jeudi 13 décembre 2018

Incitations (10) Le Fétichisme de l'Abstraction


Le fou n'est pas un homme qui a perdu la raison. Le fou est un homme qui a tout perdu, excepté la raison. G.K Chesterton 


"L'ennemi plus sournois est l'actualité" écrivait René Char. Effectivement, les forces passionnelles et la puissance émotionnelle suscitées par l'évènement - aujourd'hui la révolte légitime des "Gilets Jaunes" - nous condamnent soit à la sidération, soit à des réflexes idéologiques plutôt qu'à la réflexion, soit à des analyses réductrices (de type économiques, sociales ou politiques) qui passent souvent à côté de l'essentiel. En nous mettant un peu à distance de l'actualité, nous aimerions proposer une interprétation plus profonde et plus globale d'un climat insurrectionnel justement considéré par Edgar Morin comme l'expression d'une crise de civilisation. 

Bien loin d'être réductible à ses manifestions ponctuelles et spectaculaires, le climat insurrectionnel évoqué dans plusieurs billets de ce blog renvoie à l'urgence d'un changement de civilisation. C'est bien pourquoi, dans le bandeau de présentation du Journal Intégral, nous avons décrit celui-ci comme "la chronique d'une insurrection des consciences contre le fétichisme de l'abstraction". Dans ce contexte, l'insurrection est  surgissement d'une énergie vitale et créatrice comme "puissance destituante" contre une vision du monde, vieille de cinq siècles, dont l’obsolescence conduit aujourd'hui d'une crise systémique à un effondrement global. Les réponses à cet effondrement passent par l’émergence d’une nouvelle vision du monde permettant de développer une autre relation à soi, aux autres et à son milieu de vie. 

C’est dans le contexte de cette émergence que la notion de fétichisme de l’abstraction trouve tout son sens en permettant une critique radicale de la culture dominante tout comme la théorie du fétichisme de la marchandise, élaboré par Marx, opère une critique radicale des rapports sociaux à l’ère du capitalisme. Le fétichisme de l’abstraction est ce concept évolutionnaire qui met à jour le processus d’identification fusionnelle de l’homme moderne à des représentations mentales qui le soumettent à leur logique inhumaine. Une logique abstraite dont les applications technocratiques sacrifient la vie et la sensibilité sur l’autel de l’efficacité, de la rentabilité, de la quantité au détriment de la qualité, de la convivialité et de l’intégration de l’homme à son milieu d’évolution.

Une critique intégrale doit être capable de penser à la fois le fétichisme de l'abstraction et celui de la marchandise comme deux formes fétichistes complémentaires, l'une culturelle et l'autre sociale, correspondant au même stade de développement, celui d'une modernité abstraite que l'occident doit aujourd'hui dépasser en participant à la dynamique d'une spirale évolutive s'il ne désire par se faire emporter par la spirale infernale d'un effondrement.

Qu’est-ce que le fétichisme de l’abstraction ? 


"Le plus difficile n'est pas de changer de cap, ce n'est pas de changer de politique, c'est de changer de mentalité, autrement dit de structure de pensée. C'est pourtant ce qui le sauverait et nous sauverait." Tweet d'Edgar Morin (9/12/18)

Dans un article sur le mouvement des "Gilets Jaunes" paru dans Le Monde du 4 Décembre, Edgar Morin écrit ceci : « Le seul avenir de ce mouvement, s'il est encore pensable, aurait été de se doter d'un diagnostic pertinent sur les causes d'un mal qui, certes, a ses spécificité françaises mais est plus général : la dégradation n'est pas seulement celle de la biosphère, elle est celle de la sociosphère, celle de l'anthroposphère, celle de la noosphère (sphère des activités de l'esprit) : il s'agit d'une énorme crise de civilisation et d'une énorme crise de l'humanité suscitée par une mondialisation déchaînée..."

Comprendre cette crise de civilisation et le climat insurrectionnel à travers lequel celle-ci se manifeste (dans tous les sens du mot), c'est analyser l'emprise du modèle dominant sur les consciences afin de s'en libérer en participant a un saut évolutif vers un nouveau stade du développement humain.  C'est dans ce contexte évolutif que la compréhension de ce qu'est fétichisme de l'abstraction s'avère libératrice.

Le mot abstraction a pour étymologie le latin abstractus, participe passé du verbe abstraho « tirer, traîner loin de, séparer de, détacher de, éloigner de ». Au 16e siècle, ce mot désignait le fait de s'isoler de la société, au 21e siècle, il désigne le fait de s’isoler de la vie même, de sa complexité et de sa dynamique évolutive. 

Le processus d’abstraction procède d'une visée utilitaire et instrumentale dont la finalité est l'action. Il consiste à fragmenter la complexité multidimensionnelle du Réel pour isoler certains de ses éléments en les coupant de leur contexte en vue de les observer et de les analyser pour comprendre leur fonctionnement dans le but d'agir.

Toute abstraction est réduction d'une totalité complexe, organique et dynamique, à des lois d'interactions causales entre des éléments séparés. C'est ainsi que la complexité multidimensionnelle propre à la vie/esprit est réduite à une série d'éléments assemblés selon les lois mécaniques d'un déterminisme causal. C'est ce processus d’abstraction qui a progressivement permis à l’être humain de penser de manière rationnelle et d'agir de manière technique sur son environnement.

Lié à l'animisme, à la pensée magique et aux premiers stades du développement humain, le fétichisme est ce processus archaïque de la psyché humaine au cours duquel la conscience s’identifie de manière fusionnelle à un objet de son environnement ou à une production humaine (matérielle, symbolique ou intellectuelle) en y projetant ses attentes et son imaginaire. Une telle projection confère à cet objet ou à cette production ainsi fétichisés une aura fascinante, une identité autonome et une autorité transcendante à laquelle se soumet la conscience, oubliant qu'elle est à l'origine de cette projection.  

Fascinés, subjugués, sidérés par nos abstractions mentales, nous oublions qu’elles sont le produit de notre conscience pour les considérer comme des entités autonomes dotées d’une autorité absolue à laquelle nous nous soumettons entièrement en sacrifiant notre vie au profit de leurs logique déshumanisante. 

Le fétichisme de l'abstraction est un processus d’emprise dont nous sommes les victimes modernes, à la fois consentantes et fascinées. Comme les chasseurs-cueilleurs transformaient des objets en fétiches, dotés de pouvoirs surnaturels, auxquels ils étaient soumis, nous conférons à ces entités idéales que sont nos représentations mentales le pouvoir de nous soumettre à leur logique abstraite, déconnectée de la vie sensible, de sa dynamique comme de sa complexité. 

