lundi 28 juin 2010

La Petite Princesse (4) La Quatrième Révolution



Ce texte est la suite des trois précédents : La petite Princesse (1), (2) et (3).

Mutant contre Savant Fou : ce combat entre deux figures archétypales pose, en termes symboliques, le problème fondamental, au cœur de toutes les interrogations contemporaines : celui d’une évolution de la conscience permettant de maîtriser les effets mortifères sur l’individu et la société du développement exponentiel de la techno-science. Un problème qui concerne aussi bien l’équilibre psychologique de chaque individu que la cohésion sociale des peuples, aussi bien la protection des ressources naturelles que l’évolution pacifique de rapports entre nations.

Un problème au centre de la réflexion de toutes les avant-gardes intellectuelles et culturelles qui, depuis deux siècles, et plus particulièrement depuis les années soixante, contestent l’hégémonie du modèle techno-scientifique. Le génie d’Einstein avait déjà en son temps posé cette équation radicale : l’inadaptation de notre conscience collective par rapport à la puissance des outils techniques auquel nous accédons.

Selon lui, cette inadaptation mettait l’humanité face à l’urgence d’une transformation des mentalités : « Notre monde est menacé par une crise dont l'ampleur semble échapper à ceux qui ont le pouvoir de prendre des grandes décisions pour le bien ou pour le mal. La puissance déchaînée de l'homme a tout changé, sauf nos modes de pensée, et nous glissons vers une catastrophe sans précédent. Une nouvelle façon de penser est essentielle si l'humanité veut vivre. Détourner cette menace est le problème le plus urgent de notre temps. »

Dans une époque de relativité généralisée où nous devons trouver impérativement la loi d’équilibre entre la puissance et la sagesse - la raison et l’esprit - l’intuition d’Einstein prend toute sa valeur prophétique : les multiples crises auxquelles nous sommes confrontées semblent autant de signes convergents et annonciateurs de cette catastrophe sans précédent prophétisée par Einstein, un savant qui, lui, était tout sauf fou.

La destruction de la bio-diversité, le réchauffement climatique, l’inflation de la demande énergétique et la raréfaction des ressources naturelles livrées au pillage, la prolifération nucléaire tant sur le plan civil que militaire, l’explosion démographique, le choc des cultures et des civilisations, la montée des intégrismes, des populismes et des mafias criminelles, l’emprise d’une finance spéculative sur l’économie réelle, l’accroissement des inégalités sociales, économiques et technologiques, la perte des repère moraux et symboliques au profit d’un assouvissement pulsionnel immédiat : tous ces phénomènes convergents et systémiques sont autant d’engrenages d’une machine de moins en moins contrôlable qui, si elle s’enraye, peut avoir des conséquences effroyables.

Dans un livre au titre évocateur - Notre dernier Siècle ? - Martin Rees, professeur d'astronomie et de cosmologie à l'université de Cambridge estime que « les chances de survie des humains sur la Terre d'ici la fin du siècle ne dépassent pas cinquante pour cent…Les sciences nouvelles donnent aux humains les moyens de perpétrer des actes terrifiants ou de commettre des erreurs apparemment anodines aux retombées dévastatrices ». Ce constat ne doit ni nous paralyser, ni nous affoler mais nous donner l’énergie nécessaire pour relever le défi de ce qu’Einstein nomme une nouvelle façon de penser d’autant plus indispensable que, selon lui : « Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus au niveau et avec la façon de penser qui les a engendrés. »

Depuis des décennies, de nombreuses voix – les plus éclairées – font écho à celles d’Einstein. Il faut avoir le courage et la lucidité non seulement d’écouter mais surtout d’entendre ces voix de sagesse qui brisent le consensus hypnotique menant tout droit sur les chemins de la facilité et de la fatalité. Toutes expriment le même constat : sans une évolution radicale de nos modes et de nos modèles de pensée, l’humanité court à sa perte.

Par ses films et par ses livres, Arnaud Desjardins a fait connaître à l’Occident de nombreux sages orientaux dont il a suivi, pour certains, les enseignements. Dans un livre dont le titre - Regards sages sur un monde fou - correspond bien à notre sujet, il écrit : « Aucune mesure, aucune tentative d'intervention demeurant à l'intérieur des paradigmes scientifiques et politiques actuels, n'évitera la grande implosion. Le salut ne peut venir que d'un bouleversement culturel radical, totalement imprévu pour l'instant, mais qui commence à germer dans les mentalités d'innombrables hommes et femmes, emportés par le courant général dans une direction où ils ne veulent plus aller, et même dans l'esprit de certains hauts responsables et décideurs. La gravité de la situation actuelle n'est ni économique, ni financière, ni politique, elle est spirituelle. Elle concerne l'idée même que nous nous faisons de l'Homme... »

Ces propos résonnent avec ceux du physicien Fritjof Capra pour qui la survie de la civilisation passe par une indispensable révolution culturelle : « Je crois que la vision du monde impliquée par la physique moderne est incompatible avec notre société actuelle qui ne reflète aucunement l’interdépendance harmonieuse que nous observons dans la nature. Afin de réaliser un tel état d’équilibre dynamique, une structure économique et sociale radicalement différente sera nécessaire : une révolution culturelle au vrai sens du mot. La survie de notre civilisation dépend peut-être de notre possibilité de réaliser une telle transformation. » (Le Tao de la Physique).

Après un long cheminement intérieur, l’ancien physicien atomiste Will Keepin s’est reconverti dans la formation des agents du changement social. Selon lui, notre futur dépend essentiellement de notre faculté à faire émerger et à vivre ensemble une nouvelle vision du monde : « Ce dont nous avons vraiment besoin désormais, c’est d’une transformation culturelle radicale, et ceux qui vont compter, ce sont des leaders capables d’initier et de faciliter un changement culturel en profondeur, au cœur même de la société. Ceux qui en seront capables seront ceux qui ont vécu eux-mêmes des bouleversements, ceux qui auront réussi à changer leur propre cœur. Les vrais leaders du 21 ème siècle seront ceux qui auront effectué un vrai travail sur eux-même, une action spirituelle en profondeur, autant qu’ils auront mené des actions dans le monde, et qui seront capables d’allier les deux. » (Les Créatifs Culturels)

Ce diagnostic n'est pas réservé aux occidentaux, La nécessité de réconcilier sagesse ancienne et monde moderne implique, selon le Dalaï Lama, une véritable révolution spirituelle : « Qu’ils nous viennent du dehors, comme des guerres, la violence et le crime, ou qu’ils se manifestent au-dedans de nous, sous forme de souffrance psychologique ou affective, nos problèmes resteront sans solution aussi longtemps que nous continuerons d’ignorer notre dimension intérieure. C’est cette ignorance qui explique qu’aucun des grands idéaux mis en œuvre depuis plus de cent ans – démocratie, libéralisme, socialisme – n’aient réussi à apporter les avantages universels qu’ils étaient censés procurer. A n’en pas douter une révolution s’impose. Mais pas une révolution politique, économique ou technique. Ce siècle en a assez connu pour que nous sachions désormais qu’une approche purement extérieure ne saurait suffire. Ce que je propose c’est une révolution spirituelle. » (Sagesse ancienne, monde moderne.)

Recueillies aux quatre coins du monde et mêlées aux cris d’alerte, ces paroles de sagesse se font écho en dressant un constat sans appel qui, s’il a le mérite d’être clair, va à contre courant de la pensée dominante : l’avenir de l’humanité ne dépend pas simplement de l’évolution technologique, de la croissance économique ou de simples changements comportementaux mais avant tout d’une transformation à la fois culturelle et spirituelle susceptible de promouvoir une nouvelle vision du monde et de l'être humain.
Pour Edgar Morin, la seule solution à la crise que nous vivons est une révolution intérieure : « Il faut peut-être que la crise s’approfondisse, approcher plus près du désastre, pour provoquer les sursauts de la prise de conscience... La seule chose que je crois, c’est que la révolution salutaire ne pourra pas venir uniquement de l’extérieur, c’est-à-dire par des réformes d’institutions, par des changements économiques et politiques. La mutation viendra aussi de l’intérieur, et sans doute à deux niveaux : d’abord par ce que j’appelle la réforme de la pensée, qui consiste à penser d’une façon plus complexe et plus riche, plus adéquate, moins mutilé ; et deuxièmement par une réintériorisation de l’existence humaine qui cessera de s’agiter dans tous les sens uniquement en fonction des conquêtes extérieures de plus en plus artificiellement stimulées et surexcitées. Je mets donc comme condition à la sortie de l’agonie une réforme intérieure, dans les deux sens du terme : l’un beaucoup plus réflexif et intellectuel, l’autre beaucoup plus intériorisé, dans le sens de la vie de l’âme, pour employer ce mot entre guillemets, bien qu’il corresponde à une réalité profonde. » (Nouvelle Clés n°1)

Pour Raimon Panikkar, docteur en chimie, philosophie et théologie, le destin de l’humanité se joue en chacun d’entre nous : « Quelque part nous pressentons que notre civilisation risque d’être sans avenir. Certains impatients voudraient lancer des révolutions pour créer un monde nouveau. Ce qu’il faut c’est une transformation. Et la transformation est surtout une affaire spirituelle... Il nous faut nous transformer nous-mêmes pour transformer le monde. La transformation commence avec l’idée, déjà ancienne chez les grecs et les hindous, que l’homme est un microcosme. Donc en chacun de nous le destin de l’humanité se joue » Nouvelles Clés n°57.

