vendredi 30 septembre 2011

Les Monnaies Libres (3) Un Paradigme Post-Capitaliste (fin)

Comme si tout grand progrès de l'humanité n'était pas dû à de l'utopie réalisée ! Comme si la réalité de demain ne devait pas être faite de l'utopie d'hier. Gide
Ce billet est la suite du précédent où notre réflexion sur les monnaies libres était alimentée par de larges extraits d’un entretien donné au magazine Clés par Jean-François Noubel.


Des millions de monnaies sur le Web !...
J.F.N. : ... la monnaie du futur, dont je voudrais vous parler maintenant, émane des agents eux-mêmes. C’est un processus monétaire révolutionnaire, comparable à ce qui s’est passé pour les médias. Revenez vingt ans en arrière, nous avions quelques dizaines de mass-médias, journaux, télés, radios, pour des dizaines de millions de citoyens. Ces médias étaient tous propriété d’États ou de grands groupes. En face, l’individu était isolé, démuni.
Aujourd’hui, grâce à Internet, nous sommes des millions à avoir des blogs et des sites, qui diffusent toutes sortes d’informations, provenant de millions d’émetteurs. La source n’est plus extérieure à nous. Ce phénomène est en train de bouleverser les flux d’information, la gouvernance et donc la réalité du monde.
La monnaie constitue la prochaine étape. Il n’y a plus aucune raison, ni économique, ni idéologique, ni technique, pour que la monnaie continue à émaner d’une source extérieure, prise dans une architecture centralisée et inégalitaire. Désormais, l’infrastructure technique, les connaissances, l’idéologie, tout est prêt pour que chacun puisse créer sa ou ses monnaies. Dans les années qui viennent, vous allez voir apparaître des millions de monnaies, comme vous avez aujourd’hui des millions de médias. Si je vous avais parlé de millions de médias il y a vingt ans, vous m’auriez ri au nez.
En réalité, personne n’est relié à des millions de médias, chacun se relie plutôt aux vingt, dix, cinq ou trois médias dont il a besoin et qui lui correspondent. Pour la monnaie, nous allons assister à un phénomène similaire. Vous n’allez pas adhérer à des millions de monnaies, mais à quelques-unes, qui vous correspondront. Par exemple à la monnaie de votre quartier, avec laquelle vous allez pouvoir payer votre coiffeur, votre boulanger, votre épicier, etc.
À l’autre extrême, admettons que vous soyez philatéliste spécialisé dans le papillon, vous allez adhérer à la communauté mondiale des collectionneurs de ces timbres-là, qui aura sa propre monnaie, le Butterfly, permettant de s’échanger des timbres sans passer par le dollar, l’euro ou le yen. Chacun va déterminer ses appartenances monétaires en fonction de ses besoins.
Si vous vous apercevez que l’essentiel de vos achats provient de votre région, vous allez adhérer à une communauté monétaire régionale. Si vous voyagez beaucoup dans telle partie du monde, vous allez vous retrouver dans un réseau de gens comme vous, qui vont développer leur propre monnaie. Même votre immeuble peut avoir sa monnaie, pour acheter et vendre, par exemple du covoiturage, des cours particuliers, du baby-sitting, etc.
Toutes ces monnaies se créeront aussi facilement que se crée aujourd’hui un groupe de discussion sur le web. Au début tous les comptes sont à zéro et puis on commence les échanges et les comptes se mettent à bouger, en plus ou en moins...
Monnaies locales, nationales et transnationales
En allant du plus petit vers le plus grand, vous avez d’abord une monnaie de quartier utilisée par quelques dizaines de personnes ; puis une monnaie locale ou régionale comptant quelques centaines de milliers d’utilisateurs ; puis des monnaies nationales ou transnationales, qui auront des dizaines de millions, voire des centaines de millions de membres.
Vous pouvez par exemple très bien imaginer une monnaie internationale « Créatifs Culturels », dont les tenants garantiront : « Tout ce qui circule chez nous est garanti durable, éthique, pacifique, clean, bio, etc. » À l’intérieur d’un cercle d’une telle ampleur, s’établiront une éthique, une gouvernance, une fiscalité interne...
Comme aujourd’hui, vous aurez des gens dont 80% des échanges continueront à se faire sur le plan local et qui n’utiliseront que des monnaies de la région. Mais même eux ont besoin de s’acheter, mettons, de l’essence, pour laquelle ils auront besoin d’une monnaie globale - cela représentera peut-être 10% ou 20% de leurs transactions. À l’inverse, d’autres fonctionneront majoritairement avec des monnaies internationales. Tout cela donnera toutes sortes d’échanges.
N.C. : Concrètement, si j’arrive chez le boulanger, j’arrive avec quoi en poche : des pièces, des billets, un chéquier ?
J.F.N. : Une carte magnétique, vraisemblablement. De ce point de vue, la carte de crédit bancaire a bien préparé le travail. Aujourd’hui, il peut arriver que vous entriez dans un magasin qui ne prend pas votre type de carte de crédit. Vous choisissez alors un autre mode de paiement, ce n’est pas plus compliqué que ça.
N.C. : Mais ce système ne représente-t-il pas une sorte de régression hyper compliquée, comme au temps où chaque seigneurie frappait sa propre monnaie et où les gens passaient leur temps à changer une monnaie contre une autre ?
J.F.N. : Internet aurait semblé horriblement compliqué si j’avais dû vous l’expliquer en théorie avant que ça n’existe. Nous allons vers un monde qui comportera des millions de monnaies et donc des millions de parités, et pourtant ça ne sera pas compliqué. L’immense différence avec l’époque que vous évoquez tient au fait que toutes ces « open money » (monnaies libres) seront créées par les gens eux-mêmes et non par les seigneurs locaux. Cela change tout.

Un nouveau protocole

N.C. : Mais nous, Européens, qui sommes si contents d’avoir aujourd’hui le même euro, de Gibraltar à Varsovie, n’allons-nous pas juste à rebours de ce que vous dites ?

J.F.N. : Ça n’est pas contradictoire. En gros, il s’agit de laisser chaque écosystème exprimer spontanément ses besoins. Le projet « Open Money » consiste à dire : « Voilà l’outil pour créer toutes les monnaies que vous voulez, avec les architectures, la gouvernance et les limites que vous voulez, indexée sur ce que vous voulez : des dollars, des heures, des kilowatts, rien... » C’est donc un métasystème que nous sommes en train de mettre en place.

De la même façon qu’ont été établis le protocole http, avec interface utilisateur, qui permet à des machines très différentes de communiquer les unes avec les autres sur le réseau mondial, et aussi le système html, qui permet à toute personne de faire du contenu et de le communiquer sur ce réseau, nous sommes en train de créer un nouveau protocole, appelons-le provisoirement htxx, qui permettra à tout collectif de se créer sa ou ses monnaies.

N.C. : Des experts monétaires partagent-ils votre point de vue ?

J.F.N. : Oui, par exemple Bernard Lietaer, cofondateur de l’euro, ancien de la banque centrale européenne, qui s’explique dans son best-seller The future of money. Il vient de produire pour le Club de Rome un document faisant le lien entre ce qu’il appelle les « monnaies complémentaires » et la durabilité. C’est un réformiste, très politique.

Selon lui, la monnaie principale est yang, masculine, compétitive, dynamique, et les « monnaies complémentaires » sont yin, féminines, servant quand on n’a pas besoin d’être en compétition, mais en collaboration, avec partage de savoir, développement durable, etc. Il pense qu’un bon dosage entre monnaies yin et yang nous permettra de naviguer à long terme. Je ne partage pas tout à fait son point de vue, même si c’est un ami que j’estime beaucoup.

N.C. : Le prospectiviste Mark Luyckx nous disait récemment que plusieurs milliers d’entreprises belges fonctionnaient déjà en partie avec leur propre monnaie... Mais pouvez-vous nous en dire plus sur ce nouveau protocole ?

