Ce qui est nécessaire c'est que quelques individus sentent un tournant dans l'humanité, aient la vision de cette transformation, en éprouvent le besoin impérieux, aient conscience de la possibilité et veuillent la rendre possible en eux-mêmes et en tracer la voie. Sri Aurobindo
Une lucidité prophétique
Notre dernier billet avait trait aux beaux commentaires de Serge Durand à propos du poème Le But où Sri Aurobindo rendait compte, de manière synthétique et aphoristique, de la dynamique qui anime et transforme l’être humain à travers les divers stades de son évolution. Dans un billet précédent, nous faisions référence à Aphorismes, la chanson où Georges Moustaki met en musique ce poème.
Fort de cette vision dynamique de l’être humain, Sri Aurobindo, avant bien d’autres, a discerné et diagnostiqué l'essence de la crise qui touche le modèle occidental. Une crise devenue, depuis, une évidence à travers ses expressions diverses et variées dans les domaines culturels et spirituels, éducatifs et moraux, sociaux et politiques, économiques et écologiques.
Cette crise du modèle occidental ne saurait se réduire à tel ou tel domaine de l’activité humaine. Elles les concerne tous, de manière systémique, car elle est avant tout une crise évolutive que Sri Aurobindo décrit ainsi dans: « Actuellement l'humanité traverse, dans son évolution, une crise ou se dissimule pour elle l'obligation d'un choix qui déterminera sa destinée. Nous sommes arrivés, en effet à un stade ou le mental humain a réalisé, dans certaines directions, un développement immense, alors que dans d'autres il est arrêté, désorienté et ne peut plus trouver sa voie... » (La vie divine)
La vision évolutionniste de Sri Aurobindo lui donne une lucidité prophétique qui anticipe les impasses de notre société contemporaine où il perçoit : « sous le masque de la démocratie, une tendance croissante vers une ploutocratie qui choque par son ostentation grossière et l'immensité des gouffres et des distances qu'elle crée. » Cette phrase est d’une telle actualité qu’on pourrait croire qu’elle a été écrite aujourd’hui, à l'heure d'un néo-libéralisme triomphant qui est aussi celui de l'argent roi et du narcissisme érigé en modèle !
Une anthropologie évolutionniste
Sri Aurobindo (1872-1950), est, notamment avec Teilhard de Chardin et Jean Gebser, un des pionniers d’une anthropologie évolutionniste qui perçoit l’être humain comme un être en devenir et en croissance à travers les divers stades de la vie, de la conscience et de l’esprit. Voici la façon dont Sri Aurobindo résume lui-même cette anthropologie évolutionniste :
« L'émergence progressive de la conscience est le mobile central de l'existence terrestre ; elle s'accomplit par un double processus : une évolution des formes, une évolution de l'âme. L'homme occupe la crête de la vague évolutive. Avec lui s'opère le passage d'une évolution inconsciente à une évolution consciente ... A chaque étape on peut trouver des indices de ce que sera l'étape suivante. La nature de la prochaine étape est indiquée par les aspirations profondes qui se font jour dans l'espèce humaine.
Un changement de conscience est le fait majeur de la transformation évolutive prochaine ; c'est la conscience qui, par sa propre mutation, imposera et opérera les mutations nécessaires au corps. Il n'y a aucune raison de supposer que cette transformation soit impossible sur la terre. Elle seule donne un sens à l'existence terrestre. L'élan de l'homme vers la spiritualité indique d'une façon indéniable la poussée de l'Esprit qui est en lui et qui veut émerger dans la nature terrestre. »
Bienfaits et dangers de la démocratie
Pour Sri Aurodindo, la crise évolutive est liée aux difficultés pour l’être humain de vivre et de manifester cet élan spirituel dans une société profondément individualiste qui montre tous les signes d’une « banqueroute de l’âge rationnel » :
« La démocratie et sa panacée de liberté et d'éducation ont certainement apporté quelque chose à l'espèce humaine. Tout d'abord, pour la première fois dans la période connue de l'histoire, le peuple se tient droit, actif et vivant; et là où se trouve la vie, il y a toujours l'espoir de choses meilleures. Ensuite, un certain genre de connaissance s'est généralisée bien plus qu'il n'était possible autrefois, et avec elle un certain genre d'intelligence active basée sur la connaissance et fortifiée par l'habitude d'avoir à juger et à décider sur toutes sortes de sujets entre des points et des opinions en litige. Progressivement, les hommes apprennent à se servir de leur intelligence et à l'appliquer à la vie, et cela est un grand gain.