Élaborée au cours de l’évolution pour agir sur le monde matériel, l’abstraction est cet artifice mental qui sépare ce qui est unit de manière organique et qui divise ce qui est relié de manière harmonique. Il ne s’agit pas de condamner cette fonction essentielle qu’est l’abstraction mais de critiquer de manière radicale l’identification aveugle à des représentations que nous objectivons et auxquelles nous conférons une forme d’autorité qui nous aliène en nous castrant de notre sensibilité et de notre intuition.

On attribue à G.K Chesterton cette citation apocryphe : « Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, ce n'est pas qu'ils ne croient plus en rien, c'est qu'ils sont prêts à croire en tout. » Quand nous ne sommes plus à même de faire l’expérience  d’une présence intérieure et d'une spiritualité vivante, nous accordons à nos représentations mentales cette forme de transcendance que les chasseurs-cueilleurs accordaient à leurs fétiches.

Il existe bien-sûr une relation étroite et systémique entre le fétichisme de l'abstraction qui concerne nos productions intellectuelles et le fétichisme de la marchandise analysé par Marx, qui concerne nos productions sociales et qui est ainsi décrit par Alain Bihr : " Il y a fétichisme chaque fois que le produit de l'activité sociale des hommes se fixe et se fige dans une forme où il s'autonomise par rapport à eux en une réalité qui les opprime et les domine et semble leur être extérieur et supérieur."

L'Intuition et la Raison

Dessin de Andy Singer paru dans La Décroissance
Einstein a parfaitement décrit l’effondrement spirituel qui participe d'un effondrement systémique, à la fois écologique, social et culturel : « L'intuition est un don sacré et la raison, une fidèle servante. Nous avons crée une société qui honore la servante en oubliant le don. »

Alors qu’elle était un moyen au service de l'intuition, l’abstraction devient une fin en soi qui met l'intuition au service d'une volonté de domination parfaitement exprimée par Descartes : "Se rendre comme maître et possesseur de la nature". C'est ainsi que, bien malgré lui, l'homme moderne a été progressivement soumis à une culture de séparation fondée sur le déni de la vie et de la sensibilité.

La facultés d'absorption de l'intuition et la faculté d'abstraction de la raison sont les deux pôles, centripètes et centrifuges, à la fois contraire et complémentaire, du champ d'expérience vécu par la conscience.

La faculté d'absorption propre à l'intuition permet à la conscience d'être pleinement intégrée à son milieu d'évolution et d'en extraire les éléments nécessaires à son développement. La faculté d'abstraction propre à la raison permet à la conscience de s'affirmer comme entité douée d'autonomie qui interagit avec le milieu dont elle est interdépendante.

Au cœur de la conscience, la faculté d'absorption s'exprime à travers l'intuition, ce porte parole de la vie/esprit. Le fétichisme de l'abstraction participe à la dynamique centrifuge d'une extériorisation qui tend à neutraliser l'intuition et à la dévaloriser au profit d'une culture de séparation qui occulte les liens organiques et harmoniques unissant la conscience à son milieu multidimensionnel. 

La faculté d’abstraction du mental est un outil indispensable au déploiement de la vie humaine dans le monde matériel. Et comme tout outil, c’est un moyen au service d’une fin. Le problème advient quand la dévalorisation de l'intuition a pour conséquence l'oubli d'une pensée organique, au cœur de toutes les cultures traditionnelles, fondée sur la perception des  totalités et des dynamiques qui animent celles-ci. En perdant une vision globale, on perd avec elle le sens des finalités. Cette dilution du sens est à l’origine d’un effondrement spirituel au cours duquel les moyens deviennent à eux-mêmes leur propre fin.  

« Notre époque se caractérise par la profusion des moyens et la confusion des intentions » disait Einstein. La dictature des moyens s'érige sur une dissolution des fins dont la conséquence est le déni du sens au profit d'une rationalité instrumentale et de ses applications pratiques. 

Le fétichisme de l'abstraction est un nouveau chapitre dans la longue histoire - plurimillénaire - de la superstition. Ce nouveau chapitre est le récit d'un paradoxe : la superstition prend de nos jours les formes d'une abstraction censée nous libérer de la superstition. Inspirée par l'esprit des Lumières, la modernité portait en elle la promesse d'une libération de l'obscurantisme et d'une émancipation de la servitude que celle-ci entraînait. Mais au fil du temps, alors que se dissolvait l'héritage holiste des cultures traditionnelles, la rationalité abstraite s'est peu à peu réduite à une rationalité instrumentale coupée d'une intuition vivante qui est le véhicule d'une vision globale comme d'un sens des finalités.

C'est ainsi que, de nos jours, la superstition prend une forme nouvelle : l'identification à une pensée technocratique qui gouverne la vie des hommes à partir d'une logique abstraite imposant le sacrifice de la vie sensible au profit d'une culture de séparation.

Une des définitions les plus synthétiques du fétichisme de l’abstraction vient de ce grand penseur de la technique que fut Jacques Ellul : "Ce n'est pas la technique qui nous asservit, c'est le sacré transféré à la technique." Dans un monde littéralement insensé, la technique en devenant sa propre fin s’est transformée en technolâtrie : on la révère comme une idole à laquelle tous doivent sacrifier.  Le Transhumanisme est sans doute la phase ultime de la technolâtrie.

Paraphrasant Ellul, on peut dire que ce n’est pas l’abstraction qui nous asservit, c’est le sacré conféré à la rationalité qui conduit à cette dérive fétichiste qu’est le rationalisme, au cœur de l'idéologie dominante.

La croyance aveugle dans la technique comme dans l’économie sont deux expressions hégémoniques d’une même rationalité abstraite : la première, appliquée au milieu naturel, se manifeste à travers le fétichisme de l'abstraction quand la seconde, appliquée aux rapports humains, se manifeste à travers le fétichisme de la marchandise.

Décoloniser l’imaginaire 


«Ne mépriser la sensibilité de personne. La sensibilité de chacun, c'est son génie». Charles Baudelaire 

Le processus d’abstraction devient hégémonie totalitaire dès lors qu’il en vient à nier une sensibilité qui participe, de manière intime et intuitive, à un milieu d’évolution vécu comme une totalité dont elle est partie prenante et apprenante. Le fétichisme de l’abstraction devient crime contre l'humanité quand il nous prive de toutes les ressources intérieures de la sensibilité et de la spiritualité qui échappent à la visée utilitaire et réductionniste du mental.

En exprimant le désir de se rendre comme maître et possesseur de la nature, Descartes exprime parfaitement la volonté de domination qui est au cœur de la pensée abstraite. Déconstruire le fétichisme de l’abstraction c’est comprendre la façon dont cette volonté de domination, inhérente au mental, se retourne contre l’être humain en le dominant à son tour comme l’apprenti sorcier devient la victime de ses sortilèges.

