mercredi 23 novembre 2016

La Twittérature d'Edgar Morin


Le temps est venu de changer de civilisation. Edgar Morin 

Edgar Morin

Dans nos précédents billets, nous évoquions le modèle développemental de la Spirale Dynamique fondé sur les notions d’évolution et de complexité. Étymologiquement, la notion de complexité renvoie à ce qui est « ce qui est tissé ensemble (cum-plexus) ». Penser la complexité c’est dépasser le processus de domination abstraite - fragmentant et compartimentant le réel - afin d’envisager toutes situations en terme de relations, de dynamique et de globalité. Penser de manière complexe c’est rétablir de la vie et du mouvement, de l'interaction et l'interconnexion, de l'émergence et de l'innovation créatrice là où les séparations abstraites tendent à réduire la profondeur et la diversité multidimensionnelle du réel à un champ unidimensionnel de déterminations causales et mécanistes.

Âgé de 94 ans, Edgar Morin est connu, en France et dans le monde, comme un des grands penseurs de la complexité. Une majeure partie de son œuvre, dont nous avons rendu compte à plusieurs reprises dans Le Journal Intégral, tend à préciser et à développer ce nouveau paradigme, notamment dans les six tomes de La Méthode. Sur son compte Twitter, Edgar Morin exprime cette pensée en réagissant à l’actualité dans le format des 140 caractères maximum proposé par ce site de micro-blogging. Le succès de cet outil numérique est tel qu'il est à l’origine d’une nouvelle forme littéraire : la Twittérature définie comme l’ensemble des textes littéraires publiés dans Twitter sous forme de "gazouillis" (tweets). 

Dans un long entretien au journal La Tribune publié en Février 2016 et intitulé Le temps est venu de changer de civilisation, Edgar Morin évoque « la seule transformation véritable et durable qui soit : celle des mentalités… Seule une prise de conscience fondamentale sur ce que nous sommes et voulons devenir peut permettre de changer de civilisation… Et d'ailleurs, c'est aussi parce que nous manquons de spiritualité, d'intériorité, de méditation, de réflexion et de pensée que nous échouons à révolutionner nos consciences.»

Tout au long de l’année 2016, face à la montée d’une barbarie aux deux visages, celui du fanatisme religieux et du fondamentalisme marchand, Edgar Morin va évoquer dans ses tweets ce changement de civilisation qui passe par une véritable transformation des mentalités vers une pensée systémique et intégrative au cœur de la complexité. Ceux qui ont lu les billets précédents reconnaîtront parfaitement dans cette transformation le passage à la Seconde Phase de la Spirale Dynamique.

Barbarie versus Complexité


Edgar Morin a inauguré l’année 2016 par un tweet où il citait une phrase du philosophe Michel Henry qui pouvait déconcerter dans son contenu comme dans sa forme : « La nouvelle barbarie est de connaître de façon géométrico-mathématique un univers réduit à des phénomènes matériels objectifs. » Ce tweet a été à l’origine du second billet du Journal Intégral en 2016, intitulé Penser la Barbarie. L’occasion pour nous d’évoquer l’œuvre de Michel Henry et en particulier son ouvrage La Barbarie, paru en 1987, dans lequel il analyse l'hégémonie mortifère d’une techno-science qui déshumanise le monde en faisant abstraction de la vie, de ses propriétés sensibles et affectives. Pour Michel Henry, les conséquences de cette barbarie sont effrayantes : « En aucun temps, en aucun lieu, l’aliénation de l’être humain n’a été aussi complète, si être aliéné c’est être devenu étranger à soi-même. » 

Dans son entretien à la Tribune, Edgar Morin évoque deux types de barbarie qui coexistent et parfois se combattent : « Le premier est cette barbarie de masse aujourd'hui de Daech, hier du nazisme, du stalinisme ou du maoïsme. Cette barbarie, récurrente dans l'histoire, renaît à chaque conflit, et chaque conflit la fait renaître… Ce qui distingue la première des quatre autres qui l'ont précédée dans l'histoire, c'est simplement la racine du fanatisme religieux. Le second type de barbarie, de plus en plus hégémonique dans la civilisation contemporaine, est celui du calcul et du chiffre. Non seulement tout est calcul et chiffre (profit, bénéfices, PIB, croissance, chômage, sondages...), non seulement même les volets humains de la société sont calcul et chiffre, mais désormais tout ce qui est économie est circonscrit au calcul et au chiffre… Cette vision unilatérale et réductrice favorise la tyrannie du profit, de la spéculation internationale, de la concurrence sauvage. 