Dans les moments cruciaux traversés par l’humanité, une contagieuse épidémie de lucidité touche les consciences inspirées qui parlent toutes le même langage de vérité : les crises auxquelles nous sommes confrontées ne sont rien d’autre que la conséquence de modes de vie et de pensée devenus inadaptés. Une révolution intérieure est devenue non seulement nécessaire, mais indispensable. Voici donc venue l’heure de ce que Mike Dertouzos, qui fut directeur du laboratoire d'informatique du M.I.T nomme la quatrième révolution : « Les trois premières révolutions socio-économiques ont été fondées sur des objets : la charrue pour l'agriculture, le moteur pour l'industrie et l'ordinateur pour l'information. Peut-être le temps est-il venu pour une quatrième révolution, dirigée non plus vers des objets mais vers la compréhension de la plus précieuse ressource sur Terre : nous-mêmes. »

- Comme c’est étrange, me dit Delphine, issus de milieux et de culture différentes, tous ces individus refusent la logique suicidaire où s’enfonce l’humanité et tous tiennent le même langage. Les paroles diffèrent un peu mais la musique est étonnamment la même. Tous parlent de l’impérieuse nécessité d’une révolution intérieure, à la fois culturelle et spirituelle, qui aurait pour conséquence une autre manière de percevoir, de penser, de sentir. La figure archétypale du Mutant serait donc celle de cette quatrième révolution dont le but est une mutation de conscience. Pourquoi donc ces voix ne sont-elles pas entendues ? Cette quatrième révolution a-t-elle déjà commencé ou n’est-elle pas, après tout, le délire d’élection de quelques illuminés ?
(A suivre...)

mercredi 23 juin 2010

La Petite Princesse (3) Le Savant Fou



Ce texte est la suite des deux précédents : La petite Princesse (1) et (2)


Quelques jours avant ma rencontre avec Delphine, alors que je me promenais sur les bords de la Seine, j’avais acheté chez un bouquiniste un vieux numéro de la revue Planète. Delphine n'avait jamais entendu parler de cette revue visionnaire faisant la promotion du réalisme fantastique et qui, dans les années soixante, anticipait les mutations culturelles en abordant nombre de thèmes qui devinrent, par la suite, ceux de la contre-culture. Dans ce numéro de Planète, Louis Pauwels, son fondateur, faisait état des travaux d’un certain nombre de scientifiques – Meyer, Cayeux, Van Foerter – sur l’évolution exponentielle des techniques.
J’avais noté des extraits de cet article qui m’avait frappé et que j’ai lu à mon interlocutrice : « Chaque étape de l'évolution des techniques, et donc des civilisations - de la pierre taillée à la pierre polie, de l'invention de la métallurgie à la Renaissance, de l'ère industrielle à l'ère atomique - est franchie cinq fois plus vite que la précédente. La nôtre, dans laquelle nous sommes entrés aux environs de 1930, a sur les tables de l'accélération une durée approximative de 80 ans. Cela revient à dire qu'entre la naissance et la mort d'un homme de notre siècle, les conditions de vie et de connaissance auront changé plus qu'en un million d'années au début de l'humanité, ou qu'en cinq cent ans pour nos arrières grands pères. Nous vivons donc une expérience qu'aucun homme n'a jusqu'ici été appelée à vivre…
L'accélération actuelle du progrès et l'accroissement explosif de la population reproduisent, dans un temps très court, les courbes de la révolution du vivant, de l'amibe à l'homme, dans un temps très long. L'évolution se précipite, poussée par le mouvement acquis au cours de trois milliards d'années de vie
» (Planète No 21- No14)

Si les futurologues ne sont pas tous d’accord sur la vitesse de l’évolution technique, tous le sont pour affirmer que cette vitesse est exponentielle. Selon certains, le nombre de découvertes scientifiques doublerait tous les dix-huit mois et pour le futurologue Ray Kurzweil, le progrès technologique accompli durant les vingt-cinq premières années du troisième millénaire représentera quatre fois celui réalisé au vingtième siècle. Et si la courbe exponentielle se poursuit, l’humanité au vingt et unième siècle vivra mille fois plus de changement technique qu’elle n’en a connu au vingtième siècle !…

Nous sommes saisis de vertige devant de tels chiffres. Le changement change de nature. Il ne s’agit plus de s’y adapter mais de transformer notre mentalité pour l’accompagner : ce qu’on appelle une mutation. Pour penser le changement, il faut donc changer la pensée, c'est à dire modifier à la fois nos modèles et nos modes de penser. En ce début de millénaire, l’humanité se trouve face à un choix simple : muter ou disparaître.

Traduit dans le langage symbolique de l’imaginaire collectif, ce choix s’exprime à travers le mythe moderne du combat entre Mutant et Savant fou. Un mythe qui s’est imposé au moment même où la puissance technologique de l’humanité mettait en danger la survie de l’espèce et celle des ressources naturelles de la planète. Ce mythe rend compte, d’une manière cryptée, des angoisses collectives face au développement anarchique d’une techno-science devenue aveugle aux préoccupations humaines et écologiques.

Dans les fameux Dialogues avec l’ange, celui-ci - qui symbolise une énergie spirituelle - explique, via Hanna Dallos, que la science était « un serviteur qui se prend pour le maître ». A la même époque, Einstein, le plus grand savant du vingtième siècle, dit exactement la même chose : " Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don. " Le combat mythique entre Mutant et Savant fou est la façon dont notre imaginaire moderne exprime symboliquement cette tension entre ce maître qu’est l’intuition et son serviteur qu’est l’intelligence.
Notre crise de civilisation provient du fait que le serviteur, en usurpant la place de son maître, est devenu un tyran fou dont les fantasmes de toute puissance infantile mettent en danger la survie de l'humanité. Très conscient de cette tension et de la crise qu’elle provoquait dans notre civilisation, Antoine de Saint-Exupéry écrivait à la même époque : « Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme. » C'est la conscience de cette tension qui, dans le Petit Prince, conduisit Saint-Exupéry a faire dire au renard : « On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux ». Le coeur ici c'est l'intuition, seule à même de percevoir l'essentiel.

Au moment même où l’imaginaire laïc de la technologie se substitue à celui, religieux, de la métaphysique, le Mutant prend la place de l’Ange (du grec angelos : messager), créature céleste, intermédiaire entre l’homme et la transcendance. Cette fonction de messager est celle d’Hermès, envoyé des dieux dans la mythologie grecque, dont la figure a inspiré l’hermétisme, paradigme des gnoses traditionnelles.

Le Mutant endosse donc à notre époque cette fonction symbolique du messager. Héritier d’une gnose immémoriale fondée sur l’inspiration, il annonce la dynamique d’une évolution spirituelle qui permet d’échapper à la folie destructrice d’une techno-science fondée sur l'hégémonie d'un savoir objectif, quantitatif et purement utilitaire qu'incarne le Savant Fou. Au moment où le monde de la tradition accouche de la modernité, l’Ange, messager de la transcendance est devenu Mutant, messager de l’évolution humaine.
A une époque où les humains commencent à voyager dans l’espace, la figure de l’Extra-terrestre venue de sa planète lointaine pour apporter sa sagesse universelle aux humain est une déclinaison de cet archétype du Messager tel qu’il s’exprime à travers le Mutant. Extra-terrestre effaré par la folie des hommes, le Petit Prince préfigure E.T, l'extra-terrestre de Spielberg, exilé sur terre.

