mardi 15 mai 2018

De quoi la ZAD est-elle le nom ?


Ils ont essayé de nous enterrer. Ils ne savaient pas que nous étions des graines. Proverbe Mexicain


Dans notre dernier billet intitulé Vers une Synthèse Évolutionnaire nous évoquions le saut évolutif nécessaire pour résoudre une crise systémique qui pourrait conduire à l’effondrement de notre civilisation comme à la régression brutale de l’humanité. Nous définissions ce saut évolutif comme celui d’une véritable métamorphose de l’économie en écosophie. A travers certains évènements l’actualité vient illustrer concrètement la pertinence d’une théorie : c’est ainsi que la ZAD de Notre Dame des Landes est depuis quelques années le théâtre d’un affrontement entre ces deux visions du monde qui sont celle de l’économie, d’une part, et de l’écosophie d’autre part. Si la ZAD est un signe des temps c'est qu'elle donne à voir, de manière spectaculaire, les forces qui opèrent de manière conflictuelle dans une conscience collective en évolution.

Le 9 Avril, 2.000 gendarmes ont envahi violemment la ZAD pour détruire des habitats et déloger des habitants. Depuis cette date plus de 11.000 grenades ont déjà été tirées par les gendarmes mobiles. Résultat : on recense aujourd’hui près de 272 blessés parmi les zadistes et 77 blessés parmi les gendarmes. Dans ce billet nous ne reviendrons ni sur la chronique de ces évènements, ni sur les différentes analyses politiques et conjoncturelles qui mettent ceux-ci en perspective : de nombreux articles nous informent à ce sujet et des sites y sont consacrés. Nous chercherons simplement à décrypter, derrière l’écume des évènements, les véritables enjeux de civilisation qui sont ceux d’un affrontement spectaculaire entre deux visions du monde. 

En ce sens, nous donnerons la parole à de grands témoins – Raoul Vaneigem, Naomi Klein, Vananda Shiva, Isabelle Stengers, Alain Damasio, François Cusset – qui ont réagi à cette violence d’état pour en déconstruire les mécanismes et pour expliquer en quoi la ZAD de Notre Dame des Landes représente un laboratoire où s’ébauchent de nouvelles formes de vie, de sensibilité et de pensée au sein de communautés post-capitalistes qui pourraient devenir les vecteurs d'un véritable saut qualitatif. Ce faisant, nous essaierons d’apporter des éléments de réponses à la question que beaucoup se posent : "De quoi la ZAD est-elle le nom ?" »

De l’Économie à l’Écosophie 

La rationalité économique est fondée sur un impératif de gestion quantitative incapable de prendre en compte la dimension qualitative de la vie humaine et des relations qui la lient à son milieu. C’est ainsi qu’elle transforme de manière abstraite un milieu de vie en un environnement dont il faut exploiter techniquement les ressources naturelles et technocratiquement les ressources humaines. En détruisant les liens sociaux, culturels, écosystémiques qui unissent les hommes entre eux et ceux-ci à leur écosystème naturel, cette rationalité purement instrumentale et utilitaire tend à l’uniformisation des mentalités et des modes de vie, des subjectivités comme des comportements. 

En réaction à cette abstraction déshumanisante et destructrice, émerge une autre vision du monde fondée sur la relation organique et sensible entre l’homme et son milieu d’évolution qui à la fois social et naturel, culturel et cosmique. Cette vision "écosophique" s’exprime dans la ZAD à travers des formes de vie conviviales, écologiques, communautaires. 


