Ce billet s’inscrit dans la continuité des quatre précédents qui appartiennent à une série intitulée Ecologie et Société (1) dont il constitue la suite. Dans cette série de textes, nous chercherons à mettre à jour les fondements de la culture de domination qui est à l’origine de la dévastation du monde et à rendre compte de la mutation des mentalités qui, en réaction à cette dévastation, inventent les formes culturelles novatrices qui seront celles de notre futur.
Les militants existentiels sont des créateurs de culture qui inscrivent le mouvement social dans le dynamique d’une transformation culturelle modifiant notre vision du monde en nous libérant de l’emprise d’une culture de domination. Cette dynamique s’exprime à travers l’émergence de nouvelles formes culturelles véhiculées par des avant-gardes composées de « marginaux centraux » qui modifient peu à peu le regard que nous portons sur nous-mêmes et sur le monde.
Comprendre la dynamique de cette évolution spirituelle, interpréter son sens c'est-à-dire à la fois sa signification et sa direction, c’est faire la généalogie culturelle de ces courants novateurs qui, au cours des deux siècles précédents, ont annoncé la profonde mutation des valeurs que nous sommes en train de vivre.
Grandeur de la modernité
Siècle des Lumières, le dix huitième siècle vit la manifestation d’un courant de pensée moderne fondée sur les valeurs de l’individu contre l’absolutisme, du progrès contre la tradition et de la raison contre le dogmatisme religieux. Les prémisses de la modernité datent de la Renaissance et son développement de la Réforme. Ce qui fonde la puissance émancipatrice de la modernité c'est, à travers l'abstraction rationnelle, la possibilité de sortir de l'identification fusionnelle au groupe d'appartenance et à sa vision du monde pour prendre en compte la valeur universelle de l'individu, et ce, quelle que soit sa classe ou sa race, son sexe ou ses croyances. C'est pourquoi la modernité a interdit l'esclavage, promu le droit des femmes, des travailleurs et des minorités, instauré la démocratie et le pluralisme, crée des contre-pouvoirs, institué des mécanismes de redistribution et de solidarité, valorisé l'intérêt général et le bien commun. Cette évolution fondamentale de la culture et de la civilisation correspond au niveau individuel à un stade qualifié de post-conventionnel par un théoricien du développement moral comme Kohlberg. L'individu s'émancipe des conventions sociales pour développer sa propre réflexion et son jugement à partir de règles qui sont devenus endogènes. Ce stade culturel de la modernité correspond à l'universalitation de la conscience qui n'est plus centrée sur le groupe d'appartenance mais sur le monde et l'espèce humaine en entier. A cette évolution morale correspond une évolution cognitive. L'accès à une pensée capable à la fois d'abstraction intellectuelle et d'intuition globale.
Durant le siècle des Lumières, la dimension abstraite de la rationalité était équilibrée par une intuition concrète qui s’exprimait à travers une pensée organique, à la fois analogique et symbolique. Par exemple, il n'était pas rare pour le même individu d'être à la fois astrologue et astronome. Chacune de ses disciplines participait d'une épistémologie à la fois différente et complémentaire, l'une étant liée à une approche pré-moderne fondées sur l'intuition analogique et l'autre à une science expérimentale fondée sur la méthode analytique. On sait bien que Newton, inventeur de la gravitation universelle étudiait aussi l’alchimie.
