Ce billet s’inscrit dans la continuité des six précédents qui appartiennent à une série intitulée Ecologie et Société (1) dont il constitue la suite. Dans cette série de textes, nous chercherons à mettre à jour les fondements de la culture de domination qui est à l’origine de la dévastation du monde et à rendre compte de la mutation des mentalités qui, en réaction à cette dévastation, inventent les formes culturelles novatrices qui seront celles de notre futur.
Evolution culturelle et épistémologique
L’épistémê grecque est la connaissance. L’épistémologie définit les modes et les méthodes, les médiations et les stratégies à travers lesquels l’être humain prend littéralement connaissance du milieu - humain, naturel et symbolique - qui est celui de son évolution. Une évolution, au deux sens du terme, celui - spatial - de la direction, et - temporel - d'une finalité qui implique une signification. La connaissance est ce processus par lequel la diversité de nos expériences s'inscrit dans le même sens - directionnel et significatif - que nous donnons à notre vie. C'est à partir de ce sens que nous intégrons nos expériences en les interprétant à partir d'une vision du monde véhiculée par une culture commune. Il existe donc un rapport étroit entre épistémologie et culture comme il en existe un entre évolution épistémologique et culturelle.
Les théoriciens de l’évolution culturelle nous ont montré que la culture n’évolue pas au hasard mais à travers des stades évolutifs de complexité croissante qui définissent autant de visions du monde qui vont irriguer et inspirer les formes de la vie sociale. De même qu’on ne peut comprendre la diversité des mouvements de pensée et des courants novateurs sans faire référence à cette dynamique de l’évolution culturelle dont ils sont l’expression, cette dynamique ne peut être comprise sans faire référence à l’évolution épistémologique qui la détermine.
Une entreprise de généalogie culturelle ne peut donc faire l’économie d’une réflexion sur l’évolution épistémologique, c'est-à-dire sur les diverses stratégies cognitives utilisées par l’humanité au cours de son évolution pour interpréter son expérience. L’histoire de l’évolution culturelle est aussi, d’une manière fondamentale celle d’une évolution épistémologique que nous ne ferons qu’esquisser ici tant elle représente un chantier à la fois essentiel, très incomplet et considérable.
Une épistémologie génétique
Jean Piaget a été le grand spécialiste suisse de la psychologie du développement et de l’épistémologie génétique. L’épistémologie génétique rend compte de la façon dont la connaissance se construit à partir du développement des facultés cognitives. Piaget a défini les principaux stades du développement cognitif de l’enfant : le stade de l'intelligence sensori-motrice (de la naissance à 2 ans), le stade de l'intelligence pré-opératoire (de 2 à 6 ans), le stade des opérations concrètes ou de l'intelligence opératoire (de 6 à 10 ans), le stade des opérations formelles (de 10 à 16 ans). Dans une perspective évolutionniste qui est celle de la vision intégrale, ces différents stades du développement cognitif de l’enfant récapituleraient ceux de l’humanité au cours de son évolution.
Le problème de cette approche piagétienne tient à sa limitation Sous l’emprise du paradigme réductionniste qui régit la culture de domination, elle réduit la cognition à l’épistémologie distinctive de la rationalité en laissant de côté la dimension relationnelle et qualitative de la cognition issue de la participation intuitive de la subjectivité à son objet. Cette identification de la cognition à la seule épistémologie distinctive de la rationalité abstraite montre les limites de cette approche et ses pré-supposés. Il devient donc plus que jamais nécessaire de développer une épistémologie génétique qui soit intégrale en ceci qu’elle prendrait en compte à la fois le développement des structures abstraites de la cognition ainsi que celui des modes énergétiques et relationnels qui sont ceux d’une cognition concrète où le sujet est impliqué intuitivement dans son objet comme Bergson l’a bien si bien montré.