La modernité tardive est ce moment évolutif de l'espèce où la subjectivité humaine, en quête d'autonomie, est elle-même dominée par une volonté de domination qui transforme son milieu d'évolution en environnement d'exploitation. L'effondrement de cet environnement a pour conséquence une remise en question de cette domination abstraite et la nécessité urgente de s'en libérer.

Le concept de "fétichisme de l’abstraction" permet de saisir les racines archaïques du mental humain en pointant la volonté de domination qui le sous-tend et la toute-puissance infantile dont celle-ci est l’expression. En réactivant des processus archaïques d’identification fusionnelle qui sont au cœur de tous les fétichismes, cette toute puissance infantile est à l’origine du sortilège qui transforme ce moyen qu’est l’abstraction en une finalité absolue et despotique.

Le fétichisme de l’abstraction est ce sortilège qui modifie notre vision du monde : ce que les anciens percevaient comme une totalité organique et dynamique nous apparaît comme un ensemble d’éléments assemblés dans un mécanisme animé et déterminé par les forces extérieures du hasard et de la nécessité. Ce sortilège est à l’origine de ce que Max Weber a nommé le désenchantement du monde. 

Ce n’est pas par l’abstraction que l’on se libère du fétichisme de l’abstraction. Toute pensée critique qui ne serait pas animée par une vision créatrice et inspirée ne fait que renforcer cette forme d’envoûtement dont on ne peut se libérer qu’en réenchantant le monde par la profondeur visionnaire de l’imaginaire. Tel est le message de ces écoféministes américaines qui revendiquent l’identité de "sorcières néo-païennes".

De toute façon,  voilà que rien n'est venu véritablement s'opposer à l'ordre des choses, depuis que ceux qui prétendent mener une critique sociale ne se rendent pas compte de l'anachronisme de leurs armes, continuant à confondre rationalité et radicalité tout en cherchant leur sérieux à se démarquer du domaine sensible. Et cela jusqu'à ne pas voir que l'intériorisation grandissante de la technique favorise chaque jour ce mode d'asservissement tranquille que, dans les dernières années, une certaine modernité intellectuelle aura cautionné sinon provoqué par sa haine de l'utopie. Annie Le Brun. (Victor Hugo maintenant !)

Pensée magique et Magie de la pensée

Décoloniser l’imaginaire c’est se libérer de la pensée magique propre au fétichisme de l’abstraction, par la magie d’une pensée créatrice qui participe intuitivement à la dynamique évolutive de la vie/esprit. 

La connaissance des modèles développementaux utilisés dans l’approche intégrale permet de bien opérer la nécessaire distinction entre pensée magique, liée aux stades infantiles et pré-rationnels du développement humain, et magie de la pensée, liée aux stades supérieurs, transcendant la simple rationalité par l’intuition visionnaire. 

Le fétichisme de l'abstraction est, sous la forme d'un fantasme archaïque de toute puissance, la résurgence moderne d'une pensée magique fondée sur l’indifférenciation entre la subjectivité et son milieu. Pré-individuelle et pré-rationnelle, la pensée magique est liée aux premiers stades, animistes, du développement humain, ceux d'une fusion avec le milieu d'origine, avant que l'identité personnelle ne se différencie de celui-ci.

Transpersonnelle, la magie de la pensée transcende l’identité personnelle et les limitations de l’égo en agissant sur le monde formel à travers de subtiles et mystérieuses influences énergétiques évoquées de manière traditionnelle, par exemple dans la Théurgie et dans la Haute Magie . On en retrouve aujourd'hui des traces dans les domaines bien plus prosaïques de la pensée positive ou de la Loi de l’Attraction

Cette puissance de l'énergie créatrice a ainsi été célébrée par cet initié que fut Goethe : " Quelque soit la chose que vous pouvez faire ou que vous rêver de faire, faîtes la. L'audace a du génie, de la puissance, de la magie".

La réhabilitation de la magie à laquelle procèdent certaines écoféministes participe à la subversion d'une culture de séparation. Vecteur d'un réenchantement de notre rapport au monde, elle accompagne l'émergence d'une culture d'intégration fondée sur la reconnaissance d'une connexion profonde entre la subjectivité et son milieu multidimensionnel.  

Starhawk, une des principales figures des sorcières néo-païennes, analyse ainsi les résistances culturelles qui font obstacle à ce processus de réenchantement : «La magie est un autre mot qui met les gens mal à l’aise, aussi je l’utilise délibérément car les mots avec lesquels on se sent bien, les mots qui paraissent acceptables, rationnels, scientifiques et intellectuellement fiables, le sont précisément parce qu’ils font partie de la langue de la mise à distance. » 

Les modèles du développement humain nous l’enseignent. Se libérer du fétichisme de l’abstraction ce n’est pas régresser à un stade archaïque – pré-personnel et pré-rationnel – d’identification fusionnelle avec le milieu; c’est intégrer et dépasser le stade d’une rationalité abstraite pour accéder à des stades de conscience transpersonnelle et transrationnelle qui sont ceux d’une raison sensible au service d’une intuition visionnaire.

Les individus ayant atteint le stade d'une spiritualité transrationnelle sont à même de percevoir et de décrypter les fondements archaïques et irrationnels de la rationalité abstraite tels qu'ils s'expriment dans le fétichisme de l'abstraction. Cette critique culturelle est insuffisante si elle n'est pas accompagnée d'un réenchantement - symbolique et poétique, créateur et spirituel - permettant de se libérer de ce sortilège.

Insurrection Évolutive


La crise systémique vécue par l’humanité est la conséquence d’une relation au monde, à soi et aux autres, née durant la période moderne à travers l’émergence d’une rationalité abstraite et de l’individu qui l’incarnait. Au fil du temps, cette rationalité abstraite est devenue hégémonique en se coupant de ces autres modes de connaissance que sont l’intuition - holiste et synthétique - l’empathie, l’imitation, l’imagination créatrice ou la pensée analogico-symbolique. Traditionnellement, ces modes de connaissance révélaient la complexité des liens unissant de manière organique et harmonique la subjectivité à son milieu multidimensionnel.

Le règne de la séparation abstraite a progressivement déterminé la destruction des milieux sociaux, naturels et culturels dont la conséquence est l’effondrement qui vient. On ne pourra résister à cet effondrement sans se libérer du fétichisme de l’abstraction et pour s’en libérer il faut en prendre conscience. Une telle prise de conscience doit permettre de sortir du conformisme intellectuel à travers un saut qualitatif qui est à la fois individuel et collectif, culturel et spirituel. 