J.F.N. : Il permettra à chacun de se créer des comptes, à partir desquels il pourra émettre et recevoir autant de monnaies qu’il voudra. Aujourd’hui, vous avez par exemple un compte email, que vous pouvez communiquer, pour participer à des groupes de discussion ou à des réseaux de toutes sortes. À partir de ce compte, vous émettez et recevez des emails. Eh bien, de la même façon, vous aurez un compte CC (community currency) qui vous permettra de vous connecter à n’importe quelle monnaie en quelques clics et de pouvoir émettre et recevoir de ces monnaies-là.
Une gouvernance intégrée dans un logiciel
N.C. : Il y a une différence de taille entre l’information et la monnaie : par définition, la première est illimitée - si j’utilise une information, je n’en prive personne -, alors que la monnaie symbolise une richesse qui, quelle qu’elle soit, ne peut malheureusement pas se démultiplier ! Qu’est-ce qui va ancrer ces monnaies libres dans le réel matériel de la rareté
J.F.N. : Imaginez une partie de Monopoly où, à la place de la banque, chacun des joueurs achète et vend librement, avec des comptes, initialement égaux, qui montent et qui descendent en fonction des échanges. Les joueurs de ce collectif décident du type de produits ou de services échangés. Ils fixent aussi les limites du marché : jusqu’où peut-on descendre dans le débit et grimper dans le crédit ?
Exemple simple pour faire comprendre : un groupe de personnes pratiquant le covoiturage peut décider de prendre comme règle de gouvernance que personne ne pourra descendre plus bas que -200 km, ni monter plus haut que +200 km. Si vous avez déjà donné 200 km, vous devez absolument vous faire covoiturer par les autres, tout ce que vous donnerez en plus ne sera pas comptabilisé.
Inversement, si vous avez déjà pris 200 km, vous avez épuisé votre crédit et il vous faut covoiturer les autres si vous voulez continuer à fonctionner dans ce collectif. Autrement dit, un collectif peut décider que personne ne s’endettera ni ne s’enrichira au-delà d’un certain pourcentage de la masse monétaire globale de ce collectif...
Réfléchissez à l’essence même de cette technologie : en soi, c’est de la conscience embarquée, ou engrammée. Pensez aux premières heures de e-bay. Combien de gens ont dit, à l’époque : « Ça ne marchera jamais ! On a déjà du mal à acheter la tondeuse du voisin, ou à la lui vendre par peur des chèques en bois, comment irais-je faire des enchères avec un type à l’autre bout du monde que je n’ai jamais vu ? »
La réponse, c’est que vous n’avez pas à faire confiance à cet inconnu, mais à la technologie, non pas parce qu’elle serait « automatique », mais parce qu’on y a engrammé une structure de gouvernance. L’accord tacite est intégré au mode opératoire. Les transactions en ligne sur la toile n’ont pas besoin d’une confiance explicite, le protocole mis en place règle ces problèmes-là.
L’une des grandes erreurs de la plupart des économistes aujourd’hui, est de dire qu’il faut d’abord la confiance pour qu’une nouvelle monnaie soit possible. C’était vrai dans l’ancien paradigme, mais faux dans le nouveau. C’est ce qu’on voit aussi dans Wikipédia, dont on se moquait : « Ça ne peut pas marcher ! » Mais on a créé la gouvernance dans la technologie du Wiki. Eh bien, nous sommes en train de préparer la même chose pour la monnaie !...

Activisme et invention

N.C. : Jusqu’à présent, la plupart des expériences de « monnaie locale » réussies - dans les années 30 à Wörgel (Autriche), les années 50 à Lignières-en-Berry, les années 90 à Buenos Aires - ont été finalement stoppées par l’État, jaloux de son supposé monopole monétaire. Vous pensez que les « monnaies libres » pourront tranquillement se développer sur le web, sans que les États ne les sabotent ?

J.F.N. : Ça embête surtout les puissances financières qui contrôlent les États. Cela dit, toute grande innovation s’installe en deux temps : un premier temps d’activisme social, souvent idéologique, qui crée un contexte, où se coulent, dans un second temps, des inventions beaucoup plus pragmatiques. Celles-ci sont forcément confrontées à l’ancien ordre établi, menacé dans sa survie. C’est valable à toutes les époques.

Au Moyen-âge, vous avez des gens qui disent : « Il faut traduire la Bible pour que tout le monde puisse la lire. » Cette idée révolutionnaire révulse l’Église, qui voit le monde s’effondrer et s’abrite derrière le fait que c’est techniquement impossible. Mais voilà que Güttenberg résout la question en inventant l’imprimerie, qui va métamorphoser la culture et fonder une nouvelle civilisation !

La même chose est en train de se passer aujourd’hui avec la monnaie. La première phase est accomplie, le contexte est là, creusé par toutes sortes d’expériences, dans une situation de crise économique larvée. L’étape suivante ? D’un côté, les activistes sociaux des forums alter-mondialistes réclament que l’on passe par la voie politique, en légiférant, interdisant, fiscalisant, bref en utilisant le système présent. De l’autre côté, vous avez les inventeurs, parmi lesquels je situe notre petit groupe. Nous ne sommes pas dans une logique de combat, même si nous voyons bien les défauts du système. Nous sommes juste en train d’inventer le système suivant !

... Toutes les grandes inventions humaines, depuis la maîtrise du feu ou de la roue, ont contribué à l’évolution spirituelle de l’humanité. Quand un rêve réussit à s’incarner dans la matière, la conscience se déploie. Il y a plus de conscience dans un monde qui contient des livres que dans un monde qui n’en contient pas. Mais ça va plus profond.
Des êtres qui auraient toujours vécu en prison, se verraient eux-mêmes comme naturellement limités. Transposés dans une nature fleurie, quelque chose se déploie en eux. La vie moderne actuelle rogne une grande partie de notre éventail de possibilités. Tout ce qui n’est pas monnayable a du mal à prouver sa valeur.
... Le système monétaire actuel permet des échanges globaux, entre humains qui ne se connaissent pas, mais seulement pour une toute petite partie de leurs vraies richesses. Que deviennent les autres richesses ? Une partie d’entre elles n’a pas besoin d’être comptabilisée, ne concernant que la sphère intime. La plupart des autres sont niées, ou dégradées. Alors que dans des systèmes d’échanges différents, comme ceux que permettront les monnaies libres, tout un pan de la richesse, donc de la conscience humaine pourra se révéler.

mardi 27 septembre 2011

Les Monnaies Libres (2) Un Paradigme Post-Capitaliste

Il n’y a pas de pensée dominante. Il n’y a que des esprits dominés. J. Macé-Scaron
Dans notre dernier billet, nous nous faisions l’écho des initiatives concernant les « monnaies libres » distribuées à travers les réseaux sociaux par Internet et la téléphonie mobile. Ces initiatives novatrices nous permettent de réfléchir non seulement aux relations que notre société entretient avec l’argent mais surtout aux représentations économiques, à l’imaginaire collectif et à la "vision du monde" capitaliste qui déterminent ces relations.

Au-delà, cette réflexion permet de mieux comprendre - et déconstruire - le paradigme d’une modernité marquée, selon Max Weber, par le « passage d’une économie du salut au salut par l’économie ». Parce que l’utilitarisme est l’essence même de la modernité, l’économie y est devenue une valeur centrale déterminant toutes les autres. Dans ce contexte moderne, la monnaie se réduit à un rôle d’instrument financier qui s’abstrait de la fonction symbolique et social qui fût la sienne dans les cultures pré-modernes.

L’émergence des monnaies libres est la conséquence et la cause d’un profond changement de paradigme. Dans l’ancien paradigme monétaire, liée à la modernité abstraite, la diffusion de la monnaie dépend d’une source extérieure, centralisée et privée. Ce point de vue dominant d’une source émettrice, extérieure à l’écosystème où circule l’énergie monétaire, est l’expression dans la sphère économique d’une culture de domination abstraite et technocratique propre à la modernité.

Un fonctionnement intégré


Car, ne l'oublions pas, le capitalisme est surtout une "vision du monde", c'est à dire un imaginaire et une culture, avant que d'être une organisation économique. C’est pourquoi cette organisation ne pourra être dépassée sans qu'émerge le paradigme dynamique capable de rendre compte de la complexité de nos sociétés digitales fondées sur l’interconnexion et la circulation de l’information. Les monnaies libres fonctionnent à partir d’un autre paradigme qui serait post-capitaliste. La monnaie n’est pas émise par une source extérieure : elle est l’expression des échanges entre les participants d’un même écosystème.
Ce type de fonctionnement renvoie une culture du flux et de l’interconnexion ainsi qu’à une éthique communautaire et une intelligence collective qui émergent des réseaux sociaux. Le changement de paradigme est donc fondamental : il s’agit de passer d’un fonctionnement « abstrait » et capitaliste où la source monétaire est extérieure à l’ écosystème à un autre type de fonctionnement « intégré » et post-capitaliste où la monnaie du futur émane des agents eux-mêmes, guidés qu'ils sont par une intelligence collective reliant les subjectivités à l'évolution de l'écosystème.

Cette évolution monétaire est un élément d’un changement de paradigme qui concerne toutes les dimensions, intérieures et extérieures, individuelles et collectives, de l’être humain. Ceux qui connaissent les divers stades de l’évolution culturelle ne manqueront pas de voir dans cette évolution monétaire les conséquences dans la sphère économique du passage du paradigme mécanique et abstrait propre à la modernité industrielle au paradigme intégral qui émerge des sociétés de l’information en réintroduisant une dynamique concrète et une perspective globale que l’abstraction technocratique avait déniée.

Dans une société fondée sur le flux de l’information, la pensée doit pouvoir prendre en compte la dynamique créatrice et associative qui est au cœur même de la vie et de l’esprit. Inspirée par une vision évolutionniste et relationnelle de l’être humain dans son milieu, la « vision intégrale » rend compte des dynamiques évolutives et diachroniques qui animent l'humanité comme des systèmes synchroniques et structuraux à travers lesquelles celles-ci se manifestent. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Jean-François Noubel, spécialiste de l’intelligence collective et pionnier des monnaies libres, fait référence de manière explicite à la théorie intégrale de Wilber qui inspire ses recherches. (in Intelligence collective : la révolution invisible p.21).