La connaissance est aveugle quand elle est réduite à sa seule dimension quantitative et quand l'économie comme l'entreprise sont envisagées dans une appréhension compartimentée. Or les cloisonnements imperméables les uns aux autres se sont imposés. La logique dominante étant utilitariste et court-termiste, on ne se ressource plus dans l'exploration de domaines, d'activités, de spécialités, de manières de penser autres que les siens, parce qu'a priori ils ne servent pas directement et immédiatement l'accomplissement de nos tâches alors qu'ils pourraient l'enrichir… On croit que la seule connaissance "valable" est celle de sa discipline, on pense que la notion de complexité, synonyme d'interactions et de rétroactions, n'est que bavardage. Faut-il s'étonner alors de la situation humaine et civilisationnelle de la planète ? Refuser les lucidités de la complexité, c'est s'exposer à la cécité face à la réalité

Le seul véritable antidote à la tentation barbare, qu'elle soit individuelle et collective, a pour nom humanisme. Ce principe fondamental doit être enraciné en soi, chevillé au fond de soi, car grâce à lui on reconnaît la qualité humaine chez autrui quel qu'il soit, on reconnaît tout autre comme être humain. Sans cette reconnaissance d'autrui chère à Hegel, sans ce sens de l'autre que Montaigne a si bien exprimé en affirmant "voir en tout homme un compatriote", nous sommes tous de potentiels barbares... Partout, des formations convivialistes assainissant et "réhumanisant" les rapports humains, irriguent le territoire, revivifient responsabilités individuelles et démocratie collective. Réforme personnelle et réforme sociétale - c'est-à-dire politique, sociale, économique - s'entendent de concert, elles doivent être menées de front et se nourrissent réciproquement. Les signaux sont faibles et disséminés, mais ils existent, et c'est sur eux que l'espoir doit être fondé. » 

Une pensée intégrative et systémique

Cette transformation des mentalités évoquée par Edgar Morin évoque, pour qui en est informé, le passage à la Seconde Phase de la Spirale Dynamique que nous venons d’aborder dans un précédent billet. Dans "Le monde change… et nous ?" Jacques Ferber et Véronique Guérin définissent ainsi le mème Jaune de la Spirale Dynamique comme le domaine d’une pensée intégrative-systémique dont Edgar Morin est un des porte-paroles : « Le stade Jaune, adaptatif-intégrateur, constitue le premier niveau du second cycle. Il invite à sortir de l’opposition pour mettre en relation les différents apports des courants. Sur le plan cognitif, ce stade introduit la pensée des cycles et des processus, là où le premier niveau portait essentiellement sur une pensée causale. C’est la pensée systémique qui est en œuvre, au sens où l’entendent les théoriciens de la complexité… 

Le modèle développemental de la Spirale Dynamique

Le monde, dans sa complexité, requiert une prise en compte adaptée que les premiers niveaux de la spirale ne peuvent lui fournir. C’est le domaine de la pensée intégrative-systémique. Cette intégration, E. Morin l’appelle « pensée dialogique » : elle articule les aspects logiques et objectifs de l’Orange avec la pensée pluraliste et subjectiviste du niveau Vert et relie des domaines auparavant distincts, voire opposés : science et spiritualité, technologie et écologie, vécu individuel et savoir universitaire, morale et expression corporelle, etc… Sur le plan de la pensée, ce passage au niveau intégrateur constitue une forme de Renaissance, comme ont pu l’incarner en leur temps G. Bruno, L. de Vinci ou Pic de la Mirandole, c’est-à-dire des artistes et des penseurs développant une pensée à la fois scientifique et spirituelle. » 

Nous vous proposons ci-dessous une sélection des "gazouillis" dans lesquels Edgar Morin commente l’actualité et partage ses réflexions sous forme d’aphorismes et de formules synthétiques qui permettent d’appréhender sa vision du monde d’une manière plus directe et immédiate que dans ses livres ou ses livres. 