A travers le combat entre Mutant et Savant Fou, ce sont donc deux modes de connaissance qui s'affrontent : une gnose inspirée d'un côté, et de l'autre, un savoir instrumental. A ces deux ordres de la connaissances correspondent deux conceptions du pouvoir qui renvoient, l’une à la force du créateur et l’autre, à la violence du prédateur. Issue d’une maîtrise intérieure, le pouvoir créateur de l’esprit canalise l'énergie de la volonté : c’est le pouvoir du Mutant. La violence du prédateur se met au service d’une puissance qui finira par le broyer dans la mesure où il est incapable de la contrôler : c’est le pouvoir du savant fou.
Mutant et Savant Fou exprime les deux pôles complémentaires et contradictoires de l’apocalypse : création et destruction. Et c'est pourquoi ce mythe est, par excellence celui de l'apocalypse post-moderne que nous sommes en train de vivre.
Le Savant Fou est animé par la folie destructrice d’une science sans conscience qui renvoie à la célèbre formule de Chesterton selon laquelle le fou ne serait pas celui qui a perdu la raison mais celui qui a tout perdu sauf la raison. Il y a, à proprement parler, une forme de délire scientiste et technocratique qui relègue dans l’enfer illusoire de l’irrationnel toute forme d’intuition et toute expression de la subjectivité. Ce délire est celui du serviteur qui règne en maître.

En colonisant notre conscience et notre imaginaire, l’univers de la technique est à l’origine d’une profonde déshumanisation. Fascinés et sidérés par le progrès technologique, nous vivons sous le règne hégémonique du mode de pensée - analytique et réductionniste - à l’origine de ce progrès. Le problème est que cette véritable culture de domination, conçue selon Descartes pour se rendre « comme maître et possesseur de la nature », tend à évacuer tout ce qui est proprement humain dans l’homme.

Ce n’est pas tant la technique en tant que telle qui pose problème que la façon dont celle-ci a, peu à peu, investi nos manières de vivre, de sentir et de penser en provoquant un effroyable choc culturel. L’être humain est un être de chair, de sens et de relation : ce ne sont pas des logiques abstraites et mécaniques mais des liens symboliques et émotionnels qui tissent les cultures et les communautés humaines.

A force d'observer les être humains comme des choses, le modèle utilitariste de la techno-science finit par les traiter comme telles. L'abstraction formelle et l'évaluation quantitative commencent par dénier et finissent par détruire toute dimension qualitative, irréductible par essence à toute forme de quantification.
L'homo sapiens est un être social. En s'attaquant aux liens symboliques qui fondent toute société, la culture de domination laisse l'individu désaffilié aux prises avec ses angoisses existentielles dont ils cherchent à se divertir à travers la société du spectacle ou qu'ils cherchent à compenser compulsivement à travers la consommation. L'empire de la Technique débouche logiquement sur l'emprise spectaculaire de la Marchandise.
Dans La crise des sciences européennes, Husserl écrit : « Dans la détresse de notre vie, cette science n’a rien à nous dire. Les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence humaine. »

Le constat est à la fois brutal et indispensable : la techno-science n’ouvre sur aucun horizon de sens. Sa perspective réductionniste et utilitariste est absolument impuissante à proposer une vision globale permettant d’interpréter notre expérience et de partager un système de référence commun pour faire société. Erigée en abolu, la techno-science nomme progrès une forme de régression humaine et culturelle dont on peut mesurer les effets tous les jours.

Cet usage dénaturé de la raison doit être diagnostiqué et soigné pour ce qu’il est : une véritable maladie mentale. Fasciné par l’image que lui renvoie la technologie, l’homme moderne régresse au stade narcissique d’une toute puissance infantile. Se croyant immortel, cet enfant narcissique invente des armes de plus en plus sophistiquées, détruit les ressources naturelles au profit de ses seuls intérêts égoïstes tout en brisant les liens symboliques et immémoriaux qui le reliait tant à sa communauté qu' à l'espèce humaine.
Ce qui fait dire à Pierre Rahbi : " Probablement paralysés par l'ensorcellement qu'exercent sur nous nos prouesses technologiques non contrôlées, notre capacité à servir la mort par nos puissances de feu, nous négligeons le bien suprême que représente la vie". Le monde fou dans lequel nous vivons n’est donc rien d’autre que la conséquence d’une folie collective, celle d’un scientisme délirant qui a pris la culture moderne en otage.
Auteur de ce chef d'oeuvre qu'est La Barbarie, à lire absolument pour comprendre les ressorts du processus de décivilisation que nous sommes en train de vivre, le philosophe Michel Henry écrit au sujet de la technique : « Elle est la barbarie, la nouvelle barbarie de notre temps, en lieu et place de la culture. En tant qu’elle met hors jeu la vie, ses prescriptions et ses régulations, elle n’est pas seulement la barbarie sous sa forme extrême et la plus inhumaine qu’il ait été donné à l’homme de connaître, elle est la folie. Ce n’est que peu à peu que nous prendrons la mesure de ce qu’implique dans notre monde, c’est-à-dire dans la vie des hommes, la mise hors jeu de la vie elle-même.»
Véhiculée à travers le mythe moderne de la science fiction, la figure du Savant Fou est un archétype chargé d’exprimer, de manière imagée et symbolique, cette folie collective. Face à la figure du Savant Fou, se dresse une autre figure archétypale, celle du Mutant, expression moderne d’une tradition de sagesse et d’héroïsme véhiculée, entre autre, par les récits de chevalerie et d'initiation.
De tout temps et dans tous ces récits, le héros met au service de valeurs transcendantes une maîtrise et une force intérieure exercées au cours de nombreuses épreuves initiatiques. En fait le chevalier-héros qui sauve la princesse des griffes du dragon est une image archétypale de l’esprit qui sauve l’âme des griffes de l’inertie et du désordre liées à la matière.

Cette force spirituelle du Mutant, chevalier de la post-modernité, s’exprime à travers son pouvoir énergétique. Que la Force soit avec toi ! Cette maxime du film Star Wars renvoie à la puissance de sublimation, de transmutation et de transfiguration de l'énergie spirituelle. Dans tous les grands récits initiatiques, on retrouve ce pouvoir thaumaturgique et théurgique de l'initié qui prend sa source dans une connexion intime au pouvoir créateur de l'esprit. Les épreuves initiatiques sont autant d'étapes qui permettent de progresser dans la maîtrise de ce pouvoir.
Traduit dans la langage fantastique de la science fiction, ce pouvoir thaumaturgique devient un super-pouvoir qui permet au mutant de sauver une ville en danger ou une planète en perdition en neutralisant la violence destructrice et prédatrice représentée par le savant fou. A sa manière, à la fois ludique et fantastique, l’imagination symbolique utilise la médiation du mythe pour traiter d’un problème qui hante la modernité et auquel chacun d’entre nous doit répondre en tant que membre de l’espèce humaine : comment gérer la puissance fantastique et dangereuse que nous confère le progrès technologique ?

La première réponse consiste à éveiller en nous une sagesse susceptible de maîtriser et de canaliser cette puissance pour en faire une force au service du bien commun et de l'évolution humaine. La seconde réponse consiste à s’abandonner à l’ivresse narcissique et à la jouissance égoïste d’une puissance qui se retournera inéluctablement en une violence destructrice contre les individus, la nature et l’espèce. Rappelons-nous l'exhorte d'Antonin Artaud : "La poésie que vous n'avez pas mise dans vos vies vous reviendra sous la forme de crimes effroyables".
Le duel entre Mutant et Savant Fou renvoie aux contradictions que chacun doit affronter dans la mesure où notre personnalité est souvent un champ de bataille où ces deux aspects de nous-même - le créateur et le prédateur - se livrent un combat sans merci.

Alors que je lui disais tout ceci, Delphine me regardait droit dans les yeux comme s’ils étaient un écran de cinéma où étaient projetés les films de son enfance. Elle faisait le lien entre un imaginaire qui la faisait rêver et une réalité qui lui faisait peur. Elle attendait la suite des mes explications comme les enfants dans le noir, fascinés et accablés à la fois, attendent la venue du héros qui saura les délivrer de leur peur en incarnant leur rêve.

jeudi 17 juin 2010

La Petite Princesse (2) Dessine-moi un Mutant


Ce texte est la suite du précédent La petite Princesse (1)

Très vite, j’ai surnommé Delphine, la Petite Princesse. Beaucoup de choses en elle me faisait penser au Petit Prince de Saint-Exupéry : la quête, l’innocence, la solitude, la blondeur mais surtout une forme de sagesse implicite, fragile et immémoriale. Alors que je lui faisais part de cette ressemblance, elle me répondit avec humour, comme un défi : « Dessine-moi un mutant». Ce défi faisait écho à celui du Petit Prince demandant à l’aviateur perdu dans le désert : « Dessine moi un Mouton ».