Matrix

Le problème de la monnaie dépasse de loin la sphère de l’économie comme celle-ci réfère à bien d’autres dimensions – sociales et culturelles, symboliques et anthropologique – que la fonction abstraite et instrumentale à laquelle voudrait la réduire l’approche technocratique de la modernité. Parce qu’elles sont des portes de passage entre deux paradigmes, les monnaies libres nous conduisent à remettre en question nos modes de vie et de pensée habituels.

Une telle remise en question accompagne une véritable mutation de la conscience et de la société vers un stade supérieur de leur évolution. Comme si nous sortions de la matrice individualiste propre au capitalisme industriel pour participer, de l’intérieur, à une éthique communautaire et à une intelligence collective issues de ces nouveaux réseaux sociaux que font émerger les technologies de l’information.

Comme le dit Jean-François Noubel dans l’entretien donné à Nouvelles Clés dont nous publions ci-dessous de larges extraits : « Finement comprendre la monnaie est une expérience incroyable, quelque chose de l’ordre du film Matrix. On se libère des conditionnements du système, pour le contempler du dehors, dans ses structures fines. La plupart des échanges sont aujourd’hui monétarisés. La monnaie imbibe tout, nos psychés, nos comportements, bien au-delà de ce que nous imaginons. L’ensemble du monde actuel est modelé par la monnaie. Réaliser cela est très secouant. C’est du même ordre que découvrir la rotondité de la terre... »


Open Money : bientôt chacun créera sa propre monnaie.
Entretien avec Jean-François Noubel. Nouvelles Clés. Propos recueillis par Mélik N’Guédar

De la même façon que le micro-ordinateur a donné leur autonomie informatique à toutes les unités humaines (maisons, entreprises, écoles, institutions...) et que les technologies vertes promettent de leur donner une autonomie énergétique (solaire, éolien, géothermie, etc.), voilà qu’arrivent les monnaies libres (« open money »), censées donner à chacun son autonomie monétaire... chacun pourra bientôt devenir émetteur/récepteur de monnaies - ce qui va métamorphoser l’économie et la société, mais aussi nos vies et nos esprits.

Nouvelles Clés : Avant les années 70, personne n’avait vu venir le micro-ordinateur et les bouleversements qu’il allait apporter. Dans les années 80, qui nous parlait d’Internet ? Aujourd’hui, vous dites que nous sommes à la veille d’un choc aussi grand, concernant non plus l’information, mais la monnaie ?

Jean-François Noubel : Avant de pouvoir vous parler de l’arrivée des « monnaies libres » (open money), il est indispensable de comprendre deux ou trois choses sur notre système actuel. Vous avez déjà joué au Monopoly, n’est-ce pas, avec des joueurs et une banque ? Si la banque ne donne pas d’argent, le jeu s’arrête, même si vous possédez des maisons. On peut entrer en pauvreté, non par manque de richesse, mais par manque d’outil de transaction, de monnaie.

Dans le monde d’aujourd’hui, 90% des personnes, des entreprises et même des États sont en manque de moyens d’échange, non qu’ils soient pauvres dans l’absolu (ils ont du temps, des compétences, souvent des matières premières), mais par absence de monnaie. Pourquoi ? Parce que, comme dans le Monopoly, leur seule monnaie dépend d’une source extérieure, qui va en injecter ou pas. Il n’y a pas autonomie monétaire des écosystèmes.

Au Monopoly tout le monde commence à égalité. Puis, peu à peu, des déséquilibres s’introduisent. Si la banque décidait de faire payer la monnaie, avec taux d’intérêt, les déséquilibres s’accroîtraient encore plus vite, parce que, mathématiquement, l’intérêt évolue de façon exponentielle. Aujourd’hui, 95 % de la monnaie mondiale est payante. En moyenne, quand vous achetez un objet, le cumul des intérêts constitue 50% de son prix.

Cette architecture fait que la moindre inégalité s’amplifie très vite : plus vous êtes riche, plus vous avez tendance à vous enrichir, plus vous êtes pauvre, plus vous avez tendance à vous appauvrir. Il y a un phénomène d’auto-attraction de la monnaie, quasiment comme la matière dans le cosmos. On parle de « loi de condensation », avec des boucles en feedback positif ou négatif.

Le premier a en avoir parlé, au XIX° siècle, est l’économiste Vilfredo Pareto, qui avait beaucoup voyagé et constaté que, quel que soit le système, 20% de la population humaine possédait en moyenne 80% des richesses. Le « principe Pareto » a montré que notre système monétaire n’était pas viable à long terme - tout le monde est d’accord là-dessus, même les dirigeants de l’US Federal Bank. C’est par nature un système à cycle court, où l’on doit régulièrement remettre les compteurs à zéro, par une crise grave, un crack général, une guerre. Ce système encourage fondamentalement le court terme, la compétition, la propriétarisation d’un maximum de choses, ressources, mais aussi savoir, espèces vivantes, etc.

Dans la métaphore du Monopoly, le décalage entre riches et pauvres s’accroît jusqu’à l’absurde, puisque finalement, le riche élimine les pauvres et, se retrouvant seul, ne peut plus jouer. Même s’il dit qu’il a « gagné », c’est un jeu à mort collective. Si vous faisiez jouer à ce jeu les dix sages les plus sages du monde, ils ne pourraient rien y changer, car tout dépend de la règle, c’est-à-dire de l’architecture intrinsèque du système, notamment en ceci : les joueurs dépendent d’une source extérieure qui leur fournit l’outil de leurs propres transactions et, ce faisant, leur dicte sa loi.

Les Lets et la redécouverte de la monnaie libre

J.F.N. : Au cours de l’histoire, l’humanité s’est inventé une foule de moyens monétaires et nous nous trompons quand nous pensons que notre système est le fruit d’une longue évolution universelle : il est jeune, droit sorti de l’Angleterre victorienne, qui l’a taillé pour servir l’idéologie industrielle. Depuis, c’est devenu un processus planétaire, qui a énormément évolué, notamment depuis vingt ans, en devenant digital. Les conséquences de la digitalisation sont considérables : nous vivons de plus en plus sur des cartes de crédit, donc avec de l’argent payant, et les puissants peuvent désormais transférer des sommes colossales d’un bout à l’autre de la planète d’un simple clic d’ordinateur.

La première monnaie libre remonte, elle, à environ un siècle. L’un de ses inventeurs, était un Autrichien qui, après un tour du monde, s’était retrouvé chez lui, une région économiquement sinistrée. Son idée fut de relancer l’activité en inventant une monnaie locale « fondante ». C’est une monnaie qui, non seulement ne rapporte pas d’intérêt, mais qui perd de la valeur si l’on ne s’en sert pas. Au bout d’un mois, par exemple, si vous ne l’avez pas utilisée, vous pouvez la jeter, car on imprime d’autres billets.

Cette architecture décourage la thésaurisation monétaire et encourage la dépense, l’investissement et la thésaurisation de biens. Du coup les tendances inégalitaires décrites par Pareto se trouvent bloquées. Changeant la règle du jeu monétaire, vous changez les comportements et toute l’économie repart. Cet Autrichien a si bien réussi qu’on l’a... jeté en prison ! Il arrivait trop tôt. À cette époque, attaquer la centralisation étatique était un tabou.

Avec la crise de 29, on va voir les habitants de certaines zones totalement ruinées et démonétarisées se remettre au troc et, s’apercevant que celui-ci ne peut pas mener loin, redécouvrir le principe de base de la monnaie, qui correspond à un processus naturel. Toutes sortes de monnaies locales sont ainsi apparues dans les années 30, en Europe et en Amérique. Là aussi, la question deviendra politique et la réponse sera le New Deal, puis, de façon radicale, la seconde guerre mondiale.

N.C. : Pour notre génération, tout commence avec les fameux Lets canadiens...

J.F.N. : Lets que l’on a traduit par « Local exchange tip system », alors que le sens originel était simplement « let’s do it » ! C’est parti vers 1982, d’un certain Michael Lynton, membre de notre groupe actuel, qui vivait à l’époque près de Vancouver, dans une vallée en crise, après que l’armée ait quitté la zone. Lynton eut l’idée géniale de créer un système de crédit mutuel sans banque du tout. Pas de source extérieure, on se fait confiance : chaque fois que j’achète quelque chose, c’est noté en moins ; chaque fois que je vends quelque chose, c’est noté en plus. Nul besoin d’avoir accumulé de l’argent au préalable, c’est l’échange qui crée spontanément la monnaie.

Ces Canadiens qualifièrent leur nouvelle monnaie de « CC » (pour « Community Currencies »). Leur système fit tâche d’huile dans le monde entier. En France, on vit ainsi apparaître différents SELsystème d’échange local »). On estime qu’il existe aujourd’hui dans le monde environ cinq mille monnaies locales de ce genre. Elles sont généralement restées en marge de la société, dans des réseaux de chômeurs, des quartiers défavorisés, chez des révolutionnaires de l’écologie, etc.