Edgar Morin. Twittérature 2016 


L'humanité est comme un kamikaze qui court vers sa perte avec une ceinture d'explosifs. 

Le trou noir par lequel notre civilisation pourrait s'effondrer est l'absence de pensée. 

Ils ont admirablement analysé l'accessoire, ils sont assez lucides sur tout ce qui est secondaire, ils sont aveugles sur le principal. 

Jusqu'où iront les révoltes aveugles contre les élites aveugles ?

La carence de la pensée qui compartimente les savoirs sans pouvoir affronter les problèmes globaux et fondamentaux, stérilise la politique. 

Il y a une forte croissance, c'est vrai, mais seulement du crétinisme. 

La régression progresse...


Nous avons déconstruit l’être humain, Il faut à présent déconstruire la déconstruction et retrouver l’être humain dans sa complexité. 

Comment concerter progrès technologique et progrès humain tant que les dynamiques de l'un et de l'autre sont de plus en plus dissociées? 
 
Notre logique ne fonctionne que pour des bouts de réalité que nous avons découpés et compartimentés. 

Le oui ou non est bon pour la décision et l'action. Le oui et non est pour la connaissance et la pensée.

La spécialisation doit-elle se payer par une parcellisation absurde où la connaissance se disloque en mille savoirs clos? 

Ma raison m’enseigne que la raison ne peut tout comprendre : ma raison me conduit à ses limites, c’est à dire aux bords du mystère. 

Comprenons enfin que nous sommes confrontés à l'incompréhensible.

Deux ennemis de la pensée: la disjonction qui sépare l'inséparé; la réduction qui croit connaitre un tout complexe à partir d'un élément. 


L'important n'est pas le tout, ni les parties, c'est les relations entre le tout et les parties. 

La connaissance ne peut être complète, mais elle peut être complexe. 

La rationalisation de la vie humaine est une des formes contemporaines de la folie.

Dès qu'un sujet humain est vu à travers des chiffres, il devient objet. 

La sociologie est un art qui se voudrait science.

L'ennemi intérieur de la rationalité est la rationalisation dont la cohérence logique manque de base dans la réalité. 

La mètrise conduit à la maitrise (Michel Serres), ce à quoi il faut ajouter qu'elle conduit aussi à la méprise et au mépris du non mesurable. 

Plus je sais plus je m'étonne... 

Les sciences, en cherchant à tout élucider, nous ont montré que nous vivions au sein d'un mystère gigantesque. 

L’allumette qu’on allume dans le noir ne fait pas qu’éclairer un petit espace, cet éclairage révèle l’énorme obscurité qui nous entoure. 

Ce qui m'étonne c'est qu'on s'étonne si peu de notre cerveau, de notre vie, de notre univers.

La philosophie nait de l'étonnement mais ne doit pas supprimer l'étonnement.

Tout est étonnant, à commencer par l'étonnement. 

N'est-ce pas étonnant que les esprits humains aient secrété des Dieux qui les asservissent? 


Les idéologies d’émancipation ont été souvent d’excellents instruments d’oppression. 

Nous pouvons parfois libérer autrui de ce ou ceux qui l'oppriment, mais nous ne pouvons le libérer de lui-même. 

Les aspirations sont là, la révolte est là, mais la pensée pas encore (Nuits Debout).

Les Nuits Debout pourraient être enceintes d'un jour nouveau. 

C'est dans les périodes de désespérance que surgissent les espérances les plus folles. 

Les fainéants de l'esprit et les drogués du conformisme ne voient dans Nuit Debout que fainéants et drogués. 

La plupart des esprits sont pré-coperniciens, se situent au centre du monde et le soleil tourne autour d'eux. 

La mondialisation, loin de créer l'humanisme planétaire, favorise le cosmopolitisme du business et les retours aux particularismes clos. 

L'humanisme régénéré comporte la conscience que chacun n'est qu’une infime parcelle d’un gigantesque continuum qui a pour nom humanité. 

Chacun oublie sans cesse qu'il n'est qu'un moment fugitif et fragile dans l'incroyable aventure de l'humanité. 

