vendredi 26 août 2011

Le But (5) Sri Aurobindo et l'avenir de la terre


 
Et ne laisse point la prudence du monde murmurer à tes oreilles, car c'est l'heure de l'inattendu. Sri Aurobindo
Ce billet fait partie d’une série intitulée Le But (1, 2, 3, 4) où le poème éponyme de Sri Aurobindo est l’occasion de nous sensibiliser à l’œuvre de ce visionnaire indien qui fût l’un des grands pionniers d’une approche intégrale et évolutive de l’être humain. Dans notre dernier billet nous faisions part de la réflexion de Sri Aurobindo sur la crise évolutive, aujourd'hui, nous abordons grâce à Satprem, la vision évolutive dont Aurobindo est le nom. 

L’aventure de la conscience

Bernard Enginger (1923-2007) est déporté à vingt ans pour faits de résistance à Mauthausen où il passe dix-huit mois. En lui enlevant toutes ses illusions, cette expérience fondatrice le met en présence d’un essentiel qu’il cherchera à vivre et à développer tout au long de sa vie. C’est ainsi qu’à Pondichéry, il rencontre Sri Aurobindo et Mirra Alfassa, cette française surnommé Mère qui fut l’âme de l’ashram crée par Sri Aurobindo. C’est en 1957 que Mère lui donne son nom, Satprem qui signifie « celui qui aime vraiment ».

Satprem a écrit plusieurs ouvrages sur son expérience vécue auprès de Sri Aurobindo et Mère dont le plus célèbre Sri Aurobindo ou L'Aventure de la conscience, en 1964, est désormais un classique traduit en plus de douze langues. A propos de Sri Aurobindo, il écrit : « Entre un Occident post-socratique qui ne croit qu'en ses pouvoirs mécaniques sur la Matière et une Asie post-védique qui ne croit qu'en sa libération de la Matière, Sri Aurobindo incarne un autre grand Tournant de notre destinée humaine. »

A l’occasion du centenaire de la naissance de Sri Aurobindo, Satprem écrit un texte intitulé Sri Aurobindo et l’avenir de la Terre qui sera lu et diffusé sur All India Radio le 5 février 1972. Ce texte est l’occasion de résumer la perspective évolutive de Sri Aurobindo pour qui, « par-delà l'homme mental que nous sommes, s'ouvre la possibilité d'un autre être qui prendra la tête de l'évolution, comme un jour l'homme a pris la tête de l'évolution parmi les singes. »


Satprem. Sri Aurobindo et l’avenir de la Terre 

Parfois, une grande Pensée errante voit les âges encore inaccomplis, saisit la Force dans sa coulée éternelle et précipite sur la terre la vision puissante qui est comme un pouvoir de rendre réel ce qu'elle voit - le monde est une vision qui devient vraie, son passé et son présent ne sont pas vraiment le résultat d'une obscure poussée qui remonte du fonds des temps, d'une lente accumulation de sédiments qui peu à peu nous façonnent - et nous étouffent et nous enferment - mais la puissante attraction dorée du Futur qui nous tire malgré nous, comme le Soleil tire le lotus de la boue, et nous contraint à une gloire plus grande que ni notre boue ni nos efforts ni nos triomphes du présent ne pouvaient prévoir ni créer. 

Sri Aurobindo est cette vision et ce pouvoir de précipiter le Futur dans le présent. Un instant, il a vu, et ce qu'il a vu, des âges vont l'accomplir et des millions d'hommes, sans savoir, vont se mettre en quête de l'imperceptible frémissement nouveau qui a envahi l'atmosphère de la terre. Ainsi, d'âge en âge, de grands êtres viennent parmi nous ouvrir un grand pan de Vérité dans le sépulcre du passé. Et ces êtres-là, en vérité, sont les grands destructeurs du passé, ils viennent avec l'épée de la Connaissance et brisent en miettes nos fragiles empires.

Cette année, nous allons célébrer le centenaire de Sri Aurobindo - il est à peine connu d'une poignée d'hommes, et pourtant son nom retentira encore quand nos grands hommes d'aujourd'hui ou d'hier seront ensevelis sous leurs propres décombres. Son œuvre est discutée des philosophes, louée par des poètes, on parle de sa vision sociologique, de son yoga - mais Sri Aurobindo est une ACTION vivante, une Parole qui se réalise, et nous pouvons chaque jour, sous les mille circonstances qui semblent déchirer la terre et renverser ses structures, voir le premier reflux de la Force qu'il a mise en branle. 

Une nouvelle nature physique

Au début de ce siècle, quand l'Inde se battait encore contre la domination britannique, Sri Aurobindo s'écriait: "Ce n'est pas seulement une révolte contre l'empire britannique qui est nécessaire, mais une révolte contre la Nature universelle tout entière! " [Evening talks, p. 45].

