Esprit de vacance est cette ouverture de conscience qui, en libérant la présence d’esprit, nous apprend à ne rien faire du tout pour que Tout advienne à travers nous.

"Le Vrai est le Tout" disait Hegel. Sans cette conscience du Tout, nous sommes condamnés à errer dans cet univers fragmenté et insignifiant de la vie privée, c'est à dire privée de la relation à une totalité permettant à la vie humaine de se développer en intégrant des éléments issus des divers milieux - naturel et cosmique, social et spirituel - où elle évolue. Cette vie privée réduit ainsi la plénitude d'une vie multidimensionnelle à une simple survie techno-économique.

C'est parce qu'elle a fait l'économie du Tout que la mentalité moderne transforme tout en économie.

Dépasser le stade de l'abstraction économique, c'est faire l'expérience vécue d'une sagesse concrète - l'écosophie - qui permet d'évoluer en immersion dans ce milieu multidimensionnel qu'est la Totalité.

La vie c’est, littéralement, le commun des mortels. Entre la vie et l’esprit, il n’y a pas une différence de nature mais de degré (de complexité).

Avançant dans sa voix à travers la forêt du langage, le poète est l’avocat de la vie et son porte-parole face à tout ce qui la menace, la contrarie et la détruit. C’est pourquoi, selon René Char, "le poète est la partie de l’homme réfractaire aux projets calculés". 

Ne demande pas à l’Esprit ce qu’il peut faire pour toi. Demande-lui ce qu’il peut faire à travers toi


La conscience aliénée se reconnaît à sa peur du mystère, ce pont fragile entre la pensée et ce qui la transcende. 

Appel à la profondeur et au dépassement de la pensée, le mystère est une des formes poétiques à travers laquelle se manifeste la transcendance. 

En donnant de l’espace au temps et du temps à l’intemporel, le méditant fait l’expérience immédiate et libératrice du mystère, cette matrice du sacré.

Figure de l’homme cosmoderne, le poète est cet agent du mystère qui participe intérieurement à la secrète complexité d’une vie tissée de mille et un liens, d’interactions, de correspondances et d'analogies entre l’homme et la Totalité. 

Si les mots du poète donnent le vertige c’est que, situés au bord de l’indicible, ils sont les porte-paroles du mystère. 

Ne pas confondre ambition et orgueil. Matrice où se développe l’intention créatrice, l’ambition est dépassement de l’égo. L’orgueil est l'œil de cet ogre qu'est l'égo. Vampirisant l’énergie de l’ambition à des fins de reconnaissance narcissique, l'égo transforme l’intention créatrice en intérêt prédateur.

La pensée est un outil permettant l'adaptation de l'homme à son milieu. Cette origine instrumentale explique pourquoi le mental réduit toute forme, vivante ou inerte, à une fonction utilitaire. D'où la nécessité de transcender la pensée pour retourner à la présence vivante dont elle procède.

Méditer c’est dépasser le mental et sa vision instrumentale pour accéder à cette présence non duelle qui perçoit le monde comme une épiphanie de l’Esprit.

L’intuition permet de faire l’expérience de la totalité quand le mental sépare celle-ci en diverses parties reliées causalement, c'est à dire mécaniquement, dans une visée instrumentale.

La science est une méthode qui réduit l'univers physique aux lois mécaniques de la raison instrumentale quand la sagesse inscrit chaque phénomène dans une totalité non-duelle qui associe symboliquement les univers physiques et métaphysiques.

G. Manzoni

Parce qu’elle ne se laisse jamais enchaîner par les liens logiques d’un raisonnement mécanique, l’intuition est à même de démystifier les dogmes abstraits d’une rationalité close sur elle-même. C’est pourquoi l'intuition effraie les tenants de l’abstraction  qui la juge "irrationnelle" alors même qu’elle est "transrationnelle".

L’intuition est unique quand les explications sont multiples. Expliquer c’est déployer la singularité d’une intuition dans toutes les dimensions de l’espace mental.

Notre époque nomme réalité la résignation au conformisme majoritaire en qualifiant de rêve ou d’utopie toute intensité qui lui résiste. 

Ne sentez-vous pas dans l'air ce climat d'insurrection qui commence à saturer l'atmosphère ? Quelle étincelle fera le contact explosif entre le feu de la vie et la foudre de l'esprit ?

