Remerciez-moi : je vous place au pied de la bifurcation qui structurait tacitement vos existences : l’économie ou la vie. Monologue du Virus
Dans le précédent billet intitulé Un projet éditorial nous avons tenté de résumer la quête intellectuelle et spirituelle qui fut la nôtre durant les dix années du Journal Intégral. Une quête qui aboutit au constat suivant : chacun d’entre nous peut subir la dynamique régressive d’une spirale infernale qui mène à un effondrement global dont la pandémie actuelle n’est qu’une des manifestations. Mais chacun peut aussi profiter de la situation présente pour se laisser inspirer par la dynamique créatrice d’une spirale évolutive qui nous mène vers un nouveau stade du développement humain où se dévoile une autre vision du monde.
En son temps, dans un livre intitulé Nous qui désirons sans fin, le situationniste Raoul Vaneigem avait résumé ce carrefour évolutif de la manière suivante : " Nous sommes dans le monde et en nous-mêmes au croisement de deux civilisations. L'une achève de se ruiner en stérilisant l'univers sous son ombre glacée, l'autre découvre aux premières lueurs d'une vie qui renaît l'homme nouveau, sensible, vivant et créateur, frêle rameau d'une évolution où l'homme économique n'est plus désormais qu'une branche morte".
Paru sur le site Lundi Matin, un texte intitulé Monologue du virus fait écho à celui de Vaneigem. L’auteur (anonyme) voit dans la pandémie actuelle à la fois la manifestation d’un système aussi délirant que destructeur (qui conduit à l’effondrement) et la possibilité de dépasser ce système pour bifurquer vers une autre voie. Dans une perspective de libération individuelle et d'émancipation collective, le Coronavirus apparaît pour l'auteur comme un
signe de temps dès lors que l'on tend l'oreille pour entendre et écouter
son message :
« Voyez donc en moi votre sauveur
plutôt que votre fossoyeur... Je suis venu suspendre le fonctionnement
dont vous étiez les otages… C’est une civilisation, et non vous, que je
viens enterrer. Ceux qui veulent vivre devront se faire des habitudes
nouvelles, et qui leur seront propres... C’est à vous
de jouer. L’enjeu est historique... Soit vous employez le temps que je
vous donne maintenant pour figurer le monde d’après à partir des leçons
de l’effondrement en cours, soit celui-ci achèvera de se radicaliser.
Le désastre cesse quand cesse l’économie. L’économie est le ravage.
C’était une thèse avant le mois dernier. C’est maintenant un fait. » Avant de proposer ce texte, nous évoquerons le contexte dans lequel il se situe : celui de la sortie de l'économie.
Sortir de l'économie
Aujourd'hui, dans le contexte de la pandémie, chacun d'entre nous est placé devant un choix crucial : l'économie ou la vie. C'est ainsi que plusieurs personnalités conservatrices aux États-Unis suggèrent que la mort de milliers de personnes âgées est peut-être un mal nécessaire pour éviter une longue dépression économique. A l'instar de ce lieutenant-gouverneur du Texas, Dan Patrick : "
Les grands-parents devraient être prêts mourir pour sauver l'économie pour leur petits-enfants".
Pour notre part, nous ne sentons pas vraiment motivés pour faire des sacrifices rituels au Veau d'Or, tout comme nous ne désirons pas changer de modèle économique comme le demandent ces meilleurs alliés du système dominant que sont les réformistes.
Ce que nous voulons c'est tout simplement "sortir de l'économie" dans la mesure où celle-ci est devenue un modèle hégémonique qui détruit systématiquement les milieux humains et naturels. Sortir de l'économie c'est retrouver un type de relations humaines qui ne passent pas par la médiation des catégories imposées par le capitalisme : la valeur, la marchandise, l'argent et le travail.
