Ce texte est la suite des trois précédents : La petite Princesse (1), (2) et (3).
Mutant contre Savant Fou : ce combat entre deux figures archétypales pose, en termes symboliques, le problème fondamental, au cœur de toutes les interrogations contemporaines : celui d’une évolution de la conscience permettant de maîtriser les effets mortifères sur l’individu et la société du développement exponentiel de la techno-science. Un problème qui concerne aussi bien l’équilibre psychologique de chaque individu que la cohésion sociale des peuples, aussi bien la protection des ressources naturelles que l’évolution pacifique de rapports entre nations.
Un problème au centre de la réflexion de toutes les avant-gardes intellectuelles et culturelles qui, depuis deux siècles, et plus particulièrement depuis les années soixante, contestent l’hégémonie du modèle techno-scientifique. Le génie d’Einstein avait déjà en son temps posé cette équation radicale : l’inadaptation de notre conscience collective par rapport à la puissance des outils techniques auquel nous accédons.
Selon lui, cette inadaptation mettait l’humanité face à l’urgence d’une transformation des mentalités : « Notre monde est menacé par une crise dont l'ampleur semble échapper à ceux qui ont le pouvoir de prendre des grandes décisions pour le bien ou pour le mal. La puissance déchaînée de l'homme a tout changé, sauf nos modes de pensée, et nous glissons vers une catastrophe sans précédent. Une nouvelle façon de penser est essentielle si l'humanité veut vivre. Détourner cette menace est le problème le plus urgent de notre temps. »
Dans une époque de relativité généralisée où nous devons trouver impérativement la loi d’équilibre entre la puissance et la sagesse - la raison et l’esprit - l’intuition d’Einstein prend toute sa valeur prophétique : les multiples crises auxquelles nous sommes confrontées semblent autant de signes convergents et annonciateurs de cette catastrophe sans précédent prophétisée par Einstein, un savant qui, lui, était tout sauf fou.
La destruction de la bio-diversité, le réchauffement climatique, l’inflation de la demande énergétique et la raréfaction des ressources naturelles livrées au pillage, la prolifération nucléaire tant sur le plan civil que militaire, l’explosion démographique, le choc des cultures et des civilisations, la montée des intégrismes, des populismes et des mafias criminelles, l’emprise d’une finance spéculative sur l’économie réelle, l’accroissement des inégalités sociales, économiques et technologiques, la perte des repère moraux et symboliques au profit d’un assouvissement pulsionnel immédiat : tous ces phénomènes convergents et systémiques sont autant d’engrenages d’une machine de moins en moins contrôlable qui, si elle s’enraye, peut avoir des conséquences effroyables.
Dans un livre au titre évocateur - Notre dernier Siècle ? - Martin Rees, professeur d'astronomie et de cosmologie à l'université de Cambridge estime que « les chances de survie des humains sur la Terre d'ici la fin du siècle ne dépassent pas cinquante pour cent…Les sciences nouvelles donnent aux humains les moyens de perpétrer des actes terrifiants ou de commettre des erreurs apparemment anodines aux retombées dévastatrices ». Ce constat ne doit ni nous paralyser, ni nous affoler mais nous donner l’énergie nécessaire pour relever le défi de ce qu’Einstein nomme une nouvelle façon de penser d’autant plus indispensable que, selon lui : « Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus au niveau et avec la façon de penser qui les a engendrés. »
Depuis des décennies, de nombreuses voix – les plus éclairées – font écho à celles d’Einstein. Il faut avoir le courage et la lucidité non seulement d’écouter mais surtout d’entendre ces voix de sagesse qui brisent le consensus hypnotique menant tout droit sur les chemins de la facilité et de la fatalité. Toutes expriment le même constat : sans une évolution radicale de nos modes et de nos modèles de pensée, l’humanité court à sa perte.
Par ses films et par ses livres, Arnaud Desjardins a fait connaître à l’Occident de nombreux sages orientaux dont il a suivi, pour certains, les enseignements. Dans un livre dont le titre - Regards sages sur un monde fou - correspond bien à notre sujet, il écrit : « Aucune mesure, aucune tentative d'intervention demeurant à l'intérieur des paradigmes scientifiques et politiques actuels, n'évitera la grande implosion. Le salut ne peut venir que d'un bouleversement culturel radical, totalement imprévu pour l'instant, mais qui commence à germer dans les mentalités d'innombrables hommes et femmes, emportés par le courant général dans une direction où ils ne veulent plus aller, et même dans l'esprit de certains hauts responsables et décideurs. La gravité de la situation actuelle n'est ni économique, ni financière, ni politique, elle est spirituelle. Elle concerne l'idée même que nous nous faisons de l'Homme... »
Ces propos résonnent avec ceux du physicien Fritjof Capra pour qui la survie de la civilisation passe par une indispensable révolution culturelle : « Je crois que la vision du monde impliquée par la physique moderne est incompatible avec notre société actuelle qui ne reflète aucunement l’interdépendance harmonieuse que nous observons dans la nature. Afin de réaliser un tel état d’équilibre dynamique, une structure économique et sociale radicalement différente sera nécessaire : une révolution culturelle au vrai sens du mot. La survie de notre civilisation dépend peut-être de notre possibilité de réaliser une telle transformation. » (Le Tao de la Physique).