Du temps était passé depuis l’époque où Saint-Exupéry avait écrit Le petit prince. Les moutons de nos grands-pères avaient été remplacés par des mutants dont Delphine me parlait comme des compagnons familiers. Comme tous les jeunes de sa génération, son imaginaire avait été nourri au lait de la science-fiction. Superman, Batman, Spiderman, le Surfer d’Argent ou les X-Men étaient les ancêtres d’une ribambelle de créatures fantastiques et de super-héros capables de sauver le monde grâce à leurs super-pouvoirs. Sa jeunesse avait été bercée par ces histoires qui résonnaient secrètement avec les grands courants souterrains de l’imaginaire collectif.

Les mythes ne naissent jamais au hasard, pas plus ceux de l’antiquité que ceux de l’hypermodernité. L’esprit du temps s’y exprime, de manière symbolique, à travers des images signifiantes et des récits significatifs. Pour peu qu’on fasse l’effort de le décrypter, les mythes dévoilent les arcanes de la conscience collective. Il en disent bien plus sur les problèmes et les rêves des hommes dans une culture donnée, sur les interrogations et les aspirations d’une communauté à un moment précis, que toutes les analyses savantes qui, bien souvent, ne se saisissent que des apparences. Traversée d'inspirations fulgurantes et d'intuitions visionnaires, l'imaginaire exprime symboliquement les trames et les forces - secrètes et sacrées - qui se jouent derrière les apparences.

La science-fiction a pour fonction de réenchanter un univers technique et inhumain en se le réappropriant subjectivement par la médiation poétique et symbolique de l'imagination créatrice. Elle adapte au contexte d'une technologie futuriste, la magie des grands récits initiatiques. Parmi les nombreux thèmes de science-fiction, exploités aussi bien par les auteurs de bandes dessinées que par les cinéastes, revient celui, récurrent, du combat entre la figure héroïque du Mutant et la figure pervertie du Savant Fou. Le décor de ce combat peut être aussi bien celui d’une mégalopole urbaine que celui d’une planète en perdition.
J’essayais d’interpréter pour Delphine ce mythe moderne en décryptant le sens sous-jacent qui lui donne tout sa force symbolique et qui est à l’origine de la fascination qu’il inspire. Pour ce faire, je lui expliquai que nous vivions une époque formidable : l'Apocalypse.
Elle me regarda, ébahie, avec ses grands yeux clairs. Je continuai ma démonstration en souriant. Cette apocalypse que nous vivions n’est pas celle dont la Bible fait le récit et au cours de laquelle les forces naturelles se déchaînent à la fin des temps. Ce à quoi nous assistons n’est pas la fin du monde mais la fin d'une civilisation et la révélation simultanée de nouvelles perspectives évolutives pour l’humanité.

Le mot apocalypse a pour origine étymologique le grec apokalypsis - l’action de découvrir - et renvoie au verbe apokalypto signifiant dévoiler. La traduction latine d’apokalypsis est revelatio qui a donné le mot révélation en français. L’apocalypse est avant tout une révélation née d’un dévoilement. Cette étymologie rend compte du double mouvement - destructeur et créateur – qui est à la fois celui du chaos et de la révélation : dans la dynamique de l’évolution, le dévoilement d’un ordre supérieur est toujours accompagné d’une transformation de l’ordre ancien.
La chenille meurt pour que puisse advenir le papillon. Ce qui ressemble à une destruction est, en fait, une métamorphose.

Création et destruction sont les deux pôles contradictoires et complémentaires d’un même processus évolutif. Ce qui nous déstabilise est cela même qui nous permet d’avancer. A travers cet avancement, nous nous libérons des nos identifications aux formes dépassées. L’émergence de formes novatrice nécessite donc la transformation des formes anciennes et leur reconfiguration dans un cadre plus complexe.
Rappelons-nous la parole d’Holderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». L’idéogramme japonais signifiant “crise” n’est–il pas lui-même une association des signes “alarme” et “opportunité” ?

Telle est l’histoire de l’évolution humaine : à l'effondrement spectaculaire des références passés correspond l’émergence de nouvelles visions du monde qui transforment les façons de percevoir et de penser, de ressentir et de se comporter. Ceux qui ont des yeux pour prévoir et des intuitions pour les guider savent que la genèse d’une civilisation nécessite de faire le deuil du passé. Et ce deuil est toujours douloureux.
On ne peut donc rendre compte du chaos spectaculaire qui s’empare de nos sociétés sans le mettre en rapport avec les perspectives d’évolution qui annoncent une nouvelle étape de l’aventure humaine vieille de plusieurs millions d’années.

En effet, la crise profonde que nous traversons est le résultat du décalage croissant entre deux rythmes évolutifs : la vitesse exponentielle du progrès technique d’une part et, de l’autre, les difficultés pour notre culture de suivre ce rythme en fournissant un modèle d’interprétation permettant de donner un sens à cette transformation continuelle de notre environnement.
Qu’on se le dise : demain ne sera jamais plus ni comme hier, ni comme aujourd’hui d’ailleurs. Le changement est le nouveau décor dans lequel nous devons apprendre à évoluer. Les progrès techniques des deux derniers siècles ont modifié notre environnement et nos modes de vie bien plus qu’ils ne l’avaient été au cours des millénaires précédents.

Chaque jour, nous affrontons donc nombre de petites apocalypses intimes quand, le sol se dérobant sous nos pieds, nous voyons s’effriter d’abord puis s’effondrer ensuite tous nos repères. Nous étions enracinés dans le socle symbolique d’une culture partagée qui établissait un lien vivant entre les générations, les classes sociales et les individus. Et voici que l’accélération exponentielle du progrès technologique fait vaciller ce socle en coupant un à un les liens symboliques qui unissaient présent et passé, individu et collectivité.

Nous traversons donc une période chaotique d’insécurité sociale où chacun doit se débattre, sans cartes et sans boussoles, avec l’ultra-moderne solitude. L’écroulement des cadres symboliques qui donnaient du sens à notre vie et de la cohérence à la société entraîne avec lui celui des institutions chargées de transmettre les valeurs communes et de socialiser les individus. Aucun domaine de l’activité humaine n’échappe à ce chamboulement qui voit s’effondrer les unes sur les autres, comme dans un jeu de dominos, toutes les institutions : éducatives, religieuses, politiques, morales, artistiques, scientifiques.

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous vivons dans un monde complètement différent de celui de nos aïeux. Le mot changement était assez étranger à leur vocabulaire. Ils étaient les héritiers d’un monde stable et se devaient de transmettre les valeurs immuables dont ils avaient hérités. Non seulement nous devons intégrer cette dimension de changement continu à des logiciels culturels millénaires, mais les nouveaux logiciels que nous devons concevoir doivent intégrer le fait que le changement a une croissance exponentielle : il ne cesse d’accélérer et n’en finit pas lui-même de changer.

La figure du Mutant exprime symboliquement cette force évolutive de l’esprit qui permet, non seulement de nous adapter, mais de participer de manière créative au flux continu des transformations qui s’opèrent dans notre environnement. Une force évolutive à l’origine des métamorphoses intérieures que nous devons vivre sous peine d’être détruits par une puissance technologique non maîtrisée. Métamorphoses permettant d’accéder à ces « super pouvoirs » qui ne sont rien d’autre que la figuration du pouvoir créateur de l’esprit.

Delphine écoutait, ravie, en ne pouvant s’empêcher de sourire à l’idée que ses amis les mutants étaient le miroir imaginaire qui tendait à l’humanité le visage de l’apocalypse. Tout en cherchant à débusquer la cohérence de mes propos comme un chasseur son gibier, elle découvrait que l’imaginaire était un instrument d’une extrême précision si on sait écouter les récits qui donnent un sens à notre destin collectif.

Nous avons ainsi parlé une bonne partie de la soirée au cours de laquelle elle me posa de nombreuses questions : Quelle était donc cette mutation inéluctable de la conscience dont les mutants sont les figures emblématiques ? Qui sont les acteurs de cette mutation ? Quelles résistances rencontrent-ils dans l’affirmation de nouveaux modes de vie et de pensée ? Quelle évolution des mentalités, quelle sagesse, quelle transformation intérieure permettraient de maîtriser, de canaliser et d’équilibrer le développement exponentiel du progrès technologique ?

mardi 15 juin 2010

La Petite Princesse (1) Rencontre de Troisième Type


C’est une rencontre de troisième type qui me mit en présence, il y a quelques années, d'une petite princesse de vingt ans et des poussières d'étoiles. Tête d'ange, cheveux blonds et yeux intenses, cette extra-terrestre débarqua un soir de son vaisseau alors que nous dînions chez des amis communs. En exil dans ce monde inhumain, Delphine semblait appartenir à une autre dimension.

Ayant lu certains de mes textes, elle me pressait de questions comme on le fait pour un explorateur de retour d'un long voyage dans des contrées exotiques. Ce continent dont elle était curieuse, c'était sa propre vie qu'elle abordait sans cartes et sans repères. Découvrant le monde avec un mélange d'épouvante et de curiosité, elle se sentait perdue sur une planète de signes qu’elle ne savait pas interpréter.