On peut faire remarquer, au passage, que de nos jours un certain nombre de scientifiques sont aussi passionnés par les connaissances traditionnelles. Luc Bigé, par exemple, docteur en biochimie, est aussi président de l’Université du Symbole et auteur d’ouvrages fort intéressants comme L’Homme réunifié où il compare ses deux modes de connaissances que sont la science expérimentale et la pensée analogique, liés chacun à un fonctionnement des deux hémisphères cérébraux. Dans un billet du blog où il partage ses réflexions épistémologiques, il écrit ceci : « Le langage physico-mathématique décrit les lois qui président à la formation des corps physiques, le langage astro-logique rend compte des processus signifiants qui animent ces formes... Si l’astrologie n’est pas une science elle n’en est pas moins un outil de connaissance... A ce jour le seul élément qui me permette une telle affirmation est le fait de m’être penché sans a priori sur le système astrologique. Je sais aussi que d’autres chercheurs, scientifiques ou non, l’on fait avec la même curiosité impartiale, mais la pression de la pensée dominante est tellement prégnante que beaucoup préfèrent continuer à travailler dans la solitude. »
Décadence de la modernité Dans l’esprit des Lumières, la raison devait être une faculté de jugement et la science un instrument de connaissance au service du progrès moral de l’homme et de sa libération des servitudes matérielles. Mais, en perdant le sens des solidarités organiques, sous l’emprise de l’avidité individuelle, les élites bourgeoises se laissèrent envoûter par le pouvoir instrumental de la technique en confondant peu à peu la connaissance scientifique et ses applications technologiques comme elle confondit ces applications avec les profits qu’elles pouvaient générer. Au lieu de les libérer, le monde de la technique, son réductionnisme et son utilitarisme de plus en plus envahissants, ont peu à peu asservi la pensée et la créativité humaine. Pour une part, le dix-neuvième siècle transforma peu à peu l'héritage libéral des Lumières en domination instrumentale. Pondérée auparavant par la sensibilité holiste de la tradition, la rationalité des Lumières se mua en idéologie rationaliste. Comme les institutions religieuses ont instrumentalisé la spiritualité et le message évangélique à des fins dogmatiques, cléricales et temporelles, le rationalisme instrumentalisa l’Esprit des Lumières, son humanisme émancipateur et sa rationalité, à des fins techniques et marchandes.
L’usage d’une raison éclairée par une intuition holiste se transforma alors en une idéologie sectaire fondée sur l’imperium épistémologique de la distinction et de l’abstraction à l’origine d’une culture de domination. Héritages de la tradition, l'intuition holiste comme la pensée organique - analogico-symbolique - à travers laquelle elle s'exprimait, furent peu à peu diabolisés sous la forme stigmatisante de "l'irrationnel". Le rationalisme est un sectarisme excluant toute diversité cognitive, notamment les expressions du génie comme de l'instinct humain qui traduisent une aspiration à la transcendance spirituelle et à la solidarité homéotélique entre l’homme et la communauté du vivant.
Une pensée déshumanisante A la fin du dix-neuvième siècle, ce sectarisme prend la forme hideuse du positivisme et du scientisme qui vont inspirer les systèmes totalitaires du vingtième siècle, à tonalité biologique ou social. Conséquence ultime de cette pensée déshumanisante : l’homme réduit à un numéro tatoué sur la peau en guise d’identité. Plusieurs auteurs ont pensé la Shoah comme le paradigme effrayant d'une déshumanisation fondée sur la perte du lien sensible entre l’homme et son prochain devenu étranger, l’étranger devenu bouc-émissaire et le milieu naturel réduit à l’état de ressource économique à exploiter. La prétention au savoir absolu est au coeur du totalitarisme. Selon Michel Maffesoli : "Le totalitarisme en question peut-être celui du rationalisme dogmatique, ou du scientisme sans horizon, il peut être aussi celui du républicanisme obtus. Ce peut être le totalitarisme dur des camps de concentration, ou celui, plus doux, de nos démocraties occidentales. Il n'y a entre eux aucune différence de nature. Seulement de degrés." Le nouveau dogme n’est plus religieux mais scientiste, à la fois utilitariste et réductionniste. Ses clercs transposent à l’être humain les méthodes abstraites et les outils conceptuels mis en place pour maîtriser et mesurer les phénomènes matériels. Rien d’étonnant à ce que cette idéologie totalitaire finisse un jour par traiter l’être humain selon la même impavidité instrumentale avec laquelle elle traite les phénomènes matériels. A ce dogme scientiste correspond bien sûr des stratégies inquisitoriales qui ont pour but de diaboliser tous les modes de pensée et de perception qui ne cadrent pas avec l'idéologie dominante. Une de ces stratégies consiste à décrédibiliser celui qui ne pense pas comme les autres en le faisant passer pour marginal, charlatan ou fantaisiste dans le meilleur des cas, fou ou criminel dans le pire.