Après un long cheminement intérieur, l’ancien physicien atomiste Will Keepin s’est reconverti dans la formation des agents du changement social. Selon lui, notre futur dépend essentiellement de notre faculté à faire émerger et à vivre ensemble une nouvelle vision du monde : « Ce dont nous avons vraiment besoin désormais, c’est d’une transformation culturelle radicale, et ceux qui vont compter, ce sont des leaders capables d’initier et de faciliter un changement culturel en profondeur, au cœur même de la société. Ceux qui en seront capables seront ceux qui ont vécu eux-mêmes des bouleversements, ceux qui auront réussi à changer leur propre cœur. Les vrais leaders du 21 ème siècle seront ceux qui auront effectué un vrai travail sur eux-même, une action spirituelle en profondeur, autant qu’ils auront mené des actions dans le monde, et qui seront capables d’allier les deux. » (Les Créatifs Culturels)
Ce diagnostic n'est pas réservé aux occidentaux, La nécessité de réconcilier sagesse ancienne et monde moderne implique, selon le Dalaï Lama, une véritable révolution spirituelle : « Qu’ils nous viennent du dehors, comme des guerres, la violence et le crime, ou qu’ils se manifestent au-dedans de nous, sous forme de souffrance psychologique ou affective, nos problèmes resteront sans solution aussi longtemps que nous continuerons d’ignorer notre dimension intérieure. C’est cette ignorance qui explique qu’aucun des grands idéaux mis en œuvre depuis plus de cent ans – démocratie, libéralisme, socialisme – n’aient réussi à apporter les avantages universels qu’ils étaient censés procurer. A n’en pas douter une révolution s’impose. Mais pas une révolution politique, économique ou technique. Ce siècle en a assez connu pour que nous sachions désormais qu’une approche purement extérieure ne saurait suffire. Ce que je propose c’est une révolution spirituelle. » (Sagesse ancienne, monde moderne.)
Recueillies aux quatre coins du monde et mêlées aux cris d’alerte, ces paroles de sagesse se font écho en dressant un constat sans appel qui, s’il a le mérite d’être clair, va à contre courant de la pensée dominante : l’avenir de l’humanité ne dépend pas simplement de l’évolution technologique, de la croissance économique ou de simples changements comportementaux mais avant tout d’une transformation à la fois culturelle et spirituelle susceptible de promouvoir une nouvelle vision du monde et de l'être humain. Pour Edgar Morin, la seule solution à la crise que nous vivons est une révolution intérieure : « Il faut peut-être que la crise s’approfondisse, approcher plus près du désastre, pour provoquer les sursauts de la prise de conscience... La seule chose que je crois, c’est que la révolution salutaire ne pourra pas venir uniquement de l’extérieur, c’est-à-dire par des réformes d’institutions, par des changements économiques et politiques. La mutation viendra aussi de l’intérieur, et sans doute à deux niveaux : d’abord par ce que j’appelle la réforme de la pensée, qui consiste à penser d’une façon plus complexe et plus riche, plus adéquate, moins mutilé ; et deuxièmement par une réintériorisation de l’existence humaine qui cessera de s’agiter dans tous les sens uniquement en fonction des conquêtes extérieures de plus en plus artificiellement stimulées et surexcitées. Je mets donc comme condition à la sortie de l’agonie une réforme intérieure, dans les deux sens du terme : l’un beaucoup plus réflexif et intellectuel, l’autre beaucoup plus intériorisé, dans le sens de la vie de l’âme, pour employer ce mot entre guillemets, bien qu’il corresponde à une réalité profonde. » (Nouvelle Clés n°1)
Pour Raimon Panikkar, docteur en chimie, philosophie et théologie, le destin de l’humanité se joue en chacun d’entre nous : « Quelque part nous pressentons que notre civilisation risque d’être sans avenir. Certains impatients voudraient lancer des révolutions pour créer un monde nouveau. Ce qu’il faut c’est une transformation. Et la transformation est surtout une affaire spirituelle... Il nous faut nous transformer nous-mêmes pour transformer le monde. La transformation commence avec l’idée, déjà ancienne chez les grecs et les hindous, que l’homme est un microcosme. Donc en chacun de nous le destin de l’humanité se joue » Nouvelles Clés n°57.
Dans les moments cruciaux traversés par l’humanité, une contagieuse épidémie de lucidité touche les consciences inspirées qui parlent toutes le même langage de vérité : les crises auxquelles nous sommes confrontées ne sont rien d’autre que la conséquence de modes de vie et de pensée devenus inadaptés. Une révolution intérieure est devenue non seulement nécessaire, mais indispensable. Voici donc venue l’heure de ce que Mike Dertouzos, qui fut directeur du laboratoire d'informatique du M.I.T nomme la quatrième révolution : « Les trois premières révolutions socio-économiques ont été fondées sur des objets : la charrue pour l'agriculture, le moteur pour l'industrie et l'ordinateur pour l'information. Peut-être le temps est-il venu pour une quatrième révolution, dirigée non plus vers des objets mais vers la compréhension de la plus précieuse ressource sur Terre : nous-mêmes. »
- Comme c’est étrange, me dit Delphine, issus de milieux et de culture différentes, tous ces individus refusent la logique suicidaire où s’enfonce l’humanité et tous tiennent le même langage. Les paroles diffèrent un peu mais la musique est étonnamment la même. Tous parlent de l’impérieuse nécessité d’une révolution intérieure, à la fois culturelle et spirituelle, qui aurait pour conséquence une autre manière de percevoir, de penser, de sentir. La figure archétypale du Mutant serait donc celle de cette quatrième révolution dont le but est une mutation de conscience. Pourquoi donc ces voix ne sont-elles pas entendues ? Cette quatrième révolution a-t-elle déjà commencé ou n’est-elle pas, après tout, le délire d’élection de quelques illuminés ?
(A suivre...)