Dans un billet intitulé Ne Travaillez Jamais, nous évoquions l'évolution des mentalités décrite par Michel Mafessoli, sociologue de la post-modernité : « Aujourd’hui, la valeur travail, la foi dans un progrès matériel et technique infini, la croyance en la démocratie représentative qui ont permis la cohésion de la population et des élites ne font plus sens. Il est donc urgent de repérer les valeurs post-modernes en train d’émerger… Une époque fondée sur le triptyque : "Individualisme, Rationalisme, Valeur travail" cède la place à un monde fondé plutôt sur un autre triptyque : "Tribalisme, Raison sensible, Créativité". » (Les nouveaux bien-pensants

Une telle évolution est évoquée par la citation de Raoul Vaneigem mise en exergue dans notre dernier billet : "Nous sommes au cœur d'une mutation où s'annonce un renversement de perspective". Depuis le fameux Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, l’œuvre du penseur situationniste auquel nous avons consacré plusieurs billets (voir Ressources), exprime de manière à la fois lyrique et radicale, l’insurrection de la vie contre le fétichisme de l’abstraction. Dans Nous qui désirons sans fin, Raoul Vaneigem écrivait ceci : "Nous sommes dans le monde et en nous-mêmes au croisement de deux civilisations. L’une achève de se ruiner en stérilisant l’univers sous son ombre glacée, l’autre découvre aux premières lueurs d’une vie qui renaît l’homme nouveau, sensible, vivant et créateur, frêle rameau d’une évolution où l’homme économique n’est plus désormais qu’une branche morte."

Les slogans situationnistes imaginés par Guy Debord, Raoul Vaneigem et quelques autres furent au cœur du mouvement de Mai 68 dont nous fêtons ces temps-ci en grande pompe le cinquantième anniversaire pour mieux en désamorcer la charge subversive. Il faut être aveugle pour ne pas voir que la ZAD de Notre Dame des Landes s’inscrit dans la continuité d’une insurrection des consciences qui, aujourd’hui comme hier, met l’imagination au pouvoir en décolonisant nos imaginaires de l’économisme dominant. Ce processus de décolonisation vise à libérer les consciences de l'emprise du l'individualisme libéral et du fétichisme de la marchandise pour expérimenter de manière concrète et collective des modes de vie où le sens du commun se conjugue à cette sagesse du vivant qu'est l'écosophie. Il ne s'agit donc pas de commémorer Mai 68, comme le fait de manière morbide le parti médiatique, mais d'actualiser ici et maintenant son énergie subversive et créatrice en inventant de nouvelles formes de vie comme le font, de manière courageuse, les habitants de la ZAD.

Le Parti Pris de la Vie

Raoul Vaneigem
C’est donc tout sauf un hasard si, dans la continuité de son œuvre comme de son engagement, Raoul Vaneigem a rédigé un texte où il réagit à la destruction partielle de la ZAD en analysant les enjeux de civilisation dont cet événement est l'expression : « Ce qui se passe à Notre Dame des Landes illustre un conflit qui concerne le monde entier. Il met aux prises, d’une part, les puissances financières résolues à transformer en marchandise les ressources du vivant et de la nature et, d’autre part, la volonté de vivre qui anime des millions d’êtres dont l’existence est précarisée de plus en plus par le totalitarisme du profit. Là où l’État et les multinationales qui le commanditent avaient juré d’imposer leurs nuisances, au mépris des populations et de leur environnement, ils se sont heurtés à une résistance dont l’obstination, dans le cas de N.D des Landes, a fait plier le pouvoir.

La résistance n’a pas seulement démontré que l’État, "le plus froid des monstres froids", n’était pas invincible – comme le croit, en sa raideur de cadavre, le technocrate qui le représente – elle a fait apparaître qu’une vie nouvelle était possible, à l’encontre de tant d’existences étriquées par l’aliénation du travail et les calculs de rentabilité. Une société expérimentant les richesses de la solidarité, de l’imagination, de la créativité, de l’agriculture renaturée, une société en voie d’autosuffisance, qui a bâti boulangerie, brasserie, centre de maraîchage, bergerie, fromagerie. Qui a bâti surtout la joie de prendre en assemblées autogérées des décisions propres à améliorer le sort de chacun. C’est une expérience, c’est un tâtonnement, avec des erreurs et ses corrections. C’est un lieu de vie. 