Et si, pour nous aider à penser cette sortie de l'économie, nous profitions de cette période de confinement pour étudier cette nouvelle théorie critique du capitalisme qu'est la
critique de la valeur. Une critique radicale et rigoureuse qualifiée de "catégorielle" car elle déconstruit ces catégories dominantes qui, loin d'être naturelles et transhistoriques, sont intrinsèquement liées à ce moment historique qui fut celui de l'avènement et de la domination du capitalisme. Comme ce moment historique a eu un début, il aura une fin qui se profile à travers une série de crises dont la crise sanitaire que nous vivons actuellement n'est qu'un des éléments.
Dans un
entretien donné à l'Obs en décembre 2015, Jean-Claude Michéa évoque cette fin :
« La phase finale du capitalisme - écrivait Rosa Luxembourg en 1913 - se traduira par une "période de catastrophes". On ne saurait mieux définir la période dans laquelle nous entrons. Catastrophe morale et culturelle, parce qu'aucune communauté ne peut se maintenir durablement sur la base du "chacun pour soi" et de "l'intérêt bien compris". Catastrophe écologique, parce que l'idée d'une croissance matérielle infinie dans un monde fini est bien l'utopie la plus folle qu'un esprit humain ait jamais conçue (et cela sans parler des effets de cette croissance sur le climat et la santé). Catastrophe économique et financière parce que l'accumulation financiarisé du capital (ou si l'on préfère, la croissance) est en train de se heurter à ce que Marx appelait son "borne interne" ».
Il faut se libérer des approches parcellaires et disciplinaires qui empêchent de développer une vision globale : la crise sanitaire apparaît comme un élément particulier d'une crise bien plus large correspondant à l'effondrement progressif d'une civilisation ayant épuisée toutes ses potentialités historiques. Dans notre
billet précédent, nous avons rapidement évoqué la théorie de la crise élaborée par la critique de la valeur et corroborée depuis plusieurs décennies par les faits. Les lecteurs intéressés peuvent s'y référer comme ils peuvent aussi s'intéresser à
Une Théorie de la catastrophe.
Critique du Travail
Sortir de l'économie c'est, à partir d'une critique radicale et intégrale, oser aborder les rivages d'une nouvelle civilisation en imaginant dès aujourd'hui le monde d'après.
Mais le véritable problème c'est que l'on ne peut pas penser le monde d'après avec les catégories du monde d'avant. De même que l'on ne peut pas penser les catégories du monde d'après à partir de l'imaginaire et de la vision du monde, des comportements et des modes vie, propres au monde d'avant. Une de ces catégories dominantes les plus inscrites dans la psyché collective aujourd'hui est celle du travail, inculquée dès le plus jeune âge par toutes les institutions car elle constitue la base et la substance même du capital qui se nourrit et s'augmente de la plus-value générée par l'exploitation du travail vivant.
Selon Robert Kurtz :
«Critiquer le capitalisme du point de vue du travail est une impossibilité logique, car on ne peut pas critiquer le capital du point de vue de sa propre substance. Une critique du capitalisme doit remettre en cause cette substance même et donc libérer l'humanité de sa soumission à la contrainte du travail abstrait.»
Dans cette perspective critique, une des meilleurs analyses a été faite par le groupe Krisis en 1999 dans son fameux
Manifeste contre le Travail :
« La renaissance d'une critique radicale du capitalisme suppose la rupture catégorielle avec le travail. Aussi, seule l'établissement d'un nouveau but d'émancipation sociale, au-delà du travail et de ses catégories fétiches dérivées, rendra possible une resolidarisation à un niveau supérieur et à l'échelle de la société... Si pour les hommes, l'instauration du travail est allé de pair avec une vaste expropriation de leur propre vie, alors la négation de la société du travail ne peut reposer que sur la réappropriation par les homme de leurs liens à un niveau plus élevé.»