Car le problème est fondamental. Il ne s'agit pas d'apporter une philosophie nouvelle au monde ni de nouvelles idées ni des illuminations soi-disant. Il ne s'agit pas de rendre la Prison plus habitable ni de doter l'homme de pouvoirs toujours plus fantastiques - armé de ses microscopes et télescopes, le gnome humain reste gnome, douloureux et impuissant; nous envoyons des fusées sur la lune, mais nous ne connaissons pas notre propre cœur.

Il s'agit, dit Sri Aurobindo, de "créer une nouvelle nature physique qui sera l'habitation d'un être supramental au sein d'une nouvelle évolution" [On Himself, p. 172]. Car, en vérité, dit-il, "l'imperfection de l'homme n'est pas le dernier mot de la Nature, mais sa perfection non plus n'est pas le dernier pic de l'Esprit" [The Life Divine, p. 680].

Par-delà l'homme mental que nous sommes, s'ouvre la possibilité d'un autre être qui prendra la tête de l'évolution, comme un jour l'homme a pris la tête de l'évolution parmi les singes. Si "l'animal, dit Sri Aurobindo, est un laboratoire vivant au sein duquel la Nature a, dit-on, façonné l'homme, l'homme lui-même est peut-être bien aussi un laboratoire vivant et pensant au sein duquel, et avec la coopération consciente duquel, la Nature façonnera le surhomme, le dieu" [The Life Divine, p. 5].

Et Sri Aurobindo vient nous dire comment faire cet autre être, cet être supramental - et non seulement nous le dire, mais le faire, ouvrir le chemin de l'avenir, précipiter sur la terre le rythme de l'évolution, la vibration nouvelle qui remplacera la vibration mentale, comme une pensée, un jour, est venue troubler la lente routine des bêtes, et nous donnera le pouvoir de briser les murs de notre prison humaine. 

La fin d’un stade évolutif 

Et elle craque déjà, notre prison: "La fin d'un stade de l'évolution, annonçait Sri Aurobindo, est généralement marquée par une puissante recrudescence de tout ce qui doit sortir de l'évolution" [The Ideal of the Karmayogin, p.42]. Cet éclatement paroxystique de toutes les vieilles formes, nous le voyons partout autour de nous - nos frontières, nos Églises, nos lois, nos morales s'écroulent de tous les côtés.

Et elles ne s'écroulent pas parce que nous sommes méchants, immoraux, irréligieux, ni parce que nous ne sommes pas assez rationnels, pas assez savants, pas assez humains - mais parce que nous en avons fini d'êtres humains ! Fini de la vieille mécanique - parce que nous sommes en transition vers AUTRE CHOSE. 

Ce n'est pas une crise morale que traverse la terre, c'est une "crise évolutive". Nous ne sommes pas en marche vers un monde meilleur - ni pire -, nous sommes en pleine MUTATION vers un monde radicalement différent, aussi différent que le monde de l'homme pouvait l'être du monde des singes au Tertiaire. Nous entrons dans une nouvelle ère, dans un quinquénaire supramental.

Une révolution humaine

On quitte son pays, on erre sur les routes, on se met en quête de drogues, en quête d'aventure, on fait des grèves ici, des réformes là et des révolutions encore - mais en fait, il n'y a rien de tout cela. On est en quête de l'être nouveau, sans le savoir, on est en pleine révolution humaine.

Et Sri Aurobindo nous donne la clef. Il est possible que le sens de notre propre révolution nous échappe parce que nous voulons prolonger l'existant - le raffiner, l'améliorer, le sublimer. Mais le singe, lorsqu'il était en pleine révolution simiesque pour produire un homme, aurait peut-être commis la même erreur; il aurait peut-être voulu faire un super-singe, capable de mieux grimper aux arbres, mieux chasser, mieux courir, doté de plus d'agilité et plus de malice. Nous aussi, avec Nietzsche, nous avons voulu faire un "surhomme", qui n'était qu'un super-homme; ou avec les spiritualistes faire un super-saint, mieux doté de vertu et de sagesse.

Mais nous n'avons que faire de la sagesse et de la vertu humaine ! Même poussées à leur paroxysme, c'est encore la vieille pauvreté dorée, l'envers glorieux de notre tenace misère: "La surhumanité, dit Sri Aurobindo, n'est pas l'homme grimpé à son zénith naturel, pas un degré supérieur de la grandeur humaine, de la connaissance, du pouvoir, de l'intelligence, de la volonté… du génie… de la sainteté, de l'amour, la pureté ou la perfection humaines " [The Hour of God, p. 6]. C'est AUTRE CHOSE, une autre vibration d'être, une autre conscience.

