mercredi 29 février 2012

Qu'est-ce que l'Art Intégral ?



Là où il n'y a pas de vision, le peuple périt. La Bible (Proverbes 29:18)
Après avoir présenté le contexte historique et culturel qui préside à l’émergence d’une nouvelle esthétique, nous proposerons un texte où Alain Gourhant exprime sa vision de l’Art Intégral en définissant certains des principes auquel il se réfère. Un beau texte inspiré à lire, à relire et à méditer parce qu’il rend compte d’une sensibilité émergente, en train de se développer dans la psyché collective.

Une vision du monde

Toute société est fondée sur une vision du monde qui permet aux hommes de faire société. Cette vision commune obéit à un certain régime esthétique, c'est-à-dire un ensemble de perceptions et de sensations, d’images et d'affects : une manière de construire son expérience et de l’interpréter, de percevoir le monde et d’y participer.

Cette codification esthétique définit le Beau, complémentaire du Vrai (la connaissance) et du Bien (l’amour). Le Vrai (épistémologie), le Bien (éthique) et le Beau (esthétique) sont les trois grands archétypes que l’on retrouve sous une forme différente à chaque niveau évolutif et que Ken Wilber nomme les Trois Grands.

Dans les traditions pré-modernes, les codifications esthétiques, éthiques et épistémologiques étaient fusionnées et s'élaboraient à partir de normes magiques, puis religieuses. Durant la modernité les Trois Grand se différencièrent. L'art a pour fonction d'exprimer et de légitimer les formes à travers lesquelles la conscience collective se reconnaît en tant qu’intersubjectivité : un ensemble organique de subjectivités qui partagent les mêmes codes et se réfèrent au même ordre symbolique.

Sans cette vision commune, les sociétés se désintègrent au même rythme que l’intersubjectivité qui en constitue la substance. C’est ce qui se passe aujourd’hui où les hommes deviennent des îlots de subjectivité dans l’océan glacé de l’économie. La seule vision qui parvient encore à les fédérer est celle d’un imaginaire marchand qui diffuse les codes esthétiques correspondant à une société fondée sur le primat de l’économie c'est-à-dire la compétition généralisée et la consommation comme style de vie.

Une esthétique fétichiste

Devenu la plupart du temps une annexe de l’économie, l’art d'aujourd’hui est conçu comme un investissement et un signe extérieur de richesse. Pour être reconnus, les artistes doivent souvent devenir de véritables entrepreneurs qui pensent plus en terme de marché et de relations publiques qu’en celui de création esthétique.

Comme l’écrivait Jean-Edern Hallier : « Aveuglés par notre morgue technologique, nous sommes en pleine régression psychique, infantilisés, mais amputés du merveilleux enfantin ». De manière générale, l’art contemporain témoigne de la bulle narcissique dans laquelle baigne la psyché régressive de l’homo oeconomicus. Pour celui-ci, la forme devient fétiche : un miroir chargé d’exprimer ses fantasmes infantiles de toute puissance et d’auto-engendrement pour mieux exorciser sa détresse.

Des fantasmes infantiles qui compensent la dépendance absolue du nourrisson vis-à-vis de sa mère et font écho à celle vécue par nos contemporains vis à vis de la matrice économique. L’esthétique fétichiste de l’imaginaire marchand est celle du kitsch et du clinquant, de l’ironie et du néant, de la provocation et du divertissement.

Une esthétique fétichiste incapable de satisfaire une sensibilité poétique qui, dans les formes visibles, perçoit l’écho et la manifestation de forces invisibles. Comme le dit Alain Souchon : « Foule sentimentale/ On a soif d'idéal/ Attirée par les étoiles, les voiles/ Que des choses pas commerciales ».

La source visionnaire de l’art

En réaction à ce vide, un profond mouvement de régénération cherche à retourner à la source visionnaire de l’art. Une vision qui naît de la participation intime de la subjectivité à son milieu d’évolution à travers la sensation, la sensualité, la sensibilité et la subtilité.

L’esthétique devient ainsi un élément d’une conscience globale intégrant sensation, raison et intuition : les trois yeux de la connaissance. Cette intelligence intuitive est à l’origine d’une conscience intégrale qui rend compte de l'homme et du monde dans leur totalité, à la fois physique, psychique et métaphysique. La nouvelle esthétique qui voit le jour cherche à rendre compte des correspondances entre toutes ces dimensions.

L’esthétique marchande était fétichiste et idolâtre : l’ego projetait sur la forme ses fantasmes infantiles. Fondé sur le lâcher prise de l’ego, l’art intégral permet de se libérer de cet infantilisme pour retrouver le merveilleux enfantin qui naît de la connexion immédiate de la sensibilité avec l’inspiration qui l’anime. L’art intégral est visionnaire et iconique : l’expression formelle renvoie à un au-delà de la forme. Une forme qui devient l’épiphanie sensible d’une dimension supra-sensible.

Une nouvelle forme de sensibilité

Alain Gourhant est le créateur du site Psychothérapie intégrative et l’animateur du blog associé – le Blog intégratif - où l’on peut se sensibiliser aux diverses facettes de l'esprit intégratif. Ce site est une référence pour tous ceux qui ont envie de développer leurs connaissances et leurs recherches sur la « culture intégrale » en train d’émerger. Nous lui avons consacré ici deux billets.

Nous avons aussi consacré ici un autre billet à la dimension artistique d’Alain Gourhant telle qu’elle s’exprime notamment à travers son autre site intitulé Images et Paroles. Dans cet espace dédié à sa création, il prend plaisir à intégrer poésie, photographie, aquarelle, philosophie et spiritualité pour nous faire voyager à la découverte de nous-même à travers ce reflet qu’est la beauté du monde.

Dans le texte ci-dessous tiré du Blog Intégratif, il exprime sa vision de l’Art Intégral en faisant l’esquisse d’une nouvelle forme de sensibilité esthétique qui correspond au prochain stade de l'évolution culturelle. Il traduit en mots certaines des émotions qui animent, de manière plus ou moins consciente, la psyché collective. Il met des paroles sur l’air du temps qui, peu à peu, réenchante notre époque.

L’Art Intégral. Alain Gourhant

L’Art Intégral fait irruption dans la grisaille parisienne et glacée de l’hiver,
vendredi prochain 17 février 2012, pour toute la journée, à l’Université Intégrale.

Cela va sans doute réchauffer les âmes et les coeurs
car l’Art Intégral est un grand espoir,
il est à l’art contemporain, ce qu’en écologie l’énergie solaire est au nucléaire,
ou en économie,les monnaies locales à l’euro ou au dollar,
c’est à dire une nécessité vitale de notre époque, à inventer,
pour ne pas participer plus longtemps au désastre qui se profile,
et s’engager résolument dans la métamorphose
nécessaire à tous les domaines de la vie,
- et l’art, malgré ses grands airs ou ses mains blanches,
ne peut pas y échapper plus longtemps.

Voilà comment l’Art Intégral m’est apparu de manière très subjective :

L’Art Intégral est reliance

L’Art Intégral n’est pas une rupture de plus dans l’histoire de l’art,
si mouvementée avec toutes ces avant-gardes du 20e siècle,
dont la seule obsession étaient de se démarquer,
pour inventer à tout prix des formes nouvelles contre les anciennes,
très vite piégées à leur tour dans ces « ismes » qui ont ponctué ce siècle de brutalité et d’intolérance :
(réalisme, impressionisme, expressionisme, symbolisme, futurisme, suprématisme, dadaïsme, surréalisme, situationisme, etc, etc…)

L’Art Intégral n’est pas une rupture, c’est une reliance :
il s’agit de favoriser par la grâce du Beau et de la création,
la mise en relation de tous les territoires confinés, de toutes les chasses gardées, de toutes les chapelles étriquées, resserrées sur leur spécialité et sur leur expertise.
L’Art Intégral est ouvert, totalement ouvert,
dans une totale liberté sans limite qui outrepasse de loin l’Art lui-même,
car L’Art Intégral s’intéresse à tout : il est relié, il est connecté, il est branché,
il intègre dans la plus grande insouciance et la plus grande assurance,
ce qui n’est pas traditionnellement de son domaine de compétence
- « l’art pour l’art » est pour lui la plus grande ineptie qui ait été proférée.
Cela veut dire que l’Art Intégral est relié à tous les domaines de la connaissance et de la vie,
faisant voler en éclats – pour ne pas dire en éclats de rire -
tous ces compartimentages qui se protègent frileusement en s’ignorant superbement :
philosophie, sociologie, psychologie, anthropologie, ethnologie, économie…
cosmologie, physique quantique, biologie, neurologie, génétique, médecine…
écologie, religion, spiritualité, ésotérisme, astrologie, chamanisme, etc, etc..
l’Art intégral se relie et se nourrit de tout cela, sans restriction ni retenue,
et c’est de cette reliance que peut émerger la Beauté intégrale,
par ce processus créateur et intégratif de la bissociation
qu’Arthur Koestler a très bien décrit à la fin de sa vie,
et qui consiste à mêler créativement deux formes habituellement séparées
pour faire émerger une troisième forme qui les intègre et les illumine
de son évidence créatrice.

L’Art Intégral s’intéresse prioritairement au Tout

Mais si l’Art Intégral s’intéresse à tout, il est normal qu’il commence par s’intéresser prioritairement au Tout,
c’est à dire ce qui va lui permettre la vision la plus large, la plus généreuse,
car les plus belles créations de l’art tirent leur inspiration
de cette possibilité esthétique « d’être intuitionnée » par le Tout, qui se trouve dans la dimension la plus haute de l’Etre,
à contrario de la raison souveraine de cette époque, qui est captée, sidérée et enfermée par les illusions de la matière et du monde sensible,
c’est à dire tirée vers le bas.

L’Art Intégral n’a donc aucun problème avec la recherche du Tout,
qui a pris ses racines dans les mythologies les plus anciennes,
dans les religions et spiritualités issues de toutes les cultures humaines,
depuis que l’homme s’est intéressé à la culture – c’est à dire il y a au moins 300 000 ans quand il a commencé à enterrer ses morts.
L’Art Intégral met même un point d’honneur à s’occuper de Cela,
pour rattraper et tenter de rééquilibrer le temps perdu
- ce désastre de la connaissance humaine vieux de 400 ans,
complètement hypnotisé par le primat de la matière, donnant lieu à cette science matérialiste rabougrie, prisonnière des carcans du monde visible et qui se montre de plus en plus incapable à donner une direction éclairée à l’évolution humaine.

