jeudi 28 juin 2018

Critique de la Valeur


Il n'y a rien de plus pratique qu'une bonne théorie. Kurt Lewin 


Dans la continuité de notre réflexion sur une Synthèse évolutionnaire associant vision intégrale et critique radicale, notre dernier billet évoquait l’œuvre de Marx dont le concept de fétichisme de la marchandise est devenu central dans la critique sociale contemporaine. Nous avions proposé un article d’Anselm Jappe sur ce thème alors que cet auteur vient justement de publier un ouvrage intitulé La Société Autophage, sous-titré "capitalisme, démesure et autodestruction". Il y évoque le mythe grec d’Érysichthon, ce roi qui s’autodévora parce que rien ne pouvait assouvir sa faim. Cette punition divine pour un outrage fait à la nature peut être considérée comme une métaphore de la dynamique autodestructrice des sociétés capitalistes soumises au diktat de la valeur. 

Anselm Jappe participe au mouvement de la "Critique de la valeur" qui, à partir des travaux de Robert Kurz, des revues Krisis et Exit en Allemagne, et de Moishe Postone aux États-Unis, s’inscrit dans la continuité de la critique de l’économie politique effectuée par Marx. Inspiré par son analyse du fétichisme de la marchandise, la critique de la valeur déconstruit avec rigueur les formes sociales et les catégories capitalistes : la valeur, le travail, l’argent, la marchandise. Loin de proposer un nouveau modèle économique, la critique de la valeur vise à sortir de l’économie marchande qui conduit à une véritable "régression anthropologique" à la fois fétichiste sur le plan social et narcissique sur le plan individuel. Formalisant et favorisant la dynamique destructrice et auto-destructrice du capitalisme, ce paradigme "fétichiste-narcissique" est analysé avec rigueur et précision dans La Société Autophage.

Nous proposerons dans ce billet le texte d'Anselm Jappe intitulé Quelques points essentiels de la critique de la valeur qui figure en appendice à la fin de ce livre. Cet appendice résume quelques thèmes essentiels de la critique de la valeur et l’auteur en recommande la lecture préliminaire à ceux qui ne connaissent pas ce courant de pensée. Ce texte est une bonne sensibilisation à une critique radicale qui permet de comprendre le processus d’inversion entre l’abstrait et le concret qui conduit à la subordination du contenu de la vie sociale à l’abstraction de la valeur et à son accumulation. Une subordination qui est à l’origine d’un processus destructeur de tous les liens unissant l’être humain à la nature, aux autres et à ses propres ressources intérieures. 

Critique Radicale et Vision Intégrale
 
Les impensés d’une époque déterminent les impasses où se fourvoient et se délitent les sociétés. En mettant à jour ces impensés, la critique radicale permet de se libérer des limitations du paradigme dominant pour participer à l’émergence d’un nouveau paradigme. C’est ainsi que critique radicale et vision intégrale apparaissent comme deux modes complémentaires d’une même conscience évolutionnaire. Comme son nom l’indique, la critique radicale va à la racine des problèmes en déconstruisant ces évidences partagées qui sont autant des constructions sociales liées à une époque. Dès lors que cette époque est révolue et que ces évidences ne sont plus adaptées à l’évolution du monde et des mentalités, elles sont remises en question par le mouvement de l'histoire qui est celui du développement humain. Ainsi en est-il de ces abstractions capitalistes que sont la valeur, la marchandise, l’argent et le travail : autant d’émanations d’un esprit collectif qui, ayant fait son temps, dans les deux sens du terme, n’est plus à même d’imaginer le suivant.

Suite à cette déconstruction opérée par la critique radicale et fort d’une connaissance de la dynamique évolutionnaire, une vision intégrale permet d’envisager le saut évolutif conduisant à l’émergence d’un nouveau système, plus complexe et plus intégré, correspondant à une nouvelle phase du développement humain. Comme l'écrivent les membres du groupe Krisis dans leur Manifeste contre le travail :  "Si, pour les hommes , l'instauration du travail est allée de pair avec une vaste extradition des conditions de leur propre vie, alors la négation de la société du travail ne peut reposer que sur la réappropriation par les hommes de leur lien social à un niveau historique plus élevé." Et Anselm Jappe de préciser dans un entretien à France Culture lors de la sortie de son ouvrage : "Il faut aussi sortir des structures psychologiques qui guident notre mouvement d'adhésion au capitalisme. C'est un changement de civilisation qu'il faut imaginer."

Des signes nombreux et des analyses convergentes attestent que le triomphe actuel du capital annonce son effondrement prochain alors même qu'advient, sur les pattes de colombes chères à Nietzsche, une autre manière d'être et de penser fondée sur la participation sensible de l'individu à un milieu d'évolution qui est à la fois naturel et social, culturel et spirituel. Promouvoir une vision intégrale sans la radicalité d'une critique sociale, c'est se focaliser sur le développement de la conscience et de la culture sans envisager la nécessaire transformation sociale qui doit accompagner leur évolution. Analysée précisément par Anselm Jappe dans La Société Autophage, la régression anthropologique véhiculée par le système capitaliste est un obstacle majeur à cette évolution.

Issu d'une culture libérale qui subordonne le politique à l'économie et la société à l'individu, l'intégralisme américain a souvent été aveuglé par cette forme d'hémiplégie qui envisage l'évolution de la conscience et de la culture sans penser la radicalité d'une transformation sociale qui doit libérer l'être humain des rapports sociaux obéissant aux diktats de ce "sujet automate" qu'est la valeur. Si Kurt Lewin disait avec justesse qu’il n’y a rien de plus pratique qu'une bonne théorie, c’est qu’une vision synthétique, à la fois radicale et intégrale, permet d’agir et de réagir avec discernement, en évitant les pièges de la plainte et de la confusion, de la résignation et de la récupération. L'activisme social et politique inscrit le plus souvent sa pensée et son action dans le cadre du paradigme dominant, ne serait-ce que pour le contester. Cet activisme se contente dès lors d'être le vecteur de formes contestataires qui accompagnent, en négatif, le modèle dominant et qui seront récupérées tôt ou tard par le système pour s’adapter, se renforcer et perdurer.