Depuis Einstein, nous connaissons deux des grands principes de l’évolution culturelle : 1- « La folie, c'est de faire toujours la même chose et de s'attendre à un résultat différent ». Tous ceux qui n’avancent pas reculent : utiliser le même mode de pensée alors que tout change autour de soi, c’est forcément stagner puis régresser. Ceux qui sont aveuglés par le fétichisme de l’abstraction sont entraînés dans le tourbillon d’une spirale régressive dans laquelle ils cherchent à entraîner les autres par tous les moyens possibles et imaginables. Ceux qui ne veulent pas se faire aspirer par cette spirale infernale doivent effectuer le saut qualitatif qui leur permet de participer à la dynamique d'une spirale évolutive.

 2 - « On ne résout pas un problème avec les modes de pensées qui l'ont engendré. » Non seulement le recours aux modèles d'interprétation et d'explication du passé ne permet pas de comprendre le présent mais il rend incapable d’imaginer l’avenir. C’est pourquoi les solutions à la crise systémique actuelle passent par l’émergence d’une nouvelle vision du monde qui nous libère des évidences du passé en les faisant apparaître comme des constructions socio-culturelles à dépasser.

En dévoilant les fondements archaïques de la modernité, le concept de fétichisme de l’abstraction permet d'imaginer le saut évolutif vers une cosmodernité où l’abstraction est au service de la vie et de l’intuition à travers laquelle celle-ci s’exprime.

Dans une perspective intégrale, libération personnelle, évolution culturelle et transformation sociale apparaissent intimement liés comme autant de fonctions dynamiques appartenant à un même système vivant en développement.

La colère résulte de la compression d'une énergie vitale et créatrice qui se libère de manière violente et destructrice si elle n'est pas canalisée avec précision par un idéal et une vision. Canaliser cette vitalité créatrice c'est en faire une puissance insurrectionnelle qui met en mouvement l'énergie spirituelle prise en otage par l'inertie.

Selon Joseph Elchado : "Ce que montre un moment insurrectionnel c'est le retour de la vie dans l'espace social visible." La puissance insurrectionnelle de la vie libère une force psychique, créatrice et spirituelle jusque-là verrouillée par l'abstraction du mental au service de la toute-puissance de l'égo.

Une insurrection devient radicale quand elle permet un saut évolutif vers un nouveau stade du développement humain. Sinon, elle n'est que l'expression d'une violence aveugle et d'une colère explosive dont le destin a toujours été d'alimenter le système dont elle cherche à se libérer.

Une insurrection devient évolutive quand elle développe cet état de conscience particulier nommé "l'état lyrique" par le poète Roger Gilbert-Lecomte. Parce-qu'il saisit, au-delà des apparences, l'unité organique qui relie la subjectivité à son milieu, cet état lyrique peut changer la société en libérant les consciences de l'emprise technocratique et mortifère de l'abstraction.

Le Diabole et le Symbole 


Le fétichisme de l'abstraction c’est l’assujettissement au règne de la séparation dont le monarque absolu est figuré traditionnellement par le diable (du grec diaballein : jeter à travers c’est-à-dire diviser, disperser) qui s’oppose au symbole (du grec sumbolon : mettre ensemble). 

Dans la pensée médiévale, on distingue le diabole du symbole : le diabole correspond à l’éparpillement et à la dispersion diabolique, alors que le symbole réunit, fait converger et mène le retour à l’unité. Jacques Siron 

Nous autres qui nous prenions pour des individus modernes et éclairés, débarrassés des obscurantismes du passé, voilà que nous sommes donc réduits à adorer le diable (ce qui divise) comme une idole, en rejetant le symbole (ce qui unit) comme l’expression d’un imaginaire archaïque. 

Dans le pacte faustien d'une modernité agonisante, il ne s’agit plus de vendre son âme au diable mais de lui donner en offrande, en attendant  qu'il réalise nos fantasmes de toute puissance et qu'il nous protège contre le chaos intérieur né de la perte du sens. Cette nouvelle forme de servitude volontaire consiste à échanger sa singularité créatrice contre la sécurité d’un confort intellectuel qui pense le monde comme un vaste mécanisme dont chaque individu est un rouage aussi anonyme qu’interchangeable. Mais un tel confort est si artificiel qu’il transforme rapidement une servitude relative en servilité absolue. 

La perspective fantastique d’une civilisation sous l’emprise du diable a été évoquée par des écrivains catholiques – Bernanos, Bloy ou Péguy, par exemple – qui interprétaient ainsi l’emprise de l’abstraction à travers l’essor d’une modernité dont ils étaient les contemporains. Une telle perspective symbolique, devenue aujourd’hui pratiquement inaudible, éclaire pourtant de manière fulgurante la perte de sens, la décadence culturelle et l’angoisse existentielle propre à la modernité tardive dans laquelle nous vivons. 

Soumise au règne généralisé de l’abstraction, la civilisation moderne apparaît, selon le mot de Bernanos « comme une forme de conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure ». Ce déni de l’intériorité a une conséquence existentielle très concrète : nous héritons d’une vie en kit, à monter nous-mêmes, mais sans le manuel d’installation ! 

Où qu’il aille, l’homme contemporain transporte en lui et apporte avec lui les signes extérieurs de sa misère spirituelle. Le fétichisme de l’abstraction induit chez nos contemporains un sentiment d’abandon, une profonde angoisse existentielle et la nostalgie d’une plénitude vécue par une subjectivité qui participe intuitivement, de manière poétique et symbolique, à cette totalité complexe et vivante qu’est son milieu d’évolution. 

Fétichisme et Spiritualité 

Le fétichisme de l’abstraction est une notion évolutionnaire qui s’inscrit dans la lignée de toutes les grandes traditions spirituelles ayant transmis des connaissances et des pratiques pour relativiser et transcender les artifices du mental qui emprisonnent la conscience dans une vision illusoire et réductrice de l’individu comme de son milieu. 

La spiritualité est cette voie intérieure qui permet à la présence d’esprit de nous libérer de l’identification hypnotique à nos représentations. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si nous assistons à une véritable "révolution silencieuse" qui conduit nos contemporains, saturés d’abstraction, à la pratique de la méditation et des arts contemplatifs comme un retour aux sources de la présence. 

L’abstraction du mental qui cherche à maîtriser son environnement et à le dominer doit être compensée et équilibrée par l’absorption dans une présence d’esprit qui participe harmoniquement à son milieu de vie.

L'effondrement systémique dont nous sommes les victimes a pour origine une "crise de la présence" qui ne peut être résolue qu'en se libérant du fétichisme de l'abstraction à travers un processus de réenchantement poétique, symbolique et spirituel.

Le mental n’est rien autre qu’une conscience-fiction où, à chaque étape du trajet évolutif, s’élabore le récit propre aux constructions spatio-temporelles de l’esprit humain à une époque donnée. 

La religion c’est le chaînon évolutif entre une expérience transcendante médiatisée par le fétichisme archaïque, et l’expérience immédiate d'une présence transcendance vécue par la spiritualité. 

