Ce billet s’inscrit dans la continuité des cinq précédents qui appartiennent à une série intitulée Ecologie et Société (1) dont il constitue la suite. Dans cette série de textes, nous chercherons à mettre à jour les fondements de la culture de domination qui est à l’origine de la dévastation du monde et à rendre compte de la mutation des mentalités qui, en réaction à cette dévastation, inventent les formes culturelles novatrices qui seront celles de notre futur.
Baby Boom
Née après ces deux grandes fractures historiques que furent Auschwitz et Hiroshima, la génération du baby-boom a grandi dans une ambiance de progrès technologique et de prospérité économique qui fut celle des trente glorieuses. Dans ce contexte optimiste, malgré la hantise de la guerre froide, le regard posé par cette génération sur la vie et le monde ne correspondait plus à celui des générations précédentes. Un vent de liberté et de légèreté soufflait dans les têtes et dans les corps. Le décor ayant changé, les nouveaux acteurs désiraient eux aussi changer de rôle. Les baby-boomers ne se reconnaissaient pas dans les structures hiérarchiques et autoritaires jugées trop contraignantes ni dans des croyances religieuses ou des idéologies politiques héritées d’un autre temps.
Dans une société ne proposant plus comme perspective de réalisation personnelle et collective qu’un horizon défini d’un côté par la production et de l’autre par la consommation, les individus les plus créatifs n’acceptaient pas d’être enrôlés de force dans les armées alliées du consumérisme et de la production. Ils refusaient de se soumettre à une idéologie technocratique et scientiste, profondément matérialiste, transmise par l’éducation et les médias dans le but de formater les rouages passifs d’une machine économique dont la seule loi était celle d’une croissance illimitée.
Les esprits les plus vivants cherchaient à se libérer de cette formation qui s'apparentait plus à un formatage étouffant en eux les sources vivifiantes de la sensibilité et de l’esprit. Face à l’emprise d’une pensée à la fois éclatée et insensée, ils voulaient redonner à leur vie une profondeur et une cohérence. Pour ce faire, ils se nourrissaient des œuvres, des réflexions et des inspirations qui furent celle des avant-gardes culturelles les ayant précédé. Ils participaient ainsi au grand courant de remise en question d'une culture de domination que les minorités créatives avaient initiées à partir du dix-neuvième siècle.
C'est ainsi qu'ils donnèrent naissance à partir des années soixante et jusqu'au milieu des années soixante dix à un mouvement qualifié de contre culture qui cherchait à inventer un autre modèle de culture et de société. Un modèle fondé sur un nouveau rapport au corps, à la nature, à la sexualité, à la société, à l'économie, à la culture et à la spiritualité.
« Maître de moi comme de l’univers »
Sans toujours le savoir, cette remise en question globale touchait au cœur de même de la culture occidentale. Michel Maffesoli vient de faire paraître un nouvel ouvrage Matrimonium, Petit traité d’écosophie* où il décrit, entre autre, la généalogie culturelle qui est à l’origine de la dévastation du monde ainsi que les changements de mentalités qui sont autant de réactions à cette dévastation. (*Format 12x17 cm, 79 pages, 4 euros : à ce prix-là il faudrait très paresseux pour se priver d’une réflexion à la fois brillante, synthétique et profonde...).
Voici ce qu’écrit Maffesoli : " Une certaine conception de l’humanisme, celle prévalant durant la modernité, va se fonder sur la préséance de l’homme, oubliant ses aspects naturels et l’animalité qui en est le corollaire. Et, comme en écho à l’homme maître et possesseur de Descartes, souvenons-nous de cette formule du Cinna de Corneille : « Je suis maître de moi comme de l’univers, je le suis, je veux l’être et le serai encore ». Maxime de vif argent, répétée par des générations de collégiens, et cristallisant bien l’esprit de la modernité. Dominer tout à la fois ses instincts et le monde en son entier. L’homme accompli n’est tel que quand il a réussi à soumettre le naturel en lui et autour de lui...