Ne laissons pas aux violents et aux fanatiques l'usage exclusif de cette énergie insurrectionnelle. Mobilisons notre présence et notre attention au sein d'une intelligence collective qui canalise ce feu sacré pour le transfigurer en force créatrice.

Progressisme et réaction dont deux expressions complémentaires d’une même confusion des consciences qui mène au statu-chaos. Le slogan des progressistes : "Que tout change pour que rien ne change". Celui des réactionnaires : "Vivement demain que tout soit comme hier".

A l’heure d’une nécessaire écosophie, rien n’apparaît plus réactionnaire que l’idée mécanique et linéaire du progrès, et rien de plus actuel que l’idée organique et spiralée d’évolution, avec ses trois temps : conservation du passé, subversion du présent, conversion à l'à-venir.

Devenir ce que l'on est : telle est la maxime du progrès qui soumet l'immanence du devenir à la permanence de l'être. Être ce que l'on devient : telle est la maxime de l'évolution qui perçoit, de manière non-duelle, l'immanence du devenir comme une manifestation de l'être. Dans le monde formel, il n'est de permanence que le changement. Comprenne qui pourra la grande mutation à venir qui transforme les rapports de l'être et du devenir.

Ce n’est pas nous qui pensons l’époque mais l’époque qui pense à travers nous. Observer cette pensée à partir d'une présence attentive et inspirée, c'est voyager dans le temps : enjamber notre époque et la dépasser. La présence du méditant est un aimant qui convoque l'à-venir et qui l'énergétise. 

Penser c’est penser contre soi-même, ses préjugés et ses conformismes, mais aussi contre les stéréotypes de l’époque, cette mégère acariâtre et narcissique en quête de mâles dociles, géniteurs et enthousiastes à l'idée de lui faire des enfants à son image.

Ressources 

Les billets de la série Incitations à lire à partir du libellé Incitations : Incitations (1) Le Souffle de l’Inspiration (2) Tout est son contraire (3) Éros et Ego (4) Les Droits de l’Âme (5) Décadence et Métamorphose (6) Servitude et libération (7)

René Char. Une poétique intégrale (1) René Char. Une poétique intégrale (2) René Char. Une poétique intégrale (3)

L'Esprit de vacance (7) Contre le Travail (8) Travail Fétiche (9) Ne travaillez jamais

Éloge de la sainte paresse  Erik Sablé éd. Almora

Comics retournés  Gabriella Manzoni

vendredi 1 septembre 2017

L'Esprit de Vacance (9) Ne Travaillez Jamais


Travailler signifie anéantir le monde ou le maudire. Hegel 

Inscription écrite à la craie sur un mur de la rue de Seine en 1953 par le situationniste Guy Debord, auteur de La société du spectacle.

Dans une perspective intégrale, il est impossible d’avancer sur la voie évolutionnaire et libératrice de l'individuation sans comprendre et dépasser les limitations propres à chaque stade évolutif. C’est ainsi qu’on ne peut pas dépasser l'identification au paradigme abstrait de la modernité - lié au Mème Orange de la Spirale Dynamique - sans déconstruire les mécanismes de l’aliénation économique et ses justifications idéologiques. 

C’est dans cet esprit que nous évoquions, dans notre avant-dernier billet, la critique morale et spirituelle du travail menée par Giuseppe Rensi dans son livre paru en 1932 et intitulé Contre le travail. Dans notre dernier billet, nous proposions un texte de Maria Wölflingseder intitulé Travail fétiche où cette philosophe évoque la façon dont le travail agit sur nos contemporains dans nos sociétés capitalistes, tel un fétiche doué de pouvoir magique, déterminant subjectivités, comportements, représentations et organisation sociale.

Maria Wölflingseder appartient au courant de la Critique de la Valeur qui, depuis la fin des années 80, propose une critique de l’économie politique et du travail à partir d’une relecture d’un Marx "ésotérique" et de son analyse du fétichisme de la marchandise. Après une rapide réflexion sur le contexte dans lequel a pu émerger un tel mouvement de pensée, nous vous proposons ci-dessous une passionnante vidéo de la chaîne Politikon sur You Tube intitulée Faut-il abolir le travail ? Pédagogique sans être ennuyeuse, cette vidéo de 15 minutes propose une réflexion concise et synthétique sur le travail en général et sur la Critique de la valeur en particulier. 