Cette critique du travail ne remet pas en cause l'activité créatrice, intellectuelle et productive à travers laquelle l'homme se construit dans sa communauté. Elle remet en cause le système techno-capitaliste qui réduit cette activité à une marchandise dont la valeur dépend des logiques économiques propres à la valorisation du capital. Pour approfondir cette réflexion, nous renvoyons à la série de textes publiés dans ce blog sur la critique du travail et nous recommandons la lecture de l'excellent livre d'Alaster Hemmens intitulé
Ne travaillez Jamais. La critique du travail en France de Charles Fourier à Guy Debord dont nous avons rendu compte dans deux billets (Cf.
Ne travaillez jamais (2) ).
Le monde d'après
Sortir de l'économie c'est se libérer de l'emprise du travail qui est la substance même du capital comme le capitalisme est la substance même de l'effondrement en cours. Cette prise de conscience nécessite de faire œuvre de réflexion critique, de se documenter, de penser contre soi-même et ses préjugés profondément ancrés, de confirmer et de structurer ses intuitions par une rigueur conceptuelle. Cette prise de conscience peut être favorisée par la situation actuelle de confinement généralisé qui permet de prendre une "distance sociale" avec le travail même si celui-ci tend à se muer en télé-travail en allongeant la chaîne qui lie le travailleur à l'économie.
Selon les conditions matérielles, relationnelles et psychologiques dans lequel on vit le confinement, celui-ci peut être propice à un retour à l'essentiel et à une réflexion sur sa vie personnelle comme sur l'organisation sociale qui la conditionne. Ce cheminement passe par l'étude et l’exercice de la pensée, la méditation et l'imagination créatrice, comme elle passe aussi par une intelligence collective et des formes d'auto-organisation à partir des réseaux d'échange et d'élaboration, d’entraide et d'engagement commun. Tout ceci participe d'une forme de conversion collective observée par Coline Serreau dans une partie de la population :
« Le monde qui marchait sur la tête est en train de remettre ses idées à l'endroit.».
Contagieuse comme un virus, mais aussi libératrice qu'il peut se révéler dangereux, la sortie de l'économie est à l'ordre du jour, comme un contre-poison dans l'air du temps. J'avais terminé l'écriture de ce billet en choisissant un titre - L'économie ou la vie - qui me plaisait par sa concision, quand, parcourant l'excellent site Lundi Matin, je tombe sur un article
intitulé
L'économie ou la vie où l'auteur (anonyme) exprime, à partir d'une subjectivité différente, la même alternative
devant laquelle nous place la pandémie :
« Nous
voici donc à la croisée
des chemins : soit nous sauvons l'économie, soit nous nous sauvons
nous-mêmes; soit nous sortons de l'économie, soit nous nous laissons
enrôler dans "la grande armée de l'ombre" des sacrifiés d'avance... C'est l'économie ou la vie...
C'est maintenant, depuis la prodigieuse suspension que nous expérimentons, que nous avons à figurer tout ce dont nous devons empêcher le retour et tout ce dont nous aurons besoin pour vivre au-delà de l'économie. » A lire donc en complément et en supplément de ce billet-ci. Pour des raisons de forme et de fond, j'imagine que l'auteur (anonyme) de ce texte est aussi celui-ci qui a écrit le Monologue du Virus ci-dessous.
Face à l'urgence d'une alternative entre la vie et l'économie, l'impératif est donc de déserter l'économie avant que celle-ci ne finisse par transformer tous nos milieux de vie en désert. Il va sans dire que cette sortie de l'économie relève de tout sauf de l'économie. Elle ne peut advenir que par la synergie des approches individuelles (subjectivité), culturelles (intersubjectivité), comportementales (objectivité) et sociales (inter-objectivité des structures socio-politiques). C'est la spécificité d'une
vision intégrale que de penser ces synergies, plus particulièrement dans ces moments de crises qui, tout au long de l'histoire humaine, ont permis de s'émanciper d'une vision du monde devenue mortifère pour
en faire émerger une nouvelle, correspondant à un nouveau cycle du développement humain. C'est à travers ces épreuves de vérité que l'humanité chemine sur la voie de l'évolution individuelle et collective.