Le corps, notre fondement évolutif

Mais si cette conscience ne se situe pas sur les sommets de l'humain, où donc la trouverons-nous ? … Peut-être, tout simplement, dans ce que nous avons le plus négligé depuis que nous sommes entrés dans le cycle mental - le corps. C'est notre base, notre fondement évolutif, la vieille souche à laquelle nous revenons toujours, et qui se rappelle douloureusement à nous en nous faisant souffrir, vieillir, mourir. "Cette imperfection même, assure Sri Aurobindo, recèle l'impulsion vers une perfection plus haute et plus complète. Elle contient l'ultime fini qui, pourtant, aspire au Suprême Infini. Dieu est enfermé dans la boue… mais le fait même de cet emprisonnement impose la nécessité de faire une brèche dans la prison" [Sri Aurobindo came to me, p. 414].

C'est là, le vieux Mal jamais guéri, la racine jamais changée, l'obscure matrice de notre misère, à peine différente de ce qu'elle était du temps des lémuriens. C'est cette substance physique qu'il faut transformer, sinon elle jettera bas, l'un après l'autre, tous les artifices humains ou surhumains que nous voudrons coller dessus. Ce corps, cette substance physique, cellulaire, contient "des pouvoirs tout-puissants" [Savitri, 4.3, p. 420], une conscience muette qui possède toutes les lumières et toutes les infinitudes, autant que les immensités mentales et spirituelles - car, en vérité, tout est Divin, et si le Seigneur des univers n'est pas dans une seule toute petite cellule, il n'est nulle part.

C'est cette obscure Prison originelle, cellulaire, qu'il faut briser; et tant que nous ne briserons pas celle-là, nous continuerons à tourner en vain dans les cercles d'or, ou de fer, de notre prison mentale. "Les soi-disant lois absolues de la Nature, dit Sri Aurobindo, … sont simplement un équilibre établi par la Nature, un sillon dans lequel elle s'est habituée à travailler afin d'obtenir certains résultats. Mais si vous changez de conscience, le sillon changera aussi, inévitablement " [Evening Talks, p. 92].

Un nouveau sillon

Telle est la nouvelle aventure à laquelle Sri Aurobindo nous convie, une aventure dans l'inconnu de l'homme. Bon gré, mal gré, la terre entière est en train de passer dans un nouveau sillon - mais pourquoi pas de bon gré ? Pourquoi ne collaborerions-nous pas à cette aventure jamais courue, à notre propre évolution au lieu de répéter mille fois la vieille histoire, au lieu de courir après des paradis artificiels qui n'étancheront jamais notre soif, ou des paradis de l'au-delà qui laissent la terre pourrir avec nos corps ?

"Pourquoi commencer si c'est pour en sortir ! s'écriait la Mère, qui continue l'œuvre de Sri Aurobindo. A quoi sert-il d'avoir tant lutté, tant souffert, d'avoir créé une chose qui, dans son apparence extérieure au moins, est si tragique et dramatique, si c'est simplement pour vous apprendre à en sortir - il aurait mieux valu ne pas commencer ! …

L'évolution n'est pas un chemin tortueux pour en revenir - un peu meurtri - au point de départ; c'est, tout au contraire, dit la Mère, pour apprendre à la création totale la joie d'être, la beauté d'être, la grandeur d'être, la majesté d'une vie sublime, et le développement perpétuel, perpétuellement progressif, de cette joie, de cette beauté, de cette grandeur - alors, tout a un sens
" [Entretiens 1958, p. 231].

Un yoga de la terre entière

Ce corps, cette obscure bête de somme, est le terrain d'expérience du yoga de Sri Aurobindo - qui est un yoga de la terre entière, car on peut comprendre que si, un seul être parmi nos millions de souffrances, arrive à opérer le saltus évolutif, la mutation du prochain âge, la face de la terre s'en trouvera radicalement changée et tous les soi-disant pouvoirs dont nous nous glorifions aujourd'hui apparaîtront comme des jeux d'enfant devant ce rayonnement de l'esprit tout-puissant incarné dans un corps. Sri Aurobindo nous dit que c'est possible - non seulement que c'est possible, mais que ça se fera. C'est en train de se faire.

Et tout dépend, peut-être, non pas tant d'un effort sublime de l'humain pour transcender ses limites - car c'est encore employer nos propres forces humaines -, que d'un appel, d'un cri conscient de la terre vers cet être nouveau, qu'elle porte déjà en elle-même. Tout est là, déjà, dans nos cœurs, la suprême Source qui est le suprême Pouvoir - mais il faut que nous l'appelions dans notre forêt de béton, il faut que nous comprenions notre sens, il faut que le cri multiplié de la terre, de ces millions d'hommes qui n'en peuvent plus, n'en veulent plus de leur prison, crée une faille par où jaillira la vibration nouvelle.