L’Art Intégral s’intéresse certes de temps à autres, à ces sciences conventionnelles, dans son souci de reliance,
mais il s’intéresse d’abord et avant tout au Tout,
c’est à dire à la Science de l’Esprit,
ce qu’on appelait autrefois la métaphysique, le religieux, le sacré, le divin,
le transpersonnel, le Tao, le Vide, la Source, l’alpha et l’oméga, la Vacuité lumineuse, etc…
De plus, l’Art Intégral aime tirer son inspiration et sa création de tous les états modifiés de conscience appartenant à ce monde invisible des esprits et de l’Esprit.

L’Art Intégral n’a donc aucun problème avec Dieu et la Transcendance,
pire il les cultive et cela loin des dogmes et des croyances, par l’expérience directe et la pratique sur soi-même,
il vénère toutes les formes de méditation, de contemplation, la pleine conscience et l’hypnose,
toutes les sagesses venant de l’Orient, et des peuples premiers,
il vénère tout ce qui n’est pas altéré par le rouleau compresseur du monothéisme matérialiste et athée.

Car c’est de cette dimension humaine la plus haute et la plus méprisée,
que peut venir le mieux cette conscience du Tout,
et c’est de cette conscience que nous attendons les plus belles révélations de la Beauté à venir,
celles qui nous donnera des ailes pour la métamorphose nécessaire de cette époque anémiée et boursouflée de matière.

L’Art Intégral est connecté au réel

Il y a une autre dimension incontournable de l’Art Intégral :
il est profondément relié, connecté et ancré au réel, au réel de l’ici – maintenant, au réel de l’actualité, au réel de cette époque la plus dangereuse, où l’espèce humaine met en jeu sa disparition ou sa continuation.
L’Art Intégral s’occupe donc de cette Crise qui ne ressemble à aucune autre crise précédente, au sens où elle est totale, on pourrait dire intégrale,
touchant à tous les domaines de la vie et n’épargnant aucun lieu de cette planète.

Alors, l’Art Intégral peut mieux qu’un beau discours servir à la prise de conscience nécessaire de ce réel,
en rendant compte à sa manière du désastre et de la guérison,
de la destruction et de la création,
de la mort et de la renaissance,
l’Art Intégral par la force et la clarté de son expression esthétique,
par la fulgurance de ses images et de son imagination inspirée,
peut rendre compte le mieux de ce passage initiatique et dangereux du réel,
dans lequel l’être humain se trouve actuellement engagé pour le meilleur ou pour le pire.

En ce sens, bien sûr, l’Art Intégral est du côté de tous les indignés
qui se soulèvent actuellement partout sur la planète pour mettre à bas le vieux monde,
le vieux monde prédateur de la domination de l’homme par l’homme,
de l’exploitation éhontée des puissances de l’argent dont l’insensibilité technocratique a dépassé les bornes,
L’Art Intégral est indigné et il exprime haut et fort son indignation,
n’en déplaisent à tous ceux qui voudraient faire de l’art une activité annexe de
divertissement
pour faire oublier le réel par la « joliesse » de la beauté inoffensive.

Mais dans son désir d’intégralité,
l’Art Intégral est aussi dans l’émerveillement
- il est autant indigné qu’émerveillé -
il prépare activement cette hygiène de l’esprit capable de s’émerveiller de la vie dans ses choses les plus simples et les plus ordinaires,
en particulier l’émerveillement de la nature retrouvée, réconciliée, célébrée,
car si renouveau il y a, il se fera dans cette disposition de la conscience élargie, capable de réunir les polarités opposées,
capable de manier l’indignation qui s’affronte et se révolte à l’émerveillement qui aime et réconcilie,
L’Art Intégral par la puissance du Beau est tout désigné pour exprimer ce
réenchantement du monde,
aussi nécessaire que les fureurs de l’indignation.

L’Art Intégral est simple

Enfin, après la gabegie matérielle et virtuelle de la société de l’hyperconsommation,
après cette cacophonie insensée des signes et des objets qui s’accumulent en tas ou partent dans l’inanité de leur fumée,
aux alentours des incinérateurs des grandes villes moribondes,
tout semble indiquer qu’il faille se tourner vers la décroissance, la frugalité, la simplicité,
une sorte de dénuement assumé et partagé dans la convivialité et la solidarité immatérielle.
l’Art Intégral fait partie de ce mouvement de la décroissance, par un étrange paradoxe :
il est connecté à tout et au Tout, mais il s’exprime dans la plus grande simplicité.

L’Art Intégral est un art simple, lisible par tous, clair, convivial et participatif,
- tout le contraire d’un art conceptuel, si complexe, qu’il demande des grilles de décodage tout aussi absconses que lui-même.
l’Art Intégral par sa Beauté simple et évidente doit entraîner l’adhésion du plus grand nombre,
de manière que chacun puisse participer à l’ascension de l’esprit qui lui est actuellement proposé,
afin de cocréer un nouveau monde dont la beauté sera l’expression dominante.

L’Art Intégral ne se prend pas au sérieux

J’allais oublier : L’Art Intégral ne se prend pas au sérieux,
non seulement il est simple, mais il est joyeux,
il sait rire de lui-même dans cette période pleine de doute et de fureur,
où les idéologies risquent de s’entrechoquer.
l’Art Intégral saura ne pas virer à « l’intégralisme »,
car il mesure bien que c’est la joie, la danse , la célébration du moment présent, qui feront la différence avec les poings serrés et les visages tendus
de tous ceux qui ratiocinent avec gravité sur les dangers de l’époque en proposant sous la contrainte des plans d’austérité.

L’Art Intégral mesure bien que la proximité du désastre lui donne les ailes,
le rire et la liberté de ceux qui n’ont plus rien à perdre.
En ce sens l’Art Intégral est nietzschéen, il est de la famille de Dionysos,
qui renaît chaque année au printemps, en dansant,
après les démembrements sanglants de son corps,
car l’Art Intégral, dans la vision de ce passage initiatique de « mort et renaissance », qui revient toujours sur cette terre à intervalle régulière,
et auquel il participe activement par la voie imprévisible et directe de la Beauté,
l’Art Intégral dans la vision de cet éternel retour qui pourrait en faire pleurer certains,
au contraire sait ne pas se départir de la joie,
car la joie fait partie de toute création,

car la création dans sa beauté inextinguible
est peut-être le seul principe finalement,
qui sous-tend mystérieusement la marche spiralée du cosmos,
dans une sorte de danse d’allégresse étoilée et sans limite,
à laquelle l’Art Intégral dans sa claire vision du Tout,
saura participer activement.


Ce texte ainsi que les commentaires qui l’accompagnent et lui répondent peuvent être lus ici sur le Blog intégratif.

mercredi 22 février 2012

L'Eveil selon René Daumal

René Daumal


La seule réalité qui soit au monde est la passion de grandir. Pierre Theilard de Chardin
Après avoir consacré nos trois derniers billets au texte fondateur de Roger Gilbert-Lecomte intitulé Les Métamorphoses de la poésie, nous proposerons ci-dessous un texte de René Daumal, l’autre figure emblématique du Grand Jeu, où l’auteur évoque la métaphysique comme cette « science des sciences » qui naît de la « réflexion sur cet éveil perpétuel vers la plus haute conscience possible ».

Une culture a-cosmique

La pensée intégrale ne possède pas de carte d’identité. Ce serait une erreur d’identifier et de réduire un courant de pensée qui est, par essence, dynamique, évolutif et planétaire, à tel ou tel auteur, à telle ou telle culture, à telle ou telle formulation. Ce grand fleuve s’enrichit et s’agrandit des apports spécifiques de chaque culture qui exprime la même dynamique à travers des formes qui lui sont propres. Ces formes culturelles s’inscrivent dans une généalogie liée à l’histoire et au génie d’un peuple.

La France apparaissait à Cioran comme « le refus du mystère ». Il définissait ainsi la culture française : « Il s'agit d'une culture de la forme qui recouvre les forces élémentaires et, sur tout jaillissement passionnel, étale le vernis bien pensé du raffinement... La France considère tout ce qui dépasse la forme comme une pathologie du goût. Son intelligence n'admet pas non plus le tragique, dont l'essence se refuse à être explicite, tout comme le sublime...

C'est une culture a-cosmique, non sans terre mais au-dessus d'elle. Ses valeurs ont des racines, mais elles s'articulent d'elles-mêmes, leur point de départ, leur origine ne comptent pas... Les cultures a-cosmiques sont des cultures abstraites. Privées de contact avec les origines, elles le sont aussi avec l'esprit métaphysique et le questionnement sous-jacent de la vie.
» (De la France)

Formalisme et métamorphose

La forme a deux destins possibles : celui, évolutif et créatif, de la métamorphose et celui, régressif et mortifère, du formalisme.
La métamorphose c’est la destinée créatrice d’une forme qui exprime une force dynamique et qui évolue dans le temps en se trans-formant. Le formalisme c’est le destin fatal d’une forme qui, ayant perdu sa fonction, est privée de toute dynamique. C'est ainsi qu'elle se délite progressivement en se cristallisant puis en se désorganisant.

Dès lors qu’il devient hégémonique, le tropisme de la culture française pour l’abstraction formelle se révèle étouffant : il dégrade la forme en un formalisme morbide à l’origine d’une pensée purement abstraite dont la conséquence est une sensibilité désenchantée. Fondé sur le déni de l’énergie créatrice, le formalisme relève d’une cristallisation de la forme, dénuée de toute dynamique fonctionnelle comme de tout enracinement sensible.

En réaction à cette emprise du formalisme abstrait sur la culture hexagonale, des créateurs ont préféré l’exil intérieur en choisissant le mystère comme patrie. Ils ont conçus l’art comme une façon de résister spirituellement à la chosification programmée de la conscience et du monde. Ce faisant, ils n’en sont pas moins restés fidèles à la précision formelle propre au génie et à la tradition française. Ils ont ainsi développé des langages formels à travers lesquels s’exprime leur intuition sensible.