S'ils n'ont pas encore appris à penser par eux-mêmes ni à penser sainement, clairement et justement, ils sont tout au moins plus capables, maintenant, de choisir avec une sorte d'intelligence primaire - si imparfaite qu'elle soit pour le moment- la pensée qu'ils accepteront et la règle qu'ils suivront. L'égalité dans les facilités d'éducation et une égalité de chances dans la vie n'ont été d'aucune façon établies; on trouve pourtant une égalisation bien plus grande que cela n'était possible dans les états antérieurs de la société.
Ploutocratie
Mais ici s'est révélé un nouveau défaut, énorme, qui se montre fatal pour l'idée sociale qui l'a engendré. Étant donnée en effet, une égalité parfaite dans les facilités d'éducation ou autres, - et elle n'existe pas encore réellement et ne peut pas exister au stade individualiste de la société - de quelle manière et dans quel but ces facilités sont-elles susceptibles d'être utilisées?
L'homme, être à demi infra-rationnel, exige trois choses pour être satisfait: le pouvoir, s'il peut l'avoir, et en tout cas l'emploi et la rétribution de ses facultés, enfin la satisfaction de ses désirs. Dans les anciennes sociétés il pouvait, jusqu'à un certain point, s'assurer la jouissance de ces choses dans les limites de son statut héréditaire, suivant sa naissance, son rang social fixe et l'usage de ses capacités. Une fois cette base abolie, et aucun substitut convenable n'étant assuré, les mêmes besoins ne peuvent être satisfaits que par un succès dans la ruée vers le seul pouvoir qui reste, le pouvoir de l'argent.
C'est ainsi qu'au lieu d'une société harmonieusement ordonnée, il s'est développé un formidable système organisé de concurrence, un industrialisme forcené et unilatéral, en rapide expansion, et, sous le masque de la démocratie, une tendance croissante vers une ploutocratie qui choque par son ostentation grossière et l'immensité des gouffres et des distances qu'elle crée. Tel est le dernier aboutissement de l'idéal individualiste et de son mécanisme démocratique, et c'est le début de la banqueroute de l'âge rationnel. » (Le cycle humain)
Une tension évolutive
Dans La vie divine, Sri Aurobindo analyse avec encore plus de précision la faillite d’un modèle occidental qui, posant la raison en absolu, devient incapable de percevoir et de participer à la dynamique évolutive qui anime la conscience vers un stade supérieur de son évolution. Ce que pointe la crise évolutive c’est la nécessité de considérer la raison comme une médiation entre le corps et cette animation intérieure guidant la conscience vers l’esprit qui la fonde et la transcende :
« Les moyens que la science a mis à notre disposition écartent les dangers que soient renversée et détruite une civilisation caduque par des peuples primitifs plus forts, mais le péril qui nous menace, c’est que le barbare surgisse à nouveau en nous-mêmes, en l’homme civilisé, et c’est cela que nous voyons autour de nous. Et cela se produira fatalement s’il n’y a pas un idéal mental et moral élevé et agissant qui dirige et soulève en nous l’homme vital et physique, s’il n’y a pas d’idéal spirituel qui nous libère de nous-même et nous conduise en notre être intérieur. Même si on échappe à cette rechute, il subsiste un autre danger, car un autre résultat possible, c’est que cesse l’élan évolutif, qu’on se cristallise dans une vie sociale mécanisée, stable et confortable et sans horizon.
La raison ne saurait par elle-même faire longtemps progresser la race ; elle ne peut jouer ce rôle que si elle agit en médiateur entre la vie et le corps d’une part et, d’autre part, quelque chose de plus haut et de plus vaste qui est au dedans. En effet, c’est le besoin spirituel intérieur, la poussée de ce qui est en l’homme, mais non encore réalisé, qui maintient en l’homme la tension évolutive, le nisus spirituel, lorsque l’homme a atteint le plan mental.
S’il renonce à cela, l’homme doit ou bien retomber en arrière et tout recommencer depuis le début, ou bien disparaître, comme d’autre formes de vie l’ont fait avant lui – comme un échec dans l’évolution, incapable d’entretenir ou de servir l’élan évolutif. En mettant les choses au mieux, il s’arrêterait à quelque sorte de type intermédiaire parfait, comme d’autres espèces animales, tandis que la nature poursuivrait sa route sans lui vers une création plus vaste.