Alors, toutes ces lois apparemment inéluctables qui nous enferment dans leur sillon héréditaire et scientifique s'écrouleront devant la Joie des "fils aux yeux de soleil" [Savitri, 3.4, p. 389]. "N'espérez rien de la mort, dit la Mère, la vie est votre salut. C'est en elle qu'il faut se transformer. C'est sur terre qu'on progresse, c'est sur terre qu'on réalise. C'est dans le corps qu'on remportera la Victoire" [Commentaires sur le Dhammapada, p. 23].

"Et ne laisse point la prudence du monde murmurer à tes oreilles, dit Sri Aurobindo, car c'est l'heure de l'inattendu" [The Hour of God, p. 4]

Pondichéry, le 9 décembre 1971

mardi 16 août 2011

Le But (4) La crise évolutive vue par Sri Aurobindo

Ce qui est nécessaire c'est que quelques individus sentent un tournant dans l'humanité, aient la vision de cette transformation, en éprouvent le besoin impérieux, aient conscience de la possibilité et veuillent la rendre possible en eux-mêmes et en tracer la voie. Sri Aurobindo

Une lucidité prophétique

Notre dernier billet avait trait aux beaux commentaires de Serge Durand à propos du poème Le ButSri Aurobindo rendait compte, de manière synthétique et aphoristique, de la dynamique qui anime et transforme l’être humain à travers les divers stades de son évolution. Dans un billet précédent, nous faisions référence à Aphorismes, la chanson où Georges Moustaki met en musique ce poème.

Fort de cette vision dynamique de l’être humain, Sri Aurobindo, avant bien d’autres, a discerné et diagnostiqué l'essence de la crise qui touche le modèle occidental. Une crise devenue, depuis, une évidence à travers ses expressions diverses et variées dans les domaines culturels et spirituels, éducatifs et moraux, sociaux et politiques, économiques et écologiques.

Cette crise du modèle occidental ne saurait se réduire à tel ou tel domaine de l’activité humaine. Elles les concerne tous, de manière systémique, car elle est avant tout une crise évolutive que Sri Aurobindo décrit ainsi dans: « Actuellement l'humanité traverse, dans son évolution, une crise ou se dissimule pour elle l'obligation d'un choix qui déterminera sa destinée. Nous sommes arrivés, en effet à un stade ou le mental humain a réalisé, dans certaines directions, un développement immense, alors que dans d'autres il est arrêté, désorienté et ne peut plus trouver sa voie... » (La vie divine)

La vision évolutionniste de Sri Aurobindo lui donne une lucidité prophétique qui anticipe les impasses de notre société contemporaine où il perçoit : « sous le masque de la démocratie, une tendance croissante vers une ploutocratie qui choque par son ostentation grossière et l'immensité des gouffres et des distances qu'elle crée. » Cette phrase est d’une telle actualité qu’on pourrait croire qu’elle a été écrite aujourd’hui, à l'heure d'un néo-libéralisme triomphant qui est aussi celui de l'argent roi et du narcissisme érigé en modèle !

Une anthropologie évolutionniste

Sri Aurobindo
(1872-1950), est, notamment avec Teilhard de Chardin et Jean Gebser, un des pionniers d’une anthropologie évolutionniste qui perçoit l’être humain comme un être en devenir et en croissance à travers les divers stades de la vie, de la conscience et de l’esprit. Voici la façon dont Sri Aurobindo résume lui-même cette anthropologie évolutionniste :

« L'émergence progressive de la conscience est le mobile central de l'existence terrestre ; elle s'accomplit par un double processus : une évolution des formes, une évolution de l'âme. L'homme occupe la crête de la vague évolutive. Avec lui s'opère le passage d'une évolution inconsciente à une évolution consciente ... A chaque étape on peut trouver des indices de ce que sera l'étape suivante. La nature de la prochaine étape est indiquée par les aspirations profondes qui se font jour dans l'espèce humaine.

Un changement de conscience est le fait majeur de la transformation évolutive prochaine ; c'est la conscience qui, par sa propre mutation, imposera et opérera les mutations nécessaires au corps. Il n'y a aucune raison de supposer que cette transformation soit impossible sur la terre. Elle seule donne un sens à l'existence terrestre. L'élan de l'homme vers la spiritualité indique d'une façon indéniable la poussée de l'Esprit qui est en lui et qui veut émerger dans la nature terrestre.
»

Bienfaits et dangers de la démocratie

Pour Sri Aurodindo, la crise évolutive est liée aux difficultés pour l’être humain de vivre et de manifester cet élan spirituel dans une société profondément individualiste qui montre tous les signes d’une « banqueroute de l’âge rationnel » :

« La démocratie et sa panacée de liberté et d'éducation ont certainement apporté quelque chose à l'espèce humaine. Tout d'abord, pour la première fois dans la période connue de l'histoire, le peuple se tient droit, actif et vivant; et là où se trouve la vie, il y a toujours l'espoir de choses meilleures. Ensuite, un certain genre de connaissance s'est généralisée bien plus qu'il n'était possible autrefois, et avec elle un certain genre d'intelligence active basée sur la connaissance et fortifiée par l'habitude d'avoir à juger et à décider sur toutes sortes de sujets entre des points et des opinions en litige. Progressivement, les hommes apprennent à se servir de leur intelligence et à l'appliquer à la vie, et cela est un grand gain.