Une secrète alchimie
C’est ainsi que tout un courant artistique et culturel – aussi minoritaire que visionnaire – est né en France d’une secrète alchimie entre la force de l’intuition visionnaire et la précision formelle de l’expression. Rimbaud, le Voyant, est le parfait exemple de cette intuition visionnaire qui invente un langage formel d'une profonde originalité pour exprimer sa force irréductible.
Les poètes du Grand Jeu s’inscrivent, eux aussi, dans ce courant. Pas étonnant qu’ils aient posé les bases, dès les années trente, d’une vision intégrale fondée sur la synthèse entre intuition sensible et forme conceptuelle, annonçant de manière prémonitoire l’évolution culturelle qui aura lieu tout au long du vingtième siècle.

Dans Les Métamorphoses de la poésie, Roger Gilbert-Lecomte explicite les fondements d’une méthodologie poétique qui serait un mode de connaissance à part entière – à la fois opposé à la raison discursive et complémentaire – à l’origine d’une véritable « métaphysique expérimentale » dont René Daumal fut un grand explorateur.

L’Axe Daumal

Dans un beau texte intitulé L’Axe Daumal, Damien-Guillaume Audollent présente ainsi l’autre protagoniste principal du Grand Jeu : « Qui se souvient de René Daumal ? Soixante ans tout juste après sa disparition — il est mort le 21 mai 1944, à l’âge de trente-six ans —, que reste-t-il dans nos mémoires et dans nos vies de celui qu’on aura vite classé parmi les « météores » de notre littérature, pour mieux neutraliser sous cette étiquette la puissance de ses écrits, faits et gestes, marqués par une radicale « métaphysique expérimentale » ?

Qu’est-ce que le Grand Jeu, tentative pour hisser haut les couleurs de la « vraie vie », dont il fut l’un des principaux artisans, peut encore nous dire ? Dans cet aujourd’hui caricatural de bruit et de fureur où nous errons bouche bée, Daumal, « phrère simpliste », poète, philosophe, pataphysicien, traducteur du sanskrit, lecteur de Rabelais, Gurdjieff, Jarry, Hegel et des Upanishads, est-il encore seulement audible ?

Et si c’était plutôt nos oreilles qui étaient bouchées ? Du Contre-Ciel à L’évidence absurde, de Mugle aux Pouvoirs de la parole, de La Grande Beuverie au Mont analogue, Daumal n’a pourtant cessé de délivrer un message transcendant les clivages traditionnels et artificiels qui voudraient opposer l’art à la vie, la réflexion à l’action, le sujet à l’objet. Contre toutes les doxa et tous les pouvoirs en place — il a notamment été l’un des rares à oser, dès la fin des années 1920, affronter André Breton sur le terrain des arguments et non sur celui des invectives —, Daumal expérimente les voies d’un indispensable retour à l’essentiel.

Ainsi qu’il l’écrit dans un projet de présentation du Grand Jeu, celui-ci «
exige une Révolution de la Réalité vers sa source, mortelle pour toutes les organisations protectrices des formes dégradées et contradictoires de l’être ; il est donc l’ennemi naturel des Patries, des États impérialistes, des classes régnantes, des Religions, des Sorbonnes, des Académies. »

Les Dernières Paroles du poète : «
Comme la magie, la poésie est noire ou blanche, selon qu’elle sert le sous-humain ou le surhumain », selon qu’elle flatte la dépendance, l’illusion et le mensonge, ou qu’elle tend à nous réveiller de nos confortables sommeils, peuplés de fantômes qui prétendent gouverner nos vies. (Il existe également de nombreuses formes de poésie grise, aussi inoffensives que vides de sens.)

Dans sa recherche d’autonomie, de liberté et d’authenticité, explique Daumal, le seul ennemi véritable de l’homme, c’est lui-même. L’enfer, ce n’est ni les autres, ni le monde extérieur, mais bel et bien ce « je » hagard qui, en chacun de nous, se croit maître d’une prétendue individualité, dont il ignore pourtant les tenants et les aboutissants
. »

Le texte ci-dessous sur l'éveil est tiré de Tu t’es toujours trompé, un pamphlet sur les intellectuels à propos des existentialistes et d’Albert Camus. René Daumal y évoque le développement de la conscience comme « une trajectoire indéfinie d'éveils toujours nouveaux » : « Tu t'éveilles ; et immédiatement tu dois t'éveiller à nouveau. Tu t'éveilles de ton éveil. Ton éveil premier apparaît comme un éveil à ton éveil second. Par cette marche réflexive la conscience passe perpétuellement à l'acte ». Cette formulation renvoie très précisément aux divers niveaux évolutifs de la conscience tels qu'ils ont été modélisés par les cultures traditionnelles et synthétisés par la théorie intégrale de Ken Wilber.


L’expérience de l’éveil. René Daumal

Tel homme s’éveille, le matin, dans son lit. A peine levé, il est déjà de nouveau endormi ; en se livrant à tous les automatismes qui font que son corps peut s'habiller, sortir, marcher, aller à son travail, s'agiter selon la règle quotidienne, manger, bavarder, lire un journal – car c’est en général le corps seul qui se charge de tout cela –, ce faisant il dort.

Pour s’éveiller il faudrait qu’il pensât : toute cette agitation est hors de moi. Il lui faudrait un acte de réflexion. Mais si cet acte déclenche en lui de nouveaux automatismes, ceux de la mémoire, du raisonnement, sa voix pourra continuer à prétendre qu’il réfléchit toujours ; mais il s’est encore endormi.

Il peut ainsi passer des journées entières sans s’éveiller un seul instant. Songe seulement à cela au milieu d'une foule, et tu te verras environné d'un peuple de somnambules. L'homme passe, non pas, comme on dit, un tiers de sa vie, mais presque toute sa vie à dormir de ce vrai sommeil de l'esprit.

Et ce sommeil, qui est l’inertie de la conscience
a beau jeu de prendre l’homme dans ses pièges : car celui-ci, naturellement et presque irrémédiablement paresseux, voulait bien s'éveiller certes, mais comme l'effort lui répugne, il voudrait - et naïvement il croit la chose possible - que cet effort une fois accompli le plaçât dans un état de veille définitif ou au moins de quelque longue durée ; voulant se reposer dans son éveil, il s'endort.

Et le seul acte immédiat que tu puisses accomplir, c'est t'éveiller, c’est prendre conscience de toi-même. Jette alors un regard sur ce que tu crois avoir fait depuis le commencement de cette journée, c'est peut-être la première fois que tu t'éveilles vraiment ; et c'est seulement en cet instant que tu as conscience de tout ce que tu as fait, comme un automate sans pensée.

Pour la plupart, les hommes ne s’éveillent même jamais à ce point qu'ils se rendent compte d'avoir dormi. Maintenant, accepte si tu veux cette existence de somnambule. Tu pourras te comporter dans la vie en oisif, en ouvrier en paysan, en marchand, en diplomate, en artiste, en philosophe sans t'éveiller jamais que de temps en temps, juste ce qu'il faut pour jouir ou souffrir de la façon dont tu dors ; ce serait même peut-être plus commode, sans rien changer à ton apparence, de ne pas t'éveiller du tout.

Et comme la réalité de l'esprit est acte, l'idée de substance pensante n'étant rien si elle n’est actuellement pensée en ce sommeil, absence d'acte, privation de pensée, il n’y a rien, il est véritablement la mort spirituelle.

Mais si tu as choisi d'être, tu t’es engagé sur un rude chemin, montant sans cesse et réclamant un effort de tout instant. Tu t'éveilles ; et immédiatement tu dois t'éveiller à nouveau. Tu t'éveilles de ton éveil. Ton éveil premier apparaît comme un éveil à ton éveil second. Par cette marche réflexive la conscience passe perpétuellement à l'acte.

Au lieu que les autres hommes, pour le plus grand nombre, ne font que s'éveiller, s'endormir, s’éveiller, s’endormir, monter un échelon de conscience pour le redescendre aussitôt, ne s’élevant jamais au-dessus de cette ligne zigzagante, tu te trouves et te retrouves là selon une trajectoire indéfinie d'éveils toujours nouveaux.

Et comme rien ne vaut que pour la conscience percevante, ta réflexion sur cet éveil perpétuel vers la plus haute conscience possible constituera la science des sciences. Je l’appelle métaphysique.

Mais, toute science des sciences qu’elle est, n’oublie pas qu’elle ne sera jamais que l'itinéraire tracé d'avance, et à grands traits, d’une progression réelle. Si tu l’oublies, si tu crois avoir achevé de t’éveiller parce tu as établi d’avance les conditions de ton éveil perpétuel, à ce moment de nouveau tu t’endors, tu t’endors dans la mort spirituelle.


Netographie

L’Axe Daumal
Damien-Guillaume Audollent. Relire ou découvrir Daumal. Remue.net

René Daumal et l’expérience Gurdjieff Jean Biès. Philosophia Perennis

René Daumal Entretien avec Jean-Philippe de Tonac et Albert Palma. Clés

Rien ne va plus, faites le Grand Jeu Zéno Bianu . Remue.net


Bibliographie

Les Poètes du Grand Jeu Zéno Bianu. Gallimard

mercredi 15 février 2012

Les Métamorphoses de la Poésie (2)

Une civilisation naît au moment où les hommes sans génie croient qu'elle est perdue. Thomas Mann
Ce billet propose la suite et la fin de la conférence de Roger-Gilbert Lecomte intitulée Les Métamorphose de la poésie dont on peut lire la première partie dans le précédent billet et une présentation ici.

Les Métamorphoses de la poésie. Roger-Gilbert Lecomte (fin)

Je ne saurai mieux faire que reprendre la définition de Paul Eluard si évidente que personne n'avait jamais songé à la formuler et que par conséquent très probablement on avait oublié de la penser : " Le poëte est celui qui inspire beaucoup plus que celui qui est inspiré. "

Il convient donc de distinguer la forme active de la poësie qui comporte l'expression écrite, l'expression plastique, l'œuvre d'art ou encore l'expression en acte — certaines actions pouvant éminemment être définies comme poétiques. D'autre part la forme passive c'est à dire l'état lyrique engendré par une expression ou un acte poétiques dans une conscience douée de réceptivité à leur égard.

La métamorphose est la clef de l'état poétique

Nous voilà amenés déjà à employer le mot inspiration qui selon le dictionnaire signifie : action de faire entrer l'air dans les poumons et aussi état de l'âme directement sous l'influence d'une puissance surnaturelle, enthousiasme créateur.