Une version des Lets est indexée sur le temps. Le « time banking », qui fonctionne sur du « time dollar », est devenu une institution aux États-Unis. Dans les zones en crise, que la monnaie a désertées, les gens au chômage sont riches en temps ! Comme ils disposent aussi de savoirs faire, il suffit de mettre en place un système d’information et de comptabilité des échanges, pour que l’activité reparte.

N.C. : Pourquoi ces systèmes sont-ils restés marginaux ?

J.F.N. : D’abord parce que l’économie principale, hyper puissante, reste pour le moment opérationnelle. D’autre part, ces nouvelles monnaies supposent une participation très active, militante. Si vous avez du travail et que votre train de vie vous va, votre motivation restera molle. Il en est allé autrement dans certains cas, notamment en Argentine, où la monnaie s’est brusquement effondrée. Imaginez que tous vos euros ne vaillent plus rien du jour au lendemain, votre motivation va changer. D’abord, vous allez descendre dans la rue, pour chercher quoi échanger, afin de couvrir vos besoins fondamentaux. En moins d’une semaine, vous vous apercevrez que le troc pur ne marche pas, ou très mal, qu’il faut un système d’information derrière.

Donc, pour pouvoir manger, vous allez devoir acquérir une culture de la monnaie. Celle-ci commence par un inventaire de vos richesses. Qu’avez-vous à offrir ? Enseigner l’anglais ? Les œufs de votre poulailler ? Transporter des personnes ou des marchandises dans votre voiture ? Tout le monde se livre à cette recherche. On découvre alors que des gens qui n’avaient aucune valeur dans le système étatique et bancaire, en trouvent soudain une. Par exemple des femmes illettrées, absentes des radars économiques « normaux », découvrent qu’elles ont de la valeur, parce qu’elles peuvent : cuisiner, jardiner, coudre, laver, garder des enfants, etc.

N.C. : En pleine crise, on imagine en effet que sont revalorisées les savoirs faire pragmatiques, liés à la survie. Par contre, si je suis épistémologue ou neurochirurgien, je risque d’avoir du mal à monnayer ça.

J.F.N. : Pas forcément. Certes, au moment d’un crack économique, les étages s’effondrent et on en revient à une base quasiment biologique. Mais le monde se reconstruit vite. On retrouve ce que les psychosociologues appellent la « pyramide de Maslow » : les premières semaines, vous avez besoin de boire, de manger, de vous chauffer, etc. ; au bout d’un mois, vous aurez peut-être envie de vous faire couper les cheveux ; puis de reprendre vos cours de yoga, ou de piano. La sophistication revient plus vite qu’on ne croit. Ce fut le cas des « réseaux de troc » argentins, qui ont rapidement adopté un modèle de « monnaie fondante ». Des spécialistes les ont rejoints, par exemple l’économiste Eloisa Primavera, qui fait partie de notre petit cercle...

Cette histoire argentine a bien marché, touchant des millions de personnes. Et puis tout s’est effondré, en quelques semaines. Pourquoi ? D’abord parce que la monnaie officielle est revenue en force et que les vieilles habitudes ont repris. Ensuite, sur un point essentiel, ce système restait classique : il y avait toujours une banque, qui créait la monnaie, fondante ou pas, une source extérieure aux transactions. Dans le meilleur des cas, cette source est honnête et indexe bien la masse monétaire aux besoins, mais au bout du compte, il y eut assez d’erreurs et de malversations, pour que la majorité se rabatte sur le système étatique réparé.

On pourrait citer de nombreux autres exemples, l’Australie, l’Afrique du Sud et des tas d’endroits dans le monde, avec parfois le soutien des États. Ici même, il y a le projet européen Sol, dans lequel Patrick Viveret est très investi. Mais sur un point essentiel, ça reste classique : la source monétaire est extérieure à l’« écosystème », alors que la monnaie du futur, dont je voudrais vous parler maintenant, émane des agents eux-mêmes.
(A suivre...)

jeudi 22 septembre 2011

Les Monnaies Libres (1)

Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors, ils l'ont fait. Mark Twain
A l’heure où l’intensité de la crise économique et financière peut faire craindre un chaos social et politique, il nous faut imaginer des voies nouvelles qui sortent des sentiers battus pour créer et expérimenter les formes sociales et culturelles, économiques et politiques, qui expriment le nouvel esprit du temps. Dans notre dernier billet, notre esquisse de l’évolution monétaire se terminait sur la perspective des monnaies libres diffusée à travers les réseaux sociaux. C’est à cette future métamorphose du phénomène monétaire que nous consacrons ce billet.

Résumé des épisodes précédents

A l’occasion de la treizième session de l’Université Intégrale autour du thème « Nouvelles Valeurs, Nouvelles Richesse », nous venons d’esquisser une vision intégrale de la monnaie. Nous avons d’abord analysé la dimension synchronique du phénomène monétaire à travers le modèle des Quatre Quadrants de Wilber qui définit les dimensions intérieures, extérieures, individuelles et collectives par lesquelles un système monétaire se manifeste dans un temps donné.

Dans le dernier billet, nous avons indiqué quelques éléments concernant la dynamique diachronique de l’évolution monétaire. Car la monnaie apparaît comme un phénomène trans-temporel qui évolue et se transforme selon les diverses « visions du monde » liées aux divers stades de l’évolution culturelle.

Nous vivons aujourd’hui la fin d’un monde. Les diverses crises économiques et financières, écologiques et morales sont autant de symptômes d’une dynamique historique fondée sur l’obsolescence du paradigme abstrait et technocratique de la modernité à laquelle correspond l’émergence d’un autre paradigme, lié au nouveau stade de l’évolution culturelle abordé par une partie de l’humanité.

Monnaies complémentaires

Comme le disait Gramsci : « La crise, c'est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître ». Dans le domaine économique, à la crise profonde de l’hypercapitalisme dont nous sommes les spectateurs bien souvent sidérés, correspond l'émergence de nouvelles formes économiques et sociales. Il existerait actuellement à travers le monde plus de 5.000 monnaies, qualifiées de complémentaires, qui sont autant d’occasions de refonder la dimension économique sur la base d’une éthique communautaire.

Ces initiatives cherchent à retrouver le rôle fondateur de la monnaie : celui d’un échange et d’une relation sociale qui réfère à l’ordre symbolique sur lequel est fondée toute intersubjectivité. Comme leur nom l’indique, les monnaies complémentaires sont des compléments au système financier géré par les banques et les états comme les médecines complémentaires viennent en complément de la médecine officielle.
Certains pionniers, comme Jean-François Noubel, veulent aller plus loin. En utilisant les technologies de l’information pour créer des « monnaies libres », ce spécialiste en intelligence collective cherche à démocratiser une création monétaire réservée jusque là au pouvoir régalien. C'est en ce sens qu'il participe à l’invention du prochain système monétaire global : une plateforme distribuée permettant à des millions de monnaies libres de circuler à travers les réseaux - Internet et téléphones mobiles.
De la rareté à l'abondance
Voilà comment sur le site The Transitionner, Jean-François Noubel définit son projet : " Le système monétaire actuel est un Titanic. Piloté par quelques uns en haut d'une chaîne de pouvoir, loin du jeu démocratique, obscur, fondé sur des idéologies du passé, il démontre qu'une erreur de pilotage ici, une malveillance là, une négligence générale de l'équipage ont tôt fait de mener le navire à sa perte. Avec tous ses passagers à bord. Evidement ceux qui sont en charge des commandes font tout pour l'empêcher de couler. On connaît la suite...
Notre système monétaire conventionnel ne durera plus très longtemps. L'argent basé sur la dette et l'intérêt est un système instable, condamné à disparaître du fait de son déséquilibre intrinsèque (par exemple le marché ne peut suivre le montant des intérêts à rembourser)...
L'argent est un système d'information, fait pour mesurer et réguler des flux dans le monde réel. En théorie, la rareté de l'argent n'est pas une caractéristique nécessaire. De fait, cette rareté est artificielle, et ce bien que certaines ressources (notamment le travail, ou la créativité) soient abondantes. L'argent devrait être en quantité suffisante pour permettre de rendre compte des flux, afin que dans les organisations, les collectivités, les communes, régions... partout où des richesses sont échangées, elles puissent être prises en considération sans contrainte.

