jeudi 5 août 2010

La Petite Princesse (7) Le Désenchantement


Ce texte fait partie d’une série intitulée La petite Princesse qui part de là (1) jusque là (6).

Delphine m’interrompit soudain : « Même si je n’ai pas tout compris – tu vas parfois si vite que j’ai du mal à te suivre – ce que tu me racontes me touche intimement. Comme si je découvrais un secret de famille. Car ce que l’on m’a raconté sur mes ancêtres humains est faux, en grande partie. On me les a si souvent présenté, de manière plus ou moins consciente, comme des individus primitifs et immatures, victimes d’illusions mortifères que les lumières de la raison ont permis de dissiper. Mais en fait, leur culture millénaire était enracinée dans une architecture symbolique dont les règles précises assuraient une cohésion sociale fondée sur un imaginaire commun. Cet ordre symbolique nourrissait le besoin de sens qui anime l’esprit humain. Ce dont nous crevons aujourd’hui c’est d’un manque effrayant de sens. »

Je trouvais que Delphine avait d’autant plus raison qu’elle venait de résumer brillamment mon propos. Quand je lui dis, le sourire ironique qui vint éclairer son visage m’incita à pousser un peu plus loin mon analyse.

Juger les cultures traditionnelles selon nos critères modernes, utilitaires et abstraits, c’est commettre un anachronisme ravageur qui empêche non seulement de les comprendre mais de nous comprendre nous-mêmes, nous qui sommes aujourd’hui les héritiers vivants de ce passé ancestral. Comment pourrait-on inventer un futur en déniant l’héritage d’une ancestralité qui puise ses racines dans l’histoire de l’espèce et, au-delà, dans celle de la vie ?

La modernité a fondé sa prétendue supériorité sur le déni de cet héritage en réduisant notamment la complexité multidimensionnelle d’une pensée organique à la superstition archaïque d’une pensée primitive. Un déni qui est à l’origine de cette pathologie à la fois psychique, sociale et spirituelle que l’on nomme le désenchantement et dont nous voyons les nombreux symptômes se manifester quotidiennement.

Si, effectivement nous ne voulons pas crever sous le poids d’un savoir insignifiant, le temps est venu de retrouver les clés d’une sensibilité énergétique et intuitive qui ouvre à nouveau les portes d’une perception cadenassée par notre intellectualisme. Cette sensibilité s’exprime à travers une pensée organique qui dévoile, de manière poétique et symbolique, le sens caché des phénomènes.

Plus l’homme vit sous l’emprise d’une conception abstraite et instrumentale, plus il dénie l’intuition poétique de la psyché qui dévoile l’harmonie symbolique entre les mondes intérieur et extérieur, plus il devient sourd à l’enchantement du monde. Le désenchantement intervient quand nous prenons cette surdité pour l’absurdité d’un monde insensé, faisant ainsi de notre handicap la norme d’une humanité sans projet. Comme l’écrivait Emmanuel Mounier : « L'homme contemporain se croit absurde. Il n'est peut-être qu'insensé ».

Le désenchantement du monde n’est rien d’autre que cette perte de l’ouïe qu’est l’intuition de la psyché. Parler d’absurdité, c'est en creux, parler d’abrutissement : un manque de finesse qui nous enferme dans une négation suicidaire de l’intériorité et de la transcendance. Tout est explicable, rien n'est à interpréter : voilà la formule même qui tue l'âme. En fait, ce n’est pas le monde qui est désenchantée, dis-je à Delphine, c’est simplement la conscience abstraite de la modernité qui est déconnectée de la dynamique vitale et créatrice de l’âme.