Reprenons chacun des termes de cette définition " faire entrer l'air dans les poumons " me fait penser au sens étymologique bien rabâché du mot poëte, c'est à dire créateur. L'idée hindoue, comme l'idée cabalistique de création se développe en effet non pas selon l'absurde schéma " fabriquer quelque chose en pétrissant du néant " ce qui ne veut absolument rien dire, néant étant un concept impensable, mais au contraire de concevoir le créateur antérieur à la création comme un plein infini et éternel qui doit se retirer en lui-même pour engendrer l'espace et les mondes qu'il contient, Zimzoum. Et pour les hindous la respiration de Brahma selon son rythme répercuté par les marées et le sang tour à tour projette les mondes et les fait rentrer dans son sein.

L'inspiration pour le poëte devient non pas la prise de possession par des forces surnaturelles mais chez lui un état de vacuité, de réceptivité qui ouvre sa conscience aux ondes mystérieuses aux influences des choses. Voir poétiquement un objet c'est devenir cet objet. Se métamorphoser en lui. La métamorphose est la clef de l'état poétique.

Dans son mode de pensée, le poëte, comme le primitif participant de la nature de l'univers qui l'entoure, fait appel à des catégories affectives qui rendent compte aussi bien du totémisme que de toute métaphore poétique.

L’union de la conscience avec l’objet

Le choc poétique naît dans la métaphore de la rencontre de deux termes éloignés autant que possible. Mais une conflagration naît de cette rencontre parce qu'elle permet une unification selon des lois profondes qui appartiennent aussi bien à la nature qu'à l'esprit.

Par catégorie affective il faut entendre non pas catégorie dans le sens kantien ou aristotélicien du terme mais comme un principe d'unité pour l'esprit dans des représentations différentes qui l'affectent de la même manière. Il s'agit d'une généralité non plus conceptuelle mais sentie où l'élément général se trouve non pas dans un caractère constant, objet de perception intellectuelle, mais dans la coloration, la tonalité commune à certaines représentations que le sujet saisirait aussitôt comme leur appartenant à toutes.

De l'union de la conscience avec l'objet naît la seule possibilité d'une connaissance vraie – l'objet fut-il l'ensemble du cosmos – car, selon Hegel, la dialectique de la nature est la même que celle de notre esprit. L'arbre pousse par syllogismes. L'idée ne croît qu'en se retrouvant dans sa négation. Ainsi le Germe : par l'idée médiatrice d'extériorité, trame de l'éternel devenir cosmique, l'idée se nie être elle-même pour se prouver soi-même sous forme de nature.

A la limite il s'agit d'une connaissance mystique car si le noumène ne peut entrer dans les limites individuelles de la conscience humaine telle qu'elle est, par contre la conscience peut devenir plus vaste, dépasser ces limites, l'esprit peut être l'inconnu que c'est la seule façon de connaître.

Une très longue régression

On entend parler tour à tour d'une décadence de la poësie à notre époque ou au contraire d'une renaissance. Étant donné les causes que l'on présente la plupart du temps pour motiver ces deux opinions je ne saurai guère me ranger ni à l'une ni à l'autre. Ceux qui parlent de décadence de la poësie sont en général des esprits réactionnaires qui veulent systématiquement ignorer toute l'importance des recherches et des expériences effectuées dans ce domaine non seulement depuis un demi siècle mais même tout particulièrement depuis la guerre.

Quant à ceux qui parlent d'une renaissance je me rangerai à leur avis dans la mesure où ils reconnaissent ce qui est valable dans les efforts qui ont été faits, quelle que soit l'intensité de la vie poétique dans son domaine propre. Cependant je crois qu'il est impossible de se dissimuler que la poësie joue de jour en jour un rôle moins important, plus réduit dans l'ensemble de la vie intellectuelle.

Et je fais allusion ici d'une part à la très longue régression qui suit son cours tout au long du développement de notre civilisation et de notre culture de par leur nature propre, régression dont la rapidité s'est accrue singulièrement à l'époque contemporaine.

Un tel phénomène n'est pas réductible à la bonne ou à la mauvaise orientation d'une activité littéraire non plus qu'à sa plus ou moins grande vitalité. Derrière les causes sociales et économiques elle touche au fond même de toute l'évolution de l'esprit.

Une renaissance de la poësie

Je ne crois pas pour cela qu'il faille conclure à la mort de la poësie dans un avenir plus ou moins éloigné. Au contraire tout laisse prévoir que nous atteignons le point de jonction d'un grand cycle de la pensée humaine, que nous vivons l'antithèse même qui se parfait chaque jour de l'esprit poétique cependant que déjà la synthèse s'élabore où il doit naître à nouveau.

Quant à ce qui annonce une renaissance de la poësie on ne saurait l'entendre certes comme un simple retour en arrière — faire naître à nouveau dans l'homme une mentalité primitive — mais bien comme un nouveau groupement de toutes les connaissances magiques et discursives également amalgamées dans une nouvelle notion de l'homme.

Certes l'esprit de miracle de la poësie appartient tout d'abord en propre à l'enfant et au sauvage, il faut reconnaître que c'est dans de tels états de la conscience humaine qu'apparaît le fait poétique dans toute sa pureté, dans toute son intégrité. Le poëte est alors un sorcier, la poësie un talisman, un art de prestige, un moyen de bouleverser la sensibilité, de pénétrer à l'intérieur de l'homme en forçant les frontières que lui oppose l'individualité.

Deux modes d’activités spirituelles

Un des caractères de l'esprit d'abstraction, du goût de définir, a été d'établir des clôtures de consommer des séparations de créer des spécialisations.
De même que le savant n'est plus universel mais se spécialise dans telle ou telle branche de la science, de même le poète est devenu le spécialiste d'une expression particulière de la sensibilité – forme de raison ou de sensibilité aussi peu accessibles l'une que l'autre au commun des mortels. " Tu sépares trop cela dans ton esprit " répondait un vieux nègre à un ethnographe qui tentait de systématiser ses croyances, en lui demandant son adhésion.

Puisque notre esprit ne peut se défendre de séparer en définissant au moins faudrait-il établir que s'il y a deux modes d'activités spirituelles chez l'homme, d'une part l'activité logique et scientifique, d'autre part l'activité mythique et de participation, ces deux modes de pensées au lieu de s'exclure l'un l'autre devraient se développer parallèlement, s'adresser chacun aussi bien à l'esprit au cœur qu'aux entrailles pour aboutir en somme au but, commun de toute culture : une plus vaste connaissance de l'humain, source de toute une évolution morale.

Car cet esprit de séparation a pour conséquence : le mépris de l'adulte pour l'enfant, le mépris du civilisé pour le sauvage, le mépris de l'homme sensé pour le délire de l'esprit proviennent également de cette prééminence donnée aux facultés d'abstraction sur les autres facultés de l'esprit.

Peu importe si nous entrons par là dans le domaine des lieux communs. Peu emporte que cela revienne à cette vérité banale : l'esprit poétique est enfantin et sauvage. Dans l'époque contemporaine le fait de se dire civilisé comporte un renoncement de toutes les formes primitives de l'esprit. De même pour l'individu : le drame de l'enfance, le drame de l'adolescence ont leur origine dans ce fait que l'âge adulte est un renoncement à l'enfance.

Sur tous les plans nous en sommes à une phase négatrice, antithétique. Alors que le devenir universel doit amener la conscience humaine à être à la fois évoluée dans tous les sens occidentale et orientale. Alors que le devenir individuel doit amener l'homme à être une synthèse de ce qui caractérise en ce moment l'âge d'enfant et l'âge adulte. Si l'enfance est sombre, si l'adolescence est désespérée c'est qu'elles prévoient l'inutile sacrifice de l'adulte qui se sépare volontairement de la moitié de lui-même.

Grâce à l'esprit discursif, les mathématiques modernes sont sorties des spéculations mystiques que faisaient sur les nombres l'école de Pythagore. L'astronomie est née de l'astrologie. La chimie de l'alchimie. L'exégèse de l'étude des dogmes religieux.

Et tout le dix-neuvième siècle s'est vanté de la consommation de ce qu'il appelait le progrès. II a seulement oublié que, dans l'astrologie, on pouvait trouver l'astronomie plus autre chose que l'on laissait de côté, — etc. De même pour l'alchimie, l'astrologie, les mathématiques et toutes les connaissances antiques.

L'esprit dialectique

Il s'agirait aujourd'hui — et c'est là pour moi le rôle futur de ce que j'appelle la Poësie — avec des méthodes aussi précises et rigoureuses que la raison peut mettre à notre disposition de créer une science synthétique de tous ces irréductibles, de tout ce qui dans la magie, dans les sciences anciennes, dans les religions a été écarté par la raison comme étant un fatras d'obscures superstitions.

Certes la méthode qui peut permettre d'amener au grand jour une telle connaissance ne saurait être précisément la méthode scientifique qui précisément les a laissées de côté. Cette méthode nouvelle devrait être appliquée à l'étude des qualités et non plus seulement des quantités. Il faudrait remplacer l'esprit mécaniste par l'esprit dialectique. C'est en ce sens que le Grand Jeu prétend se rattacher à la tradition orientale, hindoue, gnostique, cabalistique pythagoricienne, héraclitéenne, néoplatonicienne, hégélienne etc. Développement hérésiarque pour l'occident qui s'est fait parallèlement au développement officiel aristotélicien, thomiste, positiviste, etc.

Ainsi par exemple la critique religieuse qu'elle vienne de Spinoza, de Voltaire, de Nietzsche ou de Renan a toujours été en s'affaiblissant et jamais entièrement valable parce qu'elle comportait la critique uniquement rationnelle d'un édifice qui touchait à toutes les racines de l'activité humaine parce qu'on n'a jamais voulu considérer dans le fait religieux ce qu'il comporte d'irréductible à la raison – ce qui provient en lui de l'esprit primitif, le dynamisme mystique, la puissance ancestrale des mythes, la force des rêves. Il reste à faire une réduction dialectique du fait mystique et du fait religieux.

Une nouvelle synthèse culturelle

L'angoisse et le trouble des esprits à notre époque provient de la méconnaissance générale de ces éléments primordiaux de la vie obscure de la conscience. De tous côtés en poursuivant sa voie la raison occidentale aboutit à des culs de sac, à des cercles vicieux. Si les sciences théoriques et appliquées vivent encore bien que reposant sur le vide. Par contre le véritable esprit philosophique est mort car il ne réside pas dans un énoncé intellectuel mais dans une tendance de l'être total vers la réalisation de l'idée.

