Les vues partielles n'ont qu'une exactitude de petitesse. A qui
n'interroge pas le tout, rien ne se révèle. Victor Hugo
En cet An 01 après la « fin du monde », nous nous interrogeons
sur la façon dont la société peut effectuer le saut évolutif permettant de passer
du stade rationnel/mental au stade intégral. Pour ce faire, nous avons présenté dans
les billets précédents le livre de Werner Kaiser sur La Politique intégrale et
l’article d’Egard Morin intitulé En 2013, il faudra plus encore se méfier de la docte ignorance des experts.
Dans ce
texte, Egard Morin analyse avec profondeur et lucidité l’impasse de
nos politiques actuelles issues d’une expertise technocratique qui est incapable
de rendre compte de la complexité du monde et de son mouvement évolutif. Selon
lui, la seule solution possible n’est rien moins qu’« une profonde réforme de la vision des choses, c'est-à-dire de la structure de la pensée… la réforme de la connaissance et de la pensée est un préliminaire,
nécessaire et non suffisant, à toute régénération et rénovation politiques, à
toute nouvelle voie pour affronter les problèmes vitaux et mortels de notre
époque ».
Ce n’est pas de spécialistes – eux qui savent tout sur rien – dont nous
avons besoin pour réformer la vision des choses mais de visionnaires dont
l’intuition participe, de manière sensible et organique, à cette totalité
humaine et planétaire dont ils sont partie prenante et apprenante. Pour
paraphraser Victor Hugo, les vues
partielles des technocrates n'ont qu'une exactitude de petitesse qui se révèle source
d’erreur quand il s’agit de penser de manière globale.
En « interrogeant le tout » à
partir de leur intuition créatrice, les visionnaires font advenir les formes de pensée, de
sensibilité ou d’organisation qui expriment la force d’une conscience
collective, connectée à la dynamique évolutive et intégrative de la vie/esprit.
La Technocratie
Ceux qui font profession de réfléchir – sinon de penser – sont assez largement d’accord pour constater la diversité, la simultanéité et la gravité des multiples crises qui mettent en péril la survie même de l’espèce. Le réchauffement climatique, la destruction de la biodiversité, l’inflation de la demande énergétique et la raréfaction, voire la fin programmée des ressources pétrolifères, la dissémination nucléaire, les tensions géopolitiques au Moyen-Orient comme en Asie, l’explosion démographique, la crise morale de l’Occident née de la dissolution des valeurs et de l’effondrement des références traditionnelles, le choc des cultures et des civilisations, la montée des intégrismes, des nationalismes et des mafias criminelles, la folie spéculative et la financiarisation outrancière à l’origine d’une profonde crise économique et sociale en Occident, l’augmentation scandaleuse des inégalités générée par cette crise, le formatage des mentalités par un pouvoir médiatique aux mains de l’oligarchie : autant d’engrenages d’une machine de moins en moins contrôlable qui, si elle s’enraye, peut avoir des conséquences effroyables.
Cependant, s’ils observent les mêmes phénomènes en les mesurant avec des instruments de plus en plus sophistiqués, les experts ont des interprétations complètement divergentes aussi bien sur le diagnostic et le pronostic que sur la thérapeutique à mettre en place. Ils analysent chacune de ces crises avec les modèles d’interprétation et les méthodes d’observation de leur discipline. Les solutions qu’ils proposent sont donc inhérentes aux questions posées dans le cadre de leur spécialité. Cette approche fragmentaire et superficielle leur fait analyser chaque crise comme un phénomène linéaire et isolé. Elle les empêche à la fois d’en comprendre le sens profond et de saisir les liens systémiques existant entre les diverses crises.
Limité au cadre de leur spécialité, la savoir des experts est dangereux quand il se transforme en pouvoir intellectuel qui impose ses vues aux responsables politiques déjà sous l’emprise d’une vision technocratique de la société. Parce qu’elle encadre le pouvoir politique, une véritable technostructure tend à étouffer toute aspiration démocratique qui ne se reconnaîtrait pas dans cette réduction de l’humain à une réalité objective, mesurable et quantifiable.