Vers une épistémosophie Il s’agit donc de refonder une épistémologie génétique qui s’émancipe du réductionnisme scientiste pour penser l’évolution épistémologique dans sa totalité à la fois abstraite et concrète, objective et subjective, explicative et impliquée. Peut-être ne devrait on plus parler alors d’épistémologie mais d’une épistémosophie qui rend compte des divers médiations épistémologiques à travers lesquelles l’Esprit se manifeste au cours du temps. La connaissance retrouverait alors son sens originel et initiatique d’une co-naissance qui pourrait être la définition de l’évolution : évoluer c'est co-naître. En connaissant les diverses sphères de notre contexte - humain, naturel et culturel - nous co-naissons initiatiquement en développant notre complexité. L'initiation est toujours la conséquence d'une intégration contextuelle qui nous libère de nos anciennes limitations personnelles, sociales et culturelles en nous faisant participer de plus en plus intimement au jeu créateur de l’Esprit en action. Une connaissance qui se réduirait à un savoir intellectuel à visée utilitaire est incapable de prendre en compte cette dynamique évolutive et spirituelle, au coeur de la co-naissance, qui est celle, immémoriale, de la Gnose. Gnosis est l'autre nom grec de la connaissance. La Gnose est co-naissance initiatique là où l'epistémê est connaissance intellectuelle. La gnose considère la connaissance comme une médiation symbolique à travers laquelle l'Esprit se révèle à l'intelligence via le canal de l'intuition. Il ne faut pas confondre la Gnose - universelle - qui traverse le temps et les traditions en étant transmise, interprétée et actualisée à partir des différents contextes historiques et culturels avec le courant particulier d'une pensée gnostique propre à un espace-temps particulier. En envisageant la connaissance dans son intégralité et en redonnant à l'épistémê le caractère sacré d'une médiation spirituelle profondément libératrice, l'épistémosophie devient Gnose intégrale qui actualise la Gnose éternelle dans un contexte post-moderne.
Une épistémologie intégrale
Le célèbre anthropologue Claude Levi-Strauss, auteur de La pensée sauvage, distinguait deux modes de connaissance qu’il qualifiait tous deux de scientifiques et qui correspondaient, selon lui, à deux niveaux stratégiques différents : l’un traditionnel, très proche de l’intuition sensible, approximativement ajusté à la perception et à l’imagination, et l’autre, moderne, médiatisé par l’abstraction conceptuelle. Ces deux modes sont ceux que nous nommons pour notre part, notamment pour des raisons euphoniques, relationnel et rationnel.
Ces deux pôles, relationnel et rationnel, de la connaissance définissent le champ d’une épistémologie intégrale qui prend en compte deux stratégies à la fois complémentaires et contradictoires : fondée sur l’intuition et l’implication, la méthode relationnelle déploie une stratégie subjective de participation sensible; fondée sur l’application et l’explication, la méthode rationnelle déploie une stratégie objective d’observation expérimentale. L’épistémologie relationnelle révélant les relations organiques, dynamiques et globales, qui pré-existent à la distinction logique.
Ces deux stratégies pourraient être résumées par ce passage du Coran : Les idées nous séparent, les rêves nous rapprochent. Le rêve représentant ici la dimension de l’imagination symbolique qui fonde, à travers la culture, le vivre ensemble. Rappelons-nous les mots de Novalis : " La poésie est la base de la société". A rapprocher de ceux de Pierre Thuillier, philosophe spécialisé en épistémologie et auteur prophétique de La Grande Implosion où, à partir d'une trame romanesque, il fait le récit d'une inévitable implosion de l'occident due à l'absence de spiritualité et de poésie : " Sans poètes pas de mythes; et sans mythes pas de sociétés humaines; c'est-à-dire pas de culture." Pour des raisons à la fois culturelles et historiques qu’il serait trop long de développer ici, l’épistémologie rationnelle s’est plus particulièrement développée en Occident chrétien alors que l’épistémologie relationnelle a donné lieu en Orient à des traditions riches et complexes, fondées sur une intuition énergétique dont la pensée occidentale a progressivement perdu les clés.
La mimésis archaïque
La connaissance s’enracine dans une épistémologie relationnelle qui est celle d’une mimésis archaïque fondée sur l’imitation et l’identification, l’association et l’imagination, la fusion émotionnelle et le rituel. Cette mimésis est la dynamique mimétique au cœur de la logique associative propre à l’épistémologie relationnelle. Connaître c'est naître avec et cette préposition - avec - renvoie à cette logique associative qui est la racine archaïque de la connaissance résumée en un dicton par la sagesse populaire : " Qui se ressemble, s'assemble." C’est à travers cette logique associative qu’une conscience pré-individuelle participe de manière instinctive et sensible – énergétique et esthétique, empathique et affective – aux divers contextes de son évolution. Cette mimésis archaïque s’élabore ensuite au cours du temps pour s’exprimer à travers la forme raffinée d’une pensée organique à la fois intuitive, analogique et symbolique qui est celle des grandes traditions pré-modernes.