L'évolution : « une création continue d'imprévisible nouveauté » (Bergson) C'est notre espoir pour l'avenir de l'humanité. 

Le métanthrope ou cosmopithèque est-il désormais l’avenir de l’homme ? 

A travers quelques-uns l'humanité se tient éveillée. 

C'est en ressuscitant nos ascendants en nous-mêmes que nous vivons nos propres vies. 


En période de crise, les humains révèlent soit le meilleur, soit le pire d'eux-mêmes. 

Certains qu'on perçoit orgueilleux, hautains, méprisants sont en fait de grands timides. Un des ravages de l'incompréhension humaine.

Quand nous pensons à ce que l'argent a fait pour nous, pensons à ce que l'argent a fait de nous. 

Les esprits vils attribuent des pensées viles à autrui. 

Ce que j'ai fait de bien m'a fait beaucoup de tort.

La haine, en supprimant toute humanité à celui qui est haï, enlève toute humanité à celui qui hait.

Aujourd’hui bien des possibles sont impossibles, demain bien des impossibles deviendront possibles.

Le vrai réalisme n'est pas la soumission à ce qui est, il tient compte du changeant et du possible. 

Ressources



La pensée complexe Wikipédia 

Dialogique  Réseau Intelligence de la Complexité

Twittérature  Institut de Twittérature comparée

" Le monde change... et nous ? " de Jacques Ferber et Véronique Guérin (1) et (2



jeudi 10 novembre 2016

Psychologie Evolutionnaire


L’avenir est un présent que nous fait le passé. André Malraux 

 Photo Juan Asensio - Blog Stalker

Dans notre précédente série de quatre billets sur La Spirale Dynamique, nous avons évoqué ce modèle théorique qui décrit les systèmes de valeurs et les visions du monde associés aux divers stades du développement humain au cours de l'évolution. Après une recherche approfondie, Clare Graves, l'inspirateur de ce modèle, a conclu que chaque individu traverse au cours de son développement les principales étapes évolutives des sociétés humaine. Selon lui, il existe un rapport précis entre la sociogenèse - l'évolution socio-culturelle des sociétés à travers les âges - et la psychogenèse, le développement psychologique des individus.

Contrairement à une psychologie pseudo-scientifique et réductionniste qui réifie la psyché en considérant l’identité et la maturité psychique comme des entités abstraites et statiques, cette psychologie "évolutionnaire" considère la vie – et la psyché qui en est l’expression – comme un processus en développement continu qui se manifeste à travers une série de stades évolutifs de plus en plus complexes et intégrés. Pour Clare Graves, la maturité psychique n'est pas un état  mais une dynamique sans fin : " En résumé, je propose que la psychologie de l'être humain mature soir un processus émergent et oscillant, qui se déploie en spirale, et qui est caractérisé par la subordination progressive des systèmes de comportement plus anciens d'ordre inférieur par des systèmes plus complexes d'ordre supérieur, au fur et à mesure que les problèmes existentiels de l'être humain changent." 

Dans la perspective de ce changement de paradigme, notre identité profonde... c’est la métamorphose. Acteur de ce Grand Récit qu'est l'évolution, l'individu co-évolue en interdépendance avec un milieu naturel et cosmique, technique et culturel, social et familial. Inscrit dans la profondeur temporelle d'une mémoire généalogique, il peut s'y adosser pour participer de manière créatrice à la dynamique de l'évolution dans un contexte historique donné. Polarisée entre mémoire et développement, cette situation évolutive est ainsi résumée par Malraux : "L'avenir est un présent que nous fait le passé". 

Pour mieux saisir la relation fondamentale et fondatrice entre sociogenèse et psychogenèse, nous vous proposons un texte où Sonia Fath décrit les divers stades du développement individuel à partir de la Spirale Dynamique. Sonia Fath est l'auteur d'un blog de formation à la Spirale Dynamique intitulé Cercle Jaune Plus où l'on peut lire de nombreux textes intéressants à ce sujet. Dans celui que nous vous proposons, elle montre comment chaque individu rejoue au cours de son développement les grandes étapes traversées par les sociétés humaines au cours de l'évolution. 