Que reste-t-il de sentiment humain chez ceux qui envoient flics et bulldozer pour le détruire, pour l’écraser ? Quelle menace la Terre libre de N.D des Landes fait-elle planer sur l’État ? Aucune si ce n’est pour quelques rouages politiques que fait tourner la roue des grandes fortunes. La vraie menace est celle qu’une société véritablement humaine fait peser sur la société dominante, éminemment dominée par la dictature de l’argent, par la cupidité, le culte de la marchandise et la servitude volontaire. C’est un pari sur le monde qui se joue à N.D des Landes. Ou la tristesse hargneuse des résignés et de leurs maîtres, aussi piteux, l’emportera par inertie ; ou le souffle toujours renaissant de nos aspirations humaines balaiera la barbarie. Quelle que soit l’issue, nous savons que le parti pris de la vie renaît toujours de ses cendres. La conscience humaine s’ensommeille mais ne s’endort jamais. Nous sommes résolus de tout recommencer 

Dire Non ne suffit plus 

Naomi Klein est une journaliste, essayiste et réalisatrice canadienne internationalement reconnue depuis la publication de ces best-sellers que furent No Logo et La Stratégie du Choc. Si son dernier ouvrage s’intitule Dire non ne suffit plus, c’est parce que ce moment de notre histoire exige un "OUI" assourdissant à des solutions alternatives et démocratiques, un "OUI" qui fixerait un cap audacieux pour prendre soin du monde que nous voulons et dont nous avons besoin. Dans un entretien publié par Médiapart le 23 Avril, Naomi Klein évoque ce "OUI" dont la ZAD est le nom : 

Naomi Klein
« Les images des attaques féroces de la police contre la ZAD sont très choquantes et tellement révélatrices : le système n’aime pas qu’on lui dise non. Il aime encore moins qu’on construise une alternative radicale. Des personnes sont venues vivre sur la ZAD pour empêcher une infrastructure néfaste pour le climat. La ZAD représente une vision essentielle de la politique : il ne suffit pas de dire non aux injustices et à la destruction du monde par le profit et les pollutions. Il faut faire advenir le monde que l’on veut défendre. Ces encoches où des gens se retrouvent pour construire un bel avenir sont importantes. En ce sens, la ZAD est un modèle. Elle est née du mouvement d’opposition à un aéroport mais elle est devenue bien autre chose. Elle est devenue un "OUI" : un lieu collectif de vies et d’inventions, avec des projets agricoles, d’artisanat, une bibliothèque. 

"Dire non ne suffit plus", c’était le titre de mon dernier livre sur Donald Trump. En 2008, quand a éclaté la crise financière, l’imagination utopique en était réduite à un stade très atrophié. Les générations qui avaient grandi sous le régime néolibéral avaient beaucoup de mal à imaginer autre chose que le système qu’ils avaient toujours connu. Nous devons raconter une histoire qui tranche avec celle des néolibéraux, des militaristes et des nationalistes. Développer une vision du monde suffisamment forte et entraînante pour concurrencer leur storytelling. Je suis convaincue que ce récit ne peut naître que de processus sincèrement collaboratifs. Ce travail sur l’imaginaire me semble de plus en plus crucial et urgent. Les gouvernements néolibéraux ont peur de celles et ceux qui disent « oui » contre lui.

... Ces encoches où des gens prouvent tous les jours qu’on peut vivre différemment, qu’il est possible d’extirper un autre modèle économique, social et politique, sont si précieuses. C’est la raison pour laquelle ces images ont fait le tour du monde et ont déclenché des signes de solidarité partout. C’est le pouvoir de l’exemple. Ça a toujours existé. Voir la force brutale d’une police militarisée face à des milliers de personnes et des gens qui veulent juste qu’on les laisse tranquilles pour vivre leur vie dans la beauté, de façon soutenable, ça résonne pour les gens. » 

Cultiver le futur 

Vandana Shiva
Vandana Shiva est sans doute l’une des militantes écologistes et altermondialistes les plus connues dans le monde aujourd’hui. Elle défend la biodiversité en faisant la promotion de l'agriculture paysanne traditionnelle et biologique. Elle s’est engagée dans la défense des semences libres en luttant contre le génie génétique, le brevetage du vivant et la politique d'expansion des multinationales agro-alimentaires.