Cette pensée est qualifiée d’organique dans la mesure où elle est participation de la conscience à cette «organicité cosmique, où tout un chacun ne peut se comprendre qu’en fonction d’un ensemble plus vaste où tout et tous font corps ». Dans son dernier ouvrage, Matrimonium, Michel Maffesoli nous propose une belle définition de cette pensée organique : un ensemble ou tout et tous font corps. C'est-à-dire un ensemble où chaque élément se vit comme un organe d’un corps global avec lequel il entretient une relation symbiotique et symbolique. Un organe qui n’a de sens qu’en fonction de cette globalité à laquelle il participe de manière à la fois sensible, fonctionnelle et symbolique. Cette pensée organique pourrait se résumer en trois mots - tout se tient - dont la traduction communautaire pourrait être : tous tiens. "Vous appartenez à tous et tous vous appartiennent" dit-on dans le bouddhisme. Au coeur de cette pensée, ce que les néo-platoniciens comme les stoïciens nomment une sympathie universelle selon laquelle d'après Sénèque, Tout est dans tout.
L’épistémologie relationnelle révèle ainsi ce lien intime et intuitif - homéotélique - entre l’homme et son milieu. Un lien qui lui permet, via une résonance bio-psycho-spirituelle de participer aussi bien à son biotope naturel et à son sociotope communautaire qu'à son nootope culturel. Cette résonance est à l’origine d’une médiation symbolique à travers laquelle l’homme voit dans son milieu une expression et une métaphore poétique de sa propre intériorité. La nature, comme la société ou la culture, deviennent le miroir de l’homme et celui-ci est, dans tous les sens du terme, l’interprète de son milieu. L’épistémologie relationnelle est donc et avant tout une poétique : inscription symbolique de la conscience dans un réseau analogique de correspondances qui lie de manière poétique l'intériorité subjective et le milieu - humain, naturel ou culturel - de son évolution. Art de l'interprétation, l'herméneutique est donc au coeur de la méthodologie relationnelle.
La pensée traditionnelle
Cette inscription symbolique de l’homme dans son milieu est au coeur d’une pensée traditionnelle profondément holiste. Un holisme fondée sur une vision organiciste que Roberto Fondi, paléontologue et professeur à l’université de Sienne, définit ainsi : « Le tout est plus que la somme des parties. La totalité détermine la nature des parties. On ne peut comprendre ces parties tant qu’on les considère isolément, sans référence à la totalité. Les parties sont dynamiquement reliées entre elles dans une interaction et une interdépendance incessantes. »
Difficile pour un esprit moderne, formaté par le modèle analytique et distinctif de la rationalité, de comprendre cette vision organiciste qui fonde le holisme traditionnel. Figure de la contre culture, Alan Watts décrit ainsi cette perspective holiste : « Le mode analytique de perception nous masque le fait que les choses et les évènements n'existent pas indépendamment les uns des autres. Le monde est une totalité supérieure à la somme de ses parties pour la raison même que ces parties ne s'additionnent pas mais sont une corrélation. La totalité est une structure qui subsiste, tandis que vont et viennent les parties, tout comme le corps humain est une structure dynamique dotée de permanence, malgré la rapidité avec laquelle naissent et meurent les cellules » ( Amour et Connaissance)
Résumons : dans la perspective organiciste du holisme traditionnel, c’est le tout qui détermine les parties, alors que dans la perspective moderne et mécaniste qui a (dé)formé nos esprits, les totalités ne sont que des additions abstraites des éléments les plus simples. Du côté du holisme organique, la totalité est irréductible à la somme des parties dans la mesure où la dynamique associative est à l’origine de nouvelles synergies qui s’expriment à travers un phénomène qualifié d’auto-émergence par les systémiciens. Phénomène d'auto-émergence qui correspond à l'apparition de nouvelles qualités et propriétés au sein d'un système en évolution. Du côté du mécanisme abstrait, la totalité est identifiée à l’addition des éléments les plus simples définis à partir d’une procédure conceptuelle de distinction analytique. Cette réduction de l'organique au mécanique s'avère intéressante pour une connaissance de certains lois physiques dans une perspective instrumentale d'application technique. Mais plus les phénomènes étudiés sont complexes, plus ils échappent au déterminisme matériel et plus ce réductionnisme montre des limites qui aboutissent à de profonds contresens aux conséquences monstrueuses quand on transpose à la complexité multidimensionnelle de l'esprit humain des méthodes élaborées pour comprendre les déterminismes matériels.