« Les Lumières sont totalitaires »
Cette réflexion sur l’instrumentalisation des Lumières est au cœur de la réflexion de Theodor Adorno, ce penseur allemand qui avec Marx Horkheimer publia en 1947, au sortir de la guerre, Dialectique de la raison. Cet ouvrage est fondateur d’une Théorie critique qui fit la renommée de ce que l’on a appelé l’Ecole de Francfort dont fit partie, entre autres, Herbert Marcuse, penseur d’un freudo-marxisme très en vogue durant la révolte étudiante de 68.
La réflexion d’Adorno partait de la question suivant : comment la barbarie a-t-elle pu surgir dans une civilisation édifiée sur le principe d'une raison toute puissante ? Sa réponse : « Les Lumières sont totalitaires » dans la mesure où la raison, devenue purement instrumentale, en perdant sa dimension de jugement critique, constitue la matrice d’une culture de domination.
Dans le commentaire de Wikipédia sur La Dialectique de la Raison, le cheminement de la pensée d’Adorno est exprimé en ces termes : « Les Lumières sont totalitaires dans leur volonté de supprimer toute trace mythique en vue d'un système duquel tout peut être déduit. La vérité de ce processus est la domination. Le résultat est que les hommes paient leur pouvoir en devenant de plus étrangers à ce sur quoi ils l'exercent (la nature dans l'homme et hors de l'homme). Dans le monde rationalisé, la mythologie n'a pas disparu, mais elle envahit au contraire le domaine du profane. Les Lumières ont abouti à une forme de régression, dans laquelle l'homme est transformé en chose (phénomène de réification). Dans sa crainte du mythe, l'Aufklärung (les Lumières en allemand) a condamné l'art et la pensée et a érigé les marchandises en fétiches. »
On retrouve un point vue semblable dans le livre de Régis Debray, Aveuglantes Lumières. Dans une critique de l’ouvrage paru dans Le Monde, Marc Fumaroli écrit que ce que l’auteur reproche aux Lumières du dix-huitième siècle « c'est l'hypocrisie de leur éthique de l'homme universel et abstrait, génératrice par contrecoup d'individus d'autant plus fanatiques, meurtriers et crédules pour rien qu'ils ont été atrophiés de leur appétit naturel de symboles, de leur soif de sacré, de leur besoin de croire, toutes vocations impures et imparfaites, mais vives et élémentaires, pour le pire mais aussi pour le meilleur, à la vie en commun ».
La Raison Sensible
La pensée d’Adorno reste cependant une critique abstraite de l’abstraction. Elle est incapable de proposer un changement de paradigme susceptible de sortir des ornières d'une culture de domination phagocytée par la rationalité instrumentale. Il faudra notamment passer par la médiation de cultures traditionnelles ou orientales pour retrouver le sens d'une épistémologie relationnelle à l'écoute du pouvoir d'implication au coeur de la subjectivité. Le changement de paradigme n’est pas un retour à la tradition holiste mais intégration de cette tradition et de la modernité au sein d’une épistémologie intégrale fondée sur une diversité cognitive. Il ne s’agit pas de nier l’efficacité technique de la rationalité instrumentale mais de refuser son hégémonie fondée sur le déni de la subjectivité.
C’est pourquoi le nouveau paradigme doit prendre en compte à la fois le pouvoir d’implication qualitative, celui de la subjectivité vivante et concrète, et le pouvoir d’explication quantitative, celui de la rationalité abstraite et utilitaire. Il s’agit de pondérer et d’équilibrer la rationalité instrumentale par une sensibilité holiste pour aboutir à ce que Michel Maffesoli nomme la raison sensible, Edgar Morin à la raison ouverte et Bertolt Brecht la Grande Méthode qui serait selon Régis Debray : « Un grand rationalisme qui accueillerait en son sein sans se gendarmer, l’irrationnel et le déraisonnable. »
On pourrait dire de l’histoire des avant-gardes culturelles au dix-neuf et vingtième siècle qu’elle l'est l'expression multiforme d'un courant de contestation, de relativisation et d'intégration. Contestation de l’utilitarisme technocratique, quête d’une épistémologie relationnelle fondé sur l’intuition holiste et création d’un nouveau modèle intégratif.