S'ils n'ont pas encore appris à penser par eux-mêmes ni à penser sainement, clairement et justement, ils sont tout au moins plus capables, maintenant, de choisir avec une sorte d'intelligence primaire - si imparfaite qu'elle soit pour le moment- la pensée qu'ils accepteront et la règle qu'ils suivront. L'égalité dans les facilités d'éducation et une égalité de chances dans la vie n'ont été d'aucune façon établies; on trouve pourtant une égalisation bien plus grande que cela n'était possible dans les états antérieurs de la société.

Ploutocratie

Mais ici s'est révélé un nouveau défaut, énorme, qui se montre fatal pour l'idée sociale qui l'a engendré. Étant donnée en effet, une égalité parfaite dans les facilités d'éducation ou autres, - et elle n'existe pas encore réellement et ne peut pas exister au stade individualiste de la société - de quelle manière et dans quel but ces facilités sont-elles susceptibles d'être utilisées?

L'homme, être à demi infra-rationnel, exige trois choses pour être satisfait: le pouvoir, s'il peut l'avoir, et en tout cas l'emploi et la rétribution de ses facultés, enfin la satisfaction de ses désirs. Dans les anciennes sociétés il pouvait, jusqu'à un certain point, s'assurer la jouissance de ces choses dans les limites de son statut héréditaire, suivant sa naissance, son rang social fixe et l'usage de ses capacités. Une fois cette base abolie, et aucun substitut convenable n'étant assuré, les mêmes besoins ne peuvent être satisfaits que par un succès dans la ruée vers le seul pouvoir qui reste, le pouvoir de l'argent.

C'est ainsi qu'au lieu d'une société harmonieusement ordonnée, il s'est développé un formidable système organisé de concurrence, un industrialisme forcené et unilatéral, en rapide expansion, et, sous le masque de la démocratie, une tendance croissante vers une ploutocratie qui choque par son ostentation grossière et l'immensité des gouffres et des distances qu'elle crée. Tel est le dernier aboutissement de l'idéal individualiste et de son mécanisme démocratique, et c'est le début de la banqueroute de l'âge rationnel
. » (Le cycle humain)

Une tension évolutive

Dans La vie divine, Sri Aurobindo analyse avec encore plus de précision la faillite d’un modèle occidental qui, posant la raison en absolu, devient incapable de percevoir et de participer à la dynamique évolutive qui anime la conscience vers un stade supérieur de son évolution. Ce que pointe la crise évolutive c’est la nécessité de considérer la raison comme une médiation entre le corps et cette animation intérieure guidant la conscience vers l’esprit qui la fonde et la transcende :

« Les moyens que la science a mis à notre disposition écartent les dangers que soient renversée et détruite une civilisation caduque par des peuples primitifs plus forts, mais le péril qui nous menace, c’est que le barbare surgisse à nouveau en nous-mêmes, en l’homme civilisé, et c’est cela que nous voyons autour de nous. Et cela se produira fatalement s’il n’y a pas un idéal mental et moral élevé et agissant qui dirige et soulève en nous l’homme vital et physique, s’il n’y a pas d’idéal spirituel qui nous libère de nous-même et nous conduise en notre être intérieur. Même si on échappe à cette rechute, il subsiste un autre danger, car un autre résultat possible, c’est que cesse l’élan évolutif, qu’on se cristallise dans une vie sociale mécanisée, stable et confortable et sans horizon.

La raison ne saurait par elle-même faire longtemps progresser la race ; elle ne peut jouer ce rôle que si elle agit en médiateur entre la vie et le corps d’une part et, d’autre part, quelque chose de plus haut et de plus vaste qui est au dedans. En effet, c’est le besoin spirituel intérieur, la poussée de ce qui est en l’homme, mais non encore réalisé, qui maintient en l’homme la tension évolutive, le nisus spirituel, lorsque l’homme a atteint le plan mental.

S’il renonce à cela, l’homme doit ou bien retomber en arrière et tout recommencer depuis le début, ou bien disparaître, comme d’autre formes de vie l’ont fait avant lui – comme un échec dans l’évolution, incapable d’entretenir ou de servir l’élan évolutif. En mettant les choses au mieux, il s’arrêterait à quelque sorte de type intermédiaire parfait, comme d’autres espèces animales, tandis que la nature poursuivrait sa route sans lui vers une création plus vaste.