Un système périlleux
Actuellement l’humanité traverse, dans son évolution, une crise où se dissimule pour elle l’obligation d’un choix qui déterminera sa destinée… L’homme a créé un système de civilisation qui est devenu trop grand pour que ses facultés et sa compréhension mentale limitées et ses facultés spirituelle et morales, plus limitées encore, puissent l’utiliser et le diriger – serviteur trop dangereux pour son ego maladroit et plein d’appétit… Nous l’utilisons pour multiplier les besoins nouveaux et pour développer de façon agressive notre ego collectif…
Or, le fardeau qui est imposé à l’humanité est trop lourd pour la petitesse actuelle de la personnalité humaine, pour son esprit mesquin et ses petits instincts vitaux… Et c’est pourquoi la destinée de la race semble se précipiter dangereusement, impatiemment semble-t-il, et en dépit d’elle-même, vers une confusion prolongée, une crise et une obscurité périlleuse d’incertitude violente et mouvante, sous la poussée de l’ego vital, saisie par des forces colossales qui sont du même ordre de grandeur que l’organisation mécanique énorme de la vie et de la connaissance scientifique qu’elle a acquise, une échelle trop vaste pour que puisse la manier sa raison et sa volonté…
Dans la crise actuelle, tout ce que le mental moderne nous offre comme lumière pour trouver une solution, c’est une formule rationnelle et scientifique de l’être humain, vitaliste et matérialiste de sa vie, un effort pour parvenir à une société économique parfaite et au culte démocratique de l’homme moyen. Quelle que soit la vérité à la base de ces idées, il est clair qu’elles ne suffisent pas pour faire face aux besoins d’une humanité qui a pour mission d’évoluer au-delà d’elle-même, et qui, en tout cas, si elle doit survivre, doit évoluer bien au-delà de ce qu’elle est à présent… »
La destinée cosmique de l’homme
L’œuvre de Sri Aurobindo consiste, à travers son yoga intégral, à proposer une voie évolutive correspondant au nouveau stade abordé par l’être humain. Une voie qui ne concerne pas seulement l’évolution de l’âme et de l’esprit mais aussi celle du corps. Cette voie intérieure n’est pas un dogme, elle est un chemin. Elle ne réclame pas de croire aveuglément mais de créer lumineusement. Elle ne s’impose pas de l’extérieur : c’est elle qui croît en chacun à mesure du développement des facultés créatrices et spirituelles qui se manifeste par la transformation du corps lui-même. Un développement qui déconstruit et dépasse cette dictature de la raison qui est aussi celle d’un ego animé par des fantasmes infantiles d’omniscience et d’omnipotence.
Comme l’écrit Sri Aurobindo : « Seule une orientation spirituelle totale donnée à la nature toute entière peut élever l'humanité au-delà d'elle même... Ce qui est nécessaire c'est que quelques individus sentent un tournant dans l'humanité, aient la vision de cette transformation, en éprouvent le besoin impérieux, aient conscience de la possibilité et veuillent la rendre possible en eux-mêmes et en tracer la voie. Cette tendance n'est pas inexistante et elle doit s'accroître avec la tension de la crise dans la destinée cosmique de l'homme... » (La vie divine)
Tant sur le diagnostic d’une crise évolutive que sur le pronostic concernant l’avènement du régime ploutocratique qui est le nôtre, les propos visionnaires de Sri Aurobindo se sont révélés d’une profonde exactitude. Sa vie et son œuvre ont ainsi annoncé la dynamique de régénération culturelle et spirituelle qui permet à l’être humain d’aborder le nouveau stade de son évolution non seulement en conscience mais aussi dans l'athanor de son corps.
Cette dynamique anime ceux, de plus en plus nombreux chez les jeunes générations, qui ne se reconnaissent pas dans les diktats d’une société matérialiste fondée sur le «tout-économique». Elle les pousse à cheminer sur les voies nouvelles d’une « vision intégrale » qui inscrit l'homme dans une destinée cosmique à laquelle il peut, de nouveau, participer.
