vendredi 22 février 2013

Entre l'Ancien et le Nouveau Monde (2) Déconstruire le Pseudo-Réalisme


La seule idée de regarder ailleurs et autrement tient de l'inconvenance depuis que l'incitation à être réaliste est en train de devenir le mot d'ordre universel. Annie Le Brun


Nous venons de le voir dans nos précédents billets : seule l’émergence d’une nouvelle « vision du monde » peut nous libérer des limites et des impasses d’une approche technocratique, impuissante à envisager tant le mouvement que la complexité qui sont, l’un et l’autre, au cœur de nos sociétés interconnectées.

A partir de cette réflexion, la question-clé qui se pose est alors celle-là : « Pourquoi les partis dits progressistes comme les mouvements sociaux ou alternatifs, éprouvent-ils autant de difficultés à proposer une "vision du monde" fondée sur un changement de paradigme dont les prémisses ont été analysées et observées par les avant-gardes culturelles depuis une cinquantaine d’années ? »

Une des principales réponses à cette question essentielle  réside dans la légitimité conférée au « réalisme » dans une société régie par un modèle technocratique. Ceux dont le rôle serait de proposer une vision alternative, à la fois émancipatrice et inspiratrice, cherchent à se légitimer en s’enfermant dans les rets d’une expertise ou d’une contre-expertise qui ne font, en fait, que reproduire et renforcer le paradigme dominant.

S’écarter de ce réalisme idéologique c’est être accusé d’utopie, péché mortel pour une mentalité technocratique qui tend à réduire la réalité multidimensionnelle à une seule dimension : celle qui peut être observable, quantifiable et mesurable. Ce réalisme technocratique est le fruit d’un véritable terrorisme intellectuel qui, pour imposer sa vision utilitariste, réductionniste et désenchantée, nie aussi bien les ressources cognitives de la subjectivité que celles des dynamiques intersubjectives.

Déconstruire ce pseudo-réalisme est donc une nécessité impérieuse pour toute véritable alternative politique et sociale qui devrait se revendiquer, elle, d’un réalisme intégral prenant en compte l’être humain dans sa totalité - subjective et objective, individuelle et collective - comme elle prend en compte son milieu dans sa totalité à la fois diachronique (évolutive) et synchronique (systémique).

Un profond déséquilibre

Dans notre dernier billet, Hervé Kempf évoquait le paradoxe contemporain qui définit fort bien la crise évolutive dans laquelle nous nous trouvons : «  Jamais nous n’avons connu aussi bien les maux qui nous accablent. Mais jamais nous n’avons été aussi impuissants à adopter les remèdes qui les soulageraient». Ces maux sont autant de symptômes d’un profond déséquilibre entre science et conscience, c'est à dire entre raison et intuition. Déséquilibre entre, d’une part, le pouvoir que nous confère le "progrès" économique et technologique issu de la science et, de l’autre, l’impuissance de notre conscience collective à élaborer un cadre d'interprétation et de référence - culturelle, éthique et spirituelle - susceptible de mettre ce "progrès" économique et technologique au service du développement humain.

En outre, issus d’une mentalité technocratique fondée sur la rationalité instrumentale et le déni de la subjectivité, nos représentations culturelles sont totalement inadaptées au contexte des sociétés complexes et interconnectées qui nécessitent le développement d’une « intelligence connective » à la fois sensible et rationnelle, intuitive et collective.

Les remèdes qui pourraient soulager les maux qui nous accablent ne doivent donc pas seulement viser à une éradication superficielle des symptômes mais à guérir de ce profond déséquilibre à travers un saut évolutif qui réhabilite ces ressources essentielles que sont la participation sensible de la subjectivité à son milieu, la vision globale de l’intuition et l’intelligence collective qui naît de la synergie entre les consciences.

Technocratisation versus démocratisation

Exprimé et partagé par nombre de penseurs visionnaires, ce diagnostic permet de mieux comprendre le problème qui se pose à l’heure actuelle dans nos sociétés : faute d’inspiration, de profondeur et de cou…rage, les partis progressistes comme les mouvements sociaux, sont incapables de proposer une vision réellement transformatrice qui donne sens, forme et cohérence au puissant courant de rénovation porté par les jeunes générations aux quatre coins de la planète.

Hypnotisées et paralysées par une rivalité mimétique avec l’idéologie dominante, les forces progressistes n’osent pas sortir du cadre imposé par l’oligarchie et son pouvoir technocratique. Pire : parce qu’elles contestent l’idéologie dominante en utilisant sa logique interne, elles ne font que la renforcer.

Auteur de La gauche est-elle en voie de mort cérébrale, le sociologue Philippe Corcuff analyse le mouvement de technocratisation qui a conduit les partis progressistes à cette impasse intellectuelle, éthique et politique : «  Les énarques ont pris de plus en plus de poids dans la définition de ce qu’est la politique. Ils occupent à la fois les postes de hauts fonctionnaires, les principaux postes politiques, et aussi une part du pouvoir économique. Là s’est forgée une vision très particulière, très fragmentée. On découpe ainsi dans la réalité des cases dites “techniques” : “l’immigration”, “l’emploi”, “le déficit budgétaire”, “la délinquance”... On segmente les problèmes sans établir de rapports entre eux. On examine des petits bouts de tuyauterie de machineries sociales dont on ignore la globalité

Les think tanks sont restés dans un domaine limité de l’intellectualité : celui segmenté de l’expertise et de la logique programmatique. Ils ont élaboré des “réponses aux problèmes” de l’école, de l’immigration, du déficit budgétaire... sans jamais se demander pourquoi l’immigration ou le déficit budgétaire sont considérés justement comme des “problèmes”, ni réfléchir au cadre social global dans lequel cela se situe. Cela n’a guère permis à la gauche de réélaborer ce que je nomme les “logiciels” de la critique sociale et de l’émancipation, c’est-à-dire les façons de formuler les problèmes avant même de réfléchir aux réponses ». (Entretien avec Philippe Corcuff. Rue 89)