Dominer et maîtriser la nature, tel sera le leit-motiv lancinant, constitutif de la modernité. Origine biblique, légitimation philosophique avec Descartes et les philosophes des Lumières, apogée dans les grands systèmes sociaux du XIX ème siècle, le marxisme en étant la forme achevée, tel est le processus inéluctable qui sur deux mille ans va conduire à la dévastation du monde. La nature n’étant plus un partenaire avec laquelle on peut jouer, partenaire qu’il convient de respecter, mais bien un objet exploitable à merci que l’on peut violer à loisir. Dominer, maîtriser, posséder, si on reprend les occurrences cartésiennes, constitue, dès lors, l’inconscient collectif moderne. " (Matrionium)
Une intelligence fabricatrice
L’instrument de la domination c’est la raison instrumentale qui s’émancipe de sa fonction utilitaire pour s’imposer comme unique référent en réduisant la richesse sémantique du symbole à l’efficacité fonctionnelle du signe. Henri Bergson a bien montré comment l’intelligence humaine advient, durant le long processus de l’évolution, comme un outil au service de la vie. Instrument destiné à l’action, la faculté de comprendre apparaît dès lors comme une annexe de la faculté d’agir : « De là devrait résulter cette conséquence que notre intelligence, au sens étroit du mot, est destinée à assurer l'insertion parfaite de notre corps dans son milieu, à se représenter le rapport des choses extérieures entre elles, enfin à penser la matière... La nature a doté l'homme d'une intelligence fabricatrice. Au lieu de lui fournir des instruments, comme elle l'a fait pour bon nombre d'espèces animales, elle a préféré qu'il les construisît lui-même ».
C’est dans la perspective de l’action que notre intelligence perçoit le monde et le découpe analytiquement pour le comprendre à travers la formalisation logique et conceptuelle de la rationalité. Cette formalisation est une abstraction qui permet de construire un rapport d’objectivation instrumentale avec le milieu. Ce que l’intelligence nous donne à voir ce n’est pas la nature mais une représentation abstraite de celle-ci en vue de l’action.
Selon Serge Carfantan commentant la pensée de Bergson « Les catégories de l'esprit, les cadres de la pensée, ne sont en fait que des instruments commodes inventés pour les besoins de l'action. La science elle-même, découle du besoin qu'à l'intelligence de rester en contact avec la matière pour la transformer. Bergson en ce sens ne nie jamais la valeur de la science, mais il reste que la science ne nous permettra jamais d'atteindre la réalité, car elle ne procède pas de l’intuition pure mais de l'analyse de l'intellect. »
Bergson oppose effectivement l’intelligence, instrumentale par essence, à l’intuition, mode de connaissance immédiat qui nous fait pénétrer dans la profondeur du réel en nous faisant participer intimement à la continuité indivisible de la vie intérieure. Dans La Pensée et le mouvant, il écrit : "nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique". L’intuition est cette vision intérieure de l’esprit par l’esprit qui permet de percevoir l’essence des choses à travers le canal d’une sympathie spirituelle.
Les deux faces de Janus
A partir d’une démarche profondément évolutionniste, Bergson réactualise une phénoménologie de l’expérience intuitive qui est celle de l’anthropologie traditionnelle. Selon celle-ci, la conscience - tel Janus - possède deux faces : l’une, immédiate et intuitive, dirigée vers l’intérieur sur le mode d’une sympathie spirituelle, et l’autre, rationnelle et instrumentale, polarisée vers l’extérieur sur le mode d’un formalisme logique et mathématique.
Nombre d’enseignements traditionnels expriment la nécessaire subordination de la raison à l’intuition sous peine pour la conscience de se perdre dans un formalisme abstrait et mortifère qui n’est rien d’autre que le tombeau de l’esprit. Einstein lui-même ne dit pas autre: " Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don. "
Ce qui fonde la culture de domination c’est donc la réduction de la conscience à une seule de ses dimensions, instrumentale et rationnelle, en oubliant que celle-ci est au service d’une vie dont tout le sens, c'est-à-dire la profondeur et la dynamique, s’exprime à travers l’intuition. Alan Watts, une des grandes figures de la contre culture des années soixante, analyse ainsi ce réductionnisme à la fois dominant et dominateur : « C'est pour la civilisation occidentale une idée fixe que l'univers consiste en choses distinctes ou entités. L'homme se considère de ce fait lui-même comme une partie, introduite dans l'assemblage total de la nature. Le fonctionnement de l'univers naturel est conçu en terme de lois logiques; l'ordre des choses est assujetti à la mécanique linéaire d'une série de causes et d'effets, dans les limitations d'une conscience qui ne perçoit qu’une seule chose à la fois....Si la nature nous semble être un mécanisme, c'est que notre attitude mentale n'en retient que ce qui concorde avec une analogie mécanique ou mathématique. Une telle attitude empêche de ne jamais voir la nature, elle n'aperçoit que les formes géométriques qu'elle a réussi à y projeter... Nous comprenons la nature en la désintégrant, puis nous pensons qu'elle est elle-même un amas de fragments.» (Amour et Connaissance)
Contraires et complémentaires
Ce qui fonde la raison, c’est une logique distinctive dont Aristote a défini les principes : identité, non-contradiction et tiers exclu. Là où la logique abstraite distingue et définit des couples de contraires, la sensibilité intuitive perçoit les éléments complémentaires et polarisés d’une même réalité dynamique et sous-jacente. La réduction de la conscience à un processus instrumental fondé sur une logique abstraite et distinctive ne permet pas de saisir la solidarité profonde, concrète et dynamique, de termes qui, d’un point de vue logique, apparaissent opposés. "Chaque être est lui-même et son contraire" affirme le taoiste, ce à quoi le bouddhiste fait écho en disant de son côté : " chaque chose est toutes les autres".