Culture et épistémologie
A la fois holiste et symbolique, ces deux principes étant profondément liés, la pensée organique de la tradition est profondément contextuelle : un phénomène est toujours interprété comme l'expression à la fois symbolique et significative du contexte global où il apparaît. C'est pourquoi l'herméneutique a toujours constitué la voie royale de la pensée traditionnelle. L’épistémologie relationnelle a donc sa propre logique, associative, holiste et contextuelle, sa méthodologie, intuitive, participative et hérméneutique, ses médiations formelles : l'image, l'analogie, le symbole. Contrairement aux positivistes obtus - un pléonasme - Levi-Strauss avait étudié sur le terrain la complexité de cette pensée relationnelle. Il ne réduisait pas une pensée primordiale à une pensée primaire et primitive. Il lui il conférait un statut scientifique à l’égal de la pensée conceptuelle alors même qu’elle obéit à une autre perspective stratégique.
Rien d’étonnant donc à ce qu’il existe une correspondance étroite entre les stades de l’évolution épistémologique et ceux de l’évolution culturelle définis notamment par Jean Gebser. L’épistémologie relationnelle est au coeur des premiers stades - archaïque, magique et mythique – de l’évolution culturelle. La mimésis primordiale fonde le stade archaïque-instinctif à partir des automatismes biologiques, la sensibilité énergétique et la pensée analogique fondent le stade magique-égocentrique alors que la pensée symbolique est au coeur du stade mythique-traditionnel.
Il faudrait préciser la diversité et l’évolution des constructions épistémologiques qui définissent chaque stade de l’évolution culturelle. Foucault (pas Jean-Pierre, l’autre) a bien sûr ouvert des pistes très intéressantes sur les rapports entre culture et épistémologie mais il l’a fait dans un cadre relativiste, déniant toute forme continuité historique, et de ce fait, impuissant à saisir la dynamique évolutive entre les diverses épistémès définies dans Les mots et les choses. Ken Wilber s’y est essayé aussi, avec talent, dans un cadre évolutionniste, notamment dans Une brève histoire du Tout, mais de manière incomplète, me semble t’il, dans la mesure où il fait référence à des recherches en sciences humaines, notamment celles de Piaget, effectuées à partir d'un paradigme réductionniste qui ne permet pas d’expliciter tous les apports et les particularismes de l’épistémologie relationnelle. Cette limitation provient sans doute de la recherche d'un reconnaissance académique qui peut se comprendre dans un contexte culturel et spirituel américain très "niouageux".
Michel Maffesoli, un des meilleurs penseurs actuels des mutations culturelles, propose des analyses passionnantes pour comprendre la façon dont l’épistémologie moderne a déterminé les formes sociales et culturelles qui sont les nôtres et qui ont abouti à la dévastation du monde. Avant beaucoup, il a analysé avec brio et contre le néo-scientisme académique, aussi bien l'avènement du temps des tribus que l’émergence d’une mentalité post-moderne fondée sur la synergie de l’archaïque et de la technologie. Néanmoins, ses analyses participent d’une perspective vitaliste, profondément relativiste, qui ne peut saisir les perspectives évolutives et finalistes revendiquées par la culture intégrale.
La mutation des mentalités
Si parmi la communauté sidérale des lecteurs du Journal Intégral certains ont des références d’ouvrages et d’auteurs sur ce thème précis des rapports entre évolution épistémologique et culturelle... je suis intéressé. Les chercheurs qui s’inscrivent dans la mouvance d’une culture intégrale se doivent de mieux comprendre les rapports de déterminations et d’interactions entre évolutions épistémologiques et culturelles. Pas par une simple « volonté de savoir » mais par la nécessité de comprendre la dynamique qui préside à l’évolution actuelle des mentalités.
Une société qui n’a pas idée de cette évolution synchronisée de la culture et de l’épistémologie est incapable de comprendre et d’interpréter des phénomènes sociaux et culturels qui sont autant d'expressions multiples et diversifiée d’une même dynamique évolutive. Une dynamique à l’origine des profondes mutations vécues le plus souvent à leur insu par les collectivités et les individus, souvent dans la difficulté, parfois dans la souffrance.