Les « Marginaux Centraux »
La contestation de l’utilitarisme technocratique est aussi vieille que le constat des ravages écologiques, culturels et spirituels de la modernité quant elle n’est plus adossée à une vision du monde fondée sur des valeurs éthiques et spirituelles. Dès le dix-neuvième siècle, les avant-gardes ont contesté l’abstraction des Lumières vidée peu à peu de leur contenu humaniste pour devenir le paravent d’une culture de domination. Parmi ces avant-gardes, on peut citer, entre autres, le romantisme allemand, les socialistes utopiques et les penseurs libertaires, le relativisme d’un Schopenhauer ou d’un Nietzsche et de leurs épigones freudiens, le transcendantalisme américain d’Emerson et de Thoreau, la pensée marxiste de l'aliénation et du fétichisme de la marchandise.
Cette entreprise de décolonisation culturelle a continué durant la moitié du vingtième siècle à travers divers mouvements intellectuels et artistiques qui ont contesté le processus de déshumanisation d’un monde soumis au diktat de la pensée instrumentale. Parmi ces mouvements on trouve le dadaïsme, le surréalisme, la phénoménologie, les penseurs évolutionnistes tel Bergson, Teilhard de Chardin Sir Aurobindo, le christianisme prophétique d'un Péguy ou d'un Bernanos, les non-conformistes des années trente.
Rappelons nous cette phrase d'André Breton dans L’amour Fou : " Le fait de voir la nécessité naturelle s'opposer à la nécessité humaine ou logique, de cesser de tendre éperdument à leur conciliation, de nier en amour la persistance du coup de foudre et dans la vie la continuité parfaite de l'impossible et du possible témoigne de la perte de ce que je tiens pour le seul état de grâce."
Une histoire culturelle des deux derniers siècles permettrait de dégager, derrière la diversité des créations et des inspirations, une même dynamique spirituelle fondée à la fois sur le refus d’une culture de domination, la réhabilitation des ressources intuitives de la subjectivité et la quête d’un nouveau modèle qui intègre la sensibilité relationnelle et l’abstraction rationnelle. Ces multiples sources, plus ou moins souterraines, ont été à l’origine du profond courant de contestation culturelle et de protestation sociale qui est apparu dans les années soixante, notamment à travers les mouvements de l’écologie et de la contre-culture.
Les militants existentiels sont des créateurs de culture qui inscrivent le mouvement social dans le dynamique d’une transformation culturelle modifiant notre vision du monde en nous libérant de l’emprise d’une culture de domination. Cette dynamique s’exprime à travers l’émergence de nouvelles formes culturelles véhiculées par des avant-gardes composées de « marginaux centraux » qui modifient peu à peu le regard que nous portons sur nous-mêmes et sur le monde.
Comprendre la dynamique de cette évolution spirituelle, interpréter son sens c'est-à-dire à la fois sa signification et sa direction, c’est faire la généalogie culturelle de ces courants novateurs qui, au cours des deux siècles précédents, ont annoncé la profonde mutation des valeurs que nous sommes en train de vivre.
Grandeur de la modernité
Siècle des Lumières, le dix huitième siècle vit la manifestation d’un courant de pensée moderne fondée sur les valeurs de l’individu contre l’absolutisme, du progrès contre la tradition et de la raison contre le dogmatisme religieux. Les prémisses de la modernité datent de la Renaissance et son développement de la Réforme. Ce qui fonde la puissance émancipatrice de la modernité c'est, à travers l'abstraction rationnelle, la possibilité de sortir de l'identification fusionnelle au groupe d'appartenance et à sa vision du monde pour prendre en compte la valeur universelle de l'individu, et ce, quelle que soit sa classe ou sa race, son sexe ou ses croyances. C'est pourquoi la modernité a interdit l'esclavage, promu le droit des femmes, des travailleurs et des minorités, instauré la démocratie et le pluralisme, crée des contre-pouvoirs, institué des mécanismes de redistribution et de solidarité, valorisé l'intérêt général et le bien commun. Cette évolution fondamentale de la culture et de la civilisation correspond au niveau individuel à un stade qualifié de post-conventionnel par un théoricien du développement moral comme Kohlberg. L'individu s'émancipe des conventions sociales pour développer sa propre réflexion et son jugement à partir de règles qui sont devenus endogènes. Ce stade culturel de la modernité correspond à l'universalitation de la conscience qui n'est plus centrée sur le groupe d'appartenance mais sur le monde et l'espèce humaine en entier. A cette évolution morale correspond une évolution cognitive. L'accès à une pensée capable à la fois d'abstraction intellectuelle et d'intuition globale.