Toutes les vieilles positions philosophiques matérialistes ou idéalistes sur lesquelles vit encore notre époque doivent trouver leur résolution dans le Monisme dialectique. Au dessus de l'époque même bien que coexistant avec elle certains esprits font déjà partie de l'époque suivante, celle qui n'est pas encore mais devient. Ainsi des tendances comme l'hégélianisme de gauche, la plupart des conceptions freudiennes, le résultat des études sur le primitivisme, des recherches poétiques de l'ordre de celles poursuivies par le surréalisme vont vers une nouvelle unité, une nouvelle synthèse culturelle.
Toutes les antinomies qui troublent l'époque présente, l'idée de responsabilité opposée au déterminisme psychologique, le normal opposé au pathologique, la morale à la recherche de ses fondements. Toutes les antinomies proviennent d'une pensée statique, elles ne sauraient résister au dynamisme de la dialectique moniste.

La science poétique

Que les hommes qui, au devant de leur époque, revendiquent cette activité de l'esprit spécialisé dans l'essentiel faute de mots nouveaux soient encore nommés poëtes et métaphysiciens, soit. Il suffit de savoir qu'il s'agit d'une métaphysique expérimentale, qui prend ses sources au fond des états corporels dans les souterrains vivants des entrailles, qui se nourrit d'états affectifs violents anti-individuels collectifs et expérimentalement provoqués et que cette métaphysique se place sur le plan poétique. De même que certains actes.

De même qu'au fur et à mesure que la méthode se précisera, connaîtra ses lois propres, la poësie, mode de connaissance sera une science nouvelle ayant ses méthodes propres et aussi la science des sciences d'où son titre de philosophie concrète. Historiquement des embryons de ces méthodes nouvelles mêlées amalgamées aux anciennes méthodes scientifiques apparaissent dans certaines recherches. Ainsi pour moi c'est une constatation élogieuse et non un blâme de dire que les travaux d'un Charcot sur l'hystérie ou d'un Freud relèvent pour une part importante de l'activité poétique.

La matière de la science poétique — seule matière de connaissance — c'est l'homme mais plus particulièrement dans l'homme le monde où se meuvent les images de son esprit. Ainsi en 1932, je vois la Poësie et je juge les poëtes. S'ils ne comptent que sur les recherches littéraires, que sur la poësie écrite, — fatalement ils s'éloignent de toute compréhension et prophétisent dans le désert pour eux seuls : délectation morose. Et la poésie agonise s'ils veulent qu'elle ressuscite. Leur seul devoir est de lutter pour l'instauration de la nouvelle culture que j'ai essayé de définir devant vous, dans un nouvel état social.

mardi 14 février 2012

Les Métamorphoses de la Poésie (1)

Roger Gilbert-Lecomte

Ceux qui croient pouvoir édifier un monde neuf sans bâtir un langage nouveau se trompent : tout ce monde est contenu dans son langage. Tiqqun
La quatorzième session de l’Université Intégrale, le 17 février, aura pour thème : « L’approche intégrale dans l’Art et la création contemporaine». Pour alimenter cette réflexion, nous avons présenté dans notre dernier billet intitulé Une synthèse de l'esprit humain, le contexte philosophique et culturel dans lequel Roger Gilbert-Lecomte, un des poètes du Grand Jeu, prononce en 1932 sa conférence intitulée Les Métamorphoses de la Poésie.

Parce qu’elle annonce une nouveau stade de l’esprit humain fondé sur la synthèse entre l’intuition sensible et la pensée conceptuelle, cette conférence de Roger Gilbert-Lecomte préfigure le nouvel esprit épistémologique qui va inspirer les minorités créatrices et les avant-gardes intellectuelles au vingtième siècle et qui s’exprime aujourd’hui, notamment à travers la transdisciplinarité et la vision intégrale.

La conférence dont nous proposons ci-dessous quelques extraits est composée de nombreuses notes, d’où certaines formulations elliptiques qui nécessitent de la part du lecteur une participation intuitive et une attention créative. Ceux qui voudraient lire la version intégrale pourront le faire ici.


Les Métamorphoses de la Poésie. Roger Gilbert-Lecomte

..." Le Grand Jeu " ne dissimule pas son messianisme particulier, sa manière de penser la liberté comme une libération en acte que l'on acquiert seulement en marchant dans le sens de l'évolution déterminée de l'avenir que l'on prévoit et que l'on veut, car du point de vue dialectique il n'y a pas vérité et erreur - relativisme - mais, si l'on pense droit, marche infaillible dans le sens du devenir de l'esprit...

A notre époque l'esprit n'a-t-il pas à se poser des problèmes d'une autre urgence et d'une autre importance que celui de l'avenir incertain d'un genre littéraire particulier ? A cela il convient de répondre tout de suite que l'avenir dudit genre littéraire m'intéresse fort médiocrement et que par " Poësie " j'entends bien autre chose et c'est là mon sujet. Il est vrai que l'acception du terme, pour autant que je l'agrandisse, ne peut néanmoins déborder le cadre de la vie spirituelle.

Je ne nie pas l'importance prééminente des questions économiques, politiques et sociales, et je crois qu'il est monstrueux de s'en désintéresser. La tour d'ivoire est la pire des excuses. Mais à chacun son domaine, à chacun sa spécialité et je crois que dans l'évolution générale d'une époque, dans un monde qui se bouleverse toutes les préoccupations s'équivalent et s'entraident au lieu de se bannir mutuellement.

L'édification d'un nouvel ordre social ou économique ne doit pas faire perdre de vue l'importance de l'édification parallèle d'une nouvelle culture, d'un nouveau stade de l'esprit humain — ce qui est le but du Grand Jeu.

Car le sujet que l'on fixe à la pensée comme point de départ importe peu. Nous en revenons toujours à l'expression d'une Métaphysique monotone, d'une seule révélation qu'il convient d'éclairer de tous les feux possibles. Développement cyclique et non pas linéaire d'une pensée dont je peux parler sans forfanterie car l'individu qui l'exprime n'est pour moi que le lieu géométrique dans le temps et dans l'espace du devenir de l'esprit. Et ce lieu géométrique que je suis n'a pas à s'enorgueillir de sa qualité d'individu qui ne lui vaut en propre que son coefficient d'erreur individuelle...

Toute la vie primitive est poésie

Ainsi nous en arrivons à une idée plus importante qui nous amène à considérer la valeur de l'expérience poétique et enfin la poësie considérée comme un mode de connaissance. Nous sommes ici à un carrefour d'idées sur l'aspect actif et passif de l'expérience poétique, sur la nature irréductible du fait lyrique, sur l'état lyrique considéré comme un moyen d'atteindre le monde nouménal, carrefour sur lequel il convient de jeter, comme on dit, la lumière de l'histoire, c'est à dire le bref exposé de l'évolution dialectique du concept de poésie à travers les âges.

La progression de notre exposé comme aussi bien celle de tout exposé qui se tient doit être en forme de serpent qui se mord la queue. Si bien que la naissance de la poësie dans l'esprit de l'homme qui correspond à l'apparition de l'homme sur la terre, et l'étude de sa nature se trouvera en conclusion même dans l'étude synthétique et l'aboutissement de l'idée. Nous parcourrons ainsi le cycle poétique qui va de ses origines au retour de son avenir.

Pour l'instant il suffit d'indiquer ce qui se démontrera plus tard que toute la vie primitive est poësie [de même qu'elle est toute la vie enfantine pour appliquer le principe de parallélisme évolutif de l'ontogenèse et de la phylogénèse].

Je ne veux pour preuve que cette constatation historique bien connue que dans toutes les littératures la poësie est antérieure à la prose, de même que dans la genèse de chacun de nous, la vie fonctionnelle du cœur, le battement du cœur est antérieur à 1a conscience et le rythme antérieur à la vie autonome.

Les trois phases évolutives de l’humanité

Chaque civilisation au fur et à mesure qu'elle s'éloigne de ses origines, s'éloigne de l'état poétique. En assurant son emprise sur le monde extérieur, en élaborant le système de ses connaissances abstraites et de leurs applications techniques elle perd son contact primitif avec la nature : elle remplace par des rapports indirects, ses rapports d'abord directs avec elle. Cette évolution durant laquelle s'atrophie un mode de pensée aux dépens d'un autre, s'accomplit en gros selon trois phases et je pense que, si l'on suit cette classification nous sommes à la fin de la seconde.

J'appelle la première poétique parce qu'elle est formée des éléments même qui, nous le verrons plus loin, constituent la poésie : elle est animique, mythique, légendaire, et magique. Ces qualités de l'esprit doivent peu à peu céder la place et disparaître. Selon une évolution fatale, être dévorés, servir de nourriture à la croissance de leur éternelle ennemie, la faculté d'abstraction. Toutefois historiquement les civilisations orientales n'ont pas suivi le même chemin que les civilisations occidentales.

Première phase : L'état primitif de la conscience humaine en état de réceptivité directe avec la nature et le jeu des influences cosmiques. Le système d'expression mythique et légendaire est la seule activité de l'esprit. La magie s'oppose à la science.

Seconde phase : L'homme d'Occident.

Troisième phase : Synthèse d'Orient et d'Occident.

Si donc l'on pense la civilisation rationnelle comme moment antithétique de la pensée primitive, moment à dépasser pour atteindre à une véritable synthèse de l'esprit humain. Je crois qu'en appliquant ce schème à notre histoire littéraire, la naissance du Romantisme, en dépit des confusions qu'elle propagea, marque cependant l'origine de la nouvelle orientation.

Une stérilisation de la sensibilité humaine

Auparavant, en dépit de hauts et de bas, de crises partielles qui n'intéressent guère que l'activité proprement littéraire et le jeu des influences étrangères [Renaissance, Tragédie classique] on assiste simplement à un long dessèchement de l'esprit poétique. De la chanson de gestes à l'encyclopédie on voit peu à peu l'esprit se partager en une recherche laïque et scientifique, d'autre part en une plus ou moins exacte obédience aux dogmes religieux peu à peu vidés de leur contenu vivant — la religion perdant peu à peu son dynamisme mystique pour devenir seulement un organisme social refuge de la morale réactionnaire [comme le pensait Voltaire].