Médiatrice entre le monde de l’esprit et celui des formes, la psyché relie l’intention transcendante qui fonde la subjectivité et le monde objectif dans laquelle celle-ci se projette à travers l’attention. L'âme c'est la médiation entre une force énergétique interne et des formes extérieures à travers lesquelles cette force s'exprime ou se reconnaît de manière symbolique. Cette tension entre l'intention transcendante et l'attention immanente est au coeur de la psyché. Affirmée et valorisée par toutes les traditions, la dimension de l'âme est déniée par une psychologie moderne dont l’objectif principal est de subvertir son objet en l'identifiant à un phénomène observable et mesurable.
Pour ce faire, elle réduit d'une manière monstrueuse la conscience à une mécanique cérébrale, la dynamique énergétique - au cœur des cosmogonies et des anthropologies traditionnelles - à l’expression libidinale d’une pulsion vitale, et la dimension transcendante du symbole à la fonctionnalité abstraite d’un signe !... La métapsychologie freudienne a été précisément conçue comme une machine de guerre contre toute métaphysique comme le comportementalisme et ses avatars neuro-cognitifs l’ont été contre toute idée de conscience.
Toute l'histoire de la psychologie moderne est influencée par l'héritage du positivisme qui l'a fondé. Par un gramme d'âme dans cette psychologie désenchantée. En réduisant l’intention transcendante à l’attention immanente, cette nécro-psychologie enferme l’infini de l’Esprit dans la prison d’un corps physique qui n’est - toutes les traditions l’affirment - qu’un de ses véhicules, parmi tout une chaîne d’autres véhicules, des plus concrets au plus subtils.

Le but ? Produire un individu désaffilié, apte à être utilisé comme un engrenage anonyme et passif d’une machine socio-économique. Cette entreprise de désubjectivation tend à abstraire l’être humain de son contexte naturel, social et culturel, en détruisant les liens esthétiques, émotionnels et symboliques à travers lesquels sa sensibilité participe aux divers milieux qui le constitue et au contact desquels il peut évoluer. Le monde concret de la vie et de la psyché - celui de la croissance et de la création - participe d’une évolution organique qui permet à la conscience de se développer. Cette croissance s’effectue par intégration des informations que la conscience tire de son expérience en dialoguant avec son milieu, notamment dans le langage symbolique de la psyché.

Au cœur de la culture, ce processus de symbolisation est à l’origine de toute civilisation. La perte du sens est la conséquence d’un processus de décivilisation qui remplace les médiations symboliques par un lien abstrait entre les apparences phénoménales et leurs représentations conceptuelles. C’est ainsi que la verticalité organique et poétique du symbole, porteur du sens, est réduite à l’horizontalité du signe, vecteur instrumental de l’abstraction conceptuelle. Le signe est une entité abstraite, déconnectée de l’intériorité et définie de façon arbitraire, là où le symbole est l’expression manifeste d’une intention transcendante.

Ce processus de décontextualisation qui est au cœur de l’abstraction moderne est à la fois la cause et la conséquence du monde sans âme où nous vivons sous la domination d'une technique inhumaine, issue d’une science sans conscience. Un monde dont nous ne saisissons que des apparences perçues par les sens sans saisir la dynamique profonde – spirituelle et énergétique – dont ces apparences ne sont que les manifestations sensibles.

Plus nous cherchons à expliquer le monde objectivement et plus s’éloigne l’horizon d’un sens que l’on ne trouve qu’à travers l’implication sensible et créatrice de la subjectivité. Le monde désenchanté est un monde plat, sans transcendance et sans subjectivité, sans intention et sans intuition, un monde de phénomènes objectifs, mesurables et quantifiables. Un monde dévitalisé et dégénéré pour un homme disqualifié et désaffilié.