Delphine poursuivait des études sans chercher vraiment à les rattraper. Autour d’elle, le manège universitaire tournait en rond, de manière hypnotique, l’emportant chaque jour un peu plus loin d'elle-même, dans un tourbillon vertigineux de représentations abstraites. En elle, se creusait un vide d'où s'échappait son bien le plus précieux : cette présence intérieure d'où jaillit l'enthousiasme.

A l'université, on apprend tout. Sauf l'essentiel, bien-sûr, que l'on évite avec d'autant plus de soins qu'il pourrait mettre à jour l'imposture générale. Autour de la force subversive et contagieuse de l'essentiel, on avait donc dressé le cordon sanitaire du savoir. Comme nombre de jeunes, Delphine avait appris beaucoup de choses utiles – autant dire essentiellement inutiles – tout en ne connaissant d'elle-même et des autres qu'une image renvoyée par les écrans d'un monde qui voulait réfléchir à sa place.

Quand son entourage lui demandait " Que veux tu faire DANS la vie ? " elle répondait joyeusement: " Dans la vie, je ne sais pas... Mais par contre, je sais ce que je veux faire DE ma vie : devenir moi-même chaque jour un peu plus ". Elle n'aspirait qu'à danser sur le rythme évident de son inspiration. Faire carrière pour acquérir un statut social ? Des rêves minéraux pour des hommes sans sève.... Elle n’avait rien à perdre, ni rien à gagner. Rien à perdre si ce n’est elle-même. Rien à gagner si ce n’est un sens à sa vie.

Delphine avait grandi dans ce décor à la fois cosmique et électronique d'un village planétaire où les images se zappent et où les langages se rappent en une transe dédiée au culte de l'éphémère. Dans ce monde complètement neuf, elle se plaignait qu’on cherche à lui fourguer des mots d'occasion dont le délai de signification était révolu.

Ces mots d'hier lui paraissaient à peu près aussi anachroniques que des hiéroglyphes. Si la langue qu'elle parlait lui semblait étrange, c'est qu'elle lui était étrangère, incapable de traduire les sensations, les intuitions, les perceptions, les idées qui étaient les siennes. Une langue qui parlait d'un univers révolu, une Atlantide engloutie, d'avant le numérique, en ces temps où notre petite planète s'appelait encore le vaste monde.

Enfant des étoiles et du cyberspace, comment pouvait-elle se reconnaître dans ce rôle de terrien sculpté à même la glaise des générations passées ? Trop à l'étroit dans ce prêt à penser, elle était en quête de visions et de langages novateurs, susceptibles de faire le pont entre deux infinis : celui du dedans et celui du dehors. Elle voulait se libérer d’une vielle cartographie mentale qui trace des frontières d'un autre âge pour entrer dans une conscience-fiction dont on elle ressentait confusément l'appel. Une conscience où les forces créatrices de l’inspiration s’exprimeraient aussi bien à travers les formes esthétiques de la sensibilité qu’à travers celles, rigoureuses, de l’intelligence.

Elle était en quête d'un langage inspiré, le seul qui permet de penser une époque inédite. Ne l’ayant pas encore trouvé, elle devait se résoudre à parler la médialectique, ce dialecte utilisé par la race irradiée des absents. Conçue pour nommer tout ce qui n'est pas l'essentiel, la médialectique ne s'apprend pas. Contagieuse, elle s'attrape dans la répétition hypnotique de la banalité en célébrant la dérision et le divertissement, déesses laïques et obligatoires de la post-modernité.

Delfine regardait avec effroi ses contemporains tomber dans le puits sans fond de la résignation en répétant sans cesse, sans cesse, sans cesse, la même scène hallucinée des ambitions. Elle ne voulait pas participer à ce jeu de fous qui appellent folie tout ce qui ne ressemble pas à leur ennui. Le romancier Michel Houellebecq avait dessiné au scalpel cette nouvelle race d’individus résignés qui prennent leur impuissance pour de la lucidité.

En ce début de millénaire, l'air du temps était lourd : brumes, brouillards, nuages bas, crachin. L’atmosphère, était celle d'un long dimanche pluvieux. Ni bouleversements, ni tempêtes, mais de petites fêlures qui laissent deviner, dans le chantier d'un homme abandonné, des machines à vivre grippées par de petites fièvres. Des éruptions, bien sûr, des convulsions même, mais dans le cadre médiatique des émotions sponsorisées.

Sans perspective, les jours, comme des perles passées au fil du temps, forment un collier lourd à porter. Toutes ces journées qui passent et qui se ressemblent, la jupe plissée, le regard droit à se regarder dans la glace d'un avenir qui ne vient toujours pas. Toutes ces nuits qui vous enlacent dans l'angoisse du petit matin...

Dans cette ambiance mortifère, le conformisme d'une pensée confortable faisait son lit d'une chape de plomb. On vivait à l'imparfait dans un bain collectif de normose et de soumission, noyant tout élan vital et dissolvant toute force créatrice. Considérés comme des empêcheurs de penser en rond, ceux qui refusaient de se couler dans le moule étaient jetés en pâture au public dans les arènes médiatiques comme de nouveaux hérétiques.

Comment donc lutter contre cette fatigue colossale, cette torpeur confortable des compromis et des faux-semblants ? Que faire contre cet ordre des choses auquel obéit l'armée du nombre ? Comment peut-on être jeune, sensible et se rendre complice de ces crimes contre l'humanité que sont l'indifférence et la servilité, le renoncement et le dégoût ?

Ces questions, et bien d'autres, Delphine me les posait avec la violence de ceux à qui l’ont n’a pas transmis les mots d’ailes qui permettent de grandir en humanité. Des mots à apprendre par cœur pour soigner les maux d’une génération squattée par une tribu sauvage de pensées, d'émotions et de désirs contradictoires qu'aucun idéal supérieur n'était en mesure d'harmoniser et d'unifier. Après des générations d'hommes au service d'un idéal qui les grandissait, était venu le temps d'une lente dégénération asservie par le désoeuvrement.

Les feux de l'artifice avaient donc brûlé les ailes de Delphine, lui donnant cette soif d'absolu que rien ne parvenait à étancher. Comme toute personne qui rêve d'explorer ses sommets, elle cherchait un guide - non par soumission lâche ou par intérêt, comme l'animal cherche le maître - mais parce qu'elle entrevoyait parfois, derrière les apparences, au fond d'elle-même, une autre réalité qui ressemblait à un jardin secret.

C’est ainsi qu’elle s’était plongée dans les livres et qu’elle avait failli se noyer sous le poids des mots. Nombre d’écrivains s’étaient transformés en maquereaux de la littérature, faisant commerce de l’absurdité, tout en surveillant d’un œil cupide la rue où se pavanaient leurs idées. Plus l'homme se sent isolé et plus il se croit obligé de semer des phrases comme autant de traces de son égarement. On n'avait jamais autant parlé pour dire si peu de choses. Jamais autant écrit de textes aussi insignifiants.

Usée, blasée, désabusée, l'encre noire de ces écrits vains épousait un style neutre, d'une blancheur cadavérique, pour accoucher de cet univers gris qui est celui du cauchemar aseptisé de la post-modernité. D'où cette culture crépusculaire écrite avec l'alphabet du renoncement, cette littérature d'exil pleine d'histoires dérisoires où s'affrontent l'homme et l'inhumain.

Delphine était sortie transie de toutes ses pages muettes dans lesquelles la froideur clinique du style avait évacuée la fraîcheur poétique de l'inspiration. Elle n'y trouvait aucun écho au chant secret de son âme mais une vision filtrée à travers les verres opaques d'une désespérance dont le rôle était de se protéger de l'intensité du sublime.

Ce sublime dont elle recherchait des traces, elle ne le trouvait pas, non plus, dans des traditions qui lui paraissaient anachroniques, comme sorties de l'almanach poussiéreux où sont racontées les merveilleuses légendes du passé. L'image de Dieu le Père était allée rejoindre celle du fils et de l'esprit sain dans un corps sain à la maison de retraite des mythes bouffés aux mites. Leur date de conversion est périmée.

Pour Delphine, comme pour tant d'autres de sa génération, religion était un synonyme de résignation et rimait avec abnégation : tout un héritage ancestral érigé en morale souffreteuse pour canaliser l'ardeur des faibles, justifiant ainsi leur droit de suivre et leur devoir de se taire.