P.S : Ceux qui ne connaitraient pas le modèle de la Spirale Dynamique et ses différents systèmes de valeurs identifiés par un code couleur peuvent notamment se référer à nos quatre derniers billet et notamment à celui intitulé La Spirale Dynamique : un modèle évolutionnaire.

Psychogenèse et Sociogenèse 


Dans leur ouvrage de référence La Spirale Dynamique. Comment les hommes s’organisent et pourquoi ils changent. Fabien et Patricia Chabreuil éclairent ainsi le rapport entre sociogenèse et psychogenèse : « En 1806, le biologiste et philosophe allemand Ernst Haeckel (1834-1919) formulait une loi biologique selon laquelle l’ontogenèse récapitulait la phylogenèse. En observant les étapes du développement de l’embryon humain (l’ontogenèse), il avait eu l’impression qu’il reproduisait dans le même ordre les stades de l’évolution des espèces. Par exemple, il existe un moment où l’embryon possède un système ressemblant aux branchies de nos lointains ancêtres, même s’il n’a pas la même fonction. On sait aujourd’hui que la théorie de la récapitulation n’est pas à prendre au sens strict et qu’il n’y a pas de correspondance littérale entre les deux phénomènes, ce qui n’empêche pas cette théorie d’être au moins partiellement fructueuse. 

On peut la considérer comme une conséquence indirecte de la notion d’holarchie. Dans la mesure où n’importe quel niveau transcende et inclut tous les niveaux précédents, il se construit à partir d’éléments existants qu’il conserve au moins en partie. La Spirale Dynamique étant aussi une holarchie, il n’est pas étonnant d’y retrouver un principe similaire. On pourra dire, avec les mêmes précautions qu’en biologie, que la psychogenèse récapitule la sociogenèse, c’est-à-dire que, d’une certaine manière, le développement d’un individu reprend les différentes phases de développement des sociétés humaines. Là aussi, il ne s’agit pas d’une équivalence absolue, mais de la mise en place de mécanismes de base permettant l’émergence de structures plus complexes, s’appuyant sur eux. Les valeurs de base sont les mêmes, mais les valeurs de surface sont bien différentes. » 

Notre vie sur la spirale. Sonia Path


Note du Journal Intégral : Dans leur ouvrage Spiral Dynamics, Don Beck et Christopher Cowan utilisent le terme vMème avec un petit 'v' en exposant. Comme se petit 'v' signifie valeur, soit value en anglais, Sonia Path a crée le terme "valmème" qui équivaut au terme "mème" utilisé dans nos précédents billets sur la Spirale Dynamique. L'auteure a traduit le terme anglais Purple par Pourpre alors qu'il est traduit par Violet dans les billets précédents du Journal Intégral.

Beige

Quand nous sommes nés, BEIGE domine la vie du nouveau-né à un moment où ses seules préoccupations semblent être de dormir, de profiter de la douceur du sein maternel et d’absorber la quantité nécessaire de lait. Cette phase est brève et on n’a que très peu d’informations sur elle autres que biologiques. 

Pourpre

Dès l’âge d’un mois, le bébé quitte le statut de nouveau-né pour celui de nourrisson. C’est dès ce moment que POURPRE commence à apparaître. Peu à peu, il devient conscient de la présence ou de l’absence de sa mère, et il se met en place des premières relations de cause à effet : tel comportement provoque son retour et de la nourriture, de l’attention ou de l’affection. La coupure, même très temporaire, de ce lien est une source forte d’anxiété et généralement vers quatre mois, le bébé commence à utiliser un objet transitionnel, le fameux doudou ou la peluche qui l’accompagnera pendant une bonne partie de son enfance et jouera des rôles divers selon les niveaux de la Spirale Dynamique. L’objet transitionnel est investi d’un pouvoir symbolique et magique permettant d’assurer la sécurité.

 Plus tard, vers douze ou quinze mois, le langage fait son apparition et au début, les termes employés sont souvent liés aux deux premiers niveaux d’existence et concernent le bien-être physique et la famille : dans toutes les cultures, « maman » est un des premiers mots dits par l’enfant. POURPRE joue un rôle majeur dans toute la petite enfance où le nourrisson vit dans un monde magique. Les animaux parlent, et on peut échanger avec eux. Les contes dits le soir avant le sommeil sont un plaisir inépuisable, et peu importe si la même histoire est racontée des dizaines de fois.