Evolution culturelle et épistémologique
L’épistémê grecque est la connaissance. L’épistémologie définit les modes et les méthodes, les médiations et les stratégies à travers lesquels l’être humain prend littéralement connaissance du milieu - humain, naturel et symbolique - qui est celui de son évolution. Une évolution, au deux sens du terme, celui - spatial - de la direction, et - temporel - d'une finalité qui implique une signification. La connaissance est ce processus par lequel la diversité de nos expériences s'inscrit dans le même sens - directionnel et significatif - que nous donnons à notre vie. C'est à partir de ce sens que nous intégrons nos expériences en les interprétant à partir d'une vision du monde véhiculée par une culture commune. Il existe donc un rapport étroit entre épistémologie et culture comme il en existe un entre évolution épistémologique et culturelle.
Les théoriciens de l’évolution culturelle nous ont montré que la culture n’évolue pas au hasard mais à travers des stades évolutifs de complexité croissante qui définissent autant de visions du monde qui vont irriguer et inspirer les formes de la vie sociale. De même qu’on ne peut comprendre la diversité des mouvements de pensée et des courants novateurs sans faire référence à cette dynamique de l’évolution culturelle dont ils sont l’expression, cette dynamique ne peut être comprise sans faire référence à l’évolution épistémologique qui la détermine.
Une entreprise de généalogie culturelle ne peut donc faire l’économie d’une réflexion sur l’évolution épistémologique, c'est-à-dire sur les diverses stratégies cognitives utilisées par l’humanité au cours de son évolution pour interpréter son expérience. L’histoire de l’évolution culturelle est aussi, d’une manière fondamentale celle d’une évolution épistémologique que nous ne ferons qu’esquisser ici tant elle représente un chantier à la fois essentiel, très incomplet et considérable.
Une épistémologie génétique
Jean Piaget a été le grand spécialiste suisse de la psychologie du développement et de l’épistémologie génétique. L’épistémologie génétique rend compte de la façon dont la connaissance se construit à partir du développement des facultés cognitives. Piaget a défini les principaux stades du développement cognitif de l’enfant : le stade de l'intelligence sensori-motrice (de la naissance à 2 ans), le stade de l'intelligence pré-opératoire (de 2 à 6 ans), le stade des opérations concrètes ou de l'intelligence opératoire (de 6 à 10 ans), le stade des opérations formelles (de 10 à 16 ans). Dans une perspective évolutionniste qui est celle de la vision intégrale, ces différents stades du développement cognitif de l’enfant récapituleraient ceux de l’humanité au cours de son évolution.
Le problème de cette approche piagétienne tient à sa limitation Sous l’emprise du paradigme réductionniste qui régit la culture de domination, elle réduit la cognition à l’épistémologie distinctive de la rationalité en laissant de côté la dimension relationnelle et qualitative de la cognition issue de la participation intuitive de la subjectivité à son objet. Cette identification de la cognition à la seule épistémologie distinctive de la rationalité abstraite montre les limites de cette approche et ses pré-supposés. Il devient donc plus que jamais nécessaire de développer une épistémologie génétique qui soit intégrale en ceci qu’elle prendrait en compte à la fois le développement des structures abstraites de la cognition ainsi que celui des modes énergétiques et relationnels qui sont ceux d’une cognition concrète où le sujet est impliqué intuitivement dans son objet comme Bergson l’a bien si bien montré.
Vers une épistémosophie Il s’agit donc de refonder une épistémologie génétique qui s’émancipe du réductionnisme scientiste pour penser l’évolution épistémologique dans sa totalité à la fois abstraite et concrète, objective et subjective, explicative et impliquée. Peut-être ne devrait on plus parler alors d’épistémologie mais d’une épistémosophie qui rend compte des divers médiations épistémologiques à travers lesquelles l’Esprit se manifeste au cours du temps. La connaissance retrouverait alors son sens originel et initiatique d’une co-naissance qui pourrait être la définition de l’évolution : évoluer c'est co-naître. En connaissant les diverses sphères de notre contexte - humain, naturel et culturel - nous co-naissons initiatiquement en développant notre complexité. L'initiation est toujours la conséquence d'une intégration contextuelle qui nous libère de nos anciennes limitations personnelles, sociales et culturelles en nous faisant participer de plus en plus intimement au jeu créateur de l’Esprit en action. Une connaissance qui se réduirait à un savoir intellectuel à visée utilitaire est incapable de prendre en compte cette dynamique évolutive et spirituelle, au coeur de la co-naissance, qui est celle, immémoriale, de la Gnose. Gnosis est l'autre nom grec de la connaissance. La Gnose est co-naissance initiatique là où l'epistémê est connaissance intellectuelle. La gnose considère la connaissance comme une médiation symbolique à travers laquelle l'Esprit se révèle à l'intelligence via le canal de l'intuition. Il ne faut pas confondre la Gnose - universelle - qui traverse le temps et les traditions en étant transmise, interprétée et actualisée à partir des différents contextes historiques et culturels avec le courant particulier d'une pensée gnostique propre à un espace-temps particulier. En envisageant la connaissance dans son intégralité et en redonnant à l'épistémê le caractère sacré d'une médiation spirituelle profondément libératrice, l'épistémosophie devient Gnose intégrale qui actualise la Gnose éternelle dans un contexte post-moderne.