Le défi contemporain : dépasser le progressisme, cette religion laïque fondée sur le fétichisme de l’abstraction, pour embrasser une vision évolutionnaire fondée sur une spiritualité non-duelle qui perçoit la dynamique évolutive de la vie, de la conscience et du développement humain comme une manifestation de l’Esprit transcendant.

Ressources

La voie de l’intuition (4 billets) : (1) La voie de l'intuition (2) La Métanoïa (3) La voix de l’évolution (4) Raison et intuition - Intuition et Complexité -

Experts et Visionnaires (3 billets) : (1) La docte ignorance des experts (2) Intégrer la Complexité  (3) La fin d'un monde

Incitations (9) L’évolution créatrice - La série de billets sélectionnés dans le libellé Incitations

jeudi 8 novembre 2018

Incitations (9) L'Evolution Créatrice


Nous demandons à l’imprévisible de décevoir l’attendu. René Char 


Dans ce billet, comme nous le faisons régulièrement dans la série intitulée "Incitations", nous proposerons, sous forme d'aphorismes et de fragments écrits au fil des jours, des éléments de réflexion et d’intuition qui font écho aux thèmes développés par ailleurs, de manière plus systématique, dans Le Journal Intégral. Nous y associerons quelques citations d’auteurs dont les propos font échos aux  nôtres et les illustrent. 

De par leurs concisions, aphorismes et fragments synthétisent la pensée et formalisent l’intuition en éveillant chez le lecteur une résonance intérieure qui peut mobiliser sa conscience et fertiliser son imaginaire. Inspirées par l'esprit du temps, ces "Incitations" nous invitent donc à la méditation, à la réflexion... et à l’action. 

Éros et Thanatos 

L'évolution est un combat : celui de la force créatrice et intégrative d’Éros contre la force entropique et destructrice de Thanatos. Chaque individu, comme chaque peuple, doit choisir : se développer en participant à la spirale évolutive d’Éros ou se décomposer jusqu'à la destruction en se laissant entraîner dans la spirale infernale de Thanatos.

Quand Éros maîtrise Thanatos, il utilise la puissance de ce dernier pour détruire les formes obsolètes, devenues inadaptées, en permettant ainsi l'émergence de la nouveauté. Quand Thanatos étouffe le souffle d' Éros, il broie les peuples comme les individus dans une spirale infernale qui sépare ce qui est uni et fragmente ce qui est cohérent.

A travers des stades bien identifiés par de nombreux modèles développementaux, la spirale évolutive dessine un mouvement de complexité croissante de la conscience et de la culture à travers l'histoire de l'espèce (phylogenèse) et des individus (ontogenèse). ( Une Spirale Dynamique aux couleurs de l'évolution).

La spirale infernale peut se manifester sous une forme de régression anthropologique quand l'être humain, coupé de son milieu - naturel, social ou culturel - n'est plus à même d'intégrer les informations et les expériences lui permettant de se développer. 

Au cœur de la spirale infernale contemporaine : le fétichisme de l'abstraction. Nous conférons à ces entités idéales que sont nos représentations mentales le pouvoir de nous soumettre à leurs logiques abstraites comme les chasseurs-cueilleurs transformaient des objets en fétiches, dotés de pouvoirs surnaturels, auxquels ils étaient soumis.

Alors que la modernité croyait en avoir fini avec la servitude générée par la superstition, voilà que le fétichisme prend de nouvelles formes qui sont celles d'une rationalité abstraite totalement déconnectée de la vie sensible et de son mouvement évolutif.

En nous identifiant à l'univers clos et fragmenté de nos représentations mentales, le fétichisme de l'abstraction nous castre de cette présence sensible et de cette vie concrète qui, l'une et l'autre, participent de manière intuitive et harmonique à leur milieu d'évolution. En nous coupant des ressources nécessaires à notre développement, cette déconnexion nous fait basculer dans une spirale régressive et destructrice.

Le fétichisme de l'abstraction est au cœur de la société du spectacle analysée par les situationnistes comme une hégémonie de la représentation et une emprise de la séparation fondée sur le déni d'une présence vivante et créatrice.

L'expression sociale de cette subversion de la vie concrète et sensible par la domination instrumentale de l'abstraction est ce "fétichisme de la marchandise" qui transforme une communauté vivante en société mortifère. Dans une forme de magie noire, cette société fétichiste utilise la loi d'une jungle archaïque où règne le plus fort, pour séparer et diviser en transformant le proche en concurrent, le concurrent en adversaire et l'adversaire en ennemi. Édictée par ce "sujet automate" qu'est la valeur, cette mécanique inhumaine broie chaque individu en le vidant de la substance même de sa vie au profit d'une logique d'accumulation financière totalement abstraite.

Ces temps-ci, on s'émeut à juste titre du nombre d'enfants nés sans bras dans certaines régions de France. Par comparaison, l'émotion se fait bien plus discrète devant le spectacle effarant et effrayant de tous ces jeunes, décérébrés par les industries du divertissement, du numérique et des médias. A travers la légitimation de l'avidité et de l’égoïsme, du conformisme et de la vulgarité, de la superficialité et du ressentiment, de l'impulsivité et de la violence, le but de ces machines à décérébrer est la fabrication en série de consciences robotisées et de subjectivités castrées de leur intériorité, aptes à obéir aveuglément aux injonctions mortifères du fondamentalisme marchand.

Ce processus de décérébration illustre de façon concrète la célèbre formule de Bernanos selon laquelle "on ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure." Dans cette perspective, la spirale infernale apparaît comme ce processus de vampirisation hypnotique qui transforme une communauté vivante et créatrice en société du spectacle et qui métamorphose peu à peu cette société du spectacle en une monstrueuse "société du spectral" formatant ces zombies numériques, qui errent dans nos villes les yeux rivés sur un écran, dont le seul rapport à la vie est cyniquement instrumental.  

Professeurs et Prophètes

Osons le dire au risque de se faire lapider par les militants progressiste du P.C (Politiquement Correct) : ce dont notre époque a le plus besoin ce n'est pas de professeurs mais de prophètes. Inspirés par l’Esprit du temps, ces porte-paroles pourraient mettre des mots sur les intuitions collectives en décrivant l'effondrement qui vient comme une spirale infernale dont seule pourrait nous libérer un véritable saut évolutif.

Le saut évolutif est la métamorphose qui se réalise au moment où un changement de degré dans la transformation provoque un changement de nature.

Les prophètes dont nous parlons n'ont rien à voir avec la religion et ses dogmes mais tout à voir avec une inspiration créatrice connectée harmoniquement à la Totalité dont ils sont les porte-paroles.

Notre époque se rit de ses prophètes, de leur inspiration comme de leur véhémence : elle a peur qu'ils déchirent le voile d'illusion par lequel l'ignorance maintient son emprise. Elle leur préfère la frilosité technocratique, mieux à même de glisser sur les eaux glacées du calcul égoïste.