Plusieurs auteurs y sont évoqués : Marx bien-sûr (valeur d'échange, valeur d'usage, travail abstrait/travail concret, fétichisme de la marchandise), mais aussi Aristote (différence praxis/poeisis), Locke (la propriété est fondée sur le travail), Adam Smith et David Ricardo (valeur travail dans l'économie classique). Un telle vidéo est à voir absolument (et à revoir) pour tous ceux qui voudraient s'initier à tout un courant de pensée qui ouvre de nouvelles perspectives à la critique sociale et, bien au-delà, à une "critique intégrale" prenant en compte l’évolution humaine dans sa totalité - individuelle, culturelle et socio-économique.

Rentrée dans l’atmosphère 

Gabriela Manzoni. Comics retournés

1er Septembre : voici donc venue l’heure de la rentrée et du blues qui toujours l'accompagne en fond sonore. La fête du travail ne devrait pas avoir lieu le 1er Mai, mais à la rentrée de Septembre quand chacun peut mesurer dans son âme et dans sa chair le pouvoir hypnotique de cette idole à laquelle nos contemporains sacrifient ce qu'ils ont de plus cher - leur liberté - contre une forme de plus en plus précaire de sécurité matérielle. Ce terme de rentrée évoque, par analogie, le processus de rentrée dans l’atmosphère après une sortie spatiale hors du champ de la gravitation terrestre. La gravitation sociale, dans nos sociétés marchandes, c'est l'économie et l’économie c’est le pseudonyme que prend le capitalisme quand il voyage incognito en se donnant une apparence naturelle et transhistorique.

La rentrée est donc cette période de l’année durant laquelle il nous faut rentrer dans notre coquille, en repliant les ailes entr’ouvertes par le corps et l’esprit durant le temps libre des vacances, pour retrouver le temps contraint et le rythme aliénant du travail. Cet "entre-deux" qu’est la rentrée permet de mesurer, quelques jours durant, l’abîme existant entre la plénitude d’une vie choisie et la misère d’une survie soumise aux mécanismes du capital... pardon... de l'économie. Face à un tel vertige et pour ne pas souffrir de notre résignation, on maquille celle-ci en pseudo "éthique du travail" ou en idéologie managériale qui cachent mal, en fait, la soumission volontaire aux lois impérieuses de l'économie... pardon... du capital. On peut donc essayer de faire taire cette souffrance en suivant de manière aveugle le conformisme dominant, quitte à le payer ensuite par un effroyable retour du refoulé, tant individuel que collectif, qui s'exprime à travers un profond malaise psychique et social.

Mais on peut aussi essayer de comprendre et déconstruire ce processus de déshumanisation qui exerce son emprise sur les esprits comme sur les corps. Si de nombreux auteurs ont analysé l'exploitation et l'aliénation des travailleurs en système capitaliste, peu ont remis en question de manière radicale le rôle central du travail dans ce système, focalisant leur attention sur la circulation et la distribution inégale des richesses et non sur leur production. Au-delà de ces analyses, il existe une famille d’esprits visionnaires - de Marx à Raoul Vaneigem en passant notamment par Nietzsche et Paul Lafargue, Giuseppe Renzi et Bertrand Russel, Martin Heidegger et Hannah Arendt, Georg Luckacs et André Gorz, les plus connus parmi tant d’autres - qui, chacun à leur manière, ont opéré une critique du travail, devenu le mode de socialisation aliéné de nos sociétés marchandes. Cette famille de pensée pourrait se reconnaître dans le célèbre cri blasphématoire proféré par le situationniste Guy Debord contre la religion économique : "Ne travaillez jamais". 

Sortir de l’économie

"Ne travaillez jamais" ne signifie pas refuser toute activité productive mais refuser de participer à un système qui met celle-ci au service exclusif de l’accumulation du capital. Selon Benoît Bohy-Bunel " Une critique du travail n'est pas une critique de l'activité humaine en vue de la survie, mais bien une critique qui cible la modernité capitaliste".

Adhérer à un tel slogan c’est refuser de jouer le rôle d'acteur inconscient dans la dynamique de valorisation définie par Marx comme le "sujet automate" qui anime le capitalisme en détruisant les milieux naturels, sociaux et symboliques.