Un système périlleux

Actuellement l’humanité traverse, dans son évolution, une crise où se dissimule pour elle l’obligation d’un choix qui déterminera sa destinée… L’homme a créé un système de civilisation qui est devenu trop grand pour que ses facultés et sa compréhension mentale limitées et ses facultés spirituelle et morales, plus limitées encore, puissent l’utiliser et le diriger – serviteur trop dangereux pour son ego maladroit et plein d’appétit… Nous l’utilisons pour multiplier les besoins nouveaux et pour développer de façon agressive notre ego collectif

Or, le fardeau qui est imposé à l’humanité est trop lourd pour la petitesse actuelle de la personnalité humaine, pour son esprit mesquin et ses petits instincts vitaux… Et c’est pourquoi la destinée de la race semble se précipiter dangereusement, impatiemment semble-t-il, et en dépit d’elle-même, vers une confusion prolongée, une crise et une obscurité périlleuse d’incertitude violente et mouvante, sous la poussée de l’ego vital, saisie par des forces colossales qui sont du même ordre de grandeur que l’organisation mécanique énorme de la vie et de la connaissance scientifique qu’elle a acquise, une échelle trop vaste pour que puisse la manier sa raison et sa volonté…

Dans la crise actuelle, tout ce que le mental moderne nous offre comme lumière pour trouver une solution, c’est une formule rationnelle et scientifique de l’être humain, vitaliste et matérialiste de sa vie, un effort pour parvenir à une société économique parfaite et au culte démocratique de l’homme moyen. Quelle que soit la vérité à la base de ces idées, il est clair qu’elles ne suffisent pas pour faire face aux besoins d’une humanité qui a pour mission d’évoluer au-delà d’elle-même, et qui, en tout cas, si elle doit survivre, doit évoluer bien au-delà de ce qu’elle est à présent…
»

La destinée cosmique de l’homme

L’œuvre de Sri Aurobindo consiste, à travers son yoga intégral, à proposer une voie évolutive correspondant au nouveau stade abordé par l’être humain. Une voie qui ne concerne pas seulement l’évolution de l’âme et de l’esprit mais aussi celle du corps. Cette voie intérieure n’est pas un dogme, elle est un chemin. Elle ne réclame pas de croire aveuglément mais de créer lumineusement. Elle ne s’impose pas de l’extérieur : c’est elle qui croît en chacun à mesure du développement des facultés créatrices et spirituelles qui se manifeste par la transformation du corps lui-même. Un développement qui déconstruit et dépasse cette dictature de la raison qui est aussi celle d’un ego animé par des fantasmes infantiles d’omniscience et d’omnipotence.

Comme l’écrit Sri Aurobindo : « Seule une orientation spirituelle totale donnée à la nature toute entière peut élever l'humanité au-delà d'elle même... Ce qui est nécessaire c'est que quelques individus sentent un tournant dans l'humanité, aient la vision de cette transformation, en éprouvent le besoin impérieux, aient conscience de la possibilité et veuillent la rendre possible en eux-mêmes et en tracer la voie. Cette tendance n'est pas inexistante et elle doit s'accroître avec la tension de la crise dans la destinée cosmique de l'homme... » (La vie divine)

Tant sur le diagnostic d’une crise évolutive que sur le pronostic concernant l’avènement du régime ploutocratique qui est le nôtre, les propos visionnaires de Sri Aurobindo se sont révélés d’une profonde exactitude. Sa vie et son œuvre ont ainsi annoncé la dynamique de régénération culturelle et spirituelle qui permet à l’être humain d’aborder le nouveau stade de son évolution non seulement en conscience mais aussi dans l'athanor de son corps.
Cette dynamique anime ceux, de plus en plus nombreux chez les jeunes générations, qui ne se reconnaissent pas dans les diktats d’une société matérialiste fondée sur le «tout-économique». Elle les pousse à cheminer sur les voies nouvelles d’une « vision intégrale » qui inscrit l'homme dans une destinée cosmique à laquelle il peut, de nouveau, participer.


P.S. Ceux qui désirent poursuivre cette réflexion sur la crise évolutive peuvent se référer à la vidéo d'un entretien donné par Satprem, disciple de Sri Aurobindo, dans un billet qui s'intitule La crise évolutive vue par Satprem.

mardi 9 août 2011

Le But (3) Commentaires

Dans mon avant-dernier billet, je faisais référence à Aphorismes, cette chanson dont Georges Moustaki a écrit la musique sur un poème de Sri Aurobindo intitulé Le But, posté ici l’année dernière. Suite à la lecture de ce billet, Serge Durand a écrit ici, dans son blog Foudre, un commentaire de ce poème, profond et éclairant, qu’il m’a autorisé à reproduire.