P.S. Ceux qui désirent poursuivre cette réflexion sur la crise évolutive peuvent se référer à la vidéo d'un entretien donné par Satprem, disciple de Sri Aurobindo, dans un billet qui s'intitule La crise évolutive vue par Satprem.
Une lucidité prophétique
Notre dernier billet avait trait aux beaux commentaires de Serge Durand à propos du poème Le But où Sri Aurobindo rendait compte, de manière synthétique et aphoristique, de la dynamique qui anime et transforme l’être humain à travers les divers stades de son évolution. Dans un billet précédent, nous faisions référence à Aphorismes, la chanson où Georges Moustaki met en musique ce poème.
Fort de cette vision dynamique de l’être humain, Sri Aurobindo, avant bien d’autres, a discerné et diagnostiqué l'essence de la crise qui touche le modèle occidental. Une crise devenue, depuis, une évidence à travers ses expressions diverses et variées dans les domaines culturels et spirituels, éducatifs et moraux, sociaux et politiques, économiques et écologiques.
Cette crise du modèle occidental ne saurait se réduire à tel ou tel domaine de l’activité humaine. Elles les concerne tous, de manière systémique, car elle est avant tout une crise évolutive que Sri Aurobindo décrit ainsi dans: « Actuellement l'humanité traverse, dans son évolution, une crise ou se dissimule pour elle l'obligation d'un choix qui déterminera sa destinée. Nous sommes arrivés, en effet à un stade ou le mental humain a réalisé, dans certaines directions, un développement immense, alors que dans d'autres il est arrêté, désorienté et ne peut plus trouver sa voie... » (La vie divine)
La vision évolutionniste de Sri Aurobindo lui donne une lucidité prophétique qui anticipe les impasses de notre société contemporaine où il perçoit : « sous le masque de la démocratie, une tendance croissante vers une ploutocratie qui choque par son ostentation grossière et l'immensité des gouffres et des distances qu'elle crée. » Cette phrase est d’une telle actualité qu’on pourrait croire qu’elle a été écrite aujourd’hui, à l'heure d'un néo-libéralisme triomphant qui est aussi celui de l'argent roi et du narcissisme érigé en modèle !
Une anthropologie évolutionniste
Sri Aurobindo (1872-1950), est, notamment avec Teilhard de Chardin et Jean Gebser, un des pionniers d’une anthropologie évolutionniste qui perçoit l’être humain comme un être en devenir et en croissance à travers les divers stades de la vie, de la conscience et de l’esprit. Voici la façon dont Sri Aurobindo résume lui-même cette anthropologie évolutionniste :
« L'émergence progressive de la conscience est le mobile central de l'existence terrestre ; elle s'accomplit par un double processus : une évolution des formes, une évolution de l'âme. L'homme occupe la crête de la vague évolutive. Avec lui s'opère le passage d'une évolution inconsciente à une évolution consciente ... A chaque étape on peut trouver des indices de ce que sera l'étape suivante. La nature de la prochaine étape est indiquée par les aspirations profondes qui se font jour dans l'espèce humaine.
Un changement de conscience est le fait majeur de la transformation évolutive prochaine ; c'est la conscience qui, par sa propre mutation, imposera et opérera les mutations nécessaires au corps. Il n'y a aucune raison de supposer que cette transformation soit impossible sur la terre. Elle seule donne un sens à l'existence terrestre. L'élan de l'homme vers la spiritualité indique d'une façon indéniable la poussée de l'Esprit qui est en lui et qui veut émerger dans la nature terrestre. »
Bienfaits et dangers de la démocratie
Pour Sri Aurodindo, la crise évolutive est liée aux difficultés pour l’être humain de vivre et de manifester cet élan spirituel dans une société profondément individualiste qui montre tous les signes d’une « banqueroute de l’âge rationnel » :
« La démocratie et sa panacée de liberté et d'éducation ont certainement apporté quelque chose à l'espèce humaine. Tout d'abord, pour la première fois dans la période connue de l'histoire, le peuple se tient droit, actif et vivant; et là où se trouve la vie, il y a toujours l'espoir de choses meilleures. Ensuite, un certain genre de connaissance s'est généralisée bien plus qu'il n'était possible autrefois, et avec elle un certain genre d'intelligence active basée sur la connaissance et fortifiée par l'habitude d'avoir à juger et à décider sur toutes sortes de sujets entre des points et des opinions en litige. Progressivement, les hommes apprennent à se servir de leur intelligence et à l'appliquer à la vie, et cela est un grand gain.