Le 24 février dernier, elle a visité la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en s'exprimant ainsi sur ce que représente la ZAD : « Cette zone montre le chemin pour d’autres lieux… Voilà le futur que tous les jeunes devraient être capables d’apprendre… Vous êtes le laboratoire vivant qui montre comment on peut cultiver le futur, en retrouvant notre place sur la terre, et notre humanité. » Réalisateur de L’urgence de ralentir et d’Un monde sans travail, le documentariste Philippe Borrel a filmé cette rencontre dans une vidéo à visionner ici

Lors de sa venue sur la ZAD, Vandana Shiva a visité la ferme des "100 Noms" détruite par la suite le 9 Avril lors de l'invasion policière. Historien des idées et auteur du livre Le Déchaînement du monde : logique nouvelle de la violence, François Cusset analyse la violence d'état qui s'est déchainée à Notre Dame des Landes : " L'usage de la violence d’État a un but : en finir avec tout projet d'émancipation collective, qui ne passe pas par le marché ou l’État au service du Marché. C'est pourquoi défendre les ZAD, c'est construire un projet d'écologie sociale. C'est au nom des valeurs de l'individualisme, de la compétition et du productivisme que sont détruites les habitations collectives comme les "100 noms". Oser dire "Nous" c'est la première étape pour reprendre le pouvoir sur nos vies" (France Culture)

Lutter pour un avenir commun 

En partant de la philosophie des sciences, Isabelle Stengers a étudié la construction de nouveaux savoirs à partir de pratiques et d’intelligences collectives. C'est parce-que la pensée de cette philosophe renommée tend à interroger et à subvertir l'abstraction des catégories dominantes qu'elle a fait connaître en France l’œuvre de Starhawk, cette "sorcière" écoféministe américaine à laquelle nous avons consacré deux billets et avec laquelle Isabelle Stengers s'est rendue à Notre Dame des Landes.  Les récents travaux de la philosophe s'inscrivent dans une "Cosmopolitique" qui articule la réappropriation des communs et celle de l’animisme dans la perspective décoloniale de Viveiros de Castro qui entremêle les mondes humains et non humains. Avec le professeur de droit Serge Gutwirth, elle analyse la situation à Notre Dame des Landes dans un article profond et passionnant intitulé Pourquoi ce qui se passe à Notre-Dame-des-Landes nous importe-t-il?

Isabelle Stengers

 « … Emmanuel Macron lui-même ne s’est-il pas auto-promu grand défenseur de la Terre en danger, annonçant de manière dramatique que nous pourrions bien ne pas réussir à répondre au défi climatique ? N’aurait-il pas dû alors dire plutôt sa dette envers les Zadistes, dont la résistance obstinée a mené à mettre un frein à l’un de ces "grands aménagements" qui continuent à se planifier comme si de rien n’était ? Mais surtout, n’a-t-il pas pensé, ne serait-ce qu’un instant, à la possibilité de transformer le renoncement à l’aéroport en annonce solennelle, proposant à tous l’État français comme donnant l’exemple de ce qu’il faudra oser si la Terre doit "redevenir grande" ? 

Car si la COP 21 permet d’anticiper quelque chose, c’est bien que les efforts que les États ont finalement accepté d’envisager seront très insuffisants pour parvenir au but recherché. L’optimisme volontariste de façade ne trompe pas grand monde, et nul n’a d’idée très précise sur ce que signifie ce fameux "changement de mode de vie" auquel il faudrait consentir. Des voitures électriques et de la viande bio pour tous? 

Pour beaucoup d’entre nous, ce qui s’est réussi à Notre-Dame-des-Landes constitue une dimension vitale de la réponse à créer. Là-bas, on a appris à s’attacher au lieu où l’on habite et à en faire un lieu d’hospitalité pour celles et ceux qui passent – quitte à décider de rester – parce qu’ils aspirent en effet à changer de mode de vie, ce qui signifie aujourd’hui apprendre à "lutter pour un avenir commun". Là-bas, on apprend ce que veut dire coopérer, prendre soin, se réapproprier des savoirs artisans détruits par l’industrialisation mais aussi des arts d’explorer ensemble les situations de tension. Ils appellent cela l’assemblée des usages, car ce qu’il s’agit d’agencer, ce ne sont pas des opinions individuelles, mais des manières parfois divergentes de faire, de cultiver, d’habiter. 