Dans cette lutte à mort entre l'économie et la vie, soyons dignes de l'engagement de tous ceux - soignants et professionnels - qui combattent la pandémie en première ligne pour préserver la vie. Par nos prises de conscience et nos créations, nos engagements et nos comportements, faisons donc en sorte que cette vie trouve dans le "monde d'après" les conditions qui lui permettent de se libérer des anciens modèles pour se
développer autrement, dans un contexte différent et à travers une nouvelle vision du monde, afin qu'elle puisse exprimer toutes ses potentialités individuelles et collectives. En cette période très particulière, chacun d'entre nous peut devenir le témoin et l'acteur créatif de cette métamorphose à travers laquelle l'économie se mue en
écosophie, cette sagesse commune.
Monologue du Virus
« Je suis venu mettre à l'arrêt la machine
dont vous ne trouviez pas le frein d'urgence. »
Faites taire, chers humains, tous vos ridicules appels à la guerre. Baissez les regards de vengeance que vous portez sur moi. Éteignez le halo de terreur dont vous entourez mon nom. Nous autres, virus, depuis le fond bactériel du monde, sommes le véritable
continuum de la vie sur Terre. Sans nous, vous n’auriez jamais vu le jour, non plus que la première cellule.
Nous sommes vos ancêtres, au même titre que les pierres et les algues, et bien plus que les singes. Nous sommes partout où vous êtes et là où vous n’êtes pas aussi. Tant pis pour vous, si vous ne voyez dans l’univers que ce qui est à votre semblance ! Mais surtout, cessez de dire que c’est moi qui vous tue. Vous ne mourez pas de mon action sur vos tissus, mais de l’absence de soin de vos semblables.
Si vous n’aviez pas été aussi rapaces entre vous que vous l’avez été avec tout ce qui vit sur cette planète, vous auriez encore assez de lits, d’infirmières et de respirateurs pour survivre aux dégâts que je pratique dans vos poumons. Si vous ne stockiez vos vieux dans des mouroirs et vos valides dans des clapiers de béton armé, vous n’en seriez pas là. Si vous n’aviez pas changé toute l’étendue hier encore luxuriante, chaotique, infiniment peuplée du monde ou plutôt des mondes en un vaste désert pour la monoculture du Même et du Plus, je n’aurais pu m’élancer à la conquête planétaire de vos gorges.
Si vous n’étiez presque tous devenus, d’un bout à l’autre du dernier siècle, de redondantes copies d’une seule et intenable forme de vie, vous ne vous prépareriez pas à mourir comme des mouches abandonnées dans l’eau de votre civilisation sucrée. Si vous n’aviez rendu vos milieux si vides, si transparents, si abstraits, croyez bien que je ne me déplacerais pas à la vitesse d’un aéronef. Je ne viens qu’exécuter la sanction que vous avez depuis longtemps prononcée contre vous-mêmes.
Pardonnez-moi, mais c’est vous, que je sache, qui avez inventé le nom d’"
Anthropocène". Vous vous êtes adjugé tout l’honneur du désastre ; maintenant qu’il s’accomplit, il est trop tard pour y renoncer. Les plus honnêtes d’entre vous le savent bien :
je n’ai d’autre complice que votre organisation sociale, votre folie de la « grande échelle » et de son économie, votre fanatisme du système. Seuls les systèmes sont "vulnérables". Le reste vit et meurt. Il n’y a de "vulnérabilité" que pour ce qui vise au contrôle, à son extension et à son perfectionnement. Regardez-moi bien :
je ne suis que le revers de la Mort régnante.
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17 Décembre 2019. Un slogan prémonitoire ! |
Cessez donc de me blâmer, de m’accuser, de me traquer. De vous tétaniser contre moi. Tout cela est infantile.