S'ils n'ont pas encore appris à penser par eux-mêmes ni à penser sainement, clairement et justement, ils sont tout au moins plus capables, maintenant, de choisir avec une sorte d'intelligence primaire - si imparfaite qu'elle soit pour le moment- la pensée qu'ils accepteront et la règle qu'ils suivront. L'égalité dans les facilités d'éducation et une égalité de chances dans la vie n'ont été d'aucune façon établies; on trouve pourtant une égalisation bien plus grande que cela n'était possible dans les états antérieurs de la société.
Ploutocratie
Mais ici s'est révélé un nouveau défaut, énorme, qui se montre fatal pour l'idée sociale qui l'a engendré. Étant donnée en effet, une égalité parfaite dans les facilités d'éducation ou autres, - et elle n'existe pas encore réellement et ne peut pas exister au stade individualiste de la société - de quelle manière et dans quel but ces facilités sont-elles susceptibles d'être utilisées?
L'homme, être à demi infra-rationnel, exige trois choses pour être satisfait: le pouvoir, s'il peut l'avoir, et en tout cas l'emploi et la rétribution de ses facultés, enfin la satisfaction de ses désirs. Dans les anciennes sociétés il pouvait, jusqu'à un certain point, s'assurer la jouissance de ces choses dans les limites de son statut héréditaire, suivant sa naissance, son rang social fixe et l'usage de ses capacités. Une fois cette base abolie, et aucun substitut convenable n'étant assuré, les mêmes besoins ne peuvent être satisfaits que par un succès dans la ruée vers le seul pouvoir qui reste, le pouvoir de l'argent.
C'est ainsi qu'au lieu d'une société harmonieusement ordonnée, il s'est développé un formidable système organisé de concurrence, un industrialisme forcené et unilatéral, en rapide expansion, et, sous le masque de la démocratie, une tendance croissante vers une ploutocratie qui choque par son ostentation grossière et l'immensité des gouffres et des distances qu'elle crée. Tel est le dernier aboutissement de l'idéal individualiste et de son mécanisme démocratique, et c'est le début de la banqueroute de l'âge rationnel. » (Le cycle humain)
Une tension évolutive
Dans La vie divine, Sri Aurobindo analyse avec encore plus de précision la faillite d’un modèle occidental qui, posant la raison en absolu, devient incapable de percevoir et de participer à la dynamique évolutive qui anime la conscience vers un stade supérieur de son évolution. Ce que pointe la crise évolutive c’est la nécessité de considérer la raison comme une médiation entre le corps et cette animation intérieure guidant la conscience vers l’esprit qui la fonde et la transcende :
« Les moyens que la science a mis à notre disposition écartent les dangers que soient renversée et détruite une civilisation caduque par des peuples primitifs plus forts, mais le péril qui nous menace, c’est que le barbare surgisse à nouveau en nous-mêmes, en l’homme civilisé, et c’est cela que nous voyons autour de nous. Et cela se produira fatalement s’il n’y a pas un idéal mental et moral élevé et agissant qui dirige et soulève en nous l’homme vital et physique, s’il n’y a pas d’idéal spirituel qui nous libère de nous-même et nous conduise en notre être intérieur. Même si on échappe à cette rechute, il subsiste un autre danger, car un autre résultat possible, c’est que cesse l’élan évolutif, qu’on se cristallise dans une vie sociale mécanisée, stable et confortable et sans horizon.
La raison ne saurait par elle-même faire longtemps progresser la race ; elle ne peut jouer ce rôle que si elle agit en médiateur entre la vie et le corps d’une part et, d’autre part, quelque chose de plus haut et de plus vaste qui est au dedans. En effet, c’est le besoin spirituel intérieur, la poussée de ce qui est en l’homme, mais non encore réalisé, qui maintient en l’homme la tension évolutive, le nisus spirituel, lorsque l’homme a atteint le plan mental.
S’il renonce à cela, l’homme doit ou bien retomber en arrière et tout recommencer depuis le début, ou bien disparaître, comme d’autre formes de vie l’ont fait avant lui – comme un échec dans l’évolution, incapable d’entretenir ou de servir l’élan évolutif. En mettant les choses au mieux, il s’arrêterait à quelque sorte de type intermédiaire parfait, comme d’autres espèces animales, tandis que la nature poursuivrait sa route sans lui vers une création plus vaste.