Un nouveau paradigme
L'argent est sur le point de suivre la même évolution que celle qu'ont connu les media durant ces deux dernières décennies. Bientôt, des millions de monnaies libres circuleront à travers nos réseaux informatiques et téléphoniques. Elles ne seront pas contrôlées par des états ou des banques centrales, mais émises par les millions de "places de marché" impatientes de se libérer de l'argent conventionnel, fondé en grande partie (entre 85% et 98%) sur la dette et l'usure. Toutes émettront et utiliseront ces monnaies libres... tout simplement parce que la plupart des individus et des organisations vivent une pénurie monétaire!
Les "dotcoms", ces grands acteurs des nouvelles technologies (eBay, Google...) seront probablement les premiers à comprendre que leur véritable modèle économique à venir se trouve dans ce nouveau paradigme plutôt que dans le modèle fondé sur l'argent rare, dans lequel ils se sont développés.
Le projet des monnaies libres (également dénommé Metacurrency) consiste à définir et créer une infrastructure globale au sein de laquelle ces millions de monnaies pourront facilement être émises et circuler, dans une architecture peer-to-peer. Il s'agit de développer le prochain système planétaire pour représenter et comptabiliser la richesse. Il fera partie du patrimoine de l'humanité, et sera entièrement construit sur des outils (notamment logiciels) libres. "

Oser sortir des sentiers battus

Certains d'entre vous penseront : "encore un fou qui cherche à entraîner les autres à la poursuite de ses chimères". (Je les entends déjà...). Et pourtant, l’humanité évolue grâce à l’initiative et à l’inspiration des fous de ce genre, ces pionniers qui tracent des voies originales parce qu’ils sont animés d’une vision qu’ils ont la force d’incarner et le courage de réaliser. Connectés de manière intime et créatrice à la dynamique de l’évolution, ces innovateurs perçoivent avant les autres les formes à travers lesquelles cette dynamique va se manifester.

Le pionnier est tout simplement celui qui n'est plus prisonnier de son passé. Libéré de cette emprise qui pèse sur tant d'autres, il peut donner à la force de son désir et de sa vision la forme d’une destinée et d'une création. Avec son intuition pour unique compagne il avance, pointé du doigt par tous ceux qui restent les otages d'une perspective devenue largement inadaptée. Ces derniers jugent utopiques et irréalistes toutes les innovations qui échappent à leur habitudes de vivre et de penser. Jusqu’au moment où, les faits donnant raison à leur vision, les pionniers sont suivis et imités par ceux-là même qui les avaient désignés et dénigrés quelques temps auparavant.

Nous proposons ci-dessous une vidéo passionnante dans laquelle Jean-François Noubel nous fait participer à sa vision en développant son projet de monnaies libres. A consommer sans modération pour se « décoiffer » en se libérant des concepts restrictifs liés à un paradigme en train de s’écrouler et en s’éveillant à cette nouvelle vision où la société digitale de l’interconnexion devient la matrice d’une « connéthique » : une éthique communautaire correspondant à l'émergence des réseaux intersubjectifs générés par les technologies de l’information.

jeudi 15 septembre 2011

Université Intégrale (9) Une Vision Intégrale de la Monnaie (fin)

L’ensemble de ce qui compte ne peut être compté et l’ensemble de ce qui peut être compté ne compte pas. A. Einstein
La treizième session de l'Université Intégrale se déroulera à Paris, les 19 et 20 Septembre autour du thème : «Nouvelles valeurs, nouvelles richesses, nouvelles mesures, nouvelles monnaies ». A cette occasion, ce billet, comme le précédent dont il constitue la suite, participe d’une réflexion sur l’émergence de nouvelles formes économiques et monétaires Pour comprendre la logique de cette réflexion, il faut avoir lu le précédent billet avant d’entamer la lecture de celui-ci.
Diachronie et synchronie
L’approche intégrale a ceci de particulier qu’elle est à la fois diachronique et synchronique. Elle est diachronique en ce sens qu’elle rend compte d’une dynamique évolutive qui se manifeste à travers le temps. Elle est synchronique en ce sens qu’elle rend compte des liens structuraux qui existent à un temps T entre des éléments apparemment divers mais qui font système.
La perspective intégrale permet de saisir la façon dont la dynamique diachronique de l’évolution se manifeste dans le temps à travers une diversité de systèmes cohérents qui sont autant de stades d’un processus de croissance en complexité. C’est en ce sens qu’elle est avant tout une pensée de l’évolution.
Dans le dernier billet nous avons plus particulièrement étudiés le phénomène monétaire dans sa dimension synchronique à travers le modèle des Quatre Quadrants qui définit les dimensions intérieures, extérieures, individuelles et collectives par lesquelles un système monétaire se manifeste dans un temps donné.
Dans ce billet ci, nous aborderons plutôt la dimension diachronique de la monnaie. Notre représentation actuelle de la monnaie est l’expression d’une modernité technocratique qui date de quelques siècles. Mais la monnaie est un phénomène trans-temporel qui se transforme selon les diverses « visions du monde » liées aux divers stades de l’évolution culturelle.
Nous esquisserons simplement quelques pistes qui doivent être approfondies pour mieux saisir la dynamique de l’évolution monétaire et pour imaginer à travers quelles formes cette dynamique va se manifester dans les temps à venir. Une bibliographie et une netographie viennent enfin proposer des ressources documentaires proposées par l'Université intégrale à ceux qui souhaiteraient nourrir leur réflexion sur le sujet.
Au cœur de la monnaie
Dans un ouvrage intitulé Au cœur de la monnaie dont la traduction vient de paraître en France aux éditions Yves Michel, Bernard Lietaer développe une analyse de la dimension archétypale de la monnaie qui, selon lui, joue un rôle fondamental dans les fluctuations monétaires. Pour ce faire, il nous convie à un passionnant voyage de vingt huit mille ans - de la préhistoire à Wall Street - jalonné par des archétypes.
Il aborde notamment les archétypes de la Grande Déesse, de la féminité, de l’argent Yin. La mise en lumière de la dimension émotionnelle de la monnaie nous renvoie aux tréfonds de notre psyché. Il s’agit de guérir nos blessures face à l’argent pour le remettre à sa place de serviteur, au lieu de maître.
Pouvons-nous encore éviter les immenses dégâts et le chaos dans lequel nous plongera un effondrement de l’ordre établi il y a six ou sept cents ans ? Alors que la situation du système monétaire global de la planète semble devenir ingérable, ce travail de recherche, très bien documenté, propose des réponses innovantes, hors du cadre de la pensée unique. L’auteur tire de ce voyage des enseignements très actuels pour éclairer les choix monétaires du XXle siècle.
La crise systémique que nous vivons demande bien plus que des mesures correctives. Or, selon l’auteur, c’est au centre de nos tabous monétaires que nous trouverons, ou non, les forces indispensables au changement de paradigme. C’est bien le monopole de cette monnaie « yang », et non pas une perversité humaine, qui nous pousse irrémédiablement au court terme et à l’épuisement des ressources. Et ce sont bien les ombres de nos archétypes qui nous aveuglent et nous empêchent de remettre en question ce tabou moderne.
Réenchanter la monnaie
Nous avons oublié que la monnaie ne devient un instrument financier que parce qu’elle est avant toute une ressource symbolique qui fonde et irrigue le corps social comme le sang irrigue le corps physique. Les dérives de la spéculation financière comme la crise du système capitaliste sont aussi les conséquences de cet oubli. Ce sont les symptômes d’une mort annoncée, celle de l’« Homo Economicus » qu’une définition classique décrit comme : « un homme hypothétique qui serait libre de tout sentiment altruiste et de tout motif autre que la poursuite purement égoïste de richesse et de sa jouissance. »
Ce modèle utilitariste, au cœur du modèle occidental, a fait son temps : celui de la modernité. Et ceci alors même que la créativité monétaire qui s’exprime actuellement correspond à l’émergence d’un paradigme lié à un nouveau stade évolutif. A travers nombre de phénomènes sociaux et culturels, les observateurs les plus fins de la vie sociale perçoivent l’émergence de ce nouveau paradigme : celui d’une communauté intersubjective fondée sur une vision intégrale où se conjuguent sensibilité organique et abstraction instrumentale.
Nous avons consacré plusieurs billets au modèle de la Spirale Dynamique (ici ou par exemple). Ceux qui le connaissent verront dans le passage de l’individu abstrait à la communauté intersubjective, le passage du Mème Orange, lié à la modernité abstraite et individualiste, au Mème Vert, lié à la post-modernité empathique et communautaire. Cette communauté intersubjective est aujourd’hui mue par une éthique communautaire qui émerge des réseaux sociaux et des technologies de l’interconnexion. J’ai proposé ici le terme de « connéthique » pour qualifier cette résurgence de l’éthique communautaire via la société de l’interconnexion.
Une intersubjectivité communautaire
Cette éthique communautaire est au cœur du mouvement de resocialisation et de réenchantement d’une monnaie que la modernité avait privatisée et désenchantée en la réduisant à sa dimension instrumentale et fonctionnelle. L’approche de la monnaie en terme de circulation énergétique et symbolique renvoie à la dynamique d’un imaginaire collectif à travers lequel s’exprime le caractère organique et créateur de toute société humaine. Réenchanter la monnaie, c’est dépasser les abstractions technocratiques propres à une culture de domination pour participer à une dimension archétypique et symbolique à travers laquelle s’exprime la psyché collective.

Chaque individu doit pouvoir reconnaître la monnaie comme expression manifeste d’un lien social qui émane d’une intersubjectivité communautaire. La monnaie peut être est un vecteur de ce lien social fondé sur un ordre symbolique sans lequel il n’existe pas de communauté. Reconnaître le rôle symbolique de la monnaie, celui des archétypes, des affects et de l’imaginaire collectif qu’elle véhicule, c’est retrouver le sens d’une communauté de destin fondée à la fois sur un ordre symbolique et un bien commun.