Je vous propose une conversion du regard : il y a une intelligence immanente à la vie. Nul besoin d’être un
sujet pour disposer d’une mémoire ou d’une stratégie. Nul besoin d’être souverain pour décider. Bactéries et virus aussi peuvent
faire la pluie et le beau temps.
Voyez donc en moi votre sauveur plutôt que votre fossoyeur. Libre à vous de ne pas me croire, mais je suis venu mettre à l’arrêt la machine dont vous ne trouviez pas le frein d’urgence. Je suis venu suspendre le fonctionnement dont vous étiez les otages. Je suis venu manifester l’aberration de la « normalité ».
« Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner notre cadre de vie à d’autres était une folie »… « Il n’y a pas de limite budgétaire, la santé n’a pas de prix » : voyez comme je fais fourcher la langue et l’esprit de vos gouvernants ! Voyez comme je vous les ramène à leur rang réel de misérables margoulins, et arrogants avec ça ! Voyez comme ils se dénoncent soudain non seulement comme superflus, mais comme nuisibles ! Vous n’êtes pour eux que les supports de la reproduction de leur système, soit moins encore que des esclaves. Même le plancton est mieux traité que vous.
Gardez-vous bien, cependant, de les accabler de reproches, d’incriminer leurs insuffisances. Les accuser d’incurie, c’est encore leur prêter plus qu’ils ne méritent. Demandez-vous plutôt comment vous avez pu trouver si confortable de vous laisser gouverner.
Vanter les mérites de l’option chinoise contre l’option britannique, de la solution impériale-légiste contre la méthode darwiniste-libérale, c’est ne rien comprendre à l’une comme à l’autre, à l’horreur de l’une comme à l’horreur de l’autre. Depuis Quesnay, les "libéraux" ont toujours lorgné avec envie sur l’empire chinois ; et ils continuent. Ceux-là sont frères siamois. Que l’un vous confine dans votre intérêt et l’autre dans celui de "la société", revient toujours à écraser la seule conduite non nihiliste : prendre soin de soi, de ceux que l’on aime et de ce que l’on aime dans ceux que l’on ne connaît pas.
Ne laissez pas ceux qui vous ont menés au gouffre prétendre vous en sortir : ils ne feront que vous préparer un enfer plus perfectionné, une tombe plus profonde encore. Le jour où ils le pourront, ils feront patrouiller l’armée dans l’au-delà.
Remerciez-moi plutôt. Sans moi, combien de temps encore aurait-on fait passer pour nécessaires toutes ces choses inquestionnables et dont on décrète soudain la suspension ? La mondialisation, les concours, le trafic aérien, les limites budgétaires, les élections, le spectacle des compétitions sportives, Disneyland, les salles de fitness, la plupart des commerces, l’assemblée nationale, l’encasernement scolaire, les rassemblements de masse, l’essentiel des emplois de bureau, toute cette sociabilité ivre qui n’est que le revers de la solitude angoissée des monades métropolitaines : tout cela était donc sans nécessité, une fois que se manifeste l’état de nécessité.
Remerciez-moi de l’épreuve de vérité des semaines prochaines : vous allez enfin habiter votre propre vie, sans les mille échappatoires qui, bon an mal an, font tenir l’intenable. Sans vous en rendre compte, vous n’aviez jamais emménagé dans votre propre existence. Vous étiez parmi les cartons, et vous ne le saviez pas. Vous allez désormais vivre avec vos proches. Vous allez habiter chez vous. Vous allez cesser d’être en transit vers la mort. Vous haïrez peut-être votre mari. Vous gerberez peut-être vos enfants. Peut-être l’envie vous prendra-t-elle de faire sauter le décor de votre vie quotidienne.