Un système périlleux
Actuellement l’humanité traverse, dans son évolution, une crise où se dissimule pour elle l’obligation d’un choix qui déterminera sa destinée… L’homme a créé un système de civilisation qui est devenu trop grand pour que ses facultés et sa compréhension mentale limitées et ses facultés spirituelle et morales, plus limitées encore, puissent l’utiliser et le diriger – serviteur trop dangereux pour son ego maladroit et plein d’appétit… Nous l’utilisons pour multiplier les besoins nouveaux et pour développer de façon agressive notre ego collectif…
Or, le fardeau qui est imposé à l’humanité est trop lourd pour la petitesse actuelle de la personnalité humaine, pour son esprit mesquin et ses petits instincts vitaux… Et c’est pourquoi la destinée de la race semble se précipiter dangereusement, impatiemment semble-t-il, et en dépit d’elle-même, vers une confusion prolongée, une crise et une obscurité périlleuse d’incertitude violente et mouvante, sous la poussée de l’ego vital, saisie par des forces colossales qui sont du même ordre de grandeur que l’organisation mécanique énorme de la vie et de la connaissance scientifique qu’elle a acquise, une échelle trop vaste pour que puisse la manier sa raison et sa volonté…
Dans la crise actuelle, tout ce que le mental moderne nous offre comme lumière pour trouver une solution, c’est une formule rationnelle et scientifique de l’être humain, vitaliste et matérialiste de sa vie, un effort pour parvenir à une société économique parfaite et au culte démocratique de l’homme moyen. Quelle que soit la vérité à la base de ces idées, il est clair qu’elles ne suffisent pas pour faire face aux besoins d’une humanité qui a pour mission d’évoluer au-delà d’elle-même, et qui, en tout cas, si elle doit survivre, doit évoluer bien au-delà de ce qu’elle est à présent… »
La destinée cosmique de l’homme
L’œuvre de Sri Aurobindo consiste, à travers son yoga intégral, à proposer une voie évolutive correspondant au nouveau stade abordé par l’être humain. Une voie qui ne concerne pas seulement l’évolution de l’âme et de l’esprit mais aussi celle du corps. Cette voie intérieure n’est pas un dogme, elle est un chemin. Elle ne réclame pas de croire aveuglément mais de créer lumineusement. Elle ne s’impose pas de l’extérieur : c’est elle qui croît en chacun à mesure du développement des facultés créatrices et spirituelles qui se manifeste par la transformation du corps lui-même. Un développement qui déconstruit et dépasse cette dictature de la raison qui est aussi celle d’un ego animé par des fantasmes infantiles d’omniscience et d’omnipotence.
Comme l’écrit Sri Aurobindo : « Seule une orientation spirituelle totale donnée à la nature toute entière peut élever l'humanité au-delà d'elle même... Ce qui est nécessaire c'est que quelques individus sentent un tournant dans l'humanité, aient la vision de cette transformation, en éprouvent le besoin impérieux, aient conscience de la possibilité et veuillent la rendre possible en eux-mêmes et en tracer la voie. Cette tendance n'est pas inexistante et elle doit s'accroître avec la tension de la crise dans la destinée cosmique de l'homme... » (La vie divine)
Tant sur le diagnostic d’une crise évolutive que sur le pronostic concernant l’avènement du régime ploutocratique qui est le nôtre, les propos visionnaires de Sri Aurobindo se sont révélés d’une profonde exactitude. Sa vie et son œuvre ont ainsi annoncé la dynamique de régénération culturelle et spirituelle qui permet à l’être humain d’aborder le nouveau stade de son évolution non seulement en conscience mais aussi dans l'athanor de son corps.
Cette dynamique anime ceux, de plus en plus nombreux chez les jeunes générations, qui ne se reconnaissent pas dans les diktats d’une société matérialiste fondée sur le «tout-économique». Elle les pousse à cheminer sur les voies nouvelles d’une « vision intégrale » qui inscrit l'homme dans une destinée cosmique à laquelle il peut, de nouveau, participer.
P.S. Ceux qui désirent poursuivre cette réflexion sur la crise évolutive peuvent se référer à la vidéo d'un entretien donné par Satprem, disciple de Sri Aurobindo, dans un billet qui s'intitule La crise évolutive vue par Satprem.
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