Les spécialistes savent de plus en plus de choses dans des domaines de plus en plus restreints.
A la limite, ils savent tout sur rien.
Georges Bernard Shaw
Georges Bernard Shaw
Notre dernier billet était consacré au livre de Werner Kaiser sur la Politique Intégrale où l’auteur, inspiré par la théorie intégrale de Jean Gebser, imaginait une politique capable de transposer sur le plan de l’organisation sociale, le saut évolutif qui conduit du stade mental/rationnel au stade intégral.
En proposant une politique qui soit au
service de la vie/esprit et de sa dynamique évolutive, ce livre ouvre une perspective à tous ceux qui cherchent à se
libérer d’un modèle technocratique dépassé, lié à un contexte historique et
culturel, économique et social, révolu.
Inspiré lui aussi par le nouvel esprit du temps, Edgar Morin vient de
faire paraître dans Le Monde, le 1er Janvier, un article intitulé :
En 2013, il faudra plus encore se méfier de la docte ignorance des experts
où il critique avec lucidité le rôle d’une expertise technocratique incapable
de rendre compte de la complexité du monde et de son mouvement évolutif.
La réflexion d’Edgar Morin trouve son origine dans
le constat suivant : conseillés par des experts dont l’approche technocratique
- à la fois réductionniste et abstraite - ne peut saisir le monde dans sa
complexité et sa dynamique, nos dirigeants sont inaptes à poser un diagnostic
juste sur la situation que nous vivons. Par là même, ils se retrouvent impuissants
à apporter des solutions concrètes capables de la surmonter.
Selon Edgar Morin : « Un
diagnostic juste suppose une pensée
capable de réunir et d’organiser les informations et connaissances dont nous
disposons, mais qui sont compartimentées et dispersées ». L’erreur
réside dans « une vision
unilatérale et réductrice qui ne voit qu'un élément, un seul aspect d'une réalité
en elle-même à la fois une et multiple, c'est-à-dire complexe ».
Conseillés par des technocrates focalisés sur leur
domaine de spécialisation, nos gouvernants abordent la réalité complexe et
évolutive d’un monde globalisé et interconnecté avec des outils intellectuels
et une vision du monde totalement dépassés : « Notre machine à fournir des connaissances, incapable de nous fournir la
capacité de relier les connaissances, produit dans les esprits myopies,
cécités. Paradoxalement l'amoncellement sans lien des connaissances produit une
nouvelle et très docte ignorance chez les experts et spécialistes, prétendant éclairer
les responsables politiques et sociaux ». D’où « le vide effrayant de la pensée politique »
incapable de répondre aux défis évolutifs de la globalisation.
Comment établir le bon diagnostic qui permet d'élaborer des solutions adaptées à notre temps ? Pour Edgar Morin " Cela nécessite une profonde réforme de la vision des choses,
c'est-à-dire de la structure de pensée... la réforme de la connaissance et de la pensée est un préliminaire,
nécessaire et non suffisant, à toute régénération et rénovation politiques, à
toute nouvelle voie pour affronter les problèmes vitaux et mortels de notre
époque ». Cette réforme de la pensée passe forcément par celle de l'éducation
qui doit « traiter les problèmes
fondamentaux et globaux ignorés de notre enseignement ».
Les lecteurs du Journal Intégral savent que cette
réforme de la pensée comme celle de l’éducation à laquelle nous venons de
consacrer une série de billets sont au cœur d’une vision intégrale inspirée par
le nouvel esprit du temps.
Hélas, nos dirigeants semblent totalement
dépassés : ils sont incapables aujourd'hui de proposer un diagnostic juste de
la situation et incapables, du coup, d’apporter des solutions concrètes, à la
hauteur des enjeux. Tout se passe comme si une petite oligarchie intéressée
seulement par son avenir à court terme avait pris les commandes."
(Manifeste Roosevelt, 2012.)
"Un diagnostic juste" suppose
une pensée capable de réunir et d’organiser les informations et connaissances
dont nous disposons, mais qui sont compartimentées et dispersées. Une telle pensée doit être consciente de l'erreur de sous-estimer l'erreur dont le propre, comme a dit Descartes, est d'ignorer l'erreur. Elle doit être consciente de l'illusion de sous-estimer l'illusion. Erreur et illusion ont conduit les responsables politiques et militaires du destin de la France au désastre de 1940; elles ont conduit Staline à faire confiance à Hitler, qui a failli anéantir l'Union Soviétique.
Tout notre passé, même récent, fournit d'erreurs et d'illusions, l'illusion d'un progrès indéfini de la société industrielle, l'illusion de l'impossibilité de nouvelles crises économiques, l'illusion soviétique et maoiste, et aujourd'hui encore l'illusion d'une sortie de crise par l'économie néo-libérale, qui pourtant a produit cette crise. Règne aussi l'illusion que la seule alternative se trouve entre deux erreurs, l'erreur que la rigueur est remède à la crise, l'erreur que la croissance est remède à la rigueur.
L'erreur n'est pas seulement aveuglement sur les
faits. Elle est dans une vision unilatérale et réductrice qui ne voit qu'un
élément, un seul aspect d'une réalité en elle-même à la fois une et multiple,
c'est-à-dire complexe.
Hélas. Notre enseignement qui nous fournit de si
multiples connaissances n'enseigne en rien sur les problèmes fondamentaux de la
connaissance qui sont les risques d'erreur et d'illusion, et il n'enseigne
nullement les conditions d'une connaissance pertinente, qui est de pouvoir
affronter la complexité des réalités.