Le sentiment de sécurité ou d’insécurité que l’enfant développe pendant cette phase POURPRE l’accompagne pendant toute sa vie. Selon les cas, il conserve les aspects positifs de ce valmème que sont le partage et l’attachement aux liens familiaux ou il en garde des aspects plus négatifs comme une certaine forme de crainte ou de superstition. En mettant l’enfant très jeune en crèche ou en nourrice et en multipliant les familles monoparentales ou recomposées, notre culture ORANGE crée souvent une perturbation de la mise en place de POURPRE malgré les efforts et les soins des parents : il n’est d’ailleurs pas étonnant qu’en compensation, c’est en ORANGE que sont apparus à la fois la thérapie, le coaching ou le développement personnel qui aident à corriger le problème, et de grandes industries de réactivation de POURPRE dont les productions Walt Disney sont sans doute le meilleur exemple. 

Rouge

Vers l’âge de deux ans, parfois plus tôt, le caractère de l’enfant change brusquement. Le plus doux des bambins devient un petit démon qui s’oppose à sa famille de toute son énergie. C’est la première grande crise de l’éducation que certains ont appelé la « petite adolescence ». L’enfant découvre le mot « non » et l’emploie dans toutes les situations et dans toutes les variantes : non au bain, non au repas, non au coucher, etc. Quand il veut quelque chose, il l’exige, quitte à le réclamer cinquante fois de suite et à se rouler par terre en hurlant dans une immense colère si les parents osent résister. Ce genre de crise est encore meilleure en public ; car elle est une démonstration de force pour l’enfant et qu’elle active bien souvent chez les parents la honte qui est un des moteurs de ROUGE. Quant aux règles familiales ou sociales existantes, elles sont faites pour être transgressées, et jeter des aliments, dessiner sur les murs et renverser l’eau du bain, en regardant les parents bien droit dans les yeux pour qu’ils comprennent bien la provocation, fait partie des joies de l’existence ! 


Le psychanalyste américain d’origine hongroise, René A. Spitz (1887-1974), a appelé cette période le stade du non et la considère comme le troisième indicateur du développement psychique de l’enfant (1). Il estime que la capacité de s’obstiner que l’enfant développe alors est le fondement de la communication humaine. En disant non, l’enfant apprend à juger, à exercer sa volonté et s’affirmer en tant que personne. Étape cruciale du développement de l’enfant nécessitant, de la part des parents, un subtil sens de l’équilibre, ROUGE est le moment où se bâtissent confiance en soi et assertivité. Si l’enfant est laissé trop libre d’exprimer le valmème, il risque de conserver une agressivité excessive et un sentiment que tout lui est dû. Inversement, s’il est trop contraint, il peut manquer durablement de capacité de décider, de s’affirmer et de maintenir une frontière psychologique et/ou physique saine entre lui et les autres. 

Bleu

A partir de l’âge de trois ans au plus tôt, plus fréquemment vers cinq ou six ans, commence une nouvelle phase du développement de l’enfant caractérisé par l’intégration de règles et la définition de limites. Les psychanalystes parlent de définition du Surmoi. Cette étape est celle de l’élaboration d’une structure morale de la psyché avec la découverte des concepts de bien et de mal ; parallèlement, l’enfant accepte les notions de récompense et de punition. Un ensemble de lois idéalisées est assimilé à partir des modèles que constituent les parents et des structures sociales comme la crèche ou l’école et en fonction de leur efficacité à provoquer un satisfecit et à éviter un châtiment de la part d’autrui. Fautes de capacités cognitives suffisantes, jusqu’à l’âge d’environ neuf ou dix ans, les règles sont considérées comme intangibles. Elles ne peuvent être modifiées et s’appliquent à tous. C’est la période où l’enfant fait la morale à ses parents et leur reproche leur façon de se conduire, les pousse à cesser de fumer, etc. Il respecte l’autorité, parfois plus celle de la télévision ou de l’instituteur que celle des parents.