Quant à la souffrance, trop incarnée en ce monde, impossible de l'adorer comme une déesse. Les croassements masochistes des prêcheurs éveillaient en elle une envie infernale de pêcher par pensée, par parole, par action et même, peut-être surtout, par omission. Comment aurait-elle pu se contenter de cette eau bénite, tombée d'un ciel dévot ? Ses racines puisaient dans un sol bien plus riche et ses fruits aspiraient à d'autres couleurs que le rouge de la honte ou le noir du sacrifice.

Avec la rigueur du policier qui mène son enquête et qui interroge un suspect, elle cherchait à connaître mes secrets. Quel était ce paysage dont elle avait intuition mais dont elle ne disposait pas des cartes ? Quel était ce nouveau monde dont elle était enceinte et qu’elle ne parvenait pas à accoucher ? Quel était ce chant secret qui l’emportait parfois vers une harmonie subtile et une profonde intensité ?

Toutes ces questions n'étaient que l'écho d'une quête éperdue : celle d'un sens qui aurait donné à sa vie une perspective et une dynamique. Le désordre était un désert intérieur dont elle cherchait à s'évader en cherchant intuitivement la source vibrale où s'origine le monde.

mardi 8 juin 2010

Le Sage et l'Erudit (5) L'Ombre



Ce billet est la suite et la fin des quatre précédents qui font partie d’une série intitulée Le sage et l’érudit (1), (4), traduction française d’un dialogue entre Andrew Cohen - le sage - et Ken Wilber - l’érudit - paru en Juin 2006 dans le magazine EnligthnmentNext suite à la sortie du livre de Ken Wilber, Integral spirituality.

Il est possible de retrouver la série de dialogues entre Cohen et Wilber intitulée Le sage et l'érudit sur le site du magazine
Eveil et Evolution , la version française du magazine américain. Ce site propose actuellement, à titre gratuit, la lecture d'un de ces entretiens intitulé Les interdynamiques entre la conscience et la culture. A lire absolument pour tous ceux qui sont passionnés par l’émergence de la culture intégrale.


L'Ombre
Cohen : Nous n’avons pas encore abordé la question de « l’ombre ». Ce chapitre du livre est pour moi l’un des plus puissants.

Wilber : Merci. Beaucoup de gens semblent avoir été profondément frappés par ce chapitre. D’une manière assez générale, l’idée de l’ombre repose sur le fait qu’il existe des aspects de notre propre moi qui sont dynamiquement refoulés, reniés. Et cette compréhension est, pour une grande part, une contribution de l’occident moderne et postmoderne. Quand on regarde le monde et que l’on fait la liste des cinq ou six vraies grandes idées apportées par diverses cultures, celle-ci serait sur la très courte liste – c’est l’une des grandes découvertes au sujet de la nature humaine, certainement avec la découverte des états d’illumination etc. Et bien sûr nous l’associons à des noms tel que Sigmund Freud, mais l’histoire de sa genèse remonte en occident à plusieurs centaines d’années, et quelques êtres d’exception ont travaillé dessus.

Ils ont vu que les êtres humains avaient des angoisses et des souffrances psychologiques, des névroses, des obsessions et des peurs et ils se sont demandé : « D’où viennent ces choses ? », J’espère avoir ajouté quelques perspectives personnelles à ce sujet mais je m’en remets aux découvertes de ces grands chercheurs.

En gros, l’ombre est ce que nous appelons le moi renié. Et l’ombre, comme tant d’aspects de la psyché a une histoire évolutive. On peut simplement utiliser le système des chakras pour donner un exemple simple. Quand le moi du jeune enfant se construit, il est identifié fondamentalement aux réalités matérielles – le stade oral de développement. Son moi tout entier, son sentiment du Je, est identifié au premier chakra. Aux environs de la seconde année, il commence à s’identifier au second chakra. Sa moi-ité se désidentifie du premier chakra, se désidentifie du simple royaume matériel et il commence à s’identifier aux pulsions émotionnelles et sexuelles. Son sentiment du Je est maintenant au deuxième chakra, l’équivalent des pulsions liées au stade magenta.

Si donc vous êtes disons, au second chakra et que vous avez certaines pulsions, comme par exemple des pulsions sexuelles ou de la colère, cela devient menaçant – parce que vos parents ou la société n’aiment pas cela, ou vous-même, parce que cela vous submerge – donc, vous allez prendre cette pulsion de colère et la mettre de l’autre côté de la frontière du moi. Alors c’est comme si ce n’était plus le moi ; c’est comme si cela ne vous appartenait plus. La colère monte encore, mais maintenant ce n’est plus votre colère, ce doit être celle de quelqu’un d’autre. Vous projetez donc cette colère, et vous la voyez chez les autres et autour de vous : « Quelqu’un est en colère ; je sais que ce n’est pas moi, donc cela doit être toi. »

Ce qui arrive alors, c’est qu’au lieu de vous sentir en colère, vous ressentez que tout le monde est en colère contre vous, et il est possible que vous commenciez à vous sentir déprimé à cause de cela, à avoir la sensation que le monde entier vous méprise. Maintenant au lieu d’être furieux, vous êtes triste. Et vous avez dès lors une névrose psychique – vous avez un symptôme, signe qu’un aspect refoulé de vous-même est désormais dans votre inconscient. Guérir implique en quelque sorte de devenir ami avec cette colère, de faire tomber la barrière du refoulement, de reprendre cette colère et de l’inclure dans votre moi, parce que c’est seulement quand elle devient une partie consciente de votre moi que vous pouvez vraiment vous en débarrasser. Alors vous pouvez passer au troisième chakra.

Maintenant, il est évident que vous irez au troisième chakra de toute façon, mais la question est que si le moi se sépare d’une partie de lui-même et la refoule, cette partie ne se développe plus. Elle reste au niveau auquel vous l’avez détachée parce qu’elle ne fait désormais plus partie de votre moi. La conscience continue sa marche de développement, mais si vous excluez quelque chose, cette chose ne fait plus partie du moi conscient et ne se développera pas avec vous. On finit alors par avoir toute une série de sous-personnalités ou de pulsions inconscientes liée à cet ombre. Et toutes vos petites sous-personnalités ne se développeront pas – elles resteront au niveau de développement auquel elles ont été refoulées.
Vous pouvez donc avoir une sous-personnalité rouge, une sous-personnalité ambre ou orange si, où que ce soit dans l’échelle de développement, vous prenez une partie de votre moi et que vous la passez de l’autre côté de la frontière du moi, en la transformant de la première personne Je à la deuxième personne Tu ou à la troisième personne Il ou Cela. (ndt : Les codes couleurs sont ceux du Spectre de la conscience à travers lesquels Ken Wilber définit les principaux stades évolutifs de la conscience dont on trouvera un shéma ici et )

Maintenant s’il suffisait de se débarrasser de ces pulsions comme cela et qu’elles restent où elles sont, il n’y aurait pas de problèmes. Mais la difficulté vient du fait qu’elles sont réellement des parties de notre propre moi et qu’à chaque fois que nous mettons quelque chose de l’autre côté de la frontière du moi, notre propre conscience s’amoindrit ; nous rétrécissons. Et cela nous empêche d’être dans l’instant présent. Même si nous pratiquons le « pouvoir du moment présent », si notre sous-personnalité « premier chakra » veut manger maintenant et que notre sous-personnalité « deuxième chakra » veut baiser maintenant, nous ne pouvons pas vraiment rester dans le Maintenant ! Donc, si notre conscience n’est pas libérée, nous devons véritablement travailler sur notre ombre, en plus de travailler sur les états de conscience et les stades de développement.

Cohen : Pour libérer notre conscience, nous devons nous approprier ces parties refoulées de nous-mêmes – les intégrer toutes, nous devons apporter de la lumière dans tous les coins obscurs et cachés de notre moi, il nous faut revendiquer la propriété de la totalité de notre moi – avant de pouvoir transcender de façon authentique notre ego au sens spirituel du terme.

Wilber : Exactement. Quand nous refoulons ces pulsions, nous ne les transcendons pas vraiment et nous ne nous désidentifions même pas d’elles ; nous nous dissocions d’elles. Et cela peut devenir un très gros problème. Donc, comprendre cette distinction nous permet de faire la différence entre deux indications très conflictuelles données le plus souvent par des gens qui essayent de nous aider – les thérapeutes et les professeurs de méditation – sur la façon dont nous devrions nous rattacher aux différents éléments de notre propre expérience, comme par exemple la colère. La Gestalt thérapie nous dira de nous identifier à elle ; le zen nous dira de ne pas nous identifier à elle. Alors que faire ? Si l’on médite et que la colère monte, devrions-nous nous identifier à elle ou ne pas nous identifier à elle ? La réponse est : les deux, mais dans le bon ordre.