La monnaie permet de participer de manière sensible à l’imaginaire collectif qui fonde la société. Cette participation sensible et symbolique redonne aux individus atomisés dans la masse anonyme le sens d’un destin commun. Elle est au cœur d’une vision du monde partagée qui s’exprime à travers un projet de civilisation. La dynamique sociale et culturelle crée par un tel projet résorbe le hiatus entre économie et société tout en facilitant cet encastrement de l’économie dans la société évoqué par l’économiste Karl Polanyi dans La grande transformation.

Les monnaies du futur

Cette réappropriation collective de la monnaie redonne à la communauté politique un pouvoir de décision que la sphère économique lui avait usurpé en s’émancipant des régulations éthiques, en s’autonomisant de manière abstraite et en se cancérisant dans la spéculation financière. Le mouvement de réenchantement et de resocialisation de la monnaie a fait émerger l’idée de « monnaies libres » créées et diffusées par des réseaux sociaux sur internet. Ces monnaies libres peuvent devenir un élément majeur des nouvelles formes économiques et monétaires post-capitalistes qui se développeront au 21 ème siècle.

L’émergence d’une culture intégrale et de nouveaux modèles économiques inspirés par celle-ci, nécessite d’approfondir la vision multidimensionnelle de la monnaie seulement esquissée ici. Toute création monétaire doit donc tenir compte des dimensions à la fois individuelles et collectives, intérieures et extérieures, de la monnaie. Elle doit participer d’une éthique communautaire et post-capitaliste incarnée par ceux que Christian Anrsperger nomme des militants existentiels dont l’approche intégrale conjugue transformation personnelle et politique, économique et sociale.

L’échec d’un certain nombre d’initiatives dans le domaine de la création monétaire provient du fait que, ne procédant pas de cette dimension globale, elles tendaient à occulter une de ces dimensions, causant de ce fait, l’échec du système entier. Les monnaies du futur seront intégrales ou ne seront pas !...


Ressources documentaires

A tous ceux qui sont intéressés par ces nouvelles approches de l’économie et de la monnaie, l’Université Intégrale propose des ressources documentaires principalement issues des recherches menées par les intervenants de la treizième session dédiée à ces sujets.

Monnaies

Site de Bernard Lietaer en Français.

Philippe Derudder : Rendre la création monétaire à la Société Civile (Ed.Yves Michel). Autres ouvrages de Philippe Derudder publiés aux éditions Yves Michel

Site de l’association Aises (Association Internationale pour le Soutien aux Economies Sociétales) animé par Phillipe Derruder : mettre l’économie et l’argent au service de l’homme et de la planète

Le blog de Michel Cornu, auteur du livre : De l’innovation monétaire aux monnaies de l’innovation.

Panorama des monnaies complémentaires et sociales
. Fokus 21

The Transitionner. Site sur les monnaies libres et l’intelligence collective. Conférence de Jean-François Noubel sur le thème des monnaies libres.


Indicateurs de richesse

Jean Gadrey
et Florence Jany-Catrice. Les nouveaux indicateurs de richesse.

Dominique Méda. Au-delà du PIB, pour une autre mesure de la richesse.

Marie-Ange Cotteret. Mesurez-vous, de la métrologie à l’autonomie.

Association Métrodiff. La métrologie est définie comme la science des mesurages et ses applications. L'association Métrodiff a pour but de promouvoir la culture métrologique et de mettre en place tout type d'action concourant à la diffusion de cette culture.

Site de Marc Tirel. Vers de nouveaux indicateurs pour mesurer la richesse.

L’Observatoire de l’Immatériel. Entre 75 et 80 % de nos entreprises sont immatérielles et donc hors bilan. Le Baromètre de mesure des actifs immatériels propose le premier référentiel européen de mesure de ces actifs.
Dès Janvier 2002, le constat était établi par la mission conduite par Patrick Viveret dans son rapport : Reconsidérer la richesse : "nouveaux facteurs de richesses". Depuis 2002, les expérimentations de valorisation des richesses se sont multipliés principalement au sein des collectivités territoriales comme dans le Nord Pas de Calais avec les "indicateurs 21 "
Remis en 2009 au président de la République, « Le rapport Stiglitz » préconise de mettre en place de nouveaux indicateurs objectifs et subjectifs (perception du bien-être, du bonheur, inquiétude…) et d’indicateurs monétaires de développement durable permettant de mesurer les ressources naturelles.

lundi 12 septembre 2011

Université Intégrale (8) Une Vision Intégrale de la Monnaie

« La difficulté n'est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d'échapper aux idées anciennes. » Keynes

Dans notre dernier billet, nous présentions le programme détaillé de la treizième session de l'Université Intégrale qui aura lieu à Paris, les 19 et 20 Septembre autour du thème : «Nouvelles valeurs, nouvelles richesses, nouvelles mesures, nouvelles monnaies ». Une occasion de réfléchir à l’émergence de nouvelles formes économiques et monétaires alors même que la restructuration de la dette grecque qui apparaît inévitable* risque de déclencher ce que le président de la République a nommé la semaine dernière un tsunami économique. (cf. Blog de Paul Jorion*).

La crise : une opportunité

Toute crise est fondamentalement une remise en question c'est à dire, littéralement, une autre manière de poser les problèmes. Une des plus grandes difficultés pour l’être humain est d’échapper à l’inertie des habitudes, héritées du passé, qui apparaissent à travers le filtre du conformisme ambiant comme autant d’évidences alors même qu’elles ne sont plus du tout adaptées à une situation qui sans cesse évolue. Ce que l’économiste John Maynard Keynes résume de la manière suivante : « La difficulté n'est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d'échapper aux idées anciennes. »

Dans le billet intitulé Du bon usage des crises nous citions Christiane Singer pour qui la crise « sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons muré... » En suscitant l’effondrement des idées anciennes, les crises permettent de voir le monde autrement. Comme l’exprime l’idéogramme chinois illustrant la notion de crise, celle-ci est à la fois danger et opportunité. Cette opportunité est celle d'un changement de perspective : ce qui était évident apparaît illusoire, laissant apparaître un vaste champ de possibilités que les anciennes évidences n’avaient pas permis d’envisager jusque-là.

Jean Monnet décrit cette relation étroite entre crise et changement de la manière suivante : « Les hommes n'acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise. » Plutôt donc que de participer à la panique ambiante, considérons la crise comme une épreuve initiatique permettant d’envisager l’économie et la monnaie avec un autre regard que celui de l’utilitarisme dominant, expression du paradigme abstrait de la modernité en train d’être dépassé.

De nouvelles formes économiques

Les dérives de la spéculation financière proviennent de la déconnexion entre finance et économie qui, elle-même, provient d'un profond hiatus entre la société et le système économique. Ce hiatus a pour origine une "culture de domination" fondée sur une conception utilitaire de l'individu et des rapports sociaux. Comme le dit l'économiste Christian Arnsperger : " Les questions les plus profondes de l'économie ne sont pas en elles-mêmes des questions économiques".

Tout système économique et monétaire participe, de manière systémique, à une certaine "vision du monde" propre à un stade de l'évolution culturelle. Alors que la vision du monde propre à la modernité est train d'être dépassée, l'humanité aborde un nouveau stade - intégral - de son évolution. Ceci explique pourquoi nous assistons, de manière simultanée, à une crise profonde du système capitaliste et à une vaste réflexion sur de nouvelles formes économiques et monétaires.

De nombreux ouvrages sont parus dernièrement sur la monnaie*. Certains analysent l’évolution de la monnaie et de son rôle à travers l’histoire, d’autres proposent des visions novatrices permettant à la société civile de se réapproprier la création monétaire au service du bien commun alors qu’elle est aujourd’hui, trop souvent, au cœur des stratégies spéculatives d’une oligarchie financière. (*Voir bibliographie dans le prochain billet)

A ce travail théorique correspondent des initiatives novatrices : des monnaies alternatives voient le jour comme autant de laboratoires sociaux permettant de vivre et d’expérimenter de nouvelles formes d’économie fondées non plus sur la compétition mais sur la solidarité. A toutes ces réflexions et initiatives, il manque souvent une vision globale permettant d’envisager la monnaie sous tous ses aspects, ceux qui relèvent de la subjectivité individuelle et des comportements personnels comme ceux qui sont liés aux représentations collectives ou aux fonctions économiques et sociales.

Un modèle intégral de la monnaie

Christian Arnsperger
avait déjà utilisé le modèle intégral des Quatre Quadrants de Ken Wilber pour explorer les voies novatrices de son Ethique de l’existence post-capitaliste à laquelle nous avions consacré plusieurs billets. La création de nouveaux modèles économiques et politiques inspirés par une vision intégrale ne peut faire l’impasse sur la monnaie, son rôle à la fois social, symbolique et fiduciaire.

Dans un livret intitulé Une Vue Intégrale sur la Monnaie et les Crashs Financiers, que l’on peut lire ici, Bernard Lietaer utilise le même modèle, celui des Quatre Quadrants de Wilber décrit à plusieurs reprises dans Le Journal Intégral (notamment ici) pour envisager le phénomène monétaire sous ses divers aspects, intérieur et extérieur, individuel et collectif.