L'oligarchie voit dans la technocratie, un agent et un gardien de l'idéologie dominante qui légitime de manière intellectuelle et symbolique la confiscation du pouvoir au profit d'une caste qui tient d'une main de fer les leviers économiques et financiers. Profondément anti-démocratique, ce mouvement de technocratisation explique non seulement la pauvreté d’une critique sociale, phagocytée et neutralisée par une logique dominante qu’elle aurait pour rôle de subvertir et de dépasser, mais aussi le rejet profond de la représentation politique par la population. Une enquête d’opinion publiée mardi 15 janvier par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), montre, selon le titre de l’article du Monde qui en fait état, combien La défiance des Français envers la politique atteint un niveau record.

Face à une approche technocratique, abstraite et désincarnée, dont elle ressent toute l’impuissance, l'injustice et la désuétude, la population privilégie de nouvelles formes de proximité et de relation. Selon le géographe Christophe Guilluy dont les analyses ont été remarquées lors de la dernière campagne présidentielle : "Exclues, les nouvelles classes populaires s'organisent en "contre-société" (Le Monde. 19/02/13) Pour Pascal Perrineau, directeur du Cevipof « cette opposition grandissante entre la confiance qu'inspire ce qui est proche et la méfiance que suscite ce qui paraît lointain est une clé de compréhension majeure de la société française ».

Une absence de vision transformatrice


Malheureusement, ce qui vaut pour les partis institutionnels vaut, hélas, pour les mouvements sociaux et alternatifs. Faute de s’inscrire avec détermination et créativité dans une autre logique, à la fois évolutive et qualitative, inspirée par le paradigme émergent, les mouvements sociaux et alternatifs renforcent la pensée dominante en utilisant pour la contester les mêmes grilles d’interprétation et les mêmes critères d’évaluation.

D’où « le vide effrayant de la pensée politique » selon Edgar Morin qui souligne l’urgence d’« une profonde réforme de la vision des choses, c'est-à-dire de la structure de pensée ». D’après lui, « la réforme de la connaissance et de la pensée est un préliminaire, nécessaire et non suffisant, à toute régénération et rénovation politiques, à toute nouvelle voie pour affronter les problèmes vitaux et mortels de notre époque »

Ce vide de la pensée politique explique, selon Morin, l’échec de certains mouvements sociaux : « Nous avons vu, notamment dans les pays du "printemps arabe", mais aussi en Espagne et aux Etats Unis, une jeunesse animée par les plus justes aspirations à la dignité, à la liberté, à la fraternité, disposant d'une énergie sociologique perdue par les aînés domestiqués ou résignés, nous avons vu que cette énergie disposant d'une intelligente stratégie pacifique était capable d’abattre deux dictatures. Mais nous avons vu aussi cette jeunesse se diviser, l'incapacité des partis à vocation sociale de formuler une ligne, une voie, un dessein, et nous avons vu partout de nouvelles régressions à l'intérieur même des conquêtes démocratiques ».

Des propos qui font écho à ceux tenus par Dominique Méda dans l’article d’Hervé Kempf proposé dans notre dernier billet : « Un point fondamental est que les mouvements sociaux et écologistes ne parviennent pas en Europe à proposer une alternative commune et claire, ni le chemin pour y parvenir».

Translation et transformation

Nous avions analysé ici ce processus pervers d’une contestation (du latin con-testare : témoigner ensemble) qui, en s’inscrivant dans le paradigme dominant et en épousant les références de l’adversaire à combattre, transforme toute alternative en récupération. Cette analyse reprend les concepts de Ken Wilber qui distingue deux expressions de la dynamique évolutive : les translations horizontales et les transformations verticales. Les translations horizontales sont des changements opérant dans un niveau évolutif donné alors que les transformations verticales génèrent un changement qualitatif avec l’accès à un stade plus évolué c'est-à-dire plus complexe et intégré.

Dans la translation horizontale, le champ de référence reste fondamentalement identique. La translation est un processus de reconfiguration qui, dans un stade évolutif donné, permet d’adapter une organisation aux changements du contexte global dont il fait partie. Dans la transformation verticale, par contre, le champ de référence se métamorphose en évoluant vers un niveau supérieur d’organisation. Cette transformation verticale correspond à une nécessité évolutive illustrée par la célèbre citation d’Einstein : «Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l'a engendré. »

C’est ce phénomène de transformation verticale qui est ainsi évoqué par Lincoln durant la seconde réunion annuelle du congrès américain en 1873 : « Les dogmes du passé serein sont inadéquats pour le présent tempétueux. Les circonstances voient les difficultés s’accumuler et nous devons nous élever avec les circonstances. Comme notre cas est nouveau, nous devons penser et agir de manière nouvelle. »  A partir de cette réflexion, on conçoit aisément que la seule alternative possible réside dans un véritable changement de paradigme c'est-à-dire une évolution culturelle – épistémologique, éthique et cognitive - vers une perspective plus globale et intégrée qui modifie progressivement nos modes de pensée, de perception et d’organisation.