Durant le siècle des Lumières, la dimension abstraite de la rationalité était équilibrée par une intuition concrète qui s’exprimait à travers une pensée organique, à la fois analogique et symbolique. Par exemple, il n'était pas rare pour le même individu d'être à la fois astrologue et astronome. Chacune de ses disciplines participait d'une épistémologie à la fois différente et complémentaire, l'une étant liée à une approche pré-moderne fondées sur l'intuition analogique et l'autre à une science expérimentale fondée sur la méthode analytique. On sait bien que Newton, inventeur de la gravitation universelle étudiait aussi l’alchimie.
On peut faire remarquer, au passage, que de nos jours un certain nombre de scientifiques sont aussi passionnés par les connaissances traditionnelles. Luc Bigé, par exemple, docteur en biochimie, est aussi président de l’Université du Symbole et auteur d’ouvrages fort intéressants comme L’Homme réunifié où il compare ses deux modes de connaissances que sont la science expérimentale et la pensée analogique, liés chacun à un fonctionnement des deux hémisphères cérébraux. Dans un billet du blog où il partage ses réflexions épistémologiques, il écrit ceci : « Le langage physico-mathématique décrit les lois qui président à la formation des corps physiques, le langage astro-logique rend compte des processus signifiants qui animent ces formes... Si l’astrologie n’est pas une science elle n’en est pas moins un outil de connaissance... A ce jour le seul élément qui me permette une telle affirmation est le fait de m’être penché sans a priori sur le système astrologique. Je sais aussi que d’autres chercheurs, scientifiques ou non, l’on fait avec la même curiosité impartiale, mais la pression de la pensée dominante est tellement prégnante que beaucoup préfèrent continuer à travailler dans la solitude. »
Décadence de la modernité Dans l’esprit des Lumières, la raison devait être une faculté de jugement et la science un instrument de connaissance au service du progrès moral de l’homme et de sa libération des servitudes matérielles. Mais, en perdant le sens des solidarités organiques, sous l’emprise de l’avidité individuelle, les élites bourgeoises se laissèrent envoûter par le pouvoir instrumental de la technique en confondant peu à peu la connaissance scientifique et ses applications technologiques comme elle confondit ces applications avec les profits qu’elles pouvaient générer. Au lieu de les libérer, le monde de la technique, son réductionnisme et son utilitarisme de plus en plus envahissants, ont peu à peu asservi la pensée et la créativité humaine. Pour une part, le dix-neuvième siècle transforma peu à peu l'héritage libéral des Lumières en domination instrumentale. Pondérée auparavant par la sensibilité holiste de la tradition, la rationalité des Lumières se mua en idéologie rationaliste. Comme les institutions religieuses ont instrumentalisé la spiritualité et le message évangélique à des fins dogmatiques, cléricales et temporelles, le rationalisme instrumentalisa l’Esprit des Lumières, son humanisme émancipateur et sa rationalité, à des fins techniques et marchandes.
L’usage d’une raison éclairée par une intuition holiste se transforma alors en une idéologie sectaire fondée sur l’imperium épistémologique de la distinction et de l’abstraction à l’origine d’une culture de domination. Héritages de la tradition, l'intuition holiste comme la pensée organique - analogico-symbolique - à travers laquelle elle s'exprimait, furent peu à peu diabolisés sous la forme stigmatisante de "l'irrationnel". Le rationalisme est un sectarisme excluant toute diversité cognitive, notamment les expressions du génie comme de l'instinct humain qui traduisent une aspiration à la transcendance spirituelle et à la solidarité homéotélique entre l’homme et la communauté du vivant.