Expert en matière monétaire Bernard Lietaer est un des intervenants de la prochaine session de l’Université Intégrale. En trente ans d’expériences dans le domaine financier, il a été haut fonctionnaire de banque centrale, directeur général de fonds monétaires et professeur de finance internationale à l’Université de Louvain. En s’inspirant de son livret, on peut définir les quatre quadrants qui permettent d’avoir une vision intégrale de la monnaie.

Notre relation à l’argent

Le Quadrant Supérieur Gauche (Individuel – Intérieur) concerne notre lien subjectif à l’argent. Un certain nombre de représentations quant à la monnaie sont transmises à l’individu par la société à travers l’éducation et la culture. Ces représentations participent d’une "vision du monde" correspondant à un stade de l’évolution culturelle. L’individu intègre ces représentations à travers le filtre d’une personnalité qui s’est construite, de manière consciente et inconsciente, tout au long d’une histoire individuelle, familiale et sociale.

Selon cette histoire singulière nous développons un rapport particulier à l’argent sur lequel nous projetons nos affects de manière fantasmatique et imaginaire. Ce lien psycho-affectif avec l’argent peut être fondé sur la fascination, la répulsion ou sur une certaine neutralité quand nous le considérons juste comme un moyen au service d’une fin qui le dépasse. La coloration de ce lien subjectif va déterminer des comportements particuliers dans la mesure où nos modes de vie et d’action sont les conséquences d’un modèle de pensée affecté par un imaginaire singulier.

Le Quadrant Supérieur Droit (Individuel – Extérieur) concerne donc notre comportement individuel vis-à-vis de l’argent. Un comportement déterminé à la fois par les représentations culturelles dominantes et par le filtre subjectif à travers laquelle nous intégrons individuellement ces représentations. Ces deux vecteurs, personnels et collectifs, déterminent la façon dont nous allons nous comporter dans la vie quotidienne par rapport à l’argent : comment nous allons le gagner, l’épargner, le dépenser, l’investir ou le donner.

A ce quadrant comportemental correspond la grande majorité de la littérature sur le sujet : des milliers de livres traitent de ce rapport utilitaire à l’argent. Cette focalisation exclusive sur la fonction utilitaire de l’argent, propre à l’époque moderne, laisse de côte toute la dimension subjective et intersubjective sur lesquelles est fondée la dimension symbolique de la monnaie.

Le système monétaire et financier

Le Quadrant Inférieur Droit (Collectif – Extérieur) concerne l’organisation du système monétaire au cœur de la vie financière et des échanges économiques. Comme les formes économiques auxquelles ils sont liés, ces systèmes monétaires et financiers sont l’objectivation des croyances et de représentations collectives qui fondent le lien social.

Formes économiques et systèmes monétaires sont toujours l’expression à un moment donné de la dynamique de l’évolution culturelle. Ils se transforment au cours du temps en fonction des « visions du monde » liées aux divers stades évolutifs traversés par l’humanité. Le système monétaire et financier participe aujourd’hui d’une vision capitaliste de l’économie fondée sur une anthropologie utilitaire et individualiste. Dans la représentation technocratique qui est celle de la modernité, nous avons une vision instrumentale de la monnaie, perçue comme un outil financier déconnecté des échanges sociaux et symboliques.

Il ne sert à rien de vouloir changer les modèles économiques et les systèmes monétaires si, dans le même temps, on ne cherche pas à faire évoluer les mentalités collectives dont ils sont l’expression objectivée. C’est ainsi que toute initiative dans le domaine de l’innovation économique et monétaire doit correspondre aux attentes et aux formes de la conscience collective qui, à chaque stade évolutif, déterminent les modes de conscience individuels.

Croyances et représentations collectives

Le Quadrant Inférieur Gauche (Collectif – Intérieur) correspond aux croyances et aux représentations collectives concernant l’argent. Si celles-ci sont déterminées par les différentes « visions du monde » correspondant à chaque stade évolutif, elles peuvent aussi être affectées par des phénomènes liés à la psychologie collective. Cette dimension de la monnaie vue sous l’angle de la psychologie collective est peu abordée alors que selon Bernard Lietaer on peut y trouver les clés permettant d’expliquer le pourquoi et le comment des crash irrationnels.

Alan Greenspan, ancien président de la réserve américaine, s’est plaint dans les années 1990 de l’« exubérance irrationnelle des marchés financiers ». Il a exprimé des inquiétudes sur le fait « que le penchant humain pour des comportements souvent irrationnels est contraire à la logique d’une économie saine ». Au cœur de la psyché collective, la dimension archétypale de la monnaie nourrit les émotions individuelles qui se manifestent ensuite dans le monde extérieur par des comportements affectant le système monétaire lui-même.

Après une présentation succincte de sa vision intégrale de la monnaie, Bernard Lietaer propose dans son livret deux textes extraits de deux de ses ouvrages Le premier explique pourquoi nous devons traiter de psychologie collective pour comprendre les crises monétaires/financières. Le second aborde dans des termes simples le processus psychologique collectif expliquant pourquoi et comment surviennent des phases des crashs irrationnelles. Le Crash japonais de 1990, la bulle Internet de la fin des années 90 et la bulle immobilière des années 2000 aux Etats-Unis sont seulement trois applications du même processus psychologique collectif. Tout Crash financier suit ce même schéma psychologique collectif.

(A suivre...)

jeudi 8 septembre 2011

Université Intégrale (7) Nouvelles Valeurs, Nouvelles Richesses

Nouvelles valeurs, nouvelles richesses, nouvelles mesures, nouvelles monnaies.

La douzième session de l’Université Intégrale, en Mai dernier, s’est déroulée autour du thème : Société et Politiques Intégrales. Cette journée fut l’occasion de présenter des réflexions, des initiatives et des acteurs qui élaborent la société et les politiques de demain. On trouvera ici une vingtaine de vidéos permettant à ceux qui n’étaient pas présents de suivre les diverses présentations et débats ayant eu lieu durant cette session. De même, on trouvera ici deux cent quarante vidéos correspondant à des interventions ayant eu lieu lors des précédentes sessions et évènements organisés par l’Université Intégrale.

Inspiré par une vision intégrale, une réflexion sur l’émergence de nouvelles formes sociales et politiques nécessite d’inventer un modèle économique fondé sur une autre approche de la monnaie. C’est pourquoi, les Lundi 19 et Mardi 20 septembre 2011, aura lieu à Paris la treizième session de l'Université Intégrale, sur le thème : « Nouvelles valeurs, nouvelles richesses, nouvelles mesures, nouvelles monnaies ».

La tyrannie du PIB

Alors que nos économies et sociétés sont en pleine transformation et connaissent des ruptures majeures, que les voies de réinvention nous obligent à puiser dans nos inspirations les plus globales (sociales, économiques, écologiques, culturelles, artistiques, spirituelles…), nos indicateurs de richesse principalement dominés par le Produit Intérieur Brut ne semblent pas évoluer et restent figés sur des schémas passés.

« Le PIB traduit une analyse de la réalité à travers un prisme particulier, exclusivement quantitatif, économique et dénué de considérations qualitative ou citoyenne, comme le niveau de santé, d'éducation ou d'engagement associatif, le degré de violence, l'intensité des inégalités socio-économiques ou encore la qualité de la pratique démocratique. » Patrick Viveret (webmagazine, 4/11/2008)

Comment expliquer cette situation ? Comment se caractérisent les évolutions sociétales et comment impactent-elles dans notre rapport à la richesse ? Que voulons-nous faire de nos sociétés, sur quelles valeurs construire et quelles richesses comptent véritablement ? Souhaitons-nous rester sur des aspirations matérialistes de nos sociétés ou, au contraire, prendre en considération les notions de bien-être, remédier aux inégalités sociales, donner plus de valeur à l’immatériel (création, design, conception…) et prendre en compte les incidences environnementales des activités humaines pour ne citer que celles-là ?

Reconsidérer la richesse

En 2008, soit 6 ans après la parution du Rapport Viveret « Reconsidérer la richesse », le Président de la République Française sollicite des experts français et internationaux qui donneront naissance au « Rapport Stiglitz » sur la mesure des performances économiques et du progrès social.

Cette démarche n’est pas uniquement française puisqu’au niveau international d’autres indicateurs sont développés comme l’indice du développement humain (Rapport mondial sur le développement humain, 1990), l’indice du bien-être économique développé par Osberg et Sharpe ou plus récemment le Bonheur Intérieur Brut déployé au Bhoutan. Les expériences en matière de nouveaux indicateurs de mesures, de création de monnaies, que cela soit dans des communautés présentielles ou numériques, des territoires ou des réseaux foisonnent.

Aujourd’hui, les sources d’inspiration et de réflexion sur ce sujet dépassent largement la seule perspective économique et sont portées par philosophes et sociologues. Mais alors comment expliquer que les questions d’indicateurs de richesses et de mesures économiques et sociales fassent l’objet de rapport mais ne soient pas pris en compte ? Comment valoriser les expériences foisonnantes, accélérer cette transition et à présent changer d’échelle?