Cette phase est un des grands derniers moments délicats pour les parents (2). Elle comporte trois pièges principaux. D’abord, BLEU ne doit pas démarrer trop tôt. Cela empêcherait la mise en place saine du niveau ROUGE et de l’indispensable sens de soi qu’il apporte. Ensuite, il s’agit de trouver un équilibre entre le trop et le trop peu. Trop de règles trop rigides, c’est le sacrifice exagéré du soi. L’enfant est obligé à l’excès de refouler ou de dissimuler certaines attitudes et d’en forcer ou amplifier d’autres. Il en résulte des souffrances psychologiques personnelles et un faux respect d’autrui générateur de problèmes de communication. A l’inverse, une absence d’interdits ne construirait pas un être libre, mais un adulte esclave de ses pulsions et durablement coincé en ROUGE avec tous les risques personnels et sociaux que cela implique. Enfin, les parents peuvent accompagner la sortie de BLEU afin de permettre la meilleure individuation possible de l’enfant. Trop tôt, cela le déstabiliserait inutilement par manque des repères nécessaires à l’équilibre de la personnalité ; trop tard, cela ne ferait que produire un manque de valorisation de soi et/ou créer des frustrations qui aggraveraient la crise de l’adolescence et son retour temporaire en ROUGE. 

Orange 

Dans nos cultures occidentales, les valmèmes précédents se mettent en place à des âges semblables chez la plupart des enfants. Sans doute parce qu’il est très récent, ce n’est pas le cas pour ORANGE. Certes, celui-ci imprègne tellement nos sociétés que toute personne en a au moins des traces, mais il existe un nombre non négligeable d’individus qui ne culminent jamais à ce niveau et se stabilisent en BLEU, voire en ROUGE. 

Le plus souvent, ORANGE commence à s’installer à partir de la crise de l’adolescence qui a été une contestation des règles familiales et sociales centrées en BLEU ou du premier job d’été qui apporte un peu d’autonomie ; il devient le niveau d’existence dominant au début de la vie active. Pour certaines personnes, c’est plus tard qu’a lieu ce changement. La difficulté potentielle liée à ORANGE est de vouloir qu’il démarre trop tôt. La plupart des parents sont conscients de l’extrême compétition qui existe dans nos sociétés ORANGE, et ils souhaitent que leurs enfants y réussissent le mieux possible. Cela conduit certains d’entre eux à les pousser dans une série d’activités qui n’est pas compatible avec leur développement cognitif et psychologique. 


Si en Chine, l’enseignement est gratuit et obligatoire, il existe, dès le primaire, des écoles privées fort coûteuses où l’enfant est assuré d’avoir les meilleurs professeurs, et d’être en relation avec les futurs dirigeants politiques et économiques du pays. Pour accéder à ces écoles, il faut réussir un concours d’entrée. Voici un exemple de question posée à des enfants de six ans : vue dans un miroir votre montre indique 1h15 ; quelle heure sera-t-il dans une heure trente ? Les enfants suivent donc des cours particuliers intensifs avant d’entrer au primaire, comme ils continueront à en suivre les années suivantes en plus des cours et pendant les vacances. 

La Fastrackids Academy propose encore mieux : un ‘MBA précoce’ pour enfants de trois à six ans ! A raison de deux heures de cours chaque jour, samedis et dimanches inclus, les bambins participent à des enquêtes de marketing fictives et élaborent des stratégies publicitaires « afin de mieux comprendre leur impact économique au quotidien ». Ils utilisent une simulation informatique pour gérer une ferme de manière à rendre l’élevage des moutons le plus rentable possible. Il existe déjà cinq écoles de ce type en Chine, et neuf autres devraient ouvrir prochainement. Les parents sont nombreux à vouloir une place pour leurs enfants : 60% des Chinois des grandes villes dépensent un tiers de leurs revenus pour l’éducation de leurs enfants. Ils espèrent que de telles écoles permettront à leur progéniture de sortir du lot quand il s’agit de trouver un emploi. 

Si on ne laisse pas chez un enfant le temps à BLEU de s’installer et de maîtriser les excès de ROUGE, il est illusoire de croire qu’il peut développer ORANGE. On n’obtient en fait chez lui qu’une variante de ROUGE et on le prépare à de graves difficultés d’intégration sociale. 