A dire vrai, vous n’étiez plus au monde, dans ces métropoles de la séparation. Votre monde n’était plus vivable en aucun de ses points qu’à la condition de fuir sans cesse. Il fallait s’étourdir de mouvement et de distractions tant la hideur avait gagné de présence. Et le fantomatique régnait entre les êtres. Tout était devenu tellement efficace que rien n’avait plus de sens. Remerciez-moi pour tout cela, et bienvenue sur terre !
Grâce à moi, pour un temps indéfini, vous ne travaillerez plus, vos enfants n’iront pas à l’école, et pourtant ce sera tout le contraire des vacances. Les vacances sont cet espace qu’il faut meubler à tout prix en attendant le retour prévu du travail. Mais là, ce qui s’ouvre devant vous, grâce à moi, ce n’est pas un espace délimité, c’est une immense béance. Je vous désœuvre.
Rien ne vous dit que le non-monde d’avant reviendra. Toute cette absurdité rentable va peut-être cesser. A force de n’être pas payé, quoi de plus naturel que de ne plus payer son loyer ? Pourquoi verserait-il encore ses traites à la banque, celui qui ne peut de toute façon plus travailler ? N’est-il pas suicidaire, à la fin, de vivre là où l’on ne peut même pas cultiver un jardin ? Qui n’a plus d’argent ne va pas s’arrêter de manger pour autant, et qui a le fer a le pain.
Remerciez-moi : je vous place au pied de la bifurcation qui structurait tacitement vos existences : l’économie ou la vie. C’est à vous de jouer. L’enjeu est historique. Soit les gouvernants vous imposent leur état d’exception, soit vous inventez le vôtre. Soit vous vous attachez aux vérités qui se font jour, soit vous mettez la tête sur le billot. Soit vous employez le temps que je vous donne maintenant pour figurer le monde d’après à partir des leçons de l’effondrement en cours, soit celui-ci achèvera de se radicaliser.
Le désastre cesse quand cesse l’économie. L’économie est le ravage. C’était une thèse avant le mois dernier. C’est maintenant un fait. Nul ne peut ignorer ce qu’il faudra de police, de surveillance, de propagande, de logistique et de télétravail pour le refouler.
Face à moi, ne cédez ni à la panique ni au déni. Ne cédez pas aux hystéries biopolitiques. Les semaines qui viennent vont être terribles, accablantes, cruelles. Les portes de la Mort seront grand’ouvertes. Je suis la plus ravageuse production du ravage de la production. Je viens rendre au néant les nihilistes. Jamais l’injustice de ce monde ne sera plus criante. C’est une civilisation, et non vous, que je viens enterrer. Ceux qui veulent vivre devront se faire des habitudes nouvelles, et qui leur seront propres.
M’éviter sera l’occasion de cette réinvention, de ce nouvel art des distances. L’art de se saluer, en quoi certains étaient assez bigleux pour voir la forme même de l’institution, n’obéira bientôt plus à aucune étiquette. Il signera les êtres. Ne faites pas cela "pour les autres", pour "la population" ou pour "la société", faites cela pour les vôtres.
Prenez soin de vos amis et de vos amours. Repensez avec eux, souverainement, une forme juste de la vie. Faites des clusters de vie bonne, étendez-les, et je ne pourrai rien contre vous. Ceci est un appel non au retour massif de la discipline, mais de l’attention. Non à la fin de toute insouciance, mais de toute négligence. Quelle autre façon me restait-il pour vous rappeler que le salut est dans chaque geste ? Que tout est dans l’infime.
J’ai dû me rendre à l’évidence : l’humanité ne se pose que les questions qu’elle ne peut plus ne pas se poser.
Ressources
Covid : fin de partie?! - Anthropo-logique, le blog passionnant de Jean Dominique Michel, anthropologue de la santé et expert en santé publique, qui rend compte des stratégies médicales et scientifiques, industrielles et financières à l’œuvre et en coulisses dans la lutte contre la pandémie.
Nous entrons dans la période des catastrophes Jean-Claude Michéa. L'Obs