Foudre évolutive

Professeur de philosophie
, Serge Durand est un fin connaisseur de la pensée et de l’œuvre de Sri Aurobindo. Il est, entre autre, l’auteur de deux blogs qui devraient passionner celles et ceux qui se sentent concernés par la culture intégrale. Le premier, Carnet Philosophique, fait référence à sa recherche philosophique et spirituelle inspirée par Sri Aurobindo, Mère, leurs disciples comme Satprem, mais aussi Douglas Harding et sa Vision sans Tête ainsi que Ken Wilber et le mouvement intégral. En référence au feu de conscience allumé et alimenté par ces auteurs et enseignants, le second blog, intitulé Foudre cherche à répondre à la question suivante : comment faire de ce feu de la foudre évolutive ?

Serge Durand est aussi l’auteur d’ouvrages, concernant le plus souvent la philosophie, disponibles en ligne ici. Parmi ceux qui concernent plus particulièrement la culture intégrale, les Essais d'évolution consciente de la conscience s'inscrivent dans ce que Alan Kazlev a nommé le courant de pensée intégrale large. Il s'agit de montrer que la philosophie continentale et plus particulièrement la phénoménologie herméneutique pourraient être renouvelées par la lecture et la prise au sérieux d'auteurs spirituels majeurs de ce début du XXIème et du XXème siècle.

Un autre de ces ouvrages est une explication de la conférence La conscience et la vie de Bergson. Les concepts principaux d'Herni Bergson sont expliqués dans le contexte de cette conférence et à l'aide de son ouvrage L'évolution créatrice. Le contexte et les enjeux du texte portent sur le darwinisme comme figure du matérialisme et sur le finalisme tel qu'aujourd'hui le néo-créationnisme le conçoit.

Un nouveau type de penseurs

La France est le pays des ismes (cartésianisme, positivisme, structuralisme etc...) où règnent les systèmes abstraits. Il est très rare d’y trouver un philosophe qui ose se référer à des enseignements et à une pratique spirituels. Et pourtant l’expérience intérieure et la réflexion conceptuelle, loin d’être étrangères, se nourrissent et s’éclairent l’une, l’autre dans toutes les grandes traditions.

Un nouveau type de penseurs, comme Serge Durand, réactualise cette alliance traditionnelle entre raison et vision. Ce qui leur permet de proposer des éléments de sagesse pour le vingt et unième siècle. Serge Durand le fait en en réconciliant la précision analytique propre à la culture française avec une expérience intérieure nourrie au feu d’enseignements inspirés. Cette démarche originale lui permet dans ses blogs de traiter de multiples thèmes à partir d’un contexte à la fois humain, philosophique et spirituel.

Il le fait le plus souvent avec des mots simples qui font de lui un passeur entre des démarches parfois complexes et novatrices, et une culture française peut familière de spiritualité (c’est un euphémisme !...) Ceci permet, par exemple, de saisir les nuances, parfois essentielles, entre les approches intégrales de Ken Wilber et de Sri Aurobindo. Ses commentaires ci-dessous, nous permettent de mieux saisir la signification profonde d’un poème qui résume, nous semble t’il, la démarche évolutive au cœur de toute approche intégrale.


Serge Durand. Commentaires au poème de Sri Aurobindo, Le But

Avertissement.
Précisons que ces commentaires ne sont pas exhaustifs. Ils tentent un éclairage à partir des données immédiates de l'éveil à Cela que par exemple la Vision Sans Tête ou l’éveil évolutif nous donne. La spiritualisation dont parle Sri Aurobindo m'est inconnue en la perfection qu'il décrit. Quant à la supramentalisation, ce n'est pour moi qu'une hypothèse que de très rares percées et mon besoin d'être m'amènent à envisager et à espérer.

Quand nous avons dépassé les savoirs, Alors nous avons la connaissance
La raison fût une aide, La raison est l'entrave

La raison n'est pas la véritable connaissance qui ne peut être qu'une connaissance par identité, une conscience consciente d'elle-même. Ainsi Cela n'est connu que par Cela. Lorsque Cela est envisagé par la raison, il est représenté par des images mais Cela n'est pas connu. Cela n'est connu que par Cela c'est-à-dire sans médiation. L'ego qui est connu en Cela reste un voile de Cela qui interdit plus ou moins la prise de Conscience de Cela. L'ego induit encore une aventure vers une connaissance de Cela par Cela sans voile. L'ego est mental, vital et physique pour Sri Aurobindo.