Le réalisme technocratique

Annie Le Brun
Annie Le Brun a parfaitement analysé l’idéologie du réalisme technocratique qui fait obstacle à toute véritable trans-formation qualitative : « Voilà longtemps que rien n'est venu véritablement s'opposer à l'ordre des choses, depuis que ceux qui prétendent mener une critique sociale ne se rendent pas compte de l'anachronisme de leurs armes, continuant à confondre rationalité et radicalité tout en cherchant leur sérieux à se démarquer du domaine sensible. Et cela jusqu'à ne pas voir que l'intériorisation grandissante de la technique favorise chaque jour un peu plus ce mode d'asservissement tranquille, que dans les dernières décennies une certaine modernité intellectuelle aura cautionné sinon provoqué par sa haine de l'utopie… Et la seule idée de regarder ailleurs et autrement tient de l'inconvenance, depuis que l'incitation à être réaliste est en train de devenir le mot d'ordre universel. » (Victor Hugo maintenant ! Annie Le Brun. Le Monde. 10.03.12)

En associant intériorisation de la technique, servitude volontaire, haine de l’utopie et réalisme idéologique, Annie Le Brun pose le bon diagnostic. Ce faisant, elle déconstruit l’emprise qu’exerce le modèle technocratique sur notre manière de considérer le monde et l’être humain. Le « réalisme » dominant est ce qui reste de la réalité quand on lui a enlevé sa complexité multidimensionnelle et ses qualités sensibles pour le réduire à une dimension utilitaire, à la fois objective et mesurable. Un squelette sans chair qui réduit chacun à la condition de fantôme, hanté par sa propre vie.

Comme le fût le dogme catholique durant l’ancien régime, ce réalisme technocratique s’est peu à peu institutionnalisé pour devenir une référence canonique à laquelle on n’a pas le droit de se soustraire sous peine de délégitimation insitutionnelle, d’ostracisme, voire parfois de mort sociale. La souveraineté du Chiffre, représentant de la raison instrumentale, a simplement éclipsé celle du Roi, représentant de Dieu sur terre. 

En castrant l’individu d’une sensibilité et d’une intuition qui lui permettent de participer intimement à la dynamique créatrice de l’évolution, la posture abstraite et objective de la pensée technocratique réfute, au nom de ce « pseudo-réalisme », toute vision globale et novatrice qui permettrait de s’en émanciper. C’est ainsi que le piège se referme sur toute approche alternative qui, pour se légitimer, s’enferre et s’enferme dans une logique dominante qu’elle renforce tout en la contestant.

Un réalisme intégral

Il est évident qu’une pensée alternative doit être capable de déconstruire l’illusion abstraite de ce pseudo-réalisme. Elle doit se revendiquer d’un réalisme authentique, concret et global, qui prend en compte l’homme dans toutes ses dimensions, subjectives et objectives, individuelles et collectives : un réalisme intégral. Elle doit oser la rupture avec le paradigme dominant pour proposer un autre référentiel qui considère l’être humain comme membre participant d'une totalité dynamique.

Le premier devoir d’une pensée alternative est donc de se libérer du piège intellectuel qui consiste à identifier radicalité et rationalité tout en réduisant la rationalité à une seule de ses fonctions - la rationalité instrumentale - à l’œuvre dans la pensée technocratique. La véritable radicalité - celle qui va à la racine des phénomènes – se trouve dans une profondeur intuitive et spirituelle qui voit le monde phénoménal comme une manifestation transitoire et signifiante de la dynamique évolutive de la vie/esprit.

Le second devoir d’une pensée alternative est de se fonder sur une rationalité ouverte, nourrie et informée aussi bien par les ressources subjectives de l’imaginaire, de l’intuition et de la sensibilité que par celles d’une intersubjectivité qui s’exprime à travers l’intelligence et l’imaginaire collectifs. Cette rationalité ouverte oppose sa puissance créatrice au pouvoir morbide et réducteur du rationalisme technocratique et de son pseudo-réalisme.

Le troisième devoir d’une pensée alternative est de déconstruire l’anthropologie utilitariste qui identifie l’être humain à une entité abstraite, statique et désaffiliée, fondée sur un égoïsme rationnel, pour affirmer une anthropologie évolutionnaire fondée sur le développement de l’être humain à travers des stades évolutifs de plus en plus complexes et intégrés.

L’utopie : une méthode


Il faut en finir avec ce temps où l’on considérait la politique comme la recherche de solutions techniques à une mécanique socio-économique. Une pensée alternative considère la politique comme la création collective d’une vision partagée qui permet de faire société autour d’un idéal, d’un imaginaire et d’un projet commun. Le quatrième devoir d’une pensée alternative est donc de proposer une vision globale et inspirée, capable d’exprimer la dynamique de l’évolution à travers des formes de pensée, de perception et d’organisation adaptées au contexte présent de nos sociétés interconnectées.

Une pensée alternative ne considère pas l’utopie comme un péché mortel mais comme une ressource vitale. Connectée à la dynamique évolutive de la vie-esprit, l’utopie est l’expression créatrice d’un imaginaire qui inspire la réflexion, la féconde et la nourrit. Elle devient ainsi une méthode à travers laquelle l’intersubjectivité en évolution est créatrice d’une nouvelle « vision du monde ».

Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’à chaque stade évolutif, l’émergence d’une nouvelle « vision du monde » est toujours portée par une utopie, telle qu’elle est définie aujourd’hui dans Le plan des Colibris : «  L'utopie n'est pas la chimère mais le « non lieu » de tous les possibles. Face aux limites et aux impasses de notre modèle d'existence, elle est une pulsion de vie, capable de rendre possible ce que nous considérons comme impossible. C'est dans les utopies d'aujourd'hui que sont les solutions de demain. La première utopie est à incarner en nous-mêmes car la mutation sociale ne se fera pas sans le changement des humains. »

vendredi 15 février 2013

Entre l'Ancien et le Nouveau Monde (1)


La crise c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître. Antonio Gramsci

M.L Bodirsky

Nous voici donc au milieu gué, entre le paradigme technocratique du vieux monde où règnent les experts et l’émergence d’un monde nouveau animée par des visionnaires. C’est dans cet entre-deux de la crise où, selon la célèbre formule de Gramsci, le vieux se meurt et où le jeune hésite à naître que nous sommes pris au piège d’un cercle vicieux décrits en ces termes par Hervé Kempf : «Jamais nous n’avons connu aussi bien les maux qui nous accablent. Mais jamais nous n’avons été aussi impuissants à adopter les remèdes qui les soulageraient». 