Entre les deux tendances, nulle place pour l'esprit poétique. Ce phénomène coïncide avec un assèchement une stérilisation de la sensibilité humaine [voyez combien jadis les brutaux héros des épopées pleurent et s'évanouissent, exemples de passion] contre quoi s'élève le Romantisme. Seulement ce qui enlève une grande partie de sa valeur à l'ensemble de cette réaction, c'est sa façon de penser l'homme en opposant simplement le cerveau au cœur.

En croyant qu'il suffisait de rendre leur place aux sentiments, à la passion et à ses cris pour que la poësie gagne la partie. Cela est trop simple car même libérée, cette sensibilité est encore entachée des stigmates de la raison et l'esprit poétique - ce que le romantisme a ignoré - se place aussi bien sur le plan du domaine de la tête et des entrailles que sur le plan du cœur.

Les bastions avancées de la pensée

Et ne peuvent vraiment nous intéresser que ceux qui menèrent de front la lutte sur les trois plans. Dès le début du Romantisme, des hommes comme Novalis, Hugo, Blake marquent cette volonté de pensée concrète, de soumission aux sentiments et d'attention tournée vers la vie souterraine du corps. Pourtant la véritable tradition, l'arbre généalogique du lyrisme moderne est vraiment formé par la célèbre famille Edgar Poe, Nerval, Baudelaire puis Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont.

... Cela signifie sans doute qu'à chaque époque une avant garde défend " les bastions avancés de la pensée " et que les contemporains sont à la traîne avec cinquante ans de retard. Ce décalage n'est pas du seul domaine de la poësie, il appartient à toute la vie de l'esprit. Les hommes politiques réalisent ce que les théoriciens ont élaboré au siècle précédent - Il faut en philosophie établir différents plans - Le sens commun fait sienne une philosophie morte un siècle auparavant et si l'Université reflète une pensée plus proche de nous, tous deux ensemble demeurent en général parfaitement fermés à la pensée vivante de leur époque.

Pour en revenir au strict domaine de la poësie, je crois que la dévalorisation de certains de ses éléments dans le temps, que son usure perpétuelle est la conséquence directe de la forme d'esprit actuelle de l'occidental. Pour qu'entre l'oeuvre et le lecteur le choc émotif se produise qui engendre l'état lyrique, il faut que le poëte lui impose des images bouleversantes, ces images perdent leur propriété dès qu'assez connues elles entrent dans le domaine public.

Par exemple le poëte aura recours à des images appartenant à la vie du rêve et par conséquent participant du trouble profond que l'état onirique engendre ou encore à des souvenirs profonds et inconscients de l'enfance et de ses étranges démarches de pensée car là s'est réfugiée la vie profonde de l'esprit.

Un mode de connaissance

Pour l'aède antique toute métaphore avait une égale et permanente valeur poétique car toute la vie du primitif baigne dans cette atmosphère animique et magique propre à l'état lyrique alors que la plus value que donne le sens commun aux images du monde extérieur sur les images de rêve — au lieu de l'équivalence de toutes les images — supprime en nous cette faculté de transmutation.

Pour lui-même d'ailleurs et pour les mêmes raisons, afin de provoquer en lui l'état réceptif de l'inspiration, le poëte doit avoir recours à des mécanismes inaccoutumés de la pensée, mettre en jeu des automatismes inconnus, rechercher sa liberté dans une activité non dirigée de l'esprit, contempler le résultat involontaire imprévu des mots qui, libres de leur sens entre eux, font l'amour.

Tel est l'ordre de recherches qui caractérisent ce mode d'activité très vaste que j'appelle poësie – restrictif en ce sens que je néglige dans cette acception du terme la plupart des œuvres en vers – immense en ce sens que je ne le limite pas à l'expression lyrique, même pas non plus à l'expression écrite de la pensée humaine mais que j'entends comme tout un mode de connaissance qui s'oppose à la raison discursive.

Au lieu de considérer la poësie comme un des arts, nous considérons non seulement dans tous les arts mais aussi bien dans la vie la poësie comme un état spécifique de la conscience engendré par un choc émotif de nature difficilement analysable, comme la transmission de cet état, et comme l'étude systématique des procédés qui permettent cette transmission.

(A suivre...)

jeudi 9 février 2012

Université Intégrale (13) Une Synthèse de l'Esprit Humain

Au dessus de l'époque même, bien que coexistant avec elle, certains esprits font déjà partie de l'époque suivante, celle qui n'est pas encore mais devient. Roger Gilbert-Lecomte
Vendredi 17 février, la quatorzième session de l’Université Intégrale aura pour thème : « L’approche intégrale dans l’Art et la création contemporaine ». Nous aimerions alimenter la réflexion sur ce sujet grâce au texte d’une conférence prononcée par Roger Gilbert-Lecomte en 1932 et intitulée Les Métamorphoses de la Poésie dont nous proposerons des extraits dans les deux billets suivants.
Avec une grande intuition, l’auteur y pose les bases d’une pensée intégrale et annonce de manière prémonitoire l’évolution culturelle qui aura lieu au cours du vingtième siècle. Dans un précédent billet intitulé Un nouveau stade de l’esprit humain nous avions déjà évoqué la teneur visionnaire de ce texte. Comme le dit Aragon : « Il faut regarder alors avec les yeux d’alors ». C’est pourquoi, nous nous efforcerons dans ce billet de remettre ce texte fondateur dans son contexte culturel, philosophique et historique.

Le Grand Jeu

A la fin des années vingt, un groupe de poètes se réunit autour de René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte et Roger Vaillant pour créer la revue Le Grand Jeu. Inspirés notamment par la figure de Rimbaud - le Voyant - ils conçoivent la poésie comme un mode de connaissance à part entière qui s’oppose à la raison discursive et qui est à l’origine d’une véritable « métaphysique expérimentale ».

Cette quête poétique s’inscrit dans une vision hégélienne de l’histoire selon laquelle celle-ci n’est rien d’autre que la manifestation progressive de l’esprit à travers une dialectique qui fait alterner thèse, antithèse et synthèse. Le sens de cette évolution dialectique est celui du devenir de l’esprit. Cette philosophie de l’histoire inspire aux poètes du Grand Jeu la vision d’un « nouveau stade de l’esprit humain » né de la synthèse entre ces deux premières stades de l’évolution culturelle que furent la sensibilité primitive et la rationalité abstraite.
Nous sommes là au cœur d’une vision intégrale de l’être humain tant par la prise en compte de la dynamique évolutive que par l’association de l’intuition sensible et de l’abstraction conceptuelle.

Une nouvelle culture

Parce que, pour eux, l’histoire est la manifestation du devenir de l’esprit, les protagonistes du Grand Jeu veulent aller « dans le sens de l'évolution déterminée de l'avenir que l'on prévoit et que l'on veut, car du point de vue dialectique il n'y a pas vérité et erreur - relativisme - mais, si l'on pense droit, marche infaillible dans le sens du devenir de l'esprit ».

Le devenir de l’esprit inspire la création de nouvelles formes culturelles et socio-économiques : « L'édification d'un nouvel ordre social ou économique ne doit pas faire perdre de vue l'importance de l'édification parallèle d'une nouvelle culture, d'un nouveau stade de l'esprit humain — ce qui est le but du Grand Jeu. »
Ce nouveau stade de l’esprit humain est celui d’une synthèse entre les deux premières phases de l’évolution culturelle : « Première phase : L'état primitif de la conscience humaine en état de réceptivité directe avec la nature et le jeu des influences cosmiques. Le système d'expression mythique et légendaire est la seule activité de l'esprit. La magie s'oppose à la science. Seconde phase : l'homme d'Occident. Troisième phase : Synthèse d'Orient et d'Occident. »

Une vision dialectique

Dans une perspective dialectique, l’abstraction de notre rationalité occidentale apparaît comme « moment antithétique de la pensée primitive, moment à dépasser pour atteindre à une véritable synthèse de l'esprit humain... nous vivons l'antithèse même qui se parfait chaque jour de l'esprit poétique cependant que déjà la synthèse s'élabore où il doit naître à nouveau ».

Cette synthèse est « un nouveau groupement de toutes les connaissances magiques et discursives également amalgamées dans une nouvelle notion de l'homme... le devenir universel doit amener la conscience humaine à être à la fois évoluée dans tous les sens occidentale et orientale ».

Avant de lire ce texte de Roger Gilbert-Lecomte, dans un billet intitulé La Métamorphose, je décrivais ainsi le processus dialectique qui est au cœur de l’évolution culturelle : « Cette évolution culturelle obéit aux cycles d’une métamorphose qui s’effectue en quatre phases : saturation du modèle ancien, renversement des valeurs, émergence du nouveau modèle et intégration de l’ancien dans le nouveau. La saturation d’un modèle conduit à une inversion de polarité c'est-à-dire à un renversement dialectique des valeurs qui permet l’émergence d’un nouveau modèle, plus complexe et plus complet, transcendant et incluant l’ancien modèle ».

Pour Roger Gilbert-Lecomte, la synthèse de l’esprit humain doit associer les modes de participation concrète de la sensibilité et ceux de l’abstraction conceptuelle de la rationalité : « Puisque notre esprit ne peut se défendre de séparer en définissant au moins faudrait-il établir que s'il y a deux modes d'activités spirituelles chez l'homme, d'une part l'activité logique et scientifique, d'autre part l'activité mythique et de participation.
Ces deux modes de pensées au lieu de s'exclure l'un l'autre devraient se développer parallèlement, s'adresser chacun aussi bien à l'esprit au cœur qu'aux entrailles pour aboutir en somme au but, commun de toute culture : une plus vaste connaissance de l'humain, source de toute une évolution morale
».

Le Grand Jeu prend tout son sens dans cette quête d’une véritable synthèse de l’esprit humain. Vécue comme un mode de connaissance spécifique, la poésie apparaît dès lors comme la négation de cette négation que fut la rationalité occidentale par rapport à la sensibilité primitive. Cette négation de la négation permet l’émergence d’une synthèse de l’esprit humain.

L’état lyrique

C’est dans cette perspective de synthèse que les poètes du Grand Jeu cherchent à retrouver "la simplicité de l'enfance et ses possibilités de connaissance intuitive et spontanée" notamment grâce au développement des facultés extrasensorielles, à la lecture des textes mystiques et, pour certains des protagonistes à l’usage de drogues psychotropes.