Une épistémologie intégrale
Le célèbre anthropologue Claude Levi-Strauss, auteur de La pensée sauvage, distinguait deux modes de connaissance qu’il qualifiait tous deux de scientifiques et qui correspondaient, selon lui, à deux niveaux stratégiques différents : l’un traditionnel, très proche de l’intuition sensible, approximativement ajusté à la perception et à l’imagination, et l’autre, moderne, médiatisé par l’abstraction conceptuelle. Ces deux modes sont ceux que nous nommons pour notre part, notamment pour des raisons euphoniques, relationnel et rationnel.
Ces deux pôles, relationnel et rationnel, de la connaissance définissent le champ d’une épistémologie intégrale qui prend en compte deux stratégies à la fois complémentaires et contradictoires : fondée sur l’intuition et l’implication, la méthode relationnelle déploie une stratégie subjective de participation sensible; fondée sur l’application et l’explication, la méthode rationnelle déploie une stratégie objective d’observation expérimentale. L’épistémologie relationnelle révélant les relations organiques, dynamiques et globales, qui pré-existent à la distinction logique.
Ces deux stratégies pourraient être résumées par ce passage du Coran : Les idées nous séparent, les rêves nous rapprochent. Le rêve représentant ici la dimension de l’imagination symbolique qui fonde, à travers la culture, le vivre ensemble. Rappelons-nous les mots de Novalis : " La poésie est la base de la société". A rapprocher de ceux de Pierre Thuillier, philosophe spécialisé en épistémologie et auteur prophétique de La Grande Implosion où, à partir d'une trame romanesque, il fait le récit d'une inévitable implosion de l'occident due à l'absence de spiritualité et de poésie : " Sans poètes pas de mythes; et sans mythes pas de sociétés humaines; c'est-à-dire pas de culture." Pour des raisons à la fois culturelles et historiques qu’il serait trop long de développer ici, l’épistémologie rationnelle s’est plus particulièrement développée en Occident chrétien alors que l’épistémologie relationnelle a donné lieu en Orient à des traditions riches et complexes, fondées sur une intuition énergétique dont la pensée occidentale a progressivement perdu les clés.
La mimésis archaïque
La connaissance s’enracine dans une épistémologie relationnelle qui est celle d’une mimésis archaïque fondée sur l’imitation et l’identification, l’association et l’imagination, la fusion émotionnelle et le rituel. Cette mimésis est la dynamique mimétique au cœur de la logique associative propre à l’épistémologie relationnelle. Connaître c'est naître avec et cette préposition - avec - renvoie à cette logique associative qui est la racine archaïque de la connaissance résumée en un dicton par la sagesse populaire : " Qui se ressemble, s'assemble." C’est à travers cette logique associative qu’une conscience pré-individuelle participe de manière instinctive et sensible – énergétique et esthétique, empathique et affective – aux divers contextes de son évolution. Cette mimésis archaïque s’élabore ensuite au cours du temps pour s’exprimer à travers la forme raffinée d’une pensée organique à la fois intuitive, analogique et symbolique qui est celle des grandes traditions pré-modernes.