Ces « spécialistes de la spécialisation » ressemblent aux médecins qui, effrayés et fascinés à la fois par les symptômes de leurs patients, s’emploient à les faire disparaître sans jamais comprendre qu’ils sont avant tout des signaux exprimant un déséquilibre global. Une stratégie thérapeutique ciblée sur l’éradication des symptômes s’avère incapable d’identifier les tensions, conflits et contradictions qui sont à l’origine de ce déséquilibre global et d’y remédier.
Enfermés dans les cadres d’interprétation de l’idéologie dominante, ces experts oublient tout simplement l’avertissement donné par Einstein : « Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus au niveau et avec la façon de penser qui les a engendrés. ». Les remèdes préconisés par les experts ne peuvent donc que renforcer le mal dans la mesure où ceux-ci obéissent à la même logique que celui-là ! Quelle perversion de l’esprit que cet entêtement suicidaire qui continue de manière obsessionnelle à faire toujours les mêmes choses en espérant obtenir des résultats différents !
La Technocratie
Ceux qui font profession de réfléchir – sinon de penser – sont assez largement d’accord pour constater la diversité, la simultanéité et la gravité des multiples crises qui mettent en péril la survie même de l’espèce. Le réchauffement climatique, la destruction de la biodiversité, l’inflation de la demande énergétique et la raréfaction, voire la fin programmée des ressources pétrolifères, la dissémination nucléaire, les tensions géopolitiques au Moyen-Orient comme en Asie, l’explosion démographique, la crise morale de l’Occident née de la dissolution des valeurs et de l’effondrement des références traditionnelles, le choc des cultures et des civilisations, la montée des intégrismes, des nationalismes et des mafias criminelles, la folie spéculative et la financiarisation outrancière à l’origine d’une profonde crise économique et sociale en Occident, l’augmentation scandaleuse des inégalités générée par cette crise, le formatage des mentalités par un pouvoir médiatique aux mains de l’oligarchie : autant d’engrenages d’une machine de moins en moins contrôlable qui, si elle s’enraye, peut avoir des conséquences effroyables.
Cependant, s’ils observent les mêmes phénomènes en les mesurant avec des instruments de plus en plus sophistiqués, les experts ont des interprétations complètement divergentes aussi bien sur le diagnostic et le pronostic que sur la thérapeutique à mettre en place. Ils analysent chacune de ces crises avec les modèles d’interprétation et les méthodes d’observation de leur discipline. Les solutions qu’ils proposent sont donc inhérentes aux questions posées dans le cadre de leur spécialité. Cette approche fragmentaire et superficielle leur fait analyser chaque crise comme un phénomène linéaire et isolé. Elle les empêche à la fois d’en comprendre le sens profond et de saisir les liens systémiques existant entre les diverses crises.
Limité au cadre de leur spécialité, la savoir des experts est dangereux quand il se transforme en pouvoir intellectuel qui impose ses vues aux responsables politiques déjà sous l’emprise d’une vision technocratique de la société. Parce qu’elle encadre le pouvoir politique, une véritable technostructure tend à étouffer toute aspiration démocratique qui ne se reconnaîtrait pas dans cette réduction de l’humain à une réalité objective, mesurable et quantifiable.
Ces « spécialistes de la spécialisation » ressemblent aux médecins qui, effrayés et fascinés à la fois par les symptômes de leurs patients, s’emploient à les faire disparaître sans jamais comprendre qu’ils sont avant tout des signaux exprimant un déséquilibre global. Une stratégie thérapeutique ciblée sur l’éradication des symptômes s’avère incapable d’identifier les tensions, conflits et contradictions qui sont à l’origine de ce déséquilibre global et d’y remédier.
Enfermés dans les cadres d’interprétation de l’idéologie dominante, ces experts oublient tout simplement l’avertissement donné par Einstein : « Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus au niveau et avec la façon de penser qui les a engendrés. ». Les remèdes préconisés par les experts ne peuvent donc que renforcer le mal dans la mesure où ceux-ci obéissent à la même logique que celui-là ! Quelle perversion de l’esprit que cet entêtement suicidaire qui continue de manière obsessionnelle à faire toujours les mêmes choses en espérant obtenir des résultats différents !