Dans une lettre à André Breton, René Daumal énumère le voies de recherche qui sont celles du Grand Jeu : « l´étude de tous les procédés de dépersonnalisation, de transposition de conscience, de voyance, de médiumnité ; nous avons le champ illimité (dans toutes les directions mentales possibles) des yogas hindous ; la confrontation systématique du fait lyrique et du fait onirique avec les enseignements de la tradition occulte (mais au diable le pittoresque de la magie) et ceux de la mentalité dite primitive ».

En retournant aux sources mystiques et primitives dont elle procède et qui précède tout séparation abstraite entre le sujet et l’objet, la sensibilité poétique participe à la relation secrète et primordiale entre l’homme et le monde, révélant ainsi leur harmonie profonde. Pour Roger Gilbert-Lecomte : « De l'union de la conscience avec l'objet naît la seule possibilité d'une connaissance vraie »

Opposée à la raison discursive, la poésie est fondée sur « la nature irréductible du fait lyrique », l’état lyrique étant « un moyen d'atteindre le monde nouménal ». Ce monde nouménal est celui de l’esprit qui détermine le monde phénoménal. La poésie doit donc être considérée comme « un état spécifique de la conscience engendré par un choc émotif de nature difficilement analysable, comme la transmission de cet état, et comme l'étude systématique des procédés qui permettent cette transmission ».
Accéder à cet état spécifique relève d’une métaphysique expérimentale "qui prend ses sources au fond des états corporels dans les souterrains vivants des entrailles, qui se nourrit d'états affectifs violents anti-individuels collectifs et expérimentalement provoqués et que cette métaphysique se place sur le plan poétique. De même que certains actes. "
Pensée concrète et abstraite
Comme l’a fait la science, la poésie doit à son tour préciser et formuler sa propre méthode de connaissance: « De même qu'au fur et à mesure que la méthode se précisera, connaîtra ses lois propres, la poésie, mode de connaissance sera une science nouvelle ayant ses méthodes propres et aussi la science des sciences d'où son titre de philosophie concrète... Cette méthode nouvelle devrait être appliquée à l'étude des qualités et non plus seulement des quantités ». Des décennies plus tard, Raoul Vaneigem s'inscrit dans la même lignée quand il écrit : « La poésie sera la science du futur ».
Dans le même esprit, un penseur comme Claude Levi-Strauss reconnaît l’intuition sensible, au cœur de l’expérience poétique, comme un mode de connaissance à part entière qu’il qualifie même de scientifique : " il existe deux modes distincts de pensée scientifique... deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : l’un approximativement ajusté à celui de la perception et de l’imagination, et l’autre décalé ". Son expérience d’anthropologue lui fait considérer ces deux approches comme « valides », l’une « très proche de l’intuition sensible », « l’autre, plus éloignée ».

La pensée concrète de la poésie et la pensée abstraite de la rationalité apparaissent dès lors comme les deux faces d’une connaissance humaine qu’il faut non seulement associer mais intégrer pour accéder à la synthèse de l’esprit humain évoqué par les poètes du Grand Jeu.

Les minorités créatives

On le voit à travers ces extraits, les poètes du Grand Jeu furent des visionnaires. En ouvrant des voies novatrices, ils ont exploré des formes de sensibilité et de pensée qui expriment la dynamique de l’évolution culturelle, celle de l’esprit en devenir. Dans la filiation du romantisme et des idéalistes allemands, ils réagissent à l’hégémonie d’une pensée abstraite fondée sur le déni de la vie, de la sensibilité comme de toute forme de transcendance.

Roger Gilbert-Lecomte avait conscience du rôle d’avant-garde qui était celui du Grand Jeu : « Au dessus de l'époque même, bien que coexistant avec elle, certains esprits font déjà partie de l'époque suivante, celle qui n'est pas encore mais devient ». C’est au cœur de ces minorités créatives, en avance sur leur temps, que se révèlent les nouvelles formes de pensée et de sensibilité adaptées à la dynamique de l’évolution culturelle.

Comme l’écrit Edgar Morin dans un article intitulé Eloge de la métamorphose : « Tout commence, toujours, par une innovation, un nouveau message déviant, marginal, modeste, souvent invisible aux contemporains ». Un constat partagé par Roger Gilbert-Lecomte : « Le sens commun fait sienne une philosophie morte un siècle auparavant et si l'Université reflète une pensée plus proche de nous, tous deux ensemble demeurent en général parfaitement fermés à la pensée vivante de leur époque. » Ce qui explique pourquoi les poètes du Grand Jeu ont souvent payé leur inspiration visionnaire au prix fort de la solitude, de l’incompréhension et de l’ostracisme.

Les héritiers du Grand Jeu

On n’en finirait pas d’énumérer tous ceux qui - de manière consciente ou inconsciente - sont les héritiers d’un mouvement qui influença les avant-gardes artistiques et intellectuelles au vingtième siècle : la contre-culture, la quête d’un nouveau paradigme et l’émergence d’un nouvel esprit épistémologique qui inspire aussi bien la Transdisciplinarité que la Vision intégrale.

Michel Camus, un des grands penseurs de la Transdisciplinarité, reconnaissait le rôle majeur du Grand Jeu. Dans Paradigme de la Transpoésie, il écrit ceci : « Quantité de courants de la poésie contemporaine sont étrangers à la haute poésie initiatique qui fut celle des origines en Orient. Evidence que les adeptes du Grand Jeu avaient clairement perçue en découvrant les versets du Rig Véda, René Daumal et ses amis avaient ouvert une voie poétique, mystique et gnosique, à travers les cultures contradictoires de l'Orient et de l'Occident, comme à travers les sciences tournées exclusivement vers le pôle du Sujet et les sciences tournées exclusivement vers le pôle de l'Objet ».

La revalorisation de l’imaginaire que l’on constate depuis une vingtaine d’année participe à ce mouvement de réenchantement du monde annoncé par les poètes du Grand Jeu. En référence aux recherches de Gilbert Durand sur Les structures anthropologiques de l’imaginaire et la Mythodologie, Luc Bigé, directeur de l’Université du symbole, parle du Discours de la Mythode - clin d’œil à Descartes - pour rendre compte d’une épistémologie spécifique centrée sur l’imagination et le symbolisme.
Avec Michel Maffesoli qui s’inspire lui aussi de son maître Gilbert Durand, on voit émerger une sociologie de l’imaginaire qui rend compte du rôle essentiel de l’imagination dans la fondation des sociétes. Dans le même temps, la psychologie transpersonnelle a cartographié un spectre des états de conscience qui part des états les plus archaïques pour continuer avec les états ordinaires jusqu'aux niveaux de conscience les plus transcendants inventoriés par les traditions de sagesse..

Un langage nouveau

Plus étonnant, Tiqqun, un groupe d’activistes culturels et politiques d'avant-garde se réfère aux écrits de Roger Gilbert-Lecomte dans un texte qui nous paraît important et sur lequel nous aurons l'occasion de revenir Qu’est-ce que la métaphysique critique ? : « Ceux qui croient pouvoir édifier un monde neuf sans bâtir un langage nouveau se trompent : tout ce monde est contenu dans son langage. Le nôtre ne cache pas plus que les autres sa vocation impérialiste : toute poésie, toute pensée, tout imaginaire qui ne parvient pas à rentrer dans l'effectivité, quand cela est devenu possible, se tient en deçà même du rang dérisoire de la minauderie.

Roger Gilbert-Lecomte donnait à ce constat une expression à laquelle nous n'avons rien à retrancher : "
la naissance de la pensée concrète (métaphysique expérimentale) en sortant la vision de son expression artistique, transformera son savoir en pouvoir". Il remarquait aussi que "le métaphysicien expérimental mise sur son déséquilibre qui lui donne autant de points de vues différents sur la réalité". Il disait juste. »

Il va sans dire, mais mieux en le disant, que la culture intégrale s’inscrit dans cet héritage même si ceux qui s’y réfèrent n’ont jamais entendu parler du Grand Jeu. On ne peut se projeter dans un nouveau stade évolutif sans intégrer son passé, sauf à être hanté par les fantômes de l’histoire. Aussi, les tenants francophones d’une culture intégrale ne peuvent ignorer l’aventure spirituelle des poètes du Grand Jeu qui, dans le contexte d’un rationalisme mortifère, et en en payant souvent le prix fort, ont su ouvrir des perspectives de synthèse qui sont aujourd’hui au cœur d’une vision intégrale. Que leur mémoire soit honorée comme celle de tous les créateurs qui, au cours de l’évolution humaine et malgré les épreuves réservées aux pionniers, se sont fait les interprètes du devenir de l’esprit.

Reconnaître cette filiation c’est aussi affirmer une distance critique envers une certaine fascination adolescente des poètes du Grand Jeu pour la destruction et l’auto-destruction qui pouvait exprimer, de manière morbide, un désir de dépossession et qui les ont parfois conduit dans des impasses comme la toxicomanie pour Roger Gilbert-Lecomte.
Cette fascination pour la destruction pouvait avoir son sens en un temps de certitudes incarnées par des institutions puissantes mais elle n’en a plus dans le monde en crise et en ruine où nous vivons. Un monde qui réclame la mobilisation de toutes nos forces créatrices pour faire advenir ce nouveau stade de l’esprit humain dont les poètes du Grand Jeu avaient la préscience.


Roger Gilbert Lecomte (1932). « Les Métamorphoses de la poésie », Œuvres complètes, tome 1, proses, Paris, Gallimard, 1974, p. 279. A découvrir ici sur le net.

Lire ici une Netographie consacrée au Grand Jeu.
Rien ne va plus, faîtes le Grand Jeu. Zéno Bianu
A lire : Les poètes du Grand Jeu. Zéno Bianu. Gallimard

samedi 4 février 2012

Université Intégrale (12) L'approche intégrale dans l'art et la création

Dans un monde qui se détruit, la création est la seule façon de ne pas se détruire avec lui. Raoul Vaneigem
La quatorzième session de l’Université Intégrale est consacrée le 17 février à « L’approche intégrale dans l’art et la création contemporaine ». Une occasion de réfléchir et de participer aux nouvelles formes de sensibilité inspirées par une vision intégrale.
Le rôle essentiel de la sensibilité
Dans nos deux précédents billets nous faisions référence à la dimension visionnaire de Jean-Luc Godard qui, dans son dernier opus « Film Socialisme », mettait en scène et en images la fin de la civilisation européenne sur le Costa Concordia, ce paquebot de croisière qui vient de s’échouer sur les côtes de Toscane au moment même où la note de neuf pays européens était dégradée par l’agence Standard & Poor’s.