Saint Augustin : "L'espérance a deux filles superbes : la colère et le courage. La colère pour que ce qui ne doit pas être ne soit pas, et le courage pour que ce qui doit être soit." Que la colère mobilise ton énergie de vie et que le courage la canalise pour te libérer d'une spirale infernale en retrouvant l'élan créateur d'une spirale évolutive qui t'appelle dans un souffle inspiré.

Si le prophète prêche dans le désert, c'est que l'esprit a déserté le cœur de ses contemporains.


Non seulement le recours aux modèles d'interprétation et d'explication du passé ne permet pas de comprendre le présent mais il rend incapable d’imaginer l’avenir. 

Tel est le rôle des gardiens du temple académique : rabâcher sans cesse des pensées dépassées pour formater des individus déphasés, inaptes à comprendre et à utiliser les ressources innovantes et libératrices générées par les minorités créatrices et cognitives qui ont toujours été les vecteurs de l'évolution. 

Honte de rappeler une banalité mais l'éducation moderne ne cherche plus à former des consciences mais à formater des subjectivités pour les adapter à l'abstraction délirante d'un monde déshumanisé. Ce que J.C Michéa nomme "L'enseignement de l'ignorance" consiste à éradiquer toute forme de sensibilité et d'esprit critique, d'intuition synthétique et de vision créatrice permettant aux jeunes de se libérer des influences régressives de la spirale infernale.

Libérer le prophète en soi c'est prendre la parole au mental pour la rendre à l’inspiration dont elle procède. C'est célébrer le bonheur d'être en vie et l'envie de partager ce bonheur à travers un art de vivre qui est une vision du monde incarnée dans un style vie.

Dans une civilisation en cours d’effondrement, la seule voie réaliste est dessinée par le récit d'une vision fondatrice, inspirée par la dynamique évolutionnaire de la vie/esprit.

Toute évolution humaine relève du combat mené par une singularité créatrice contre l’armée du nombre qui défend le conformisme de son époque sous la bannière des évidences.

Si l’esprit désigne à la fois l’humour et la spiritualité, c’est qu’il permet dans les deux cas de relativiser notre expérience en questionnant ce que nous prenons pour des évidences.


L'écume, la vague et l'océan


Ne jamais mépriser l’évènement, cette avant-garde de l’histoire et son porte-parole

Évoluer c’est développer chaque jour une version actualisée de soi-même qui conduit à plus de conscience et de complexité. Plus de profondeur à l’intérieur - dans le monde de la subjectivité et de l’intersubjectivité - pour se véhiculer dans plus de complexité à l’extérieur, dans le monde objectif des structures sociales et du milieu naturel. 

Si la subjectivité et l'objectivité sont les deux pôles opposés d’une vision dualiste, elles sont aussi deux moments d’un même mouvement dialectique propre au trajet anthropologique. Un tel trajet évolutif conduit au dépassement synthétique de la dualité dans la vision non-duelle d’une totalité dynamique. Ne pas oublier que, selon Hegel, "Le Vrai est le Tout".

L'évolution est ce mouvement à travers lequel la Totalité prend conscience d'elle-même. Dans le champ humain, cette dynamique est celle d'un trajet anthropologique à travers lequel l'individu se développe en participant de manière créative à la Totalité dont il est partie prenante et apprenante.

A une époque où tout change tout le temps, il ne faut pas confondre évolution créatrice et mouvement chaotique. Un tel mouvement doit être maîtrisé pour canaliser sa puissance à travers une présence qui l'accorde harmoniquement à la dynamique évolutionnaire de la vie/esprit.

La conscience éveillée ne confond jamais l’écume, la vague et l’océan. 

L’écume est à la vague ce que la vague est à l’océan. 

Des profondeurs de l’océan humain s’élève chaque génération comme une nouvelle vague sur laquelle perle l’écume des individualités.

Acteur central de l’aventure humaine, le temps transforme chaque époque en un décor où se déroulent nos vies de figurants. 

Vie et Biologie 

L’évolution est le nom commun d’une dynamique créatrice dont chaque vie individuelle est le nom propre.  

Ce n’est pas en cherchant à l’expliquer que les savants comprendront la vie, ce mystère irréductible à sa manifestation comme à son déploiement.

Étymologiquement, l'explication (du latin ex-plicare : déplier) est une opération mentale qui consiste à déplier ce qui est complexe (cum-plexus : tissé ensemble). Expliquer c'est déployer de manière abstraite dans l'espace mental ce qui est impliqué de manière concrète dans la complexité organique du vivant.

L'explication est cette forme de "désintégration intellectuelle" qui réduit l'intuition d'une présence sensible, intégrée à son milieu, à la mécanique d'une représentation conceptuelle qui vise à s'en abstraire pour mieux le dominer (... et l'exploiter). Toute explication a pour effet de réduire la temporalité évolutive à un espace analytique incapable de rendre compte du processus de complexification qui est au cœur de l'évolution.

Parce qu'elle est une dynamique d'intégration à une totalité organique, l'évolution est littéralement inexplicable. Vouloir expliquer la vie c'est toujours la réduire à ce qu'elle n'est pas. C'est vouloir atteindre un horizon qui fuit sans cesse, aspiré qu'il est par la verticalité d'un sens qui le dépasse. C'est observer les contours d'une ombre en restant aveugle au rayonnement lumineux qui en est la source. C'est puiser de l'eau avec un filet.

Messieurs les modernes, est-ce trop vous demander d'être sérieux deux minutes ? La vie est relation, intégration et participation à une totalité organique. Comment une approche réductrice, abstraite et explicative pourrait-elle en rendre compte ? N'entendez-vous pas le rire cosmique qui se moque de la prétention de votre mental à réduire l'irréductible mystère de la vie à une mécanique régie par le hasard et la nécessité ?

Si l'homme raisonnable respecte l'aura poétique du mystère c'est qu'ayant reconnu les limites abstraites de la raison, il est à même de les dépasser par l'intuition créatrice.

Si la vie, tout comme l’évolution, est inexplicable, elle n’est cependant pas incompréhensible. Pour les comprendre l’une et l’autre, il faut s’y impliquer en participant de l’intérieur à leur dynamique. Seule l’approche participative de la phénoménologie - celle de l’expérience vécue, de ses perceptions et de sa durée comme de ses affects - est à même de nous éclairer intimement sur cette mystérieuse évidence.

Une phénoménologie de la vie permet de résister à l'hégémonie de cette science sans conscience à l'origine de ce que le philosophe Michel Henry nomme La Barbarie. On pourrait dire, en paraphrasant la célèbre formule du philosophe sur le marxisme (Le marxisme c'est l'ensemble des contresens qui ont été fait sur Marx) que la biologie c'est l'ensemble des contresens qui ont été faits sur la vie.