Vert 

Dans les pays dans lesquels VERT est fort, le valmème commence à émerger dès le début de l’âge adulte. Il faut dire que l’environnement social et notamment le système scolaire y prépare les jeunes dès l’enfance. Dans les pays culminant en ORANGE ou avant sur la Spirale Dynamique, il n’y a pas de constante sur les éléments qui font basculer une personne vers VERT, ni sur l’âge auquel cela se produit. Chaque individu peut voir ses conditions de vie évoluer d’une manière particulière et réagit en conséquence. 


Cependant, la multiplication du discours médiatique sur les problèmes environnementaux et sur l’accroissement des inégalités fait que ce changement a lieu de plus en plus tôt. Les cas les plus fréquents sont toutefois le passage vers la quarantaine, la fameuse crise de la « middlescence », ou au jeune âge adulte comme dans les pays centrés sur VERT : les jeunes diplômés sont de plus en plus nombreux à chercher à travailler dans des ONG. « A peine sortis de Polytechnique, d’HEC, de Sciences PO, de l’Essec, ou après quelques années en entreprise, ils frappent à la porte des associations caritatives. Renonçant à des carrières prometteuses et des salaires élevés, cette « génération humanitaire » se met au service des déshérités ou de la planète en danger. » 

Ce mouvement est de grande ampleur. Martin Hirsch, ancien président d’Emmaüs France qui sort d’ailleurs de Science Po et de l’ENA, se dit « submergé » par les candidatures. Philippe Lévêque, directeur général de Care France et ancien d’HEC, a dans son équipe un tiers de diplômés de grandes écoles de commerce. Ceux qui ont tenté cette aventure sont ravis : « Aujourd’hui j’aide les gens en difficulté, une vraie motivation. Je ne travaille plus pour renforcer la rentabilité d’un groupe. » Ces jeunes sont informés des problèmes du monde. Ils veulent agir pour réduire les inégalités et sont prêts à s’engager dans des parcours atypiques.

 Jaune et Turquoise 

Aujourd’hui, les individus ayant atteint le niveau JAUNE l’ont forcément fait au cours de leur âge adulte, dans des conditions de vie très particulières : il faut qu’ils aient rejeté ORANGE, puis qu’ils aient adhéré à VERT et l’aient expérimenté et rejeté à son tour, enfin qu’ils aient acquis les modes de pensée et de fonctionnement de JAUNE ! C’est relativement rare et lié à une histoire de vie particulière. Rien ne permet donc aujourd’hui d’imaginer quand et comment se mettra en place JAUNE dans le développement psychologique des individus lorsque ce valmème sera répandu et concernera une part significative de la société. 


La situation est ici la même que celle que nous avons décrite pour JAUNE, mais en pire. Pour qu’un individu atteigne TURQUOISE dans un monde qui est encore dominé par BLEU et ORANGE, il faut qu’il ait vécu et rejeté ORANGE, puis qu’il ait traversé une phase en VERT, avant de la quitter pour découvrir et expérimenter JAUNE, et enfin qu’il ait perçu les limites de ce dernier pour passer au suivant ! Avec de telles conditions, ce qui est étonnant c’est que Graves en ait rencontré six. 

(1) Les deux autres sont l’apparition du sourire à la vue d’un être humain vers deux mois (correspondant au début de la sortie de BEIGE), et l’anxiété et le repli en présence d’une personne inconnue vers huit mois (correspondant à POURPRE) 

(2) Une fois passé BLEU, l’éducation des enfants est plus faite par leurs pairs, l’école ou la société que par les parents eux-mêmes. 

Ressources 

Notre Vie sur la Spirale  Sonia Path. Blog Cercle Jaune Plus

Cercle Jaune Plus Blog de formation en Spirale Dynamique et laboratoire d'idées alternatives écrit par  Sonia Path 

Spiral Dynamics : Mastering values, leadership and change. Don Beck et Christopher Cowan


Dans Le Journal Intégral : Psychothérapie intégrative (1) et (2) - De la Chenille au Papillon

La Spirale Dynamique (1) - La SD (2) Évolution et Complexité - La SD (3) Un modèle évolutionnaire - La SD (4) Vers la Seconde Phase

La Spirale Dynamique à la première personne -