Une pensée déshumanisante A la fin du dix-neuvième siècle, ce sectarisme prend la forme hideuse du positivisme et du scientisme qui vont inspirer les systèmes totalitaires du vingtième siècle, à tonalité biologique ou social. Conséquence ultime de cette pensée déshumanisante : l’homme réduit à un numéro tatoué sur la peau en guise d’identité. Plusieurs auteurs ont pensé la Shoah comme le paradigme effrayant d'une déshumanisation fondée sur la perte du lien sensible entre l’homme et son prochain devenu étranger, l’étranger devenu bouc-émissaire et le milieu naturel réduit à l’état de ressource économique à exploiter. La prétention au savoir absolu est au coeur du totalitarisme. Selon Michel Maffesoli : "Le totalitarisme en question peut-être celui du rationalisme dogmatique, ou du scientisme sans horizon, il peut être aussi celui du républicanisme obtus. Ce peut être le totalitarisme dur des camps de concentration, ou celui, plus doux, de nos démocraties occidentales. Il n'y a entre eux aucune différence de nature. Seulement de degrés." Le nouveau dogme n’est plus religieux mais scientiste, à la fois utilitariste et réductionniste. Ses clercs transposent à l’être humain les méthodes abstraites et les outils conceptuels mis en place pour maîtriser et mesurer les phénomènes matériels. Rien d’étonnant à ce que cette idéologie totalitaire finisse un jour par traiter l’être humain selon la même impavidité instrumentale avec laquelle elle traite les phénomènes matériels. A ce dogme scientiste correspond bien sûr des stratégies inquisitoriales qui ont pour but de diaboliser tous les modes de pensée et de perception qui ne cadrent pas avec l'idéologie dominante. Une de ces stratégies consiste à décrédibiliser celui qui ne pense pas comme les autres en le faisant passer pour marginal, charlatan ou fantaisiste dans le meilleur des cas, fou ou criminel dans le pire.
« Les Lumières sont totalitaires »
Cette réflexion sur l’instrumentalisation des Lumières est au cœur de la réflexion de Theodor Adorno, ce penseur allemand qui avec Marx Horkheimer publia en 1947, au sortir de la guerre, Dialectique de la raison. Cet ouvrage est fondateur d’une Théorie critique qui fit la renommée de ce que l’on a appelé l’Ecole de Francfort dont fit partie, entre autres, Herbert Marcuse, penseur d’un freudo-marxisme très en vogue durant la révolte étudiante de 68.
La réflexion d’Adorno partait de la question suivant : comment la barbarie a-t-elle pu surgir dans une civilisation édifiée sur le principe d'une raison toute puissante ? Sa réponse : « Les Lumières sont totalitaires » dans la mesure où la raison, devenue purement instrumentale, en perdant sa dimension de jugement critique, constitue la matrice d’une culture de domination.
Dans le commentaire de Wikipédia sur La Dialectique de la Raison, le cheminement de la pensée d’Adorno est exprimé en ces termes : « Les Lumières sont totalitaires dans leur volonté de supprimer toute trace mythique en vue d'un système duquel tout peut être déduit. La vérité de ce processus est la domination. Le résultat est que les hommes paient leur pouvoir en devenant de plus étrangers à ce sur quoi ils l'exercent (la nature dans l'homme et hors de l'homme). Dans le monde rationalisé, la mythologie n'a pas disparu, mais elle envahit au contraire le domaine du profane. Les Lumières ont abouti à une forme de régression, dans laquelle l'homme est transformé en chose (phénomène de réification). Dans sa crainte du mythe, l'Aufklärung (les Lumières en allemand) a condamné l'art et la pensée et a érigé les marchandises en fétiches. »
On retrouve un point vue semblable dans le livre de Régis Debray, Aveuglantes Lumières. Dans une critique de l’ouvrage paru dans Le Monde, Marc Fumaroli écrit que ce que l’auteur reproche aux Lumières du dix-huitième siècle « c'est l'hypocrisie de leur éthique de l'homme universel et abstrait, génératrice par contrecoup d'individus d'autant plus fanatiques, meurtriers et crédules pour rien qu'ils ont été atrophiés de leur appétit naturel de symboles, de leur soif de sacré, de leur besoin de croire, toutes vocations impures et imparfaites, mais vives et élémentaires, pour le pire mais aussi pour le meilleur, à la vie en commun ».