Voilà donc ce que la science ne sait pas : notre vie. Michel Henry 

Quand l'abstraction s'empare de la vie, elle la détruit en réduisant le développement organique à un mécanisme bio-chimique et l'évolution à une "sélection naturelle". Cette forme de terrorisme intellectuel nous empêche de penser l'évolution comme une dynamique créatrice se manifestant par l'émergence de la nouveauté à travers ce processus continu de complexification qui est celui de la spirale évolutive.

Seule une pensée de la Totalité est à même de nous libérer du réductionnisme, cette pensée totalitaire qui voudrait identifier le tout à la somme de ses parties.

Le vivant est irréductible à la biologie. C'est  le propre de la modernité abstraite que de toujours réduire les organismes vivants à des mécanismes invivables. C’est ainsi que la biologie a réduit la dynamique intégrative et organique de la vie à un mécanisme de sélection naturelle qui traduit, dans le domaine de la biologie, la vision concurrentielle de l’idéologie libérale.

Dans Les êtres vivants ne sont pas des machines, Bertrand Louart écrit : « La manière dont la nature est représentée est étroitement liée à la manière dont l’homme et la société sont conçus, et réciproquement… Aujourd’hui plus que jamais, la conception de l’être vivant comme machine est indissolublement liée au fait que nous vivons dans une société capitaliste et industrielle : elle reflète ce que les instances qui dominent la société voudraient que le vivant soit, afin de pouvoir en faire ce que bon leur semble. » 

Paradoxe : la biologie moderne nous en dit bien peu sur la vie et beaucoup plus sur l'emprise de l'idéologie dominante. Selon Bertrand Louart, dans le paradigme de la civilisation industrielle « l’être vivant est conçu comme une sorte d’usine biochimique dirigée par un programme génétique écrit par la sélection naturelle au cours de l’évolution des espèces, où seuls les mieux adaptés à la lutte pour la vie ont pu survivre et se reproduire en nombre. » Une telle conception techno-capitaliste du vivant est si caricaturale qu'elle prêterait à rire si elle ne conduisait à sa domination, à son exploitation comme à sa destruction.

Nous ne voyons pas la vie telle qu'elle est mais telle que nous sommes. Ainsi, la biologie moderne conçoit la vie comme un miroir dans lequel se reflètent la rationalité instrumentale et l'imaginaire machinique propres à une modernité abstraite fondée sur l'objectivation, l'utilitarisme et la compétition.

Progressistes, encore un effort pour devenir évolutionnaires !... 


La mécanique du progrès est la caricature abstraite d'une évolution organique.

C'est le filtre abstrait de la modernité qui a réduit la dynamique évolutionnaire et organique de la vie/esprit à la mécanique du progrès. En déracinant l’évolution de son substrat généalogique et en oubliant le moment de la conservation, inhérent à celle-ci, les progressistes trahissent le mouvement concret de la spirale évolutive au profit de sa traduction abstraite, mécanique et linéaire qu’est le progrès.

Fondé sur une mémoire organique et généalogique, le mouvement concret de l'évolution est remplacé dans la conscience des progressistes par l'abstraction d'un progrès mécanique. 

Le progressiste oublie le passé. Le conservateur refuse l'avenir. Dans sa vision non-duelle, l'évolutionnaire considère passé, présent et futur comme trois états passagers d'une même dynamique évolutive à travers laquelle se manifeste l'Esprit transcendant.

La dynamique évolutionnaire n’est pas progressiste, elle est progressive en ce sens qu’elle équilibre le moment de la conservation et celui de l’émergence créatrice. Le temps de la conservation est celui de la mémoire du vivant. Sans cette mémoire, pas d'émergence créatrice.

La mécanique du progrès n'arrivera jamais à rendre compte du processus de conservation nécessaire pour intégrer la mémoire du vivant. L’évolution est à la fois progression vers plus de complexité ET conservation des acquis générés par cette progression dans les stades évolutifs antérieurs.

Dans la mesure où l'évolutionnaire est un progressiste conservateur, il devient un oxymore vivant. Il est à la fois un progressiste accordé à la dynamique créatrice de la vie/esprit et un conservateur qui garde en mémoire la filiation généalogique entre matière, vie et conscience mais aussi entre les principales étapes évolutives du développement humain qui mènent de l'hominisation à l'humanisation.

Le débat entre progressistes et conservateurs renvoie à une approche dualiste qui n'a aucun sens dans une perspective évolutionnaire. Progrès et conservation sont les deux yeux d'une même vision non-duelle : celle d'une synthèse évolutionnaire.

Le progressiste se vit comme un individu auto-engendré et auto-construit. Ses fantasmes infantiles de toute puissance ont rempli le vide laissé par une perte de mémoire et l'ignorance d'une tradition qui, selon le mot de Mahler, n'est pas la célébration des cendres mais la transmission de la flamme.

L'idéologie du progrès, le fétichisme de l'abstraction, les fantasmes de toute-puissance et le techno-capitalisme font système. Déconstruire l'un des éléments de ce système, c'est percevoir son interdépendance avec les autres. Tirer sur un de ces fils c'est mettre progressivement à jour la trame systémique de la spirale infernale.

La perspective évolutionnaire est la seule à proposer une critique radicale de l'idéologie progressiste tout en l'intégrant dans une vision qui la transcende. Ce faisant elle évite le pièges du conservatisme et les ornières de la réaction dans lesquels tombent généralement les critiques rétrogrades du progressisme. Uune telle perspective est illustrée par le titre d'un livre de Jean-Paul Besset - "Comment ne plus être progressiste sans devenir réactionnaire " - qui résume bien la problématique d'une époque confronté au spectre de l'effondrement.

Évolution versus Inertie


La dynamique créatrice de l’évolution se heurte toujours à la résistance de l’inertie. Celle-ci se manifeste par l’emprise de l’ego dans le champ de la conscience, par l’emprise des habitudes sur le plan des comportements, par l’emprise du conformisme sur le plan des mentalités et par l'emprise du pouvoir dans le champ de l'organisation sociale.

Ce n’est pas à la dynamique évolutionnaire de la vie/esprit de s’adapter à l’être humain mais à celui-ci de vaincre les obstacles dressés par l’inertie, afin de participer au courant évolutif qui lui permet de se développer. Si l'évolution est un combat, ce combat est avant tout dirigé contre les parties de soi-même qui sont aux mains de l'inertie.

Au fil du temps, l’inertie transforme les habitudes en certitudes et les certitudes en évidences

C’est bien parce qu’elle est proprement inimaginable que la puissance de l’inertie résiste de toutes ses forces à celle de l’imagination créatrice.

