lundi 9 août 2010

La Petite Princesse (8) La Métamorphose



Ce texte fait partie d’une série intitulée La petite Princesse qui part de là (1) jusque là (7).

Ce n’était plus vraiment à Delphine que je parlais mais, à travers elle, à toute une génération qui était le témoin fatigué d’un monde en train de se défaire. Dans ce champ de ruine, un œil attentif pouvait cependant voir se dessiner un destin d’architecte. Delphine, comme tant d’autres, était écartelée entre son expérience vécue et les représentations dont elle avait héritée : celles-ci étaient bien incapables d’interpréter et d’exprimer celle-là. Elle cherchait les mots et les images qui pourraient s’accorder à la musique nouvelle qui résonnait en elle.

Sa présence à mes côtés faisait surgir des idées qui s’enchaînaient dans mon esprit de manière fluide. Comme si elle était l’antenne d’un futur qui cherchait une parole pour s’exprimer. Mes intuitions prenaient forme et cette forme était celle d’une douce télépathie qui nous entourait d’une aura vibrante. Les mots venaient à moi comme des compagnons familiers qui formaient peu à peu une bande irrésistible et intrépide à laquelle rien n’aurait pu résister. Je continuai donc à lui parler comme le musicien improvise en interprétant avec son instrument la musique à laquelle il participe intérieurement.

S’il était vecteur de sens, l’enchantement traditionnel était aussi générateur de confusion. En réaction à cette confusion, l’abstraction rationnelle s’est érigée comme vecteur logique d’une précision formelle. Mais, réduite à une fonction instrumentale, cette abstraction conduit au désenchantement c’est à dire à la déconnexion du flux énergétique et créateur de la psyché. D’où une civilisation condamnée à la vacance du sens et à la dévastation du monde qui en est la conséquence.

Comme l’harmonie est la clé de l’enchantement, l’absurdité est celle d’un désenchantement dont on connaît les déclinaisons et les conséquence : émiettement de la pensée, fragmentation disciplinaire, angoisse existentielle, corruption des esprits, règne de l’insignifiance et du divertissement, narcissisme généralisé, tyrannie des apparences, loi de la jungle, idolâtrie de la technique, consumérisme compulsif, dictature pulsionnelle, déni des valeurs qualitatives au profit d’une quantification obscène... On pourrait ainsi multiplier les symptômes d’une hyper modernité à l’agonie qui prend son aveuglement pour l’absurdité d’un monde désenchanté.

L’abstraction technocratique fige notre vision du monde : là où il y a mouvement, elle projette une fixité indispensable au processus d’objectivation. Incapable de percevoir une continuité évolutive, elle ne saisit que des états successifs et isolés, étrangers les uns aux autres ou reliés entre eux de manière superficielle dans un rapport de causalité linéaire et mécanique. Si on reste fasciné par ces symptômes, par leur multiplicité et leur diversité, on ne comprend rien à la relation systémique qui existe entre eux et à la profondeur de la dynamique dont ce système est la manifestation.

C’est pourquoi, hypnotisés par le spectacle de ces symptômes et par leur accumulation, nombre d’observateurs crient à la fin du monde sans percevoir que celle-ci n’est rien d’autre que la fin d’un monde annonçant l’avènement d’un nouveau cycle, celui d’une post-modernité aux couleurs vives du réenchantement.

Là où l’abstraction rationnelle ne voit qu’une série d’états et de formes successives, l’intuition relationnelle perçoit cette succession comme l’expression d’une dynamique évolutive. L’évolution culturelle apparaît dès lors comme la lente métamorphose des modèles à travers lesquelles l’espèce humaine interprète son expérience. Cette métamorphose obéit aux lois de la vie qui font alterner élan créateur, formalisation, apogée, équilibre stabilisateur et déclin dégénératif.