Une
autre vision du monde
Plus
la société se complexifie et se transforme en se globalisant, plus elle échappe
à une saisie intellectuelle, à la fois distanciée et abstraite, et plus les
solutions partielles et superficielles imaginées par la technocratie ne font en
fait qu’aggraver les crises qu’elle cherche à résoudre. La spécialisation,
l’objectivation et le formalisme abstrait propre à la pensée technocratique ne
sont plus du tout adaptés à un monde en évolution constante et dont la
complexité croissante nécessite pour être saisie, la profondeur, la sensibilité
et la vitalité d’une intuition originale, intimement connectée à la dynamique de
l’évolution tant socio-culturelle que technologique.
La résolution de la crise systémique que nous vivons passe
par l’avènement d’une autre vision du monde. Celle-ci est la conséquence d’un saut
créatif et conceptuel au cours de laquelle la conscience émerge sur un niveau supérieur,
de plus grande complexité. Certains qualifient cette émergence de changement de
paradigme. Selon Marilyn Ferguson : « Lors d’un changement de
paradigme, nous réalisons que nos opinions antérieures n’étaient qu’une partie
du tableau, et que notre savoir d’aujourd’hui n’est qu’une partie du savoir de
demain. » Voilà plus de quarante ans que
les avant-gardes culturelles annoncent, observent et analysent ce changement de
paradigme.
Fondé
sur une rationalité instrumentale et analytique, le paradigme abstrait de la
modernité a inspiré le modèle utilitariste de l’Homo Oeconomicus et celui,
prométhéen, d’une toute puissance technologique. Au cœur de l’ère industrielle,
ce paradigme technocratique réduit la complexité multidimensionnelle - systémique et dynamique - du vivant et
du conscient à des relations mécaniques et déterministes entre des entités
objectives et statiques. Cette vaste entreprise réductionniste est l’émanation
d’une vision utilitariste qui vise à objectiver le monde et à réifier l’être
humain pour exploiter au mieux leurs ressources, et ce dans les deux sens du termes.
Ce modèle réductionniste est
totalement remis en question par l’émergence d’un nouveau paradigme fondée sur
l’idée de complexité. Le terme de
complexité est à prendre dans son étymologie,
« complexus » qui signifie « ce qui est tissé ensemble »
dans un entrelacement (plexus). Le paradigme
de la complexité est holiste : il pense non plus en termes d’analyse et de
séparation abstraite mais de relations et d’ensemble. Dans cette
nouvelle vision du monde, un ensemble est plus que la somme des parties qui le
constituent : c’est un système
intégré et dynamique déterminant les éléments qui le composent.
Une révolution épistémologique
Joël de Rosnay |
La
complexité peut être abordée en termes logiques par des modèles statistiques et
des algorithmes informatiques comme elle peut l’être, de manière plus profonde,
par une vision intuitive qui saisit de manière globale et dynamique ce
que la rationalité instrumentale perçoit de manière statique et fragmentée.
Nous
ne reviendrons pas sur la dimension proprement épistémologique de ce changement
de paradigme que nous avons analysé en détail dans de nombreux billets (voir libellé épistémologie). Ce
qu’il faut en retenir cependant, c’est que l’ancien paradigme inspire une
conception technocratique de la politique alors que le paradigme émergent est à
l’origine d’une autre approche de la politique, fondée sur l'intelligence collective autour d'une
vision partagée.
Une
politique de civilisation
Dans la présentation de leur journée consacré au thème :
« Société et politiques intégrales », les promoteurs de l’Université Intégrale
décrivent l’interaction existant entre ce changement de paradigme et une
authentique « politique de civilisation » : « Les forces
politiques qu'elles soient de droite, de gauche ou même écologiques sont
restées dans une grande mesure enfermées dans une vision réductionniste,
scientiste et mécaniste. Cependant la crise actuelle
remet en cause ces bases même de notre pensée. Einstein
explique très bien cette problématique lorsqu'il souligne qu'on ne peut pas résoudre un
problème à l'intérieur même du système de pensée qui l'a produit.