La Résurgence des Communs 

La ferme des 100 Noms détruite le 9 Avril

Un spectre hante le monde d’aujourd’hui, celui des "communs" dont l’éradication correspond avec l’impératif sacré de la modernisation, avec l’industrialisation qui absorbe ceux qui ont été séparés de leurs moyens de vivre et la colonisation qui détruit ainsi la culture vive des peuples "à civiliser". De fait, ce qui nous semble aujourd’hui "normal", l’individu isolable, pour qui la propriété est synonyme de liberté, de droit de faire, sans scrupule mais en toute sécurité juridique, ce que la loi et les juges n’interdisent pas, est une bizarrerie anthropologique au vu de la multiplicité des manières éco-sociales de "faire commun" qu’ont cultivées les peuples partout sur terre. 

Et un large mouvement se dessine aujourd’hui qui plaide pour une renaissance des communs en tant que manière de répondre au ravage de la terre mais aussi de nos modes de faire société (1). Nous préférons quant à nous parler de "résurgence", de ce qui revient après éradication ou destruction, pour souligner que ce qui tente de faire retour le fait dans un milieu hostile, où prévalent le droit des propriétaires (qu’ils soient individus, entreprises ou États) et les habitudes apprises d’attendre du progrès qu’il répare ce que nous détruisons. … 

Ce qui, à travers le choix des zadistes, demande à perdurer, on peut, avec Philippe Descola, l’appeler un "milieu de vie", un de ces milieux auxquels, plaide-t-il un droit intrinsèque devrait être reconnu (2). Ce droit appartient à l’avenir. Peut-être les juristes pourront-ils concocter une de ces fictions dont ils ont le secret. Si Monsanto ou Vinci sont dotées d’une personnalité juridique morale, pourquoi, mais dans une toute autre perspective, une forme de personnalité ne pourrait-elle être attribuée à ces milieux que nous pourrions appeler "génératifs", parce qu’ils génèrent des relations, des sensibilités nouant les humains et les non humains qui le composent et lui appartiennent, entrelaçant des pratiques qui réclament leur interdépendance (3). 

Ce qui peut être demandé dès aujourd’hui, ce n’est pas de «tolérer», mais de respecter un devenir qui nous concerne tous – un peu comme on respecte quelqu’un qui, à tâtons, se trompant parfois, est en train d’apprendre et de comprendre. De respecter ce milieu où s’apprennent des modes de vie que l’on dit «alternatifs», sachant que les nôtres nous condamnent à détruire la majeure partie des vivants terrestres et, lorsque nous devrons reconnaître qu’"il n’y a plus d’autre choix", à nous résigner à la folie irresponsable qu’on appelle "géo-ingénierie". 

Du point de vue de ceux qui nous gouvernent, il est indiscutable que Notre-Dame-des-Landes offre un "mauvais exemple". Si la Terre doit "redevenir grande", si un avenir doit y être vivable, il doit, selon eux, être bien entendu que cela ne pourra advenir que dans le respect des droits indissolubles du marché et des propriétaires. Et c’est évidemment ce "bien entendu" que Notre-Dame-des-Landes fissure, repeuplant nos imaginations dévastées et résignées, c’est-à-dire dociles. » 

La Cosmologie du Futur

Alessandro Pignocchi
Alessandro Pignocchi est chercheur en sciences cognitives et philosophie de l’art, illustrateur et auteur de bandes dessinées. Inspiré par les travaux du grand anthropologue Philippe Descola, il est aussi l’auteur du blog Puntish dans lequel il imagine, en le dessinant, à quoi ressemblerait le monde si nos dirigeants avaient adopté la cosmogonie animiste des Indiens d’Amazonie. Dans un texte publié sur ce blog, il évoque la ZAD de NNDL comme un lieu où s’expérimente la cosmologie du futur : 