Cette évolution culturelle obéit aux cycles d’une métamorphose qui s’effectue en quatre phases : saturation du modèle ancien, renversement des valeurs, émergence du nouveau modèle et intégration de l’ancien dans le nouveau. La saturation d’un modèle conduit à une inversion de polarité c'est-à-dire à un renversement dialectique des valeurs qui permet l’émergence d’un nouveau modèle, plus complexe et plus complet, transcendant et incluant l’ancien modèle.

Selon Michel Maffesoli : « Quand on a la lucidité et l’humilité d’observer, sur la longue durée, les histoires humaines, l’on se rend compte que toujours, l’apogée d’une valeur en appelle à son hypogée. Nombreux sont les termes, savants ou familiers, exprimant un tel domaine. Les sociologues parleront d’un phénomène de saturation. Les historiens d’inversion chiastique, les psychologues de compensation. Peu importe le terme employé. Il s’agit d’une inversion de polarité, cause et effet d’une profonde mutation sociétale ou anthropologique. » (Matrimonium)

Les multiples crises que nous traversons sont autant de signes que le paradigme moderne est saturé comme peut l’être une solution chimique. Les nouvelles générations ne peuvent et ne veulent plus s’identifier à un modèle dont ils perçoivent, plus ou moins consciemment, les conséquences destructrices pour l’être humain comme pour la nature. Cette désidentification explique pourquoi ce modèle est en train de s’effriter puis de s’effondrer, entraînant avec lui toutes les institutions qui en sont le vecteur et dans lesquelles la conscience collective ne peut plus se reconnaître.

Nombre de signes l’attestent et les observateurs les plus lucides en témoignent : nous assistons à la fin du cycle de la modernité commencé, à la Renaissance, il y a cinq siècles. Cette fin est le signe de l'émergence d'une nouvelle vision du monde. Saturé d’abstraction, notre champ culturel change de polarité et s’oriente à nouveau vers une vision organique qui redonne à la sensibilité une place stratégique dans l’interprétation de l’expérience.

Mais le réenchantement post-moderne ne reproduit pas l’enchantement traditionnel, pré- moderne. Il ne s’agit pas de faire l’impasse sur le paradigme distinctif de la modernité mais de l’inclure et de le dépasser dans une vision intégrale, plus complexe, qui prend en compte à la fois l’implication subjective de la sensibilité et l’explication objective de la raison. Le cycle du réenchantement intègre deux stratégies cognitives à la fois contraires et complémentaires : la stratégie organique fondée sur l’intuition harmonique d’une part et de l’autre la stratégie instrumentale fondée sur la raison distinctive.

Cette intégration correspond à l’émergence d’un nouveau stade évolutif déterminant des styles de vie et de pensée novateurs qui paraissent étranges et étrangers aux références majoritaires encore profondément imprégnées de modèles tout à fait dépassés. Fondés sur une participation intime de l’individu aux divers milieux où il évolue, les phénomènes culturels et sociaux qui expriment ce réenchantement du monde sont perçus comme des anomalies ou des régressions par les observateurs institutionnels qui restent enfermés dans le modèle abstrait et désenchanté de la modernité.

Selon Michel Maffesoli. « Ces processus de participation magique traduisent le retour d’un polythéisme des valeurs. J’ai même proposé de parler d’un réenchantement du monde. Toutes choses échappant à ces esprits chagrins qui restent obnubilés par le schéma du désenchantement, modèle qui leur va si bien tant il traduit la tristesse noire qui les habite et dont, généralement, ils créditent le monde en son entier » (La république des bons sentiments).

Si les institutions et leurs paroles sont victimes d’un processus profond de déligitimation c’est qu’il existe un fossé de plus en plus profond entre celles-ci et les nouvelles formes, culturelles et existentielles, à travers lesquelles se reconnaissent les nouvelles générations.

Cette crise dont tout le monde se gargarise comme un nouveau fétiche n’est rien d’autre que la synchronicité apocalyptique entre l’effondrement du paradigme moderne, vecteur de désenchantement, et l’avènement d’une vision intégrale, porteuse de réenchantement. L’apocalypse est l’autre nom de cette métamorphose que nous sommes en train de vivre et dont le Mutant est la figure emblématique.
(A suivre..)

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