Là où la raison voit des contraires, l’intuition voit des complémentaires participant au même champ relationnel. L'intuition, cette intelligence du cœur, possède une logique interne et relationnelle que la raison distinctive ne connaît pas. Là où la raison saisit des distinctions, l’intuition nous fait entrer dans un monde dynamique et interconnecté de relations.
Selon Alan Watts : "Il apparaît de plus en plus que nous ne sommes pas placés dans un monde morcelé. Les grossières divisions entre esprit et nature, âme et corps, sujet et objet, sont de plus en plus considérées comme des fâcheuses conventions de langage. Ce sont des termes boiteux qui ne s'appliquent plus à un univers où tout est en interdépendance, un univers qui se présente comme un vaste complexe de relations subtilement équilibrées... La nature a un caractère intégralement relationnel et une interférence en un point déclenche d'imprévisibles réactions en chaîne." (Amour et Connaissance)
Un paradigme de la relation
On ne saisit que les aspects spectaculaires, factuelles et superficiels de la contre culture des années soixante si on ne comprend pas l’évolution culturelle dont elle est la manifestation. Par contre, si on en saisit le sens profond de cette évolution, ce mouvement apparaît d’une part comme le refus d’une culture de domination fondée sur le règne déshumanisant d’une logique distinctive et, de l’autre, comme la revendication, plus ou moins consciente, d’une autre épistémologie, de type relationnelle.
Ce qui est au cœur de l’évolution culturelle c’est une évolution épistémologique : la volonté de sortir du paradigme de la domination, celui de la raison instrumentale, pour développer un paradigme de la relation, celui d’une intuition qui relativise la raison pour la mettre au service du courant indivisible et irréductible de la vie qui est aussi celui de l’esprit.
On peut critiquer à juste titre – et les gardiens de la pensée dominante ne s’en sont pas privés – telle délire, telle naïveté confondante, telle outrance, telle dérive sectaire, telle exploitation commerciale – toujours est-il que la diversité des pratiques, des techniques et des pensées qui se sont référées à ce mouvement novateur et qui ont inspirées de nouvelles pratiques sociales et culturelles montre que nous sommes là face à un phénomène à la fois profond et déterminant.
Une post-modernité naissante
Il faut être myope ou universitaire – c’est, hélas, parfois la même chose, l’histoire des idées le montre aisément – pour ne pas saisir, derrière toutes ces manifestations, l’expression diversifiée et croissante d’un profond mouvement culturel. Un mouvement dont la pensée officielle ne voit que la surface, incapable qu’elle est d’en cerner, d’en observer et d’en interpréter une profondeur qui lui échappe à partir des catégories et des méthodologies réductionnistes qui sont les siennes. Saisir la profondeur qualitative avec un méthodologie abstraite destinée à la quantification revient à vouloir vider une baignoire avec une fourchette !...
Cet aveuglement académique - un pléonasme ? - n’empêche pas un certain nombre de penseurs, parfois méprisés, voire persécutés par leur pairs, (cf. Maffesoli) de faire de ce courant novateur un objet d’étude permettant d’anticiper les mutations sociales et culturelles. C’est la cas de sociologues inspirés qui, comme Edgar Morin ou Michel Maffesoli en France, ont des yeux pour voir et une sensibilité pour décrire " cette postmodernité naissante que le conformisme et la paresse intellectuelle se refuse de à qualifier comme telle, où un intense grouillement culturel expérimente, spirituellement et existentiellement, ce que seront les modes de vie à venir. Matérialisme mystique, spiritualisme corporel, et autres oxymores du même ordre, voilà bien ce qui est en gestation pendant que notre intelligentsia patine en un entre-soi douillet, et tente de rafistoler, tant bien que mal l’édifice de la Pensée Officielle" (M.Maffesoli - La république des bons sentiments) La contre culture des années soixante est le creuset d'une évolution épistémologique qui va impliquer les mutations des mentalités et des comportements que nous pouvons observer aujourd'hui dans nos sociétés post-modernes. Ne pas comprendre la dynamique évolutive qui sous-tend ce courant novateur c'est se condamner à ne rien comprendre aux mutations que nous vivons aujourd'hui et qui apparaissent si étranges à ceux qui voient le monde actuel avec les lunettes épistémologiques et méthodologiques du passé. ( A suivre...)
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