Cette pensée est qualifiée d’organique dans la mesure où elle est participation de la conscience à cette «organicité cosmique, où tout un chacun ne peut se comprendre qu’en fonction d’un ensemble plus vaste où tout et tous font corps ». Dans son dernier ouvrage, Matrimonium, Michel Maffesoli nous propose une belle définition de cette pensée organique : un ensemble ou tout et tous font corps. C'est-à-dire un ensemble où chaque élément se vit comme un organe d’un corps global avec lequel il entretient une relation symbiotique et symbolique. Un organe qui n’a de sens qu’en fonction de cette globalité à laquelle il participe de manière à la fois sensible, fonctionnelle et symbolique. Cette pensée organique pourrait se résumer en trois mots - tout se tient - dont la traduction communautaire pourrait être : tous tiens. "Vous appartenez à tous et tous vous appartiennent" dit-on dans le bouddhisme. Au coeur de cette pensée, ce que les néo-platoniciens comme les stoïciens nomment une sympathie universelle selon laquelle d'après Sénèque, Tout est dans tout.
L’épistémologie relationnelle révèle ainsi ce lien intime et intuitif - homéotélique - entre l’homme et son milieu. Un lien qui lui permet, via une résonance bio-psycho-spirituelle de participer aussi bien à son biotope naturel et à son sociotope communautaire qu'à son nootope culturel. Cette résonance est à l’origine d’une médiation symbolique à travers laquelle l’homme voit dans son milieu une expression et une métaphore poétique de sa propre intériorité. La nature, comme la société ou la culture, deviennent le miroir de l’homme et celui-ci est, dans tous les sens du terme, l’interprète de son milieu. L’épistémologie relationnelle est donc et avant tout une poétique : inscription symbolique de la conscience dans un réseau analogique de correspondances qui lie de manière poétique l'intériorité subjective et le milieu - humain, naturel ou culturel - de son évolution. Art de l'interprétation, l'herméneutique est donc au coeur de la méthodologie relationnelle.
La pensée traditionnelle
Cette inscription symbolique de l’homme dans son milieu est au coeur d’une pensée traditionnelle profondément holiste. Un holisme fondée sur une vision organiciste que Roberto Fondi, paléontologue et professeur à l’université de Sienne, définit ainsi : « Le tout est plus que la somme des parties. La totalité détermine la nature des parties. On ne peut comprendre ces parties tant qu’on les considère isolément, sans référence à la totalité. Les parties sont dynamiquement reliées entre elles dans une interaction et une interdépendance incessantes. »
Difficile pour un esprit moderne, formaté par le modèle analytique et distinctif de la rationalité, de comprendre cette vision organiciste qui fonde le holisme traditionnel. Figure de la contre culture, Alan Watts décrit ainsi cette perspective holiste : « Le mode analytique de perception nous masque le fait que les choses et les évènements n'existent pas indépendamment les uns des autres. Le monde est une totalité supérieure à la somme de ses parties pour la raison même que ces parties ne s'additionnent pas mais sont une corrélation. La totalité est une structure qui subsiste, tandis que vont et viennent les parties, tout comme le corps humain est une structure dynamique dotée de permanence, malgré la rapidité avec laquelle naissent et meurent les cellules » ( Amour et Connaissance)
Résumons : dans la perspective organiciste du holisme traditionnel, c’est le tout qui détermine les parties, alors que dans la perspective moderne et mécaniste qui a (dé)formé nos esprits, les totalités ne sont que des additions abstraites des éléments les plus simples. Du côté du holisme organique, la totalité est irréductible à la somme des parties dans la mesure où la dynamique associative est à l’origine de nouvelles synergies qui s’expriment à travers un phénomène qualifié d’auto-émergence par les systémiciens. Phénomène d'auto-émergence qui correspond à l'apparition de nouvelles qualités et propriétés au sein d'un système en évolution. Du côté du mécanisme abstrait, la totalité est identifiée à l’addition des éléments les plus simples définis à partir d’une procédure conceptuelle de distinction analytique. Cette réduction de l'organique au mécanique s'avère intéressante pour une connaissance de certains lois physiques dans une perspective instrumentale d'application technique. Mais plus les phénomènes étudiés sont complexes, plus ils échappent au déterminisme matériel et plus ce réductionnisme montre des limites qui aboutissent à de profonds contresens aux conséquences monstrueuses quand on transpose à la complexité multidimensionnelle de l'esprit humain des méthodes élaborées pour comprendre les déterminismes matériels.