« Lorsque les habitants de Notre-Dame-des-Landes se battent pour protéger une mare, un bosquet ou une prairie, ils ne le font pas au nom d’un principe abstrait de biodiversité, mais parce qu’il leur semble inenvisageable de ne plus partager leur quotidien avec des tritons, des tariers pâtres ou des campagnols amphibies. Les multiples liens, des plus concrets aux plus métaphoriques, qui se tissent avec les plantes, les animaux et le territoire deviennent des composantes essentielles de la vie sociale. Les questions environnementales ne sont plus séparées, et encore moins antagonistes, des questions sociales ; les unes et les autres se mêlent pour être reposées sous forme de questions existentielles touchant directement la façon dont on souhaite vivre sur un territoire donné, que l’on partage avec une foule d’humains et de non-humains. En somme, ici se posent les bases de la cosmologie du futur. » 

Pour mieux comprendre de quoi la ZAD est le nom et le signe, il faut être à l’écoute de ces diverses voix – politiques, philosophiques, écologiques, juridiques, sociales, anthropologiques – qui participent toutes au  chœur battant d'une inspiration commune. Toutes ces voix évoquent une nouvelle manière d’habiter le monde qui réconcilie l'homme avec son milieu de vie. "Moins de biens, plus de liens" : ce slogan de la décroissance rend bien compte du changement de paradigme au cours duquel l'économie se métamorphose en écosophie. Alors que l'économie est l'expression d'une culture de séparation où règne l'abstraction, l'écosophie est une "sagesse du milieu" fondée sur la relation. Une telle sagesse habite et pense le monde comme une totalité vivante : un vaste écosystème, tissé de liens et d’interdépendance entre les divers règnes du conscient, du vivant et de l’inerte.

"Zad Partout"


Quand Isabelle Stengers parle de cosmopolitique et Alessandro Pignocchi de cosmologie du futur, le cosmos auquel il font référence est celui d'un écosystème où règne la complexité (cum-plexus : tissé ensemble) c'est à dire où "tout est lié". Commun, Cosmos, Complexité, Écosophie, autant de mots qui participent d'un même champ lexical à travers lequel s'exprime un nouvel état d'esprit : celui d’un homme incarné dans un territoire, participant à une communauté, interconnecté à l’humanité comme aux différents non humains qui habitent ensemble l’écosystème d’une planète évoluant au sein d'une totalité cosmique en évolution.

Cet état d'esprit correspond à un nouveau paradigme - celui de la complexité - qui émerge simultanément dans tous les domaines de la connaissance : "sciences exactes", sciences humaines et spiritualité. Nous avons consacré une partie de ce blog à l'émergence de ce nouveau paradigme et, tout dernièrement, dans les deux billets consacrés au livre de Serge Carfantan : "Connaissance de la Totalité. Pourquoi l’univers fonctionne comme une totalité vivante ?". La métamorphose de l'économie en écosophie relève d'un saut cognitif et épistémologique qui dépasse l'abstraction d'une pensée mécanique pour participer intuitivement et intimement, via une raison sensible, à son milieu d'évolution.

Défendre la ZAD, ce n’est donc pas seulement défendre un territoire, ses habitants et leurs projets de vie, c’est aussi et surtout défendre un état d’esprit : la vision d’un monde perçu et vécu comme totalité vivante. Ne nous laissons pas distraire par l’illusion des apparences et le tourbillon des évènements. Comme Zone à Défendre, la ZAD est (aussi) un paysage intérieur, une intuition commune, une intensité de vie. Comme Zone à Développer, la ZAD est un futur post-capitaliste à inventer à partir d'une raison sensible, d'un imaginaire radical et d'une intelligence collective dont Notre Dame des Landes est une manifestation spectaculaire mais dont les expressions diverses se multiplient par milliers sur l’hexagone comme aux quatre coins de la planète autour du même slogan : "ZAD partout". 

Un Combat Spirituel


Aveuglés par l’idéologie dominante, les technocrates au service de l’oligarchie ne veulent ni ne peuvent voir dans la graine l’arbre qui va pousser. Ils cherchent donc à enterrer la graine de l'utopie sans comprendre que c’est le meilleur moyen pour qu'elle se développe (en renforçant sa résistance). Défendre et prendre soin de cette graine fragile, celle d’un futur commun, ce n’est pas seulement participer à un combat politique, c’est comprendre que ce combat politique relève aussi et peut-être surtout d'un combat spirituel "aussi brutal que la bataille d'hommes" selon Rimbaud.

