Ce texte fait partie d’une série intitulée La petite Princesse qui part de là (1) jusque là (5).
En guise de défi, Delphine me demanda de lui résumer en un seul mot cette nouvelle vision du monde dont le mutant était la figure emblématique. Je la regardais tout en réfléchissant et un mot me vint soudain à l’esprit : réenchantement. Oui, c’était cela, le Mutant était le messager du réenchantement.
Tous les observateurs qui avaient des yeux pour voir et pas seulement pour regarder, des oreilles pour entendre et pas seulement pour écouter, tous ceux-là distinguaient les signes multiples et convergents d’un réenchantement du monde fondé sur la quête de sens et le retour aux sources de l’esprit. Des millions d’individus poursuivaient, chacun à leur manière, un même voyage intérieur vers plus de profondeur.
Que peut-on comprendre à l’évolution culturelle des cinquante dernières années sans la mettre en perspective avec ce processus de réenchantement qui concerne toutes les dimensions de la vie humaine, aussi bien la spiritualité que la culture, la science que l'art, la psychologie individuelle que les phénomènes sociaux ?
Un détour du côté des traditions me permettait de mieux faire comprendre à Delphine en quoi ce réenchantement participait d’une évolution épistémologique, indissociable de l’évolution culturelle. Fondées sur la fusion - et la confusion - du visible et de l’invisible, les traditions pré-modernes se référaient à un ordre métaphysique - hiérarchique et immuable - donnant à la vie humaine un sens qui la transcende.
Ce sens émergeait naturellement d’une fusion harmonique entre le monde de la conscience et celui des phénomènes naturels, entre le microcosme humain et le macrocosme universel qui, les uns et les autres, n’étaient pas encore vraiment différenciés. Car le stade originel de l’enchantement est celui d’une épistémologie relationnelle, c'est-à-dire d’une épistémologie qui place la relation au cœur de la connaissance.
Ce qui fonde cette épistémologie relationnelle, c’est le sentiment vécu d’une sympathie universelle à l’origine d’une vision mimétique pour laquelle tout est dans tout. Cette épistémologie relationnelle relève d’une stratégie cognitive fondée sur l’intuition - ajustée à la perception et à l’imagination - et sur la participation sensible de la subjectivité aux divers contextes – naturel, humain ou symbolique – de son évolution.
Ce que le positivisme a réduit à une pensée magique est en fait une pensée organique qui voit la forme comme une manifestation de l’esprit. Au cœur de cette pensée traditionnelle, l’analogie et le symbole rendent compte des correspondances existant entre les multiples dimensions d’une totalité organique où, selon l’expression de Michel Maffesoli, « tout et tous font corps ».
Cette pensée organique est celle d’une continuité créatrice et poétique entre l’esprit transcendant, l’énergie animatrice et les manifestations formelles. Le naturel et le surnaturel sont perçus comme les deux faces d’une même pièce : pas un phénomène naturel qui ne soit en même temps l’expression d’une dimension surnaturelle.
Au cœur de l’idée d’enchantement, le chant réfère à une harmonie à travers laquelle la transcendance se manifeste sous la forme d’une totalité organique : le cosmos multidimensionnel et hiérarchisé de la tradition.
De tous temps et sous de multiples formes, l’incantation est un moyen de se connecter au pouvoir créateur et régénérateur de cette transcendance. A travers cette connexion, l’incantation génère une in-formation subtile qui sert de matrice énergétique à l’origine de nouvelles formalisations.
Cette influence thaumaturgique ou théurgique de l’esprit sur la matière fonde l’idée traditionnelle de charme et d’enchantement. Il ne faut pas confondre cette influence énergétique qui prend en compte les divers niveaux hiérarchisés entre l’esprit et la matière avec la toute puissance infantile d’une pensée archaïque - qualifiée de magique - qui repose toute entière sur la confusion entre l’intention subjective et ses objets d’attention.
Nous sommes bien conscients qu’il existe de nombreux niveaux évolutifs dans la pensée traditionnelle. Nous nous contentons ici de décrire très brièvement un type idéal de vision organique afin de définir les spécificités de l’enchantement traditionnel et de comparer celui-ci avec le désenchantement moderne et le réenchantement post-moderne.
A même de dégager les similitudes, l’épistémologie relationnelle a du mal à opérer les distinctions nécessaires aux médiations techniques qui permettent une meilleure adaptation possible de l’être humain à son milieu naturel. Si le temps de la pensée organique est celui de la fusion mimétique entre l’intérieur et l’extérieur, il est aussi celui d’une grande indistinction entre les diverses dimensions du réel, comme celui de la confusion entre les plans physique et métaphysique.
Alors que l’humanité poursuit son chemin évolutif, la rationalité se développe donc au fur et à mesure que la conscience intègre les lois abstraites et distinctives de la logique. La modernité est cette époque où l’analogie instinctive est peu à peu remplacée par la rationalité distinctive, la relation organique par la séparation analytique, et l’épistémologie relationnelle par une épistémologie rationnelle qui fournit le cadre conceptuel au développement de la raison analytique, de la méthode scientifique et du progrès technique.
C’est ainsi que le monde naturel prend son autonomie vis-à-vis des lois surnaturelles. A l’origine de la culture moderne, la coupure cartésienne entre l’esprit (res cogitans) et la matière (res extensa) a pour conséquence la séparation entre sujet, lieu du cogito, et objet, matière inanimée. Le seul rapport entre sujet et objet est instrumental et consiste à rendre l’être humain « comme maître et possesseur de la nature ».
Cette vision objectiviste et naturaliste conçoit la connaissance comme une représentation abstraite des déterminismes matériels. Ce paradigme de la représentation abstraite fonde la modernité et inaugure la parenthèse réductionniste qui va être au cœur de la culture de domination.
Portée par une dynamique épistémologique et culturelle qui valorise l’individu, la raison et le progrès, la modernité est bien plus qu’une époque : c’est une vision du monde fondée sur le paradigme de la représentation abstraite et de la domination objective. L’explication objective de la rationalité sera la seule forme de connaissance désormais reconnue.
Toute approche cognitive qui ne cadre pas avec ce paradigme réductionniste sera combattue comme une illusion dangereuse. L’implication subjective de la sensibilité qui fondait les connaissances traditionnelles, comme la pensée organique à travers laquelle elle s’exprimait, seront pris pour des reliquats archaïques et autant d’obstacles au règne positiviste de l’objectivité rationnelle.
C’est ainsi que vint le temps du désenchantement du monde, analysé par le sociologue Max Weber comme le reflux de la pensée magique et des croyances religieuses face aux explications rationnelles de la science. Résumant la pensée du sociologue allemand, Catherine Colliot-Thélène écrit : « le désenchantement du monde, ce n'est pas seulement la négation de l'interférence du surnaturel dans l'ici-bas, mais aussi : la vacance du sens ». (Max Weber et l’histoire)
Car le reflux, la diabolisation, puis le déni de la pensée symbolique au profit d’une pensée purement utilitaire conduisent tout naturellement à la perte de sens et à la profonde angoisse existentielle que cette perte ne manque pas de susciter. (A suivre...)
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