Élaborées par une mentalité technocratique, les solutions d’hier sont devenues aujourd’hui autant de problèmes qui, pour être résolus, nécessitent d’accéder à un nouveau stade de développement. Or en identifiant la conscience à la rationalité et la rationalité à une fonction purement instrumentale, l’idéologie utilitariste au pouvoir enferme l’être humain dans une identité abstraite et statique. Ce faisant, il le prive d’une perspective de développement supérieur fondé sur la participation sensible et intuitive de la conscience à son milieu.

Et pourtant tous ces « maux qui nous accablent » sont la conséquence de cette pensée abstraite et fragmentée, incapable de participer aux dynamiques comme d’intégrer la complexité. Remédier à ces maux c’est participer à une nouvelle « vision du monde » qui réhabilite les ressources cognitives de l’intuition et de la sensibilité en développant une perspective intégrale.   

Dans cette série de billets, nous analyserons la tension entre, d’un côté, les représentants du vieux monde qui s’accrochent d’autant plus à leurs idées et à leurs privilèges qu’ils se sentent totalement dépassés et condamnés par le mouvement de l’histoire, et, de l’autre, un profond courant de régénération qui s’incarne à travers une multiplicité d’initiatives, de projets et de mouvement sociaux.

Si vous avez raté le début…

En réaction à la « pseudo-fin du monde » mise en scène le 21 Décembre 2012 par le grand carnaval médiatique, Jacques Ferber célébrait la fin de l'année par une vision inspirée annonçant l’avènement d’une ère nouvelle. C’est dans cet esprit que le premier billet de l’année 2013 était consacré  au livre de Werner Kaiser intitulé Politique Intégrale : une nouvelle politique pour un temps nouveau. Inspiré par la théorie intégrale de Jean Gebser, l’auteur, co-fondateur du Parti Intégral suisse, y expose les principes d’une  politique capable de transposer sur le plan de l’organisation sociale le saut évolutif qui conduit du stade mental/rationnel au stade  intégral.

Dans notre dernière série de billets, intitulée Experts et Visionnaires, nous évoquions certains éléments de ce saut évolutif en proposant, pour commencer, l’article écrit par Edgar Morin dans Le Monde du 1er Janvier : En 2013, il faudra plus encore se méfier de la docte ignorance des experts. Il y critiquait avec lucidité le rôle d’une expertise technocratique incapable de rendre compte de la complexité du monde et de son mouvement évolutif. En effet, la vision microscopique et fragmentée de la technocratie ne peut percevoir et saisir la mutation globale et macroscopique vécue actuellement par l’espèce humaine qui rappelle la naissance de la civilisation au néolithique.

Dans le second billet intitulé Intégrer la complexité, nous évoquions l’émergence d’un nouveau stade évolutif adapté à nos sociétés interconnectées, en complexité croissante et en évolution constante. Ce saut évolutif permet le développement d’une conscience fondée sur une vision intégrale qui perçoit en termes de relations et pense en termes de globalité.  

Dans le troisième billet intitulé La fin d’un monde, nous évoquions le rôle du visionnaire qui libère des limites et des illusions de la pensée technocratique en proposant une perspective globale, profonde et inspirée. Une telle vision replace notre situation actuelle dans le temps long d’une dynamique évolutive qui s’exprime aujourd’hui à travers de nouvelles formes de pensée, de sensibilité et d’organisation.

Fin de l’Occident, naissance du monde

Pour mieux saisir les rapports de force entre le vieux monde régi par les experts et le nouveau monde inspiré des visionnaires, nous proposerons ci-dessous le texte où  Hervé Kempf décrit ce paradoxe contemporain selon lequel « Jamais nous n’avons connu aussi bien les maux qui nous accablent. Mais jamais nous n’avons été aussi impuissants à adopter les remèdes qui les soulageraient».

Ce texte présente le numéro de Dossiers et Documents, daté de Novembre 2012 et intitulé Changez d’ère, où sont sélectionnés le meilleur des articles du journal français de référence - Le Monde -  sur le thème du changement de modèle économique et social. Journaliste spécialisé dans les questions environnementales, Hervé Kempf est en charge de la rubrique Écologie du Monde et le créateur de l’excellent site Reporterre qui « veut être le forum de tous ceux qui imaginent le nouveau monde, un monde où l'on arrêtera de détruire l'environnement et qui retrouvera l'idéal de la justice ».

Hervé Kempf est aussi l’auteur d’essais remarqués qui enrichissent l’écologie politique en articulant avec précision les problématiques sociales et politiques, économiques et environnementales : Comment les riches détruisent la planète, (2007) ; Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, (2009) ; L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie (2011).  Avec son nouveau livre, Fin de l’Occident, naissance du monde, Hervé Kempf alerte sur l’indispensable changement de société fondée sur le « passage du néolithique au biolithique : « il ne s'agit plus de répartir l'abondance, l'enrichissement sans fin promis par la croissance, mais d'organiser la sobriété ».