Culture et épistémologie
A la fois holiste et symbolique, ces deux principes étant profondément liés, la pensée organique de la tradition est profondément contextuelle : un phénomène est toujours interprété comme l'expression à la fois symbolique et significative du contexte global où il apparaît. C'est pourquoi l'herméneutique a toujours constitué la voie royale de la pensée traditionnelle. L’épistémologie relationnelle a donc sa propre logique, associative, holiste et contextuelle, sa méthodologie, intuitive, participative et hérméneutique, ses médiations formelles : l'image, l'analogie, le symbole. Contrairement aux positivistes obtus - un pléonasme - Levi-Strauss avait étudié sur le terrain la complexité de cette pensée relationnelle. Il ne réduisait pas une pensée primordiale à une pensée primaire et primitive. Il lui il conférait un statut scientifique à l’égal de la pensée conceptuelle alors même qu’elle obéit à une autre perspective stratégique.
Rien d’étonnant donc à ce qu’il existe une correspondance étroite entre les stades de l’évolution épistémologique et ceux de l’évolution culturelle définis notamment par Jean Gebser. L’épistémologie relationnelle est au coeur des premiers stades - archaïque, magique et mythique – de l’évolution culturelle. La mimésis primordiale fonde le stade archaïque-instinctif à partir des automatismes biologiques, la sensibilité énergétique et la pensée analogique fondent le stade magique-égocentrique alors que la pensée symbolique est au coeur du stade mythique-traditionnel.
Il faudrait préciser la diversité et l’évolution des constructions épistémologiques qui définissent chaque stade de l’évolution culturelle. Foucault (pas Jean-Pierre, l’autre) a bien sûr ouvert des pistes très intéressantes sur les rapports entre culture et épistémologie mais il l’a fait dans un cadre relativiste, déniant toute forme continuité historique, et de ce fait, impuissant à saisir la dynamique évolutive entre les diverses épistémès définies dans Les mots et les choses. Ken Wilber s’y est essayé aussi, avec talent, dans un cadre évolutionniste, notamment dans Une brève histoire du Tout, mais de manière incomplète, me semble t’il, dans la mesure où il fait référence à des recherches en sciences humaines, notamment celles de Piaget, effectuées à partir d'un paradigme réductionniste qui ne permet pas d’expliciter tous les apports et les particularismes de l’épistémologie relationnelle. Cette limitation provient sans doute de la recherche d'un reconnaissance académique qui peut se comprendre dans un contexte culturel et spirituel américain très "niouageux".
Michel Maffesoli, un des meilleurs penseurs actuels des mutations culturelles, propose des analyses passionnantes pour comprendre la façon dont l’épistémologie moderne a déterminé les formes sociales et culturelles qui sont les nôtres et qui ont abouti à la dévastation du monde. Avant beaucoup, il a analysé avec brio et contre le néo-scientisme académique, aussi bien l'avènement du temps des tribus que l’émergence d’une mentalité post-moderne fondée sur la synergie de l’archaïque et de la technologie. Néanmoins, ses analyses participent d’une perspective vitaliste, profondément relativiste, qui ne peut saisir les perspectives évolutives et finalistes revendiquées par la culture intégrale.
La mutation des mentalités
Si parmi la communauté sidérale des lecteurs du Journal Intégral certains ont des références d’ouvrages et d’auteurs sur ce thème précis des rapports entre évolution épistémologique et culturelle... je suis intéressé. Les chercheurs qui s’inscrivent dans la mouvance d’une culture intégrale se doivent de mieux comprendre les rapports de déterminations et d’interactions entre évolutions épistémologiques et culturelles. Pas par une simple « volonté de savoir » mais par la nécessité de comprendre la dynamique qui préside à l’évolution actuelle des mentalités.
Une société qui n’a pas idée de cette évolution synchronisée de la culture et de l’épistémologie est incapable de comprendre et d’interpréter des phénomènes sociaux et culturels qui sont autant d'expressions multiples et diversifiée d’une même dynamique évolutive. Une dynamique à l’origine des profondes mutations vécues le plus souvent à leur insu par les collectivités et les individus, souvent dans la difficulté, parfois dans la souffrance.
Une telle ignorance est d’autant plus dangereuse que les observateurs officiels et patentés perçoivent et analysent ces phénomènes à partir d’un paradigme dominant en train de s’effondrer. Incapables d'observer le mouvement des sensibilités et des idées avec un regard littéralement "sym-pathique", ces élites académiques - tel de nouveaux Diafoirus armés de leur ignorance diplômée - établissent des diagnostics superficiels aboutissant inéluctablement à des thérapeutiques inappropriées qui renforcent les maux qu'elles prétendent soigner !...
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