Notre machine à fournir des connaissances,
incapable de nous fournir la capacité de relier les connaissances, produit dans
les esprits myopies, cécités. Paradoxalement l'amoncellement sans lien des
connaissances produit une nouvelle et très docte ignorance chez les experts et
spécialistes, prétendant éclairer les responsables politiques et sociaux.
Pire, cette docte ignorance est incapable de
percevoir le vide effrayant de la pensée politique, et cela non seulement dans
tous nos partis en France, mais en Europe et dans le monde.
Nous avons vu, notamment dans les pays du
"printemps arabe", mais aussi en Espagne et aux Etats Unis, une
jeunesse animée par les plus justes aspirations à la dignité, à la liberté, à
la fraternité, disposant d'une énergie sociologique perdue par les aînés
domestiqués ou résignés, nous avons vu que cette énergie disposant d'une
intelligente stratégie pacifique était capable d’abattre deux dictatures. Mais
nous avons vu aussi cette jeunesse se diviser, l'incapacité des partis à
vocation sociale de formuler une ligne, une voie, un dessein, et nous avons vu
partout de nouvelles régressions à l'intérieur même des conquêtes démocratiques
Ce mal est généralisé. La gauche est incapable
d’extraire de ses sources libertaires, socialistes, communistes une pensée qui
réponde aux conditions actuelles de l'évolution et de la mondialisation. Elle
est incapable d'intégrer la source écologique nécessaire à la sauvegarde de la
planète. Les progrès d'un vichysme rampant, que nulle occupation étrangère
n'impose, impose dans le dépérissement du peuple républicain de gauche la
primauté de ce que fut la seconde France réactionnaire.
Notre président de gauche d'une France de droite
ne peut ni retomber dans les illusions de la vieille gauche, ni perdre toute
substance en se recentrant vers la droite. Il est condamné à un "en
avant". Mais cela nécessite une profonde réforme de la vision des choses,
c'est-à-dire de la structure de pensée. Cela suppose, à partir d'un diagnostic
pertinent, d’indiquer une ligne, une voie, un dessein qui rassemble, harmonise
et symphonise entre elles les grandes réformes qui ouvriraient la voie
nouvelle.
Je dégagerais ce que pourrait être cette ligne,
cette voie que j'ai proposée aussi bien dans La Voie que dans Le Chemin de l'espérance, écrit en collaboration avec Stéphane Hessel
(Fayard, 2011).
Je voudrais principalement ici indiquer que
l'occasion d'une réforme de la connaissance et de la pensée par l'éducation
publique est aujourd'hui présente. Le recrutement de plus de 6000 enseignants
doit permettre la formation de professeurs d'un type nouveau, aptes à traiter les
problèmes fondamentaux et globaux ignorés de notre enseignement : les problèmes
de la connaissance, l'identité et la condition humaines, l'ère planétaire, la
compréhension humaine, l'affrontement des incertitudes, l'éthique.
Sur ce dernier point, l'idée d’introduire l'enseignement
d'une morale laïque est à la fois nécessaire et insuffisante. La laïcité du
début du XXe siècle était fondée sur la conviction que le progrès
était une loi de l'histoire humaine et qu'il s'accompagnait nécessairement du
progrès de la raison et du progrès de la démocratie.
Nous savons aujourd'hui que le progrès humain
n'est ni certain ni irréversible. Nous connaissons les pathologies de la raison
et nous ne pouvons taxer comme irrationnel tout ce qui est dans les passions,
les mythes, les idéologies.
Nous devons revenir à la source de la laïcité,
celle de l'esprit de la Renaissance, qui est la problématisation, et nous
devons problématiser aussi ce qui était la solution, c'est-à-dire la raison et
le progrès.
La morale alors ? Pour un esprit laïque, les
sources de la morale sont anthropo-sociologiques. Sociologiques : dans le sens
où communauté et solidarité sont à la fois les sources de l'éthique et les
conditions du bien-vivre en société. Anthropologiques dans le sens où tout
sujet humain porte en lui une double logique : une logique égocentrique, qui le
met littéralement au centre de son monde, et qui conduit au "moi
d'abord" ; une logique du "nous", c'est-à-dire du besoin d'amour
et de communauté qui apparaît chez le nouveau-né et va se développer dans la
famille, les groupes d'appartenance, les partis, la patrie.
Nous sommes dans une civilisation où se sont
dégradées les anciennes solidarités, où la logique égocentrique s'est
surdéveloppée et où la logique du "nous" collectif s'est
"sous-développée". C'est pourquoi, outre l'éducation, une grande
politique de solidarité devrait être développée, comportant le service civique
de solidarité de la jeunesse, garçons et filles, et l'instauration de maisons
de solidarité vouées à secourir les détresses et les solitudes.
Ainsi, nous pouvons voir qu'un des impératifs
politiques est de tout faire pour développer conjointement ce qui apparaît comme
antagoniste aux esprits binaires : l'autonomie individuelle et l'insertion
communautaire.
Ainsi, nous pouvons voir déjà que la réforme de
la connaissance et de la pensée est un préliminaire, nécessaire et non
suffisant, à toute régénération et rénovation politiques, à toute nouvelle voie
pour affronter les problèmes vitaux et mortels de notre époque.
Nous pouvons voir que nous pouvons commencer aujourd'hui
une réforme de l'éducation par introduction de la connaissance des problèmes fondamentaux
et vitaux que chacun doit affronter comme individu, citoyen, humain.
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