Changez d’ère. Hervé Kempf

Un à un les fondements économiques et sociaux de notre modèle s’écroulent : dogme de la croissance, des marchés, de la finance, croissance des inégalités, alertes environnementales… C’est l’occasion à saisir pour penser et bâtir un autre modèle de société. Le grand public – révolutionnaire dans l’âme, peut-être – s’en rend compte. Actif dans les PME, les associations, il innove. Pourtant le changement de fond tarde à se produire. Explications.

Quelle situation paradoxale ! Jamais nous n’avons connu aussi bien les maux qui nous accablent. Mais jamais nous n’avons été aussi impuissants à adopter les remèdes qui les soulageraient. Nous savons aujourd’hui que la croissance économique ne répond pas aux problèmes du moment, que la crise écologique s’aggrave, que les inégalités ont atteint un degré insupportable et dangereux pour la paix sociale, que le pouvoir financier s’est affranchi de tout contrôle et poursuit ses intérêts au détriment de la société. Pourtant la société semble continuer à accepter sans grands remous cette dégradation continue. Comme si, décidément, rien ne pouvait changer. Mais pourquoi justement, rien ne change-il ?

Pour l’économiste Dominique Méda, auteur de Travail, la révolution nécessaire, une première réponse tient à ce qu’«il y a une complète contradiction entre le court terme et le long terme : au nom du long terme, nous devrions changer radicalement nos modes de production, revoir le rythme de croissance, consommer différemment et moins, mais à court terme nos gouvernants pensent qu’il faut plus de consommation, de production, pour avoir plus d’emplois et de revenus ».

Une partie de l’explication tient aussi au fatalisme entretenu par les médias, notamment la télévision, soigneusement contrôlée par l’oligarchie. Le discours néolibéral y tient le haut du pavé, l’information minore les luttes sociales et les pratiques alternatives, le conditionnement publicitaire y est permanent, maintenant une culture de la consommation détachée des enjeux politiques.


Ainsi le TINA – « There Is No Alternative » - de Margareth Tatcher s’est durablement incrustée dans les esprits. : «  Il n’y a pas d’autres solutions que le capitalisme ; la croissance est indispensable ; on ne peut pas taxer les hyper-riches ; quoique nous fassions pour l’environnement sera annulé par le poids de la Chine ; etc… » Et pendant ce temps, le pouvoir économique reste dominé par la puissance des riches, qui menacent de retirer leurs capitaux à la moindre tentative de justice sociale.

Une difficulté tient, observe Jean-Claude Guillebaud, auteur d’Une autre vie est possible, à ce que « les dominations ont changé de visage. Aujourd’hui entre les fond de pension, les traders, les banques mondialisées, les rapports de force sont beaucoup plus compliqués à saisir ».

Mais les sociétés oligarchiques ne sont pas des dictatures. Si les gens ne se rebellent pas, c’est aussi parce qu’ils ne le veulent pas. Et même si les troubles économiques commencés avec la crise financière de 2007/2008 fragilisent de plus en plus les couches populaires et les classes moyennes, cette évolution n’a pas encore nourri de sentiment de révolte ou de solidarité avec les plus démunis. La vie reste assez confortable. Et la peur domine : du chômage, de la précarité, de la perte du statut et du revenu, peur, aussi, du changement.

Cependant, tout espoir de changer n’a pas disparu. Pour Jean-Claude Guillebaud, « sous la croûte de l’apparence, les choses changent dans les têtes ». Et de citer Hölderlin : « Les peuples somnolent, la chance voulut qu’ils ne s’endormissent point. » Pour l’instant, cependant l’espoir semble submergé par l’ampleur de la tâche à accomplir. « On vit des mutations gigantesques, observe Guillebaud, tellement profondes que l’ampleur des adaptations à mener est paralysante pour tout le monde. » Une idée partagée par Dominique Méda : « La crise nous tétanise et bloque les innovations possibles alors que nous avons plus que jamais besoin de celles-ci. Nous sommes tétanisés par notre incapacité à savoir qui doit commencer et par où commencer » 

Cependant, si cela ne change pas, n’est-ce pas aussi parce que l’on ne sait pas bien par quoi remplacer ce monde tout cassé, mais qui fonctionne encore ? «  Un point fondamental, souligne Dominique Méda, est que les mouvements sociaux et écologistes ne parviennent pas en Europe à proposer une alternative commune et claire, ni le chemin pour y parvenir. »  La responsabilité est donc aussi du côté de ceux, si nombreux, qui critiquent le système, affirme vouloir le changer, mais sans être capables de surmonter leurs divisions, leurs chamailleries, ni d’articuler l’ensemble de propositions alternatives.

Il y a pourtant urgence. Comme le rappelle Jean-Claude Guillebaud, « la question centrale est de savoir si l’on va se mettre à changer dans la violence ou non. La violence rode sur nos têtes ». Alors il faut choisir de changer. Nous sommes nombreux à le vouloir, et à le mette en œuvre à son échelle. Il reste à coordonner, cristalliser, unir ces tentatives prometteuses et roboratives, mais encore dispersées. (Dossiers et Documents. Le Monde. Novembre 2012)

Un saut évolutif

Moebius

Cet article d’Hervé Kempf a le mérite de proposer un certain nombre de réponses à la situation paradoxale qui est la nôtre et qu’il décrit avec précision. Mais sans doute par peur d'être jugées utopiques, ces réponses restent très partielles et n'expliquent pas la signification, la dynamique ni l'orientation de ces "mutations gigantesques" qui font que "sous la croûte de l'apparence, les choses changent dans les têtes."