Cette journée a été conçue par Carine Dartiguepeyrou, présidente du Club de Budapest - France, Bénédicte Fumey et Michel Nguyen The, membres du comité exécutif du Club de Budapest.

Le Panorama des monnaies complémentaires et sociales sera exposé pendant ces deux jours par Fokus 21, un « circuit-court » de l’image qui produit, réalise et diffuse des outils photos et vidéos pour provoquer le débat public sur les enjeux du 21ème siècle.

Lundi 19 septembre 2011 – Nouvelles Valeurs, Nouvelles Richesses.

8h30 Accueil - 8h50 Introduction de la journée

9h00 Séance 1. « Nouvelles valeurs, nouvelles richesses»

Jean-Eric Aubert : Valeurs et civilisations – un survol et un piqué sur le Bhoutan
Carine Dartiguepeyrou : Emergence des nouvelles valeurs socioculturelles. Considérations qualitatives et quantitatives
Patrick Viveret : Pour un nouveau souffle économique et social

11h00 – 11h15 : Pause

11h15 – 12h00 : Séance 2. Jean-Michel Cornu : Grand panorama de l’innovation monétaire passée, en cours et à venir

Discussion générale et questions-réponses avec l’ensemble des participants de la matinée

12h30 – 14h00 : Pause déjeuner. Quartier libre

« Mesures et indicateurs »

14h00 – 15h45 : Séance 3 : « Mesures et indicateurs.1 »

Joël Houdet (téléconférence) : Indicateurs de la biodiversité.
Esther Dubois : Indicateurs éco-quartiers.
Olivier Maurel : Nouveaux indicateurs socio-économiques en entreprise, le cas de Danone Communities.
Fabienne Renaud (sous réserve) : Nouveaux indicateurs en territoire (pays de la Loire)

Discussion générale et questions-réponses. 15h45 – 16h00 : Pause

16h00 – 18h00 : Séance 4 : « Mesures et indicateurs.2 »

Présentations du Club Développement Durable du Conseil Supérieur de l’Ordre des Experts Comptables (CSOEC).
Michel Veillard : Comptabilité universelle et activation économique
Jacques (sous réserve) et Pauline de Saint Front : Indicateurs MacDo
Claude Périgaud et Jean-Louis Minéo : Reconnaissance mutuelle et fertilisation croisée
Jean-Pierre Caldier : Mesures et indicateurs d’action pour un commerce équitable

Discussion générale et questions-réponses. 18h Grande pause avant la soirée

19h30 «La monnaie, yin et yang de l’économie ? »

Bernard Lietaer : Au cœur de la monnaie

Patrick Viveret : Construire la résilience face à la crise financière

Dialogue entre les deux intervenants et discussion générale

22h Fin Soirée

Mardi 20 septembre 2011 - Monnaies numériques

8h30 Accueil

9h00- 10h15 Séance 5 : « Monnaies numériques »

Thierry Gaudin : Valeurs, rapport au mercantilisme et innovation monétaire
Clarisse Herrenschmidt : Ecriture, monnaies et virtualisation
Jean-Baptiste Soufron : Brettonwoods 2.0

10h15 – 10h45 : discussion générale. 10h45 – 11h00 : Pause

11h00 – 12h30 : Séance 6 : « Monnaies Complémentaires et Outils pour la Résilience Economique » - Bernard Lietaer

Discussion générale et questions-réponses

12h30 – 14h00 : Pause déjeuner. Quartier libre

« Nouvelles mesures et nouvelles monnaies »

14h00 – 15h45 : Séance 7a : « Monnaies alternatives et transition »

Laurent Béduneau-Wang : Monnaies complémentaires et transition post-carbone : repenser la création de valeur
Dominique Doré : Expérience de terrain, SEL et autres monnaies
Célina Whitaker : Monnaies alternatives

Discussion générale et questions-réponses. 15h45 – 16h00 : Pause

14h00 – 15h45 : Séance 7b : Atelier animé par Christophe Cesetti et Sybille Saint Girons (Collectif Valeureux)

Vivre et expérimenter sous une autre forme la notion de nouvelles valeurs, nouvelles richesses, nouvelles reconnaissances, nouvelles mesures, nouveaux indicateurs, nouvelles monnaies avec deux ateliers qui seront conduits en parallèle :

Atelier 1. Changeons les règles du vivre ensemble en jouant

Sur la base d'un jeu de plateau, expérimentez, en direct et par soi-même, comment l’intelligence collective vous permet de réinventer les règles du faire et du vivre-ensemble en économie et en société.
- Appréhender d’abord les règles qui nous contraignent, nous opposent et nous poussent au combat
- Nous exprimer sur notre ressenti, nos constats, nos observations
- Imaginer les règles qui nous libèrent et nous permettent de mettre en valeur notre pomme et le pommier auquel nous nous rattachons
- Chercher les nouvelles règles et richesses qui nous font plaisir et nous offrent des voies d’explorations

Atelier 2. Expérimenter une nouvelle façon d'échanger

Sur la base d'un scénario animé, chaque participant pourra disposer d’une expérience, d'éclairages et d'ouvertures permettant de mieux comprendre les enjeux de nos systèmes monétaires dans notre société.
- Ressentir et comprendre les limites du système monétaire actuel
- Recenser les grandes caractéristiques d'un système monétaire
- Ressentir et comprendre les possibilités d'un autre système monétaire
- Réfléchir à l'impact du système monétaire sur les comportements
- Envisager d'autres façons d'échanger et d'activer les richesses

15h45 – 16h00 : Pause

16h00 – 17h30 : Séance 8 : « Quid de la réinvention monétaire ? »

Philippe Derudder : Espace complémentaire sociétal
Michel Saloff-Coste : Les monnaies ont-elles une âme ?
Marc Tirel : Bilan travaux pratiques

Discussion et débat avec l’ensemble des intervenants de la journée. 17h30 : Fin Journée

Cette treizième session de l’Université Intégrale aura lieu au Forum, 104 rue de Vaugirard, 75006 Paris. La présentation détaillée des intervenants ainsi que toutes les informations concernant les modalités d’inscriptions et les détails pratiques sont disponibles ici sur le site de l’Université Intégrale.

vendredi 2 septembre 2011

Le But (6) Rencontre avec un Homme Remarquable


Radioscopie : un entretien entre Satprem et Jacques Chancel. 

Ce billet fait partie d’une série intitulée Le But (1, 2, 3, 4, 5) où le poème éponyme de Sri Aurobindo est l’occasion de nous sensibiliser à l’œuvre du visionnaire indien qui fût l’un des grands pionniers d’une approche intégrale et évolutive de l’être humain.


Nous proposons souvent dans le Journal Intégral des textes inspirés qui sont autant de portes entr’ouvertes sur une vision du monde correspondant au stade évolutif auquel une partie de l’humanité est en train d’accéder. Aujourd’hui, nous proposons une rencontre avec un homme remarquable qui, toute sa vie durant, a cherché à explorer et à incarner, avec intensité, ce nouveau stade évolutif. Cet homme que nous avons commencé à présenter dans notre dernier billet, c’est Bernard Enginger (1923-2007), plus connu sous le nom de Satprem.

Né à Paris en 1923, résistant, Satprem est arrêté par la Gestapo à l'âge de 20 ans et passe un an et demi en camp de concentration. Dévasté, il se retrouve après de nombreux voyages à Pondichéry en 1953, auprès de Mère qui continue l’œuvre de Sri Aurobindo. En 1958 il devient son confident et recueille sur bande magnétique le cheminement qui devait La conduire à la découverte d'un « mental cellulaire » capable de re-former la condition du corps et de passer à une espèce nouvelle: c'est l'Agenda de Mère (1958 – 1973).

Nous vous proposons d'écouter un entretien entre Satprem et Jacques Chancel qui, au cours des années 70, recevait dans Radioscopie, sa célèbre émission de radio sur France Inter, toutes les grandes personnalités du monde des arts et de la littérature, du spectacle et de la vie publique.

Dans cet entretien, Satprem fait part de son expérience et relate son aventure intérieure. Il parle de Mère, de Sri Aurobindo et d’Auroville. En répondant aux questions de Jacques Chancel, Satprem évoque divers sujets comme l’évolution de la conscience, le rôle complémentaire de l’homme et de la femme, la nécessité de dépasser religions et idéologies pour expérimenter dans son corps la mutation en cours annoncée par Mère et Sri Aurobindo.

Cette émission a été enregistrée en 1977 à l’occasion de la parution d’une trilogie écrite par Satprem sur l’œuvre de Mère : Mère, L'espèce nouvelle, La mutation de la mort. Elle nous permet de mieux comprendre la trajectoire de Satprem et à travers celle-ci, l’expérience et le message original qui furent ceux de Mère et de Sri Aurobindo. Au-delà des paroles exprimées, la voix de Satprem est le véhicule d'une vibration subtile qui nous transporte dans un paysage intérieur d'une grande intensité.