"Ne travaillez jamais" c’est affirmer que l’activité productive doit être régie par une exigence fondamentale : répondre à des besoins concrets dans une perspective de solidarité et de justice sociale, de respect des équilibres écologiques, du bien commun et d'un sens partagé.

C'est aussi pointer le fait que l'activité productive n'est qu'une partie de l'activité humaine, celle-ci échappant le plus souvent à toute visée utilitaire à travers les dimensions du don et du jeu, du désir et des affects, du symbolique et du sacré, de la fête, de l'imaginaire et de la créativité. Réduire l'activité humaine à sa composante utilitaire et réduire cette dernière à une valorisation quantitative c'est castrer les individus de leur humanité en leur refusant toute forme de croissance autre que matérielle.

La Critique de la valeur reprend donc la réflexion sur le travail menée par cette famille de penseurs radicaux en la complétant par une critique globale des catégories pseudo-naturelles qui sont à la base de la socialisation capitaliste : la marchandise, l'argent, la valeur, le travail abstrait. Selon Anselm Jappe, ce courant de pensée met à jour « l'"inversion réelle" causée par la valeur : toute l'activité sociale prend la forme de son contraire, la valeur. » 

De l'économie à l'écosophie

En nous libérant d'une hypnose économiciste présentée comme naturelle, une telle réflexion crée les conditions pour "sortir de l’économie", c'est à dire de rapports sociaux médiatisés par le travail et l'argent, en favorisant l’émergence de nouvelles formes sociales. Si la critique de la valeur s'arrête le plus souvent à ce constat, on ne peut s'empêcher de penser, dans une perspective évolutionnaire, que ces nouvelles formes sociales ne seraient plus indexées sur une valorisation quantitative mais sur les valeurs qualitatives qui naissent des relations entre l'homme et son milieu - naturel, social et spirituel. Ces relations qualitatives sont à l'origine d'une "écosophie", cette sagesse du milieu qui va progressivement remplacer une économie abstraite et quantitative suite à l'évolution des individus comme des sociétés.

Une telle mutation de l'économie à l'écosophie nécessite effectivement une évolution de la subjectivité individuelle, de l’intersubjectivité culturelle et de l’organisation socio-économique. D’où l'impérieuse nécessité de développer une "vision intégrale" à même de prendre en compte les interactions systémiques entre conscience, culture et société, dans la perspective d’une dynamique évolutionnaire. Une telle nécessité implique un engagement des acteurs du mouvement intégral qui devraient utiliser leurs connaissances et leur créativité pour accompagner les promoteurs de cette mutation. Pour cela il faut remettre en question l'imprégnation capitaliste propre à l'intégralisme américain, issue de l'histoire et de la culture protestante des États-Unis.

Nourris au lait de l'idéologie libérale, beaucoup d'intégralistes américains et de leurs épigones continentaux ont du mal à dépasser une forme d'économicisme qui leur apparaît naturel. D'où leur tendance à prospérer dans les activités de coaching et de conseil aux entreprises, vecteurs de l'ancienne vision économique du monde. Cette imprégnation capitaliste fait souvent obstacle au développement d'une "vision intégrale" dans un contexte européen qui est l'héritier d'une critique sociale provenant notamment d'une tradition catholique millénaire avec ses valeurs de justice, de charité et de  fraternité.

Cette critique économique et sociale s'est élaborée progressivement au cours de l'histoire pour s'exprimer, suite au siècle des Lumières, à travers les mouvements socialiste, communiste, libertaire, situationniste et écologique quand ce dernier, à ses débuts, était encore anti-productiviste et non soumis au "greenwashing". D'où la nécessité de développer les spécificités d'un intégralisme européen qui assume cet héritage de critique économique et sociale en le réactualisant avec les outils théoriques et les intuitions véhiculées par une "vision intégrale". Ce que nous tâchons de faire dans Le Journal Intégral.

Le Goulag plus la Clim !...