Dans une perspective intégrale dont nous nous faisons ici l'écho, ces mutations n'apparaissent ni factuelles, ni hasardeuses. Elles expriment la dynamique d'une évolution culturelle qui se manifeste aujourd'hui à travers l'émergence d'une "vision du monde" fondée sur un paradigme intégral et correspondant à un nouveau stade évolutif. Selon nous, rien ne peut advenir de novateur dans le domaine de l’organisation socio-économique qui ne soit inspiré par la dynamique de cette évolution culturelle porteuse de nouvelles formes d’interprétation et d’individuation, de perception et de conception.

A l’injonction de Margaret Thatcher selon laquelle il n’y aurait pas d’alternative, nous serions tentés de répondre que la seule alternative possible et plausible est celle d'un saut évolutif. Depuis plus de cinquante ans, nombre de chercheurs ont annoncé ce changement de paradigme qui explique aussi bien la transformation actuelle des mentalités que l’effondrement des institutions qui en est la conséquence.

Si, jusqu'ici, ils n'ont pas été entendus par les pouvoirs en place, c'est que les notions mêmes de saut évolutif et de développement qualitatif vont à l'encontre de l'anthropologie abstraite de la modernité qui identifie la conscience à la rationalité et celle-ci à une fonction purement instrumentale. En réduisant l'être humain à un individu abstrait, désaffilié de toute appartenance et déconnecté de toute globalité, cette anthropologie dominante fait de celui-ci l'agent fonctionnel d'une mécanique sociale, qui met sa rationalité au service de ses intérêts égoïstes.

La Mémoire du Futur

Aujourd’hui, il ne s’agit pas simplement d’observer et de participer à l’émergence de nouvelles formes de pensée et de sensibilité qui expriment la dynamique de l’évolution mais aussi de se libérer des formes anciennes, devenues totalement dépassées puisqu'elles ne sont plus du tout adaptées au temps présent des sociétés de l'information fondées sur le mouvement et la complexité.

Il convient donc de déconstruire une mentalité technocratiques inspirée par un rationalisme qui n'est rien d'autre qu'un usage déraisonnable de la raison déniant la participation sensible de la subjectivité et la vision globalisante de l’intuition. Se libérer des évidences, constituées par les références habituelles, nécessite toujours une tension créatrice où courage et ténacité, énergie et enthousiasme sont mobilisés par une inspiration profonde et partagée.

Tel est le rôle des visionnaires : poser et proposer un autre regard sur le monde, actualiser ce qui est potentiel, révéler un imaginaire commun, donner à voir ce qui est encore invisible, formuler l’implicite, oser l’impensable, démystifier l’impossible avec la force créatrice et subversive de l’utopie, éveiller dans l’être humain la mémoire du futur à travers des langages formels dans lesquels se reconnaît la conscience collective en évolution.

vendredi 8 février 2013

Table des matières (10) Une Nouvelle Culture Politique


Lorsqu’un seul homme rêve, ce n’est qu’un rêve. Mais si beaucoup d’hommes rêvent ensemble, c’est le début d’une nouvelle réalité. Friedensreich Hundertwasser


Chaque billet du Journal Intégral est la pièce d’un puzzle qui dessine, entre intuitions créatrices et réflexions critiques, la vision intégrale d’un homme réunifié dans un monde réenchanté. Les résumés des articles présentés dans cette Table des Matières permettront aux lecteurs de reconstituer ce puzzle en allant se référer à telle ou telle pièce afin de mieux comprendre et intégrer toutes les autres.


1 - Demandez le programme !... 2 - Une philosophie du Tout. 3 - La Petite Princesse. 4 - Evolutions. 5 - Evolutions (fin). 6 - Post-Matérialisme. 7 - Penser la nouvelle civilisation

Table des Matières 2011



Une Nouvelle Culture Politique
Table des Matières (10) du 9/02/11 au 9/03/2011

19/03/11. Penser la Catastrophe

Où, dans le contexte de la catastrophe de Fukushima, nous voyons comment, dès les années 50, en affirmant l’urgence d'un changement de niveau de conscience pour se libérer de l’emprise exercée par la techno-science sur la société, Einstein avait anticipé la dynamique de l'évolution culturelle en posant les bases d'un nouveau mode de pensée, qualifié aujourd'hui d'intégral. Il n'était pas seulement un savant génial, c'était aussi un penseur visionnaire qui réfléchissait à ce qui était pour lui un grand sujet d'inquiétude : l'évolution de la science et de la technique.

Selon lui "le progrès technique est comme une hache qu’on aurait mise dans les mains d’un psychopathe". C’est pourquoi le danger représenté par une science sans conscience nécessite l'émergence d'une autre forme de pensée : " Il devient indispensable que l'humanité formule un nouveau mode de pensée si elle veut survivre et atteindre un plan plus élevé ". Cette pensée novatrice nécessite de changer de niveau de conscience car "aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l'a engendré."


Le 8 Avril 2011 a eu lieu à Paris, une rencontre entre deux figures de la "culture intégrale", Ervin Laszlo, créateur du Club de Budapest et Andrew Cohen, initiateur d'une nouvelle forme - évolutive - de spiritualité. Ces deux penseurs évolutionnaires et visionnaires débattront autour des questions suivantes : "Comment faire évoluer la conscience humaine pour créer un nouveau monde ? Quels sont les modes de pensée et les outils différents qui peuvent accélérer son émergence ?"

Né en 1932 à Budapest en Hongrie, Ervin Laszlo est un philosophe des sciences, théoricien des systèmes, qui a publié plus de soixante dix livres dont le dernier est Science et champ akashique : une théorie intégrale du tout. Il fonde en 1993 le Club de Budapest à partir du constat que les défis gigantesques du vingt et unième siècle ne peuvent être relevés que par le développement d’une conscience culturelle globale. C’est à l'initiative du Club de Budapest en France qu'est crée à Paris l’Université Intégrale en Février 2008.