La dimension visionnaire du cinéaste s’exprime à travers ce qu'un journaliste nomme une « métaphore prophétique » qui renvoie aux propos de Roger Gilbert-Lecomte, un des poètes du Grand Jeu : « Je ne reconnaîtrai jamais le droit d’écrire ou de peindre qu’à des voyants ». Ces voyants évoqués par Roger Gilbert-Lecomte sont ceux qui, parce qu'ils participent de manière intuitive à la dynamique de la conscience collective, peuvent anticiper les formes à travers lesquelles celle-ci se manifeste.

Au cœur des cultures traditionnelles, la participation sensible de la subjectivité à son milieu d’évolution est une ressource cognitive fondamentale. Comme son nom l’indique, la participation est ce processus cognitif qui met en relation cette partie qu’est la subjectivité avec la totalité d'un milieu qui la transcende, lui donne sens et lui permet d'évoluer. Cette relation sensible éprouve, de l’intérieur, les qualités et la dynamique des êtres, des choses et des idées. C’est en intégrant ainsi les éléments de son milieu que la subjectivité se développe à travers des stades successifs de croissance et de complexité.

La pensée moderne a remplacé cette participation sensible par la séparation abstraite entre le sujet et ses objets d’attention. C'est pourquoi elle ne reconnaît – dans les deux sens du terme : celui de la perception et de la légitimation – que ce qui peut être objectivé, c'est-à-dire observé par nos sens physique (ou par des machines les prolongeant) afin d’être mesuré, analysé et utilisé.
Devenu hégémonique dans nos sociétés technocratiques et utilitaires, ce processus d’abstraction exclut de fait une sensibilité tissée de relations concrètes. Cette exclusion s’effectue en niant le potentiel cognitif de la sensibilité ainsi qu'en dévaluant et en marginalisant le domaine du sacré, pivot des civilisations traditionnelles où s'exerçait ce potentiel et où il se développait.

Les Trois Yeux de la Connaissance

A l’image du Costa Concordia, le paradigme abstrait de la modernité fait naufrage parce qu'ayant fait son temps, il est devenu totalement inadapté et impuissant à rendre compte de celui qui vient. Ce naufrage nous plonge dans une crise systémique alors même que, simultanément, un nouveau paradigme émerge, qui retrouve le rôle essentiel de la sensibilité et de l’intuition en inspirant une « vision intégrale ». Le terme de vision renvoie ici à cette participation intuitive de la subjectivité à un milieu d’évolution qui est à la fois naturel, social et culturel.

Dans un monde rendu imprévisible par son mouvement et sa recomposition permanente, il devient effectivement indispensable de développer une intuition qui participe de manière organique à cette évolution. Une intuition qui, telle une fleur, ne peut croître sans ces racines de l’esthétique que sont la sensibilité et la sensation. N’oublions pas que le mot esthétique est dérivé du grec αίσθησιs signifiant la sensation.

Science du sensible, l’esthétique n’est donc pas réductible à une expression artistique – encore moins à un art académique ou marchand – elle est participation du vivant à son milieu à travers la sensation, la sensualité, la sensibilité et la subtilité. En redonnant à la conscience un enracinement esthétique que l’abstraction moderne lui avait dénié, le nouveau paradigme inspire une pensée concrète et dynamique. L’esthétique devient un élément d’une conscience globale intégrant sensation, raison et intuition – les trois yeux de la connaissance - dans cette intelligence intuitive et unitive qui est une forme supérieure de rationalité adaptée au nouveau stade de l’évolution culturelle.

Dans une société en mutation permanente, il faut avoir à l’esprit cette formule attribuée par erreur à Shakespeare et citée récemment par un candidat à la présidence de la république : « Ils ont échoué parce qu'ils n'ont pas commencé par le rêve». Le rêve c’est la dynamique de l’évolution créatrice qui inspire l’imagination des artistes et des visionnaires connectée aux profondeurs de la conscience collective. Une imagination inspirée qui va s’exprimer à travers la création de formes novatrices dans le domaine de l’art mais aussi dans celui des idées ou du lien social.
Ancien patron d'Arte, Jérôme Clément vient d'écrire dans Le Monde un article intitulé La culture et la crise où il revendique le rôle centrale de la création dans la cité : " Parier sur l'intelligence, la création, remettre en cause les idées reçues est un pari non pas fou mais indispensable. Devant la faillite des élites et des pseudo-maîtres à penser économistes qui nous ont trompés, il faut remettre les fous au coeur de la société, ceux qui disent mieux que les conseillers la vérité au Roi et aux citoyens. Parce qu'ils sont libres, qu'ils n'ont pas peur de déranger et qu'on doit les écouter."

Un voyage dans le temps et l'espace

Consacrée à « L’approche intégrale dans l’art et la création contemporaine », la quatorzième session de l'Université Intégrale est l'occasion de penser ce retour indispensable de l'esthétique et de la culture dans nos sociétés, en cette époque qui est celle de La fin de l'ère économique :

« L'art entre science et spiritualité est au cœur de notre vie. C'est un espace de poésie qui donne sens à la vie ! L'art a évolué au cours de l'histoire. Chaque civilisation a sa manière d'envisager l'art et la création. L'art est souvent visionnaire et annonce le futur. De plus en plus intégrale, la création invite a l'épanouissement et la révélation de la totalité de l'être.

Cette journée sera l'occasion d'un voyage dans le temps et l'espace a la découverte du mystère de l'art et du processus créatif. Comment la philosophie intégrale peut-elle nous éclairer dans la compréhension des multiples courants de l'art contemporain ? Nous découvrirons comment l'art a évolué et comment décoder ces métamorphoses et multiples visages.
»

Cette session sera aussi l’occasion de rencontrer des créateurs qui parlent de leur expérience, de partager ensemble des moments de création collective et de participer à une exposition de peinture inédite.

Programme

L’approche intégrale dans l’art et la création contemporaine. Vendredi 17 février de 8h30 à 18h30 au Forum, 104 rue de Vaugirard, 75006 Paris. Vous êtes invité à venir habillé de manière créative à cette session. Cette journée sous la direction de Michel Saloff Coste a été élaborée et réalisée en collaboration avec Bénédicte Fumey et Michel Nguyen The, Patrick Marant, Dominique Marty membres du comité exécutif du Club de Budapest.

8h30 - Accueil musical festif et invitation a la danse.

8h50 - Introduction de la journée. Bénédicte Fumey, Patrick Marant, Dominique Marty

9h00 - Une vision intégrale de l'art à travers le temps et l'espace. Michel Saloff Coste. L'art à travers les grandes étapes de civilisation. Un survol et un piqué sur l'art contemporain.

Nous avons consacré deux billets à un entretien avec Michel Saloff Coste : Penser la nouvelle civilisation et deux autres billets à un article de Michel Saloff Coste intitulé Comment l’entreprise élargie réenchante le monde ?

9h30 - Exemple et analyse sur l'art intégral contemporain. Bruno Marion

9h50 - Vers l'art intégral : intégrité et « totalité ». Michel Cazenave

10h10 - Allons nous vers un art de plus en plus intégral ? Table ronde sur la création et les tendances de l'art contemporain animé par Patrick Marant, et Bénédicte Fumey avec Bruno Marion, Michel Cazenave, Michel Saloff Coste

10h30 - Pause et musique

10h40 - Poésie. Lecture par Alain Gourhant d’un extrait de son dernier recueil de poèmes accompagné par Etienne Avronsart.

Nous avons consacré un billet à la dimension artistique d’Alain Gourhant intitulé La création est l’essence de l’intégration et deux autres à son site Psychothérapie intégrative.

10h50 - L'art et la création comme processus de transformation et le Collectif Réapprendre : Françoise Legrand, Alain Gauthier, Cosmas Koroneos, Jean Pierre Klein, Patrice Thaselles.

11h50 - Déjeuner dans le quartier en cinq sous-groupes et ateliers : échanges créatifs pendant le repas

13h30 - Création musicale et chorégraphique intégrale, collective et collaborative Alma Jam. Cadre et conscientisation animés par le Collectif Réapprendre sous la direction d’Alain Gauthier avec Etienne et Coriam.

Les Alma Jam sont des "concerts" interactifs, des moments musicaux co-créatifs, où chacun a le choix, à chaque instant, d'être acteur ou spectateur, de vivre une expérience collective ou intérieure, au cours du grand voyage sonore que nous pilotons. Les multiples instruments du monde que nous utilisons, dont certains sont mis à disposition, les chants, les danses et même la simple présence, participent tous de la traversée proposée, et de la magie qui est toujours au rendez vous. Les Alma Jam sont une superbe occasion de développer son potentiel créatif, de libérer parfois des peurs et d'oser vivre pleinement l’instant. Le principe est détaillé ici en deux minutes.

14h30 - Débriefing sur la création intégrale collective et collaborative

15h00 - Pause

15h15 - Restitution de l'atelier Colibris : Fantaisie, poétiser nos territoires, poétiser nos quotidiens par Clara Breteau

15h45 - Panorama sur la création contemporaine et débat avec la participation de la Visionairs Gallery et de ses artistes Lydie Blandeau, Gil Adamy, Olivier Rieu, Cyril Deydier, Michel Saloff Coste

16h30 What is Burning Man ? Maude Sauvagé avec une animation de Michel Nguyen The

Approche sociologique et artistique du Festival Burning Man. Cet événement réunit chaque année dans le désert à date fixe une communauté nomade et multiculturelle de plusieurs milliers de personnes créatives au sein d'une société éphémère. Ce moment renvoie non seulement aux habitudes culturelles des anciennes tribus mais également et surtout à des concepts et idéaux qui seront nôtres dans un futur proche : les nouvelles monnaies, la responsabilité sociétale et civique, la co-construction, le retour de la spiritualité, etc. L'art et l'innovation sont les fondements de cet écosystème où l'expression de soi, le don et la création artistique sont valorisés.

17h00 Conclusion et débriefing. Bénédicte Fumey, Dominique Marty et Patrick Marant.

18h00 Clôture de la journée

Sur le site de l’Université Intégrale, vous trouverez ici une présentation détaillée des intervenants et toutes les informations concernant les modalités d’inscription.