Le sociologue Michel Maffesoli décrit ainsi la mutation de l'économie vers l'écosophie : « Aujourd’hui, la valeur travail, la foi dans un progrès matériel et technique infini, la croyance en la démocratie représentative qui ont permis la cohésion de la population et des élites ne font plus sens. Il est donc urgent de repérer les valeurs post-modernes en train d’émerger… Une époque fondée sur le triptyque : "Individualisme, Rationalisme, Valeur travail" cède la place à un monde fondé plutôt sur un autre triptyque : "Tribalisme, Raison sensible, Créativité"… 

Ce que je pointe quand je parle de la fin de la valeur travail, c’est le changement de rythme sociétal : la vie quotidienne n’est plus toute entière tournée vers la production, les activités domestiques ne sont plus ressenties comme de la pure reproduction de la force de travail, les identités individuelles ne sont plus déterminées par le statut professionnel. Et ce qui met en mouvement les jeunes générations, ce n’est plus tant la carrière, ni même la paye, que l’ambiance de l’entreprise, le copinage dans et hors temps de travail, la possibilité de participer à une aventure collective, bref la créativité commune. C’est cela la fin de la valeur travail et aussi de la valeur assistance. C’est de réciprocité qu’il s’agit, d’implication commune. » Les nouveaux bien-pensants 

Le Travail c'est le goulag plus la clim !

Au moment même où cette mutation s’opère dans les profondeurs de la conscience collective, le peuple français se met "en marche" vers l’impasse d’un "libéralisme intégral " (à la française, c’est-à-dire jacobin et technocratique) associant libéralisme culturel de gauche et libéralisme économique de droite. A contre-courant historique, cette démarche est condamnée à moyen terme, tout comme le système capitaliste à laquelle elle s’adosse et qui ne survit plus que grâce à l’oxygène d’une bulle financière ne correspondant plus à rien dans l’économie réelle. 

La limite interne du capitalisme

Les théoriciens de la critique de la valeur estiment que le capitalisme a atteint sa limite interne suite au grand remplacement du travail vivant par l'automatisation de la production. Anselme Jappe explique ainsi les origines de cette limite interne : "Dans sa critique de l'économie politique, Marx a déjà démontré que le remplacement  de la force de travail humaine par l'emploi de la technologie diminue la "valeur" représentée dans chaque produit, ce qui pousse le capitalisme à augmenter en permanence sa production... Au-delà de la limite externe représentée par l'épuisement des ressources, le système capitaliste contenait dès le début une limite interne : devoir réduire - à cause de la concurrence - le travail vivant qui constitue la seule source de la valeur. Depuis quelques décennies, cette limite semble être atteinte, et la production de valeur "réelle" a été largement remplacée par sa simulation dans la sphère financière. D'ailleurs la limite externe et la limite interne ont commencé à apparaître au grand jour dans le même moment : vers 1970." (Décroissants encore un effort)

Gonflée à l'hélium du "capital fictif", cette bulle financière vise donc à compenser la perte de valeur, due à la raréfaction du travail vivant, par un pari spéculatif sur de futurs profits. Contrairement à ce que pensent de nombreux progressistes, le "capital fictif" généré par la sphère financière n'est pas ce qui vampirise le système capitaliste mais la drogue addictive qui lui permet de survivre encore quelques temps et qui prolonge son agonie en maintenant l'illusion de profits futurs totalement fantasmés vu la raréfaction du travail vivant et la perte de valeur entraînée par celle-ci.

Cette bulle n'a cessé de croître et son destin est d'éclater, tôt ou tard, en provoquant une crise majeure qui fera apparaître par comparaison celles que nous avons déjà vécues (1929, 2007) - avec toutes les conséquences que l'on sait - comme autant des crises mineures. La solution ne consiste donc pas à réformer la sphère financière comme nous y invite une critique tronquée du capitalisme mais à sortir de ce système en le dépassant par le haut pour accéder à un nouveau stade évolutif fondée sur une autre vision du monde. Sinon, sa destruction entraînera celle de nos structures collectives et l'on sait bien ce que peut entraîner une telle régression : la souffrance, la violence et la guerre.