Né en 1955 à New York, Andrew Cohen est un enseignant spirituel américain qui transmet la vision originale de « l'Eveil évolutionnaire », un éveil spirituel qui, au 21ème siècle, s’effectue dans le contexte d’une évolution cosmique de quatorze milliards d'années. Andrew Cohen est le créateur de EnlightenNext, à la fois magazine et organisation internationale à l'origine, entre autre du premier Forum de l'évolution de la conscience qui a eu lieu à Paris en Octobre 2012. .


L’actualité du Printemps Arabe est l’occasion de s’interroger sur le mouvement de l’histoire et sur la façon dont ce mouvement se manifeste à travers un « évènement » singulier. En tant que dynamique évolutive, le mouvement de l'histoire est création de l'homme par l'homme, animée par le souffle d'un idéal qui l'inspire. Et c'est pourquoi Hegel disait du mouvement de l'histoire qu'il était manifestation de l'Esprit.

Dans cette perspective, l’actualité est une chose bien trop sérieuse pour être confiée aux médias qui la transforme en spectacle en lui faisant perdre son sens véritable qui est symbolique. Car l’évènement - cette forme temporelle - est avènement symbolique de l’Esprit, actualisant ainsi dans le temps sa puissance infinie. L'actualité est toujours actualisation du potentiel créateur de l'esprit.



Dans ce billet, nous faisions part d’une série de rencontres et d’évènements organisés ce printemps-là sur le thème de la refondation du lien social autour d’une vision éthique, culturelle, spirituelle. Intitulé Le Printemps du Nouveau Monde, ce billet s’est avéré visionnaire un mois avant le début du mouvement des Indignés, le 15 Mai, à Madrid qui initiait un vaste courant planétaire de contestation et de résistance citoyenne touchant notamment la Grèce, l'Italie, le Chili, Israël puis New York, avec le mouvement Occupy Wall Street. Le 15 Octobre, dans plus de 860 villes de 78 pays, des citoyens répondaient à l'appel des "indignés" espagnols à manifester, pacifiquement, avec pour mot d’ordre : "United for a Global Change" ("Tous ensemble pour un changement global").

Un mois avant que ne commence ce mouvement international, nous écrivions ceci : " C'est le printemps !... Une saison durant laquelle auront lieu, telle une floraison inespérée, une série d’évènements et de rencontres qui, toutes, visent à une refondation du lien social sur la base d’une vision à la fois éthique, culturelle, spirituelle. Regardez, écoutez, sentez : dans le mystère des aurores, un nouveau monde est en train d’éclore... Un regard superficiel verrait dans cette efflorescence printanière un pur hasard ou une simple coïncidence. Un regard plus profond percevrait cette synchronicité comme l’expression systémique d’un nouvel air du temps qui pourrait s’exprimer de la manière suivante : on ne pourra remettre l’homme au cœur de nos sociétés défigurées par l’individualisme et l’utilitarisme, le machinisme et le productivisme, sans retrouver au cœur de notre humanité les dimensions fondamentales du sens, de l’éthique et de la solidarité. »


Dans ce billet, nous proposions une présentation succincte des évènements et de rencontres organisés ce printemps-là sur le thème de la refondation du lien social autour d’une vision éthique, culturelle, spirituelle. Nous écrivions ceci : « La même sève créatrice s’exprime à travers la diversité de ces initiatives printanières : autant de notes singulières de ce nouvel air du temps dont les acteurs de l’évolution sont les interprètes. Selon Nietzsche : " Ce sont les paroles les moins tapageuses qui suscitent la tempête et les pensées qui mènent le monde arrivent sur des ailes de colombes ". Ouvrons les yeux et les cœurs, tendons nos oreilles et nos antennes intuitives pour être à l’écoute de ce nouvel « air du temps » qui enchante le printemps.

Pendant que les médias occupe les esprits et les distrait de l'essentiel en surfant de manière sensationnelle et émotionnelle à la surface des évènements, un nouveau monde est en train de s'esquisser, de manière discrète, presque secrète. Ce monde ressemble à notre futur si nous avons la force, l’inspiration et le courage de l’imaginer ensemble sans céder aux sirènes morbides de la haine et du désespoir ». Ce texte est bien sûr à mettre en relation avec le vaste courant planétaire de contestation et de résistance citoyenne qui démarrait un mois plus tard avec le mouvement des Indignés espagnols.


Ken Wilber

Le Samedi 7 Mai 2011 a eu lieu à Berne, en Suisse, la création officielle du premier parti intégral : « Politique Intégrale Suisse ». A cette occasion, Ken Wilber s’est entretenu avec Kilian Raetzo au sujet de la nouvelle culture politique inspirée par l’approche intégrale et sur le rôle d’un parti dédié à celle-ci. Après une rapide introduction qui permet de contextualiser les propos de Wilber, nous proposons la lecture de cet entretien où ce dernier aborde de nombreux sujets comme la révolution intégrale à venir, les rapports entre spiritualité et religion ainsi que le rôle d’un parti politique comme vecteur de l'évolution culturelle.

Ken Wilber : «  Nous allons au-devant d’un point de basculement. Quand le noyau leader de l’évolution a atteint 10% de la population, il y a un point de basculement. Au moment où 10% de la population avait atteint le niveau de développement "orange" ou moderne, il y a eu la révolution française, la fin de l’esclavage, la constitution américaine, la démocratie… Toute la culture a été entraînée à accepter ces valeurs, à s’arranger de ces valeurs, même si seulement 10 à 20 % de la population se trouvaient à ce niveau de développement. Nous pouvons aussi nous réjouir de ce que le “deuxième niveau“ atteigne bientôt 10%. Quand ce point de basculement intégral se produira, les valeurs intégrales changeront notre culture. Comme ça s’est passé sur les plans rationnel et postmoderne, il y aura une “révolution intégrale“ ».