La crise
systémique sociétale que nous traversons est structurelle. Aucune des traditionnelles « recettes politiques » que
nous connaissons déjà (libéralisation des marchés, redistribution sociale,
préservation marginale de la nature) ne peuvent répondre à l'ampleur de la
problématique. Nous avons besoin d'une nouvelle
épistémologie, basée sur les recherches transdisciplinaires les plus
avancées en philosophie, sciences économiques, sociales et technologiques, à
partir de l'approche
systémique, holistique et intégrale.
Nous pouvons imaginer un nouveau système économique,
social et écologique qui articule le long, moyen et court terme de manière
vertueuse ; un espace cognitif où science, art et spiritualité
aient leur place dans une véritable culture laïque et intégrale du
développement humain. Tel est le projet d'une véritable politique de
civilisation.»
Une intelligence connective
Une intelligence connective
Défini par Jean Gebser et repris par Ken Wilber, ce fameux saut évolutif entre le stade rationnel/mental et le stade intégral implique la métamorphose de la rationalité instrumentale et technocratique en une intuition créatrice et visionnaire. Ce changement de paradigme repose sur la conversion d’un rationalisme abstrait en une intelligence connective qui associe et intègre les ressources de l’intuition et celles de la raison, cette dernière mettant ses capacités formelles et structurales au service des facultés créatrices et visionnaires de l’esprit.
Nous allons donc passer progressivement d’une société technocratique fondée sur une
vision mentale/rationnelle à une société « holacratique » fondée sur
une vision intégrative. L’holarchie est cet ordre multidimensionnel en évolution qui se manifeste à travers des stades
successifs de complexité et d’intégration croissants et où chaque partie est
connectée organiquement via une intuition sensible à la totalité dont elle
procède.
Adapté
à nos sociétés interconnectées en évolution constante, le nouveau paradigme
inclut et transcende l’ancien modèle pour affirmer le développement d’une
intelligence connective à la fois sensible, intuitive et collective, qui permet en interrogeant le tout de trouver la solution adaptée dans un écosystème en
mouvement.
Envisager
l’avenir
Comme
le technocrate est la figure emblématique du paradigme abstrait de la
modernité, le visionnaire est celle du nouveau modèle fondé sur l’intelligence
connective. C’est pourquoi la figure de l’expert spécialisé sera
progressivement remplacée par celle du visionnaire inspiré dont l’intuition
participe, de l’intérieur, à la complexité du monde et à son mouvement
évolutif.
Le
visionnaire envisage l’avenir en donnant un visage – une forme – au courant
profond de l’évolution sociale et culturelle. Son intuition dévoile
les normes et les formes à travers lesquelles s’exprime la dynamique évolutive
qui anime la conscience collective. C’est lui qui selon les mots d’Edgar Morin
indique « une ligne, une voie, un
dessein qui rassemble, harmonise et symphonise entre elles les grandes réformes
qui ouvriraient la voie nouvelle ».
Il
ne s’agit pas de nier l’efficacité ponctuelle et spécialisée de l’expertise
technocratique mais de la remettre à sa place : celle d’un moyen au
service d’une fin qui la dépasse comme la raison instrumentale doit être au service
de l’intuition créatrice sous peine de verser dans une démesure hantée par les
fantasmes infantiles d’omniscience et d’omnipotence.
C’est
guidé par l’intuition du visionnaire et sous son autorité que l’expert pourra
appliquer son intelligence spécialisée à son domaine de prédilection. Jusqu’à
ce qu’apparaisse un nouveau type humain qui saura concilier en lui les
exigences de la rigueur conceptuelle, l’expertise d’un domaine spécifique et la
profondeur d’une intuition créatrice.
Il est évident qu’une telle métanoïa tant
personnelle que sociale ne peut s’effectuer qu’à travers une période de
transition culturelle au cours de laquelle des couches de plus en plus larges
de la population accéderont progressivement aux modèles et aux modes de pensée,
de sensibilité et d’organisation correspondant au nouvel esprit du temps.
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