La Raison Sensible
La pensée d’Adorno reste cependant une critique abstraite de l’abstraction. Elle est incapable de proposer un changement de paradigme susceptible de sortir des ornières d'une culture de domination phagocytée par la rationalité instrumentale. Il faudra notamment passer par la médiation de cultures traditionnelles ou orientales pour retrouver le sens d'une épistémologie relationnelle à l'écoute du pouvoir d'implication au coeur de la subjectivité. Le changement de paradigme n’est pas un retour à la tradition holiste mais intégration de cette tradition et de la modernité au sein d’une épistémologie intégrale fondée sur une diversité cognitive. Il ne s’agit pas de nier l’efficacité technique de la rationalité instrumentale mais de refuser son hégémonie fondée sur le déni de la subjectivité.
C’est pourquoi le nouveau paradigme doit prendre en compte à la fois le pouvoir d’implication qualitative, celui de la subjectivité vivante et concrète, et le pouvoir d’explication quantitative, celui de la rationalité abstraite et utilitaire. Il s’agit de pondérer et d’équilibrer la rationalité instrumentale par une sensibilité holiste pour aboutir à ce que Michel Maffesoli nomme la raison sensible, Edgar Morin à la raison ouverte et Bertolt Brecht la Grande Méthode qui serait selon Régis Debray : « Un grand rationalisme qui accueillerait en son sein sans se gendarmer, l’irrationnel et le déraisonnable. »
On pourrait dire de l’histoire des avant-gardes culturelles au dix-neuf et vingtième siècle qu’elle l'est l'expression multiforme d'un courant de contestation, de relativisation et d'intégration. Contestation de l’utilitarisme technocratique, quête d’une épistémologie relationnelle fondé sur l’intuition holiste et création d’un nouveau modèle intégratif.
Les « Marginaux Centraux »
La contestation de l’utilitarisme technocratique est aussi vieille que le constat des ravages écologiques, culturels et spirituels de la modernité quant elle n’est plus adossée à une vision du monde fondée sur des valeurs éthiques et spirituelles. Dès le dix-neuvième siècle, les avant-gardes ont contesté l’abstraction des Lumières vidée peu à peu de leur contenu humaniste pour devenir le paravent d’une culture de domination. Parmi ces avant-gardes, on peut citer, entre autres, le romantisme allemand, les socialistes utopiques et les penseurs libertaires, le relativisme d’un Schopenhauer ou d’un Nietzsche et de leurs épigones freudiens, le transcendantalisme américain d’Emerson et de Thoreau, la pensée marxiste de l'aliénation et du fétichisme de la marchandise.
Cette entreprise de décolonisation culturelle a continué durant la moitié du vingtième siècle à travers divers mouvements intellectuels et artistiques qui ont contesté le processus de déshumanisation d’un monde soumis au diktat de la pensée instrumentale. Parmi ces mouvements on trouve le dadaïsme, le surréalisme, la phénoménologie, les penseurs évolutionnistes tel Bergson, Teilhard de Chardin Sir Aurobindo, le christianisme prophétique d'un Péguy ou d'un Bernanos, les non-conformistes des années trente.
Rappelons nous cette phrase d'André Breton dans L’amour Fou : " Le fait de voir la nécessité naturelle s'opposer à la nécessité humaine ou logique, de cesser de tendre éperdument à leur conciliation, de nier en amour la persistance du coup de foudre et dans la vie la continuité parfaite de l'impossible et du possible témoigne de la perte de ce que je tiens pour le seul état de grâce."
Une histoire culturelle des deux derniers siècles permettrait de dégager, derrière la diversité des créations et des inspirations, une même dynamique spirituelle fondée à la fois sur le refus d’une culture de domination, la réhabilitation des ressources intuitives de la subjectivité et la quête d’un nouveau modèle qui intègre la sensibilité relationnelle et l’abstraction rationnelle. Ces multiples sources, plus ou moins souterraines, ont été à l’origine du profond courant de contestation culturelle et de protestation sociale qui est apparu dans les années soixante, notamment à travers les mouvements de l’écologie et de la contre-culture.
(A suivre...)
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