Animé par la dynamique de l’évolution créatrice, l’évolutionnaire doit être à la fois un visionnaire qui ouvre de nouvelles perspectives vers plus de complexité et un guerrier qui combat, en les nommant, tous les visages de l’inertie : habitudes, certitudes et conformismes.

C'est parce qu'il est visionnaire que l'évolutionnaire est ce combattant qui ne se rend jamais à l’évidence car elle pourrait prendre son intuition en otage. 

L'erreur des progressistes est de confondre la résistance passive de l'inertie et la force active de conservation. C'est la dynamique de l'évolution créatrice qui transforme la puissance de l'inertie en force de conservation.

Parce que le conformisme prend toujours le masque de l’évidence, la créativité lui apparaît "étrangereuse" c’est dire à la fois étrange et dangereuse. Quand l’émergence de la nouveauté trouble l’ordre conformiste, les défenseurs de ce dernier trouvent toujours de bonnes raisons pour lui résister. Ils revêtent la panoplie du héros dans le combat immémorial que mènent les habitudes contre la dynamique créatrice de la vie/esprit : "Les vallées accusent leurs montagnes d’avoir de la hauteur et Mars appelle Avril un saboteur. "E.E Cummings 

Tout créateur authentique est souvent victime d'une triple peine : ostracisé parce qu'il est incompris, inquiété parce qu'il gêne le conformisme dominant et ciblé parce qu'il représente un parfait bouc-émissaire pour ces deux raisons."Pour ne pas subir l'incompréhension, l'offense ou l'outrage, ne dérangez pas les idées reçues et n'ayez pas raison trop tôt". Edgar Morin

Il existe une loi de l’évolution humaine selon laquelle, dans tous les domaines, la force de l’innovation se mesure au degré de mobilisation qui vise à lui nuire, voire à la détruire. L’inertie des consciences se transforme en violence dès qu’elle se sent menacée. Ce que Jonathan Swift traduit de la manière suivante : "Quand un vrai génie apparaît dans ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui."

Le crachat de la bêtise peut devenir la légion d’honneur du créateur. Être incompris des imbéciles, ignorés des ignorants et injuriés par les arrogants : autant de preuves que l'on chemine sur la voie innovante de la création. Une telle prise de conscience a inspiré cette observation paradoxale à Oscar Wilde  : "Je vis dans la terreur de ne pas être incompris".

Évolution et Création

Si la solitude interstellaire du visionnaire est proprement inimaginable, ce n’est pas parce qu’il est en avance sur son temps mais parce que ce temps est lui-même en retard sur l’esprit du temps dont les créateurs sont les porte-paroles. 

A chaque stade évolutif, une poignée de minorités créatrices et cognitives marchent en avant-garde au pas dynamique de l’évolution quand le gros de la troupe, soumis au poids de l’inertie, suit en traînant des pieds nostalgiques.

Le génie est un fou qui a réussi. La diminution des filtres cognitifs - de manière naturelle, artificielle ou initiatique - conduit soit au génie, soit à la folie, soit le plus souvent à un mixte des deux. La frontière entre folie et génie est ténue et poreuse : elle oscille selon les circonstances qui influent sur le champ d’énergie/conscience dans lequel vit le créateur. 

Il est dangereux pour la santé mentale d’avancer sur le chemin de crête de l’évolution. Un certain nombre n’en sont pas revenus quand tant d’autres ont été rattrapés par les ombres du passé qui les hantaient. Sous des formes pathétiques de mégalomanie, de mythomanie ou de paranoïa, ces ombres font halluciner celui qui chemine en lui faisant croire qu'il est arrivé.

Ne pas confondre ceux qui sont habités et ceux qui sont hantés. Les premiers sont visités par l’inspiration quand les seconds sont occupés par leurs obsessions.

Une graine de folie permet de récolter les fruits du génie. Cette ouverture à une forme de surconscience qu'est le génie est bien souvent une manière de compenser une faiblesse et de rééquilibrer un désordre psychique légués par un héritage transgénérationnel.

Mathématique de l’évolution : la solitude du créateur est toujours proportionnelle à l’originalité de sa vision. 

Les créateurs précèdent une société après laquelle courent les sociologues.

Une anthropologie évolutionnaire doit au moins intégrer une psychologie de la création, une histoire cosmologique et biologique de l'évolution, une cartographie du développement humain et de l'évolution culturelle, une sociologie des avant-gardes, une épistémologie de l'intuition et une spiritualité non-duelle. Voilà du travail pour les cent prochaines années !

La créativité est toujours minoritaire et le conformisme toujours majoritaire. Fondée sur le pouvoir majoritaire, la démocratie représente la victoire du conformisme sur la créativité. C’est la raison pour laquelle, à notre époque, les oligarchies se travestissent en démocratie pour cacher leur domination, maintenir leur emprise et résister à toute véritable évolution. 

L’horizontalité démocratique devrait toujours être compensée, équilibrée et centralisée par la verticalité d’un comité de sages et de créateurs aptes à penser de manière visionnaire et inspirée sur le long terme prospectif des civilisations plutôt qu’à travers le court terme démagogique du clientélisme électoral et partisan. La sagesse n'est ni élective ni quantitative : elle est sélective et qualitative. Une intelligence collective, inspirée par cette sagesse visionnaire, est à même de faire émerger cet imaginaire commun qui transformerait une société mortifère en communauté vivante.

Ressources

Les êtres vivants ne sont pas des machines. Bertrand Louart. Notes et Morceaux choisis N°13. Hiver 2018. Bulletin de critique des sciences, des technologies et de la société industrielle. éd. La Lenteur

Et vous n'avez encore rien vu...  Critique de la technoscience, du scientisme ordinaire et du darwinisme effectuée par un collectif de scientifiques engagé dans la critique de la société capitaliste et industrielle.

Dans Le Journal Intégral :

La série des billets sélectionnés dans le libellé Incitations.

Sur la Spirale évolutive : voir les billets sélectionnés dans les libellés Spirale Dynamique et Théorie intégraleUne Spirale Dynamique aux couleurs de l'évolution -

Sur la Spirale infernale: Le fétichisme de la marchandise - Une régression anthropologique (2 billets) - Qu'est-ce que le Capitalocène? - L'effondrement qui vient - Critique de la Valeur

Une série de quatre billets intitulée Penser la Barbarie, consacrée à la phénoménologie de la vie développée par Michel Henry.

Sur la dynamique de l'évolution :  Les Visionnaires - Les Pionniers sont l'évolution - Le Grand Récit de l’ÉvolutionL'insurrection poétique  -  Vivre l'évolutionL'évolution de la conscience - La Mémoire de l'évolution - Les Enfants du Futur (2 billets) - Maximes pour temps de crise - L'ère des créateurs (4 billets) - Notre peur la plus profonde (Nelson Mandela) - Le Chemin de l'évolution  -