Quand nous avons dépassé les velléités, Alors nous avons le pouvoir
L'effort fût une aide, L'effort est l'entrave

Nous avons tous plus ou moins des velléités de perfection. Nous aspirons de temps à autre à plus de perfection pour nous-mêmes. Mais ce but nécessite des efforts pour avoir une aspiration plus constante. Ce but exige une concentration plus profonde d'abord dans la foi pour le divin, ensuite quand il y a connaissance, une concentration pour s'aventurer davantage dans le divin sans l'oublier. Mais au fond cette concentration est le reflet d'une lumière, d'un feu d'aspiration tout au fond de nous-même d'abord entrevu, à peine perceptible mais qui revient entre les nuages porter son feu de gloire.

Quand cela surgit de l'espace de perception à la croisée de la dimension universelle et de la dimension individuelle de cet espace alors il y a comme cette lumière dans le cœur qui brille sans effort. C'est comme un paradoxe de paix, de joie et de besoin d'être, d'aspiration patiente à plus. A l'effort de la concentration succède la grâce qui exige comme un effort vers l'absence d'effort pour laisser Cela agir de lui-même.

Quand nous avons dépassé les jouissances, Alors nous avons la béatitude
Le désir fût une aide, Le désir est l'entrave

Le désir de Cela faisait comme des jouissances. L'ego qui cherchait Cela se voyant en Cela jouit, satisfait d'être l'émanation de Cela par laquelle Cela redevient conscient de Cela. Il y a comme un mouvement jouissif de va et vient entre la conscience de Cela et la conscience de l'ego par le biais de la conscience de l'ego redécouvrant Cela. Mais à vrai dire ce mouvement jouissif n'est pas la joie inhérente à la lumière de Cela à la croisée de ses dimensions transcendante, universelles et individuelles. En cette lumière de Cela à la croisée de son individualisation, de son universalité et de son unité, il y a une joie qui n'est pas une jouissance d'un sujet pour un objet.

Pour Sri Aurobindo la jouissance qui implique un reliquat de sujet et d'objet fera place dans l'approfondissement de la vision de Cela à la joie sans objet dans laquelle Cela se manifeste. La béatitude est, dans cette perspective, la nature même de Cela qui se manifeste. L'individualité n'est plus qu'une ridule de l'océan de la béatitude, Cela même Qui s'auto-crée en Cela. Et c'est le désir soudain qui nous exile de cet océan de béatitude nous amenant à rejouer le jeu du sujet et de l'objet, le jeu du chercheur qui à l'occasion jouira de sa découverte de Cela, oubliant ce qu'il ne cesse d'être une ridule de béatitude dans l'océan de la béatitude.

Quand nous avons dépassé l'individualisation, Alors nous sommes des personnes réelles
Le moi fût une aide, Le moi est l'entrave

Nous touchons donc pour Sri Aurobindo à ce moment où la lumière à la croisée de l'universel et de l'individuel n'est plus enfermée dans le reflet d'un ego qui cherche à en jouir. Le moi qui était jusque là la condition nécessaire de la réalisation de CELA. Le moi qui devait vouloir et désirer s'éveiller à CELA puis qui lui ayant permis de se réaliser à travers lui devait sans cesse se rappeler de sa Présence pour le laisser rayonner à travers lui devient alors un obstacle à la réalisation de CELA.

Pour Sri Aurobindo, là où il y avait un ego se sacrifiant à CELA, il ne restera qu'une individualisation de CELA, un pur instrument cristallisant consciemment la volonté de CELA. Cette individualisation n'est plus qu'une distinction sans différence de la cosmicité et de la transcendance de CELA.

Quand nous dépasserons l'humanité, Alors nous serons l'homme
L'animal fût une aide, L'animal est l'entrave

Le dernier paragraphe ouvre la perspective de la supramentalisation qui succèderait à la spiritualisation. Selon Sri Aurobindo, la spiritualisation dans sa perfection consiste donc en ce que le chemin spirituel n'est plus mené par le moi mais par CELA seul. Cette spiritualisation s'accomplit au niveau de l'intelligence, de la volonté et de l'affection. La supramentalisation commencerait par la transformation de notre réalité pulsionnelle.

Nos pulsions d'appropriation (la faim comme la recherche de possession, etc.), de reconnaissance (la gloire aussi bien pour l'histoire que la focalisation des regards de la table voisine, l'agressivité qui va de l'irritation au surgissement de violence, etc.) et de reproduction (sexuelle, liée à la conservation du corps et à ses habitudes plus ou moins bonnes, etc.) sont les ferments inconscients de notre animalité qui ne disparaît pas avec la spiritualisation mais qui se civilisent.

La supramentalisation consisterait d'abord à les transformer en une intelligence alors qu'elles sont des forces mécaniques qui souterrainement agissent et que la spiritualisation pouvait juste tenir en bride. L'homme en ce sens pourrait être fondamentalement le premier être vivant capable d'évoluer biologiquement et non seulement spirituellement. Cette vocation d'être homme serait paradoxalement le dépassement de notre réalité humaine biologique...