L'analyse proposée par les théoriciens de la critique de la valeur s'est trouvée jusqu'ici confortée au fil des trente dernières années par l'évolution des nombreuses crises financières prédites et annoncées comme autant de conséquences naturelles d'un processus qu'ils ont décrit de manière détaillée. Dans son dernier ouvrage Notre ennemi, le Capital Jean-Claude Michéa reprend les analyses développées par deux membres éminents de la critique de la valeur, Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, dans La Grande Dévalorisation. Il évoque la phase finale du capitalisme dans un entretien donné à la Repubblica et traduit en français par l'Obs sous un titre évocateur : "Nous entrons dans la période des catastrophes". Ceux qui s'intéressent à ces analyses théoriques sur la limite interne du capitalisme peuvent se référer au billet du Journal Intégral intitulé Théorie d'une catastrophe. Théorie loufoque d'intellectuels hallucinés ? Pour répondre à cette question, écoutez donc l'émission diffusée par ce média institutionnel qu'est France Culture le 30 Août dernier et intitulée 2007-2017 : vers une nouvelle crise financière mondiale ? en regardant sur le site de l'émission cinq vidéos, issues de diverses sources, éloquentes sur ce sujet.

Faut-il abolir le travail ?

Dans ce contexte de fin de cycle et en évitant toute forme de catastrophisme, l'utopie ne consiste pas à imaginer et à construire collectivement un autre système mais à croire de manière aveugle à la pérennité de celui qui est en train de s'effondrer suite au franchissement de ses limites tant internes qu'externes. Parce-que l'urgence de cette mutation est ressentie par les jeunes générations et les avant-gardes culturelles, celles-ci imaginent  des formes innovantes de réflexion et de socialisation fondées sur la participation sensible et créative de l’être humain à son milieu. L'émergence de cette nouvelle "vision du monde" nécessite de redéfinir l’activité humaine en la libérant des contraintes du "travail abstrait" propre à la valorisation capitaliste. La vidéo de la chaîne Polikiton proposée ci-dessous participe de cette prise conscience en posant de manière frontale la question Faut-il abolir le travail ? Une question à laquelle chacun répondra à partir de sa réflexion individuelle mais surtout de la vision du monde à laquelle il s’identifie sur la spirale évolutive d’un développement intégral.



Ressources

Faut-il abolir le travail ?  Vidéo de la chaîne Politikon sur You Tube. 

Autres vidéos de la chaîne Politikon sur le thème du travail : Arnaque ou révolution ? L’allocation universelle - Hannah Arendt. Condition de l’homme moderne

Éloge de la Sainte Paresse  Eric Sablé éd. Almora L'état d'illumination est un état de paresse absolue, de parfaite détente, d'abandon au flux de la vie.

Les nouveaux bien pensants Michel Maffesoli Ed. du Moment

Nous entrons dans la période des catastrophes Entretien avec Jean-Claude Michéa donné à la Repubbica et traduit par l'Obs.

Notre ennemi, le Capital  Jean-Claude Michéa  Ed. Climats

La Grande Dévalorisation Pourquoi la spéculation et le dette de l’État ne sont pas à l'origine de la crise. Ernst Lohoff et Norbert Trenkle. Post-éditions 2014

Présentation du livre La Grande Dévalorisation. Exposé de Ernst Lohoff lu par Gérard Briche sur la chaîne You Tube de la Critique de la valeur (1h).

2007-2017 : vers une nouvelle crise financière mondiale France Culture. Les Enjeux internationaux. Sur le site de l'émission, cinq vidéos issues de diverses sources explorent ce thème.

Décroissants encore un effort  Anselm Jappe site Critique de la Valeur

Les Aventures de la marchandise  Anselm Jappe Réédition en livre de poche de cet ouvrage incontournable qui présente la critique de la valeur. 350pages, 12 euros.

La Société Autophage Capitalisme, démesure et autodestruction. Le nouveau livre d'Anselm Jappe à paraître en Septembre.

Un XXI ème siècle à la bougie Débat sur la décroissance entre Anselme Jappe et Laurence Boone  Émission TV. 30' Arte

Comics retournés  Gabriella Manzoni Editions Séguier

Dans Le Journal Intégral : Dans la rubrique Ressources des deux précédents billets nous avons proposé de nombreuses références en ligne et dans Le Journal Intégral concernant la critique du travail et de l’économie.

L’Esprit de Vacance (8) Contre le Travail - L’Esprit de Vacance (9) Travail Fétiche 

Devoir de Vacance Une présentation synthétique des six premiers billets de la série L'Esprit de Vacance : L'Esprit de Vacance, L'Otium du peuple, Changer d'ère, L'Art de ne rien faire, Se libérer de l'horreur économique, La Cigale et la Fourmi 2.0. 

Voir le libellé L’Esprit de Vacance dans la "Galaxie intégrale".

Théorie d'une Catastrophe