L’exemple de Politique Intégrale Suisse permet de mieux comprendre comment un parti politique peut traduire ce nouveau stade de l’évolution culturelle qu’est la « vision intégrale » à travers de nouvelles formes d’organisation sociale. «  Politique Intégrale est une partie d’un large mouvement intégral, une vague philosophico-historique qui représente une nouvelle forme de conscience. P.I est son bras ou son aspect politique. L’époque mentale-rationnelle qui s’imposa vers la fin du Moyen-Âge amena la démocratie et avec elle, les partis politiques traditionnels. Le mode de pensée pluraliste-holistique qui s’épanouit dans les années soixante, donna naissance aux mouvements écologistes, pacifistes et tiers-mondistes (mai 68, flower-power, les verts). La conscience intégrale a maintenant besoin d’un bras politique intégral.

P.I se différencie, entre autres, des positions gauche-droite traditionnelles parce qu’il ne vise pas à avoir raison en cherchant à imposer une position ou une perspective particulière qui serait seule valable, mais à chercher une vision la plus inclusive possible des choses. Cela exige authenticité et empathie. La question n’est pas: qui a raison ? Mais: que devons-nous prendre en considération pour trouver des solutions intégrales, autrement dit qui tiennent compte de tous les aspects des problèmes à résoudre, le plus souvent fort complexes. »


Dans une modernité encore régie par les principes technocratiques d’objectivation et d’abstraction, l’originalité d’une politique intégrale est de prendre en compte l’intersubjectivité à partir de laquelle se constituent la culture d’un peuple et l’identité de ses membres. Toute société n’est-elle pas, en fin de compte, l’expression d’un consensus culturel permettant aux individus d’interpréter et de partager leurs expériences en référence à une même « vision du monde ».

Dans la perspective « développementale» qui est celle du paradigme intégral, l’évolution culturelle est faite d’une série de stades évolutifs traversés par l’humanité au cours de sa longue histoire. Les évolutions cognitives et épistémologiques déterminent la transformation des médiations culturelles et de l’organisation sociale qui vont à leur tour rétroagir sur les premières en les modifiant. La politique intégrale met donc la culture au cœur du débat politique, l’épistémologie au cœur du débat culturel et l’évolution cognitive au cœur du débat épistémologique. A chaque stade évolutif correspond effectivement une nouvelle manière de voir le monde qui fait écho au développement des facultés cognitives et morales.


Ce billet est l’occasion de proposer divers réflexions issues de l’expérience des animateurs du Parti Intégral. Ils ont pour thème l’intelligence du cœur, la logique intégrative, et le nouvel imaginaire politique. Pour Gary Zemp, co-président de Politique Intégrale, la logique intégrative qui fonde l’intelligence du cœur va profondément transformer l’approche que nous avons du champ politique : « L’apparition de la conscience intégrale dans le discours social et politique va modifier la signification de nombreuses notions. Il est également certain que la conscience intégrale nous aidera à manier les paradoxes qui ne peuvent être compris par les seules compréhensions et raisons, c’est à dire avec une solution « ou bien – ou bien ». Le paradoxe ne peut se percevoir que si nous autorisons une approche de solution « et – et ».

Un parti intégral représente ce paradoxe, puisque les partis existants se profilent d’autant plus puissamment qu’ils imposent leurs idées en excluant celles des autres, et qu’ils coupent leurs membres des gens ayant d’autres opinions. Un parti intégral sera au contraire très ouvert et inclura les idées des autres. Il essaiera d’intégrer dans ses réflexions toutes les perspectives possibles à prendre en compte et tous les humains, êtres vivants, la Terre et toute la création. Il partira du principe que tout est lié au tout, et ne créera donc pas ses visions et ses projets depuis la tête, mais principalement depuis l’intelligence du cœur. »



Le Mardi 24 Mai 2011 a eu lieu à Paris  la douzième journée de l’Université Intégrale autour du thème Société et Politiques Intégrales. Cette journée a été présentée à travers un texte synthétique où sont résumés les enjeux d’une véritable politique de civilisation. En voici un extrait : «  Les forces politiques qu'elles soient de droite, de gauche ou même écologiques sont restées dans une grande mesure enfermées dans une vision réductionniste, scientiste et mécaniste. Cependant la crise actuelle remet en cause ces bases même de notre pensée. Einstein explique très bien cette problématique lorsqu'il souligne qu'on ne peut résoudre un problème à l'intérieur même du système de pensée qui l'a produit.

La crise systémique sociétale que nous traversons est structurelle. Aucune des traditionnelles « recettes politiques » que nous connaissons déjà (libéralisation des marchés, redistribution sociale, préservation marginale de la nature) ne peuvent répondre à l'ampleur de la problématique. Nous avons besoin d'une nouvelle épistémologie, basée sur les recherches transdisciplinaires les plus avancées en philosophie, sciences économiques, sociales et technologiques, à partir de l'approche systémique, holistique et intégrale.

Nous pouvons imaginer un nouveau système économique, social et écologique qui articule le long moyen et court terme de manière vertueuse ; un espace cognitif où science, art et spiritualité aient leur place dans une véritable culture laïque et intégrale du développement humain. Tel est le projet d'une véritable politique de civilisation.»


Ce billet est la suite du précédent où nous présentions la douzième journée de l'Université Intégrale organisée le Mardi 24 Mai à Paris sur le thème « Société et Politiques Intégrales ». Après avoir, dans le précédent billet, exposé le contexte dans lequel s'inscrit cette réflexion collective, nous proposions le programme de la journée et la présentation des intervenants.