Cohen : Oui, parce que la méditation et la thérapie sont deux contextes très différents avec des buts très différents. Quand j’étais chercheur, à l’époque de mes vingt ans, je me souviens avoir justement découvert cette dichotomie. En tant que méditant consciencieux, j’avais eu l’intuition de la différence entre l’expérience libératrice des états de conscience supérieurs et le fait qu’il y avait des dimensions émotionnelles et psychologiques de mon moi qui nécessitaient une sorte d’attention que la méditation seule était incapable de fournir. Malheureusement beaucoup de gens qui méditaient avec moi ne semblaient pas vraiment conscients de cette distinction.

Pendant des retraites Vipassana très intenses, je me souviens m’être assis au milieu de la nuit dans un état méditatif incroyable et avoir entendu, par surprise, des gens pousser des cris à vous glacer le sang ou pleurer de façon incontrôlable. Et j’ai toujours ressenti que ce contexte n’était pas approprié pour ce genre de catharsis psychodynamique. Je me rendais bien compte que ce genre de névroses et de problèmes développementaux etc... devaient être traitées dans des contextes thérapeutiques différents, mais je savais aussi que le contexte de la méditation se prêtait, au fond, à l’expérience d’un lâcher prise total.

Wilber : Oui, le contexte méditatif est bien celui du lâcher prise, mais nous ne pouvons le faire que si nous traitons d’abord nos pulsions dissociées. Ce que nous voulons faire est prendre le meilleur des deux mondes - thérapeutique et méditatif - sans diluer l’un ou l’autre. Mais si j’ai une colère dissociée, que je vais à une retraite Vipassana et que la colère monte et que tout ce que je suis censé faire est de dire : « La colère monte, la colère monte…. », je ne fais rien pour rompre le refoulement. Je ne fais rien pour me réapproprier cette colère. Je vois juste qu’il y a de la colère dans le monde surgissant vers moi et donc je prends peur : « Il y a la peur qui monte, il y a la peur qui monte… » Mais la peur est une émotion fausse parce qu’elle est une réaction à la projection de ma propre colère.

Cohen : Exact.

Wilber : Je ne suis pas censé me rapprocher de la peur – ce n’est pas authentique. C’est inauthentique. Donc, en faisant simplement Vipassana sur la base d’une émotion dissociée, on aggrave celle-ci.

Cohen : On l’aggrave vraiment !

Wilber : Il y a une grosse différence entre la désidentification transcendantale et la dissociation pathologique. Et une fois encore, s’il y a quelque chose que nous ne nous sommes pas approprié – que ce soit le pouvoir, le sexe, l’arrogance, l’émotivité, ou autre – et que nous essayons de lâcher, nous l’aggravons.

Prenons l’exemple de quelqu’un qui a dissocié sa peur et qui commence Vipassana sur cette base ou qui fait du Vedanta - « Qui suis-je ? Qui suis-je ? » - en lâchant la peur, en lâchant prise, en lâchant prise encore. « Je ne suis pas cela, je ne suis pas cela », et qui pense même que c’est une émotion inauthentique. Cette personne dit : « Je me sens mieux quand je fais cela, donc je sais que ça marche ».

Cohen : Bien sûr qu’elle se sent mieux – temporairement !

Wilber : Oui. Par analogie, vous vous faites renverser par un bus et vous restez assis dans la rue à regarder votre jambe cassée. Vous pouvez dire : « Je ne suis pas cela, je ne suis pas cela » et vous vous sentirez mieux. Vous pouvez effectivement passer à un état supérieur de conscience avec une jambe cassée et vous vous sentirez mieux et c’est bien. Mais je dis qu’il vous faut d’abord vous occuper de votre jambe cassée, puis ensuite dire « je ne suis pas cela, je ne suis pas cela », et vous aurez ainsi le meilleur des deux mondes. L’ombre est la jambe cassée donc on vous dira comment la réparer. On ne vous dit pas de ne pas faire l’autre chose mais il faut d’abord réparer la jambe cassée, puis seulement après faire Vipassana ou du Vedanta.

La jambe est le véhicule qui vous permet de remplir votre mission de bodhisattva ; c’est votre véhicule pour transmettre la vérité. Si vous êtes éveillé, que vous restez assis-là avec une jambe cassée et que vous ne pouvez plus aller nulle part, à quoi cela sert-il ? On ne peut pas enseigner avec une jambe cassée ! Mais beaucoup de gens le font. Ils ont réalisé ces états de conscience supérieurs mais ils ont des jambes cassées. Aussi ce que nous voulons faire fondamentalement, c’est guérir les véhicules - les être humains - à travers lesquels peut se manifester une conscience éclairée.

Cohen : Oui, j’acquiesce de tout mon cœur. Et pour être honnête, j’ai découvert qu’en fin de compte, s’approprier vraiment son ombre, ou être désireux de se voir sans condition, de façon radicale et continuelle, semble être non seulement plus excitant mais finalement plus important dans le processus de transformation, que d’adopter une posture de méditation. Dans le contexte de l’éveil évolutif, je travaille avec cette dimension obscure d’une manière différente, par certains côtés, du travail avec l’ombre qui peut être effectué dans un contexte thérapeutique.
Dans le contexte qui est celui de l’éveil évolutif, l’ombre est perçue comme une manifestation de l’ego, et la raison pour laquelle il est si essentiel de prendre la responsabilité de cette partie de nous, au prix d’un effort héroïque, c’est que nous pourrons, par nos actions, être à même de manifester dans ce monde, l’expression claire d’une intention vraiment éveillée.

Il s’agit de démontrer, semaine après semaine, mois après mois, année après année, cette dynamique spontanée d’intégration, cette intégrité dont la conséquence est la congruence entre l’intention et l’action de telle façon que nous pouvons dire sans équivoque : « Cet individu est éveillé ». Toute la question est que si l’individu n’est pas prêt à s’approprier son ombre, il va continuer à agir en fonction de toutes ces pulsions refoulées, à créer du karma, ce qui signifie que ses actes, mus par un manque de connaissance et de conscience auront pour conséquence de nuire aux autres.
Et toute la définition de l’éveil est que, au moins idéalement, nous soyons censés devenir si conscients, si éveillés que nous ne soyons plus créateurs de karma. Jusqu’à ce qu’on puisse s’approprier au moins une grosse partie de notre propre ombre, il ne nous est pas possible de prendre la responsabilité de nous-mêmes et de devenir un moi vraiment autonome, éveillé, intégré, qui peut réellement entreprendre le processus d’évolution.

Wilber : C’est certain !

Cohen : Honnêtement, quand on voit ce qu’il faut comme intensité et comme énergie spirituelle pour s’approprier toutes ces différentes parties du moi, pour s’efforcer vraiment d’en prendre la responsabilité puis de les transcender – cela concerne en fait peu d’âmes. Quand on considère l’amour réel pour Dieu nécessaire pour devenir véritablement entier, il faut dire que rares sont les individus qui prêtent vraiment toute leur attention à ce processus de maîtrise et qui veulent réellement le suivre. Pour finir, je crois vraiment qu’en fait, seuls ceux qui ont pris conscience d’un but plus étendu, plus grand que leur propre intégrité, leur propre salut ou même leur propre éveil, trouveront véritablement l’énergie et les ressources pour commencer à s’approprier ces parties plus sombres et plus inconscientes d’eux-mêmes et changer de manière assez significative pour faire avancer les choses dans le monde.

Wilber : Ils sont effectivement rares. Merci, mon ami.

mercredi 2 juin 2010

Le Sage et l'Erudit (4) Le Deuxième Visage de Dieu



Ce billet est la suite des trois précédents : Le Sage et l’érudit (1), (2) et (3). Ces quatre billets sont autant d'extraits de la traduction française d’un dialogue entre Andrew Cohen - le sage - et Ken Wilber - l’érudit - paru en Juin 2006 dans le magazine EnligthnmentNext, suite à la sortie du livre de Ken Wilber, Integral spirituality.

Il est possible de retrouver la série de dialogues entre Cohen et Wilber intitulée Le sage et l'érudit sur le site du magazine Eveil et Evolution , version française du magazine américain. Ce site propose actuellement, à titre gratuit, la lecture d'un de ces entretiens intitulé Les interdynamiques entre la conscience et la culture. A lire absolument pour tous ceux qui sont passionnés par l’émergence de la culture intégrale.