Ce combat spirituel est celui d'un saut évolutif qui concerne à la fois et en même temps la conscience, la culture et la société. A la création de nouvelles formes  sociales et politiques doit correspondre l'émergence de nouvelles formes de subjectivité individuelle et d'intersubjectivité culturelle. D'où la nécessite de développer une vision intégrale pour habiter et pour penser cette totalité vivante dans les termes d'une participation organique, sensible et intuitive, à un système en évolution. 

L'écrivain de science-fiction Alain Damasio évoque ce combat spirituel dans un poème intitulé Notre Âme des Landes : "La ZAD est une joie qui est appelée à durer. Un peu d'herbe qui perce une chape de béton coulée sur nos soifs de confort. La possibilité d'une brèche, d'une flèche. D'une friche qui pousse dans nos cœurs, sous nos crânes. Le murmure furieux d'un appel d'air. Le bruissement d'un nid, d'une niche, d'un "vas-y chiche !". C'est un dehors dans un système qui a cru décider qu'il n'y aurait plus ni ailleurs, ni dehors : seulement lui. Seulement lui et ses valeurs de mort. La ZAD, ce sont ces corps de boue sortis de l'argile du bocage qui sont devenus golems et sylphes, pistes et emblèmes, créateurs plutôt que créatures. La ZAD, c'est la réponse aux zombies pendus aux branches du capital avec leur cravate, qui oscillent sous les rafales du fric et qui nous hurlent d'être comme eux ! La réponse au zoo où ils veulent nous mettre en cage. La réponse de nos mots à leur mise en page. Le cri de nos dessins à leur mise en case..."

(1) Voir notamment David Bollier, La Renaissance des communs. Pour une société de coopération et de partage, éditions Charles Léopold Mayer, 2013. 

(2) Voir Philippe Descola, « Humain, trop humain ? » dans Penser l’Anthopocène, direction R. Beau et C. Larrère, Presses de Science Po, 2018, et surtout p. 32-34. 

(3) Sarah Vanuxem propose ainsi que, même dans notre tradition juridique, les milieux eux-mêmes, qui accueillent leurs habitants, pourraient en venir à être définis juridiquement comme "propriétaires ultimes" ». A Voir :  "La propriété comme faculté d’habiter la terre". 

Ressources 

Solidarité avec ND des Landes  Un texte de Raoul Vaneigem. Blog de la Zad. 23/04. 

Terre Libre par Fanchon Daemers, paroles de Raoul Vaneigem. Chanson sur les Zad. You Tube

Naomi Klein : "La ZAD est un modèle". Article publié dans Médiapart le 23/4/18

Visite de Vananda Shiva à la Zad. 24/02/18 Vidéo You Tube 

Pourquoi ce qui se passe à Notre-Dame-des-Landes nous importe-t-il? Isabelle Stengers et Serge Gutwirth. 24/04/18. Blog Médiapart 


Sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes se vit la cosmologie du futur. Alessandro Pignocchi. 7/4/18. Reporterre - Puntish Blog d’Alessandro Pignocchi

Dans les ZAD, on apprend à penser par delà nature et culture. Alessandro Pignocchi. Site Reporterre

Notre Âme des Anges  Poème et Vidéo d'Alain Damasio Site Lundi Matin

Vent d'Ouest  Un vrai faux court-métrage sur la ZAD attribué à Jean-Luc Godard.

Le vieux Monde contre les ZAD. Un article passionnant sur les fondements géographiques de l'état moderne. Blog Géographie en mouvement. Manouk Borzakian

Écologie : maintenant, il faut se battre  Une sélection de textes écologique. Hervé Kempf. Site Reporterre

Pour suivre la situation à NDDL : Zone à Défendre, le site de la ZAD, Reporterre, le quotidien de l'écologie, Lundi Matin

Dans Le Journal Intégral :