Comment se libérer de ce véritable envoûtement ? Car c'est bien d'un envoûtement qu'il s'agit et c'est le terme utilisé par la philosophe Isabelle Stengers dans La sorcellerie capitaliste où elle analyse cet envoûtement comme une stratégie d'emprise et de désubjectivation neutralisant la puissance créatrice de la subjectivité au profit d'une vision purement technique et utilitariste. En fait, l'équation est relativement simple : notre mode de perception détermine notre mode de production économique et d'organisation sociale. Et si le premier est infirme, les seconds seront profondément aliénants. Il est intéressant de noter que les pratiques de désenvoûtement prônées par Stengers s'inscrivent dans le même esprit d'intelligence collective que celles des militants existentiels promues par Christian Arnsperger dans Ethique de l'existence post-capitaliste.
Le désenvoûtement ne concerne donc pas seulement les individus. C'est aussi une action profondément politique, au sens noble du terme. Il consiste tout simplement à redonner à la psyché le rôle qui est le sien depuis toujours : celui d’une médiation symbolique entre transcendance spirituelle et immanence formelle. Car l’enchantement, c’est cela même : le rapport énergétique et symbolique crée par la psyché entre l’intention transcendante et les formes immanentes qui manifestent cette intention. Des formes qui deviennent symboliques dès lors qu’elles reconduisent intuitivement la conscience à la source de l’Esprit qui la fonde.

L’homme défiguré est celui qui, ayant perdu le sens de ces médiations symboliques, est incapable de participer intuitivement à la totalité organique composée des divers milieux - naturels, sociaux et culturels - où il évolue. Ce n’est pas le monde qui est absurde mais notre pensée abstraite qui devient insignifiante à partir du moment où elle n’est plus à l’écoute de l’énergie dynamique et créatrice qui relie chaque existence à l’essence spirituelle qui la fonde et la transcende.

Comment l’homme défiguré pourrait-il ressentir cette harmonie et cette croissance intérieure, lui dont la conscience vit sous l’emprise d’un formalisme abstrait apte à saisir des distinctions logiques entre des entités statiques, objectivement définies ? Sourd à l’harmonie, l’homme défiguré va réduire son milieu naturel à un environnement qu’il instrumentalise pour en faire une ressource à exploiter au profit exclusif de ses intérêts égoïstes. Incapable d’éprouver une croissance intérieure orientée vers l’essentiel, il va chercher à combler son manque existentiel par une croissance économique infinie dans un monde aux ressources limitées.

La dévastation du monde est l’expression et la conséquence de cette conscience désenchantée. Ceux qui voudraient arrêter ce processus dévastateur en faisant appel uniquement à des moyens technologiques ou à des changements comportementaux sont ces dangereux abrutis qui forment la caste des technocrates au pouvoir. Si les abrutis sont dangereux c’est parce que, castrés de leur sensibilité, ils confondent les apparences et la réalité. Ce qui les conduit à proposer des solutions qui vont à l’encontre de toute sagesse en aggravant les problèmes qu’ils cherchent à résoudre.

Seule une évolution du modèle culturel qui produit ce désenchantement est à même d’arrêter cette dévastation en transformant nos modes de vie et de pensée, de perception et de sensibilité. Mais on sait, suivant le mot d’Einstein qu’il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé. Identifiée à une vision du monde - ce que les scientifiques nomment un paradigme - la conscience collective éprouve d’énormes difficultés pour transformer ses références et le modèle qui les sous-tend.

Cette transformation s’effectue dans l’épreuve et dans le temps, à travers la succession des générations et les prises de conscience, réalisées d’abord par des pionniers et qui se diffusent ensuite par cercles concentriques à des couches de plus en plus larges de la population. Nombre de phénomènes culturels et sociaux sont l'expression d’une révolte de l’âme qui refuse les cadres réducteurs où on veut l’enfermer. Cette révolte s’effectue parfois, comme un retour du refoulé, dans la destruction, envers les autres comme envers soi.

Mais elle s’exprime aussi dans la redécouverte de traditions, d’enseignements et de pratiques qui permettent à la conscience de retrouver un sens fondé sur l’implication sensible de la subjectivité. C’est ainsi que, depuis une cinquantaine d’années, nous assistons aux diverses étapes d’une métamorphose qui, dépassant le désenchantement instrumental, retrouve la profondeur intuitive d’une dynamique organique : celle qui conduit à un réenchantement.
(A suivre...)

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