Le Deuxième Visage de Dieu

Cohen : Je me suis toujours demandé pourquoi à travers toute votre œuvre dans laquelle vous révérez et honorez l’Esprit sous ses multiples formes, je ne vous ai jamais entendu parler de la soumission ou de la nécessité de se prosterner devant Dieu. Donc quand j’ai lu le chapitre sur « L’Esprit à la deuxième personne » où vous définissez les « trois visages de Dieu » j’ai à la fois été aux anges et soulagé.
Il m’avait toujours semblé qu’il manquait à votre œuvre une composante fondamentale de l’évolution spirituelle. Jusqu’à Integral Spirituality vous sembliez mettre l’accent sur Dieu en tant que le Soi - ou Je-Je - et sur Dieu en tant que totalité du processus cosmique évolutif dont nous faisons tous partie. Mais c’est la première fois que je vous entends parler de façon si précise, si éloquente et si passionnée de Dieu comme du grand Autre auquel nous devons tous finir par nous soumettre.

Wilber : Vous avez raison. Il y a trois sujets sur lesquels j’ai très peu écrit. L’un concerne les phénomènes métapsychiques ; un autre la renaissance et la réincarnation ; et le dernier concerne Dieu à la deuxième personne. Parce que dès que vous ouvrez la bouche pour dire quoi que ce soit sur ces sujets, personne ne vous prend au sérieux dans le monde académique influent.

J’ai parlé avec le Père Thomas Keating pendant dix ans et la moitié du temps à propos de Dieu à la deuxième personne et de ce que cela signifie. Mais d’après moi, ce n’est qu’après avoir écrit le deuxième volume de la Kosmos Trilogy que j’ai, en un sens réellement commencé à transcrire mes propres idées, à les ruminer, à les digérer et à voir ce qu’elles signifiaient. C’est à ce moment-là que toute cette notion de perspectives est devenue incroyablement vivante, et c’est de là qu’est venue cette reconnaissance des trois visages de Dieu.
Cette clarté m’est venue de la compréhension de ce que première, deuxième et troisième personne voulait dire ; de ce que les quadrants voulaient dire, de ce que ce tous ces trucs signifiaient réellement. Donc le 1-2-3 de Dieu ou les trois visages de l’Esprit signifient au fond que l’Esprit peut être appréhendé selon une perspective à la première personne, à la deuxième personne ou à la troisième personne. L’Esprit à la première personne est le grand « JE SUIS », la pure subjectivité radicale ou la perspective du Témoin dans chaque être sensible.
L’Esprit à la deuxième personne est le grand « TU », quelque chose d’incommensurablement plus grand que l’on ne puisse s’imaginer être un jour, devant lequel la seule réponse adaptée est l’abandon, la dévotion, la soumission, une impression rayonnante de libération et de gratitude. De cette source coulent sans réserve toutes les bénédictions et toutes les bontés. Et créer un lien avec cet Autre, dans l’amour, la dévotion et l’extase est la seule réponse juste si l’on est sain d’esprit.

Cohen : (rires)

Wilber : Et l’Esprit à la troisième personne est la grande Toile de la Vie, la Grande Perfection de tout ce qui est en train d’émerger. Les termes de la troisième personne appartiennent au registre du « Cela » dans lequel l’Esprit apparaît comme la perfection suprême et rayonnante à l’origine de toute manifestation. Et pour moi, ces trois perspectives sont toutes correctes.

Donc quand ceci m’est apparu clairement, je ne pouvais qu’être fasciné et puis presque choqué de constater que pas une seule tradition, occidentale ou orientale n’ait mis ensemble les perspectives de l’Esprit à la première, deuxième et troisième personnes ; elles avaient tendance à se focaliser sur l’une ou l’autre ou quelque fois sur deux. On trouve cependant dans certaines traditions une reconnaissance des trois, comme par exemple dans les traditions Vajrayana (au moins celles qui utilisent la voie du gourou), mais il n’existe pas de cadre réel se rapportant aux trois.
Dans le Vedanta, on met l’accent pratiquement exclusivement sur la première personne et le mysticisme chrétien insiste lui, énormément, sur la deuxième personne. Et j’ai constaté, en commençant à parler de cela avec différents enseignants spirituels, qu’ils venaient juste de prendre conscience de cette question. Pour les bouddhistes occidentaux en particulier, la possibilité d’inclure une approche dévotionnelle était vraiment libératrice parce que celle-ci avait été tronquée quelque part pendant leur enfance quand ils avaient arrêté de croire en Dieu à la deuxième personne.

Une des critiques que je développe dans Integral Spirituality est ce que j’appelle la confusion entre niveaux de conscience et lignes de développement. C’est ainsi que la vision de l’Esprit à la deuxième personne a été amputée en occident. Elle a été interrompue au niveau mythique de développement. L’Esprit à la deuxième personne est devenu atrophié et identifié simplement à Dieu le Père, le vieux gentleman aux cheveux blancs, le patriarche mythique de la Bible auquel plus personne ne croit.

Cohen : Le type dont la philosophie des Lumières nous a débarrassé.

Wilber : Exactement.

Cohen : Si nous n’incluons pas ces trois visages, nous n’aurons qu’une perspective partiale de qui est Dieu et de ce qu’il représente. Nos interprétations de nos propres expériences de Dieu seront toujours incomplètes. Et il m’est apparu évident, bien après avoir commencé à enseigner il y a vingt ans que le deuxième visage de Dieu est absolument essentiel, surtout pour nous qui sommes des narcissiques postmodernes extrêmes. Sans Dieu en tant que Tu, le grand Autre auquel nous devons en fin de compte tous nous soumettre pour développer l’expérience vivante et sensible d’une relation directe à l’Esprit, je me demande s’il est possible de cheminer au-delà de l’ego d’une manière authentique.

Wilber : C’est tellement vrai. Parce que le pluralisme vert n’accepte aucun principe supérieur à lui et parce qu’il n’accepte aucune forme de hiérarchie, il s’installe confortablement dans les limites de sa vision à la première personne. Et je crois que tu as raison : sans un Esprit à la deuxième personne, je ne pense pas que ceux qui sont dans le Vert puissent s’en sortir. ( ndt : le Vert fait ici référence au Mème Vert du modèle de la Spirale Dynamique. Le pluralisme est la spécificité de ce stade évolutif. D'où l'expression pluralisme vert utilisée par Wilber).
C’est un problème. Mais trop souvent, dans l’occident postmoderne, nous avons tendance à utiliser seulement la première et la troisième personne, le Vedanta et la science ou le bouddhisme et la science, etc.

Cohen : Exactement. Et à cause de cela, quand nous vivons de profondes expériences spirituelles, notre ego demeure sécurisé, non menacé.

Wilber : Eh bien oui. Parce que dans une approche à la première personne, l’ego n’a pas à se soumettre à quoi que ce soit sauf à son propre Soi. Et pour le dire autrement : en essayant de passer du petit esprit au grand esprit, on peut finir par passer du petit ego au grand ego !

Cohen : Oui. [Rires]. Parce qu’il n’y a...

Wilber : ... rien à quoi s’abandonner.

Cohen : Exactement. L’ego peut survivre intact devant Dieu à la première personne et Dieu à la troisième personne.

Wilber : C’est vrai.

Cohen : Mais dans le face à face avec Dieu à la deuxième personne, l’ego est sur le billot. A moins de s’aligner sur cette dimension absolue de l’évolution et de la transcendance spirituelles, le type d’expérience que nous vivons importe peu : le noyau narcissique fondamental restera intact. Et tant qu’un gros trou dans ce noyau narcissique ne sera pas fait, je me demande à quel point notre participation à la création du futur peut être réellement sérieuse. Je me demande en fait, si nous serons assez libres pour être réellement capables de faire ce trou, à moins d’avoir été, au niveau le plus profond, obligés de capituler.

Wilber : C’est une question incroyablement profonde. Je pense que tu as raison, quand tu dis que si nous n’acceptons pas cela d’une façon ou d’une autre, nous ne serons pas vraiment aussi libres que nous pourrions l’être, parce que sans le savoir nous confondrons avec l’Absolu ce qui reste de notre ego : un vestige de notre perspective « première personne » que nous avons désormais transformé en un Je-Je, un Atman, un grand et pur témoin Védanta. Tel est le dernier refuge de l’ego.

Cohen : Absolument. Et la subtilité de tout cela est proprement stupéfiante.

Wilber : Il nous faut donc dire : « Attendez un instant. Je dois affronter quelque chose auquel je dois totalement m’abandonner. Je dois faire face à quelque chose qui est plus grand que je ne peux m’imaginer être un jour.» On doit complètement s’abandonner avec dévotion et réellement le vouloir, parce que la perspective de la deuxième personne transporte en elle un amour et une gratitude infinies qui jaillissent naturellement. Ce n’est donc pas quelque chose qui peut être forcé. Si vous le forcez, ce n’est pas vraiment un abandon transcendantal sincère. Vous n’êtes pas véritablement dans l’amour ; vous ne faites que simuler.

Cohen : C’est vrai.

Wilber : Et Dieu est capable de repérer les orgasmes simulés.
(A suivre...)