Seul un geste radical permet de proposer une alternative véritable au chaos ambiant. Ce geste critique consiste à interroger et à déconstruire les catégories à travers lesquelles l'époque se pense et se représente. Remettre en cause la naturalité des catégories dominantes c'est démontrer que, loin d'être transhistoriques, elles sont des constructions sociales circonscrites à une époque donnée et que, loin d'être des fatalités, elles peuvent être dépassées par le mouvement de l'histoire qui fait écho au développement humain. Comme l'écrit Anselm Jappe à la fin de son texte : « Le fait même que toute l’humanité, pendant de très longues périodes, et encore une bonne partie de l’humanité jusqu’à une date récente, ait vécu sans les catégories capitalistes démontre qu’elles n’ont rien de naturel et qu’il est possible de vivre sans elles. »

L’Esprit de Vacance 


Ces Quelques points essentiels de la critique de la valeur permettent de se sensibiliser à une pensée critique qui nécessite un certain effort intellectuel pour en intégrer la logique, le langage et les concepts. Un tel effort s’avère parfois difficile pour des personnes sensibilisées à une théorie intégrale qui redonne à l’intuition et la spiritualité ses lettres de noblesses. Contrairement à une idée fallacieuse, spiritualiser son existence ce n'est pas abandonner l'exigence de précision intellectuelle propre au mental mais se libérer d'une identification exclusive à celui-ci. 

Dépasser le mental ce n'est pas nier sa capacité analytique mais avoir maîtrisé suffisamment la mécanique intellectuelle pour en connaître les limites et pour mettre celle-ci au service d'une intuition holiste qui permet une vision à la fois globale et dynamique. Rien ne se conquiert sans effort : c'est pourquoi il faut du temps, de la concentration et de la continuité, pour assimiler de nouveaux concepts et les articuler dans une approche théorique rigoureuse. On n'est pas obligé d'acquiescer à tous les éléments d'une critique radicale, encore faut-il les connaître et les comprendre pour nourrir sa réflexion et en débattre. Un tel investissement est grandement récompensé par l’effet de dévoilement et de révélation que représente la compréhension du mécanisme autonome qui réduit la plénitude et l’intensité de la vie à l’aliénation d’une survie économique fondée sur des rapports de compétition, de domination et d’exploitation.

Pour Anselm Jappe, la théorie de la valeur découverte par Marx et développée par ses héritiers "constitue toujours la contribution la plus importante pour comprendre le monde où nous vivons". Profondément libératrice, cette vision théorique nous délivre d’un sentiment mortifère de fatalisme et de résignation pour envisager des stratégies d’émancipation individuelles et collectives comme pour imaginer de nouvelles formes de conscience, de culture et de socialisation post-capitalistes. Profitons donc de cette période de vacances estivales durant laquelle il est possible d’échapper au rythme hypnotique du quotidien pour nous initier à cette pensée critique ou pour l’approfondir. 

Sur le site internet dédié à la critique de la valeur, vient justement de paraître une bibliographie et une netographie francophones où les textes en langue française sont classés selon leur importance et leur complexité. C'est ainsi que tout un chacun, quelque soit sa formation, pourra consulter des textes de présentation et d'introduction à la critique de la valeur.  Et si vous avez le temps, replongez-vous dans Le Journal Intégral pour lire la série de billets intitulée L’Esprit de vacance qui déconstruit l’idéologie du travail et l’aliénation qui en est la conséquence (Voir Devoir de Vacance). L'Esprit de vacance est cette ouverture créatrice à la présence d'Esprit qui, en réenchantant notre rapport au monde, permet de décoloniser notre imaginaire de l'emprise économique.

Quelques points essentiels de la critique de la valeur. Anselm Jappe 

Le système capitaliste est entré dans une crise grave. Cette crise n’est pas seulement cyclique mais finale : non dans le sens d’un écroulement imminent, mais comme délitement d’un système pluriséculaire. Ce n’est pas la prophétie d’un évènement futur mais le constat d’un processus devenu visible au début des années 1970 et dont les racines remontent à l’origine même du capitalisme. 

Nous n’assistons pas au passage à un autre régime d’accumulation (comme ce fut le cas avec le fordisme), ni à l’avènement de nouvelles technologies (comme ce fut le cas avec l’automobile) ni à un déplacement du centre de gravité vers d’autres régions du monde, mais à l’épuisement de la source même du capitalisme : la transformation du travail vivant en valeur. Les catégories fondamentales du capitalisme, telles que Karl Marx les a analysés dans sa critique de l’économie politique, sont le travail abstrait et la valeur, la marchandise et l’argent, qui se résument dans le concept de fétichisme de la marchandise. 

Une critique morale fondée sur la dénonciation de l’ « avidité » passerait à côté de l’essentiel. Il ne s’agit pas d’être marxistes ou postmarxistes ou d’interpréter l’œuvre de Marx ou de la compléter avec d’autres apports théoriques. Il faut plutôt admettre la différence entre le Marx "exotérique" et le Marx "ésotérique", entre le noyau conceptuel et le développement historique, entre l’essence et le phénomène. Marx n’est pas "dépassé" comme disent les critiques bourgeoises. 

Même si l’on en retient surtout la critique de l’économie politique, et à l’intérieur de celle-ci surtout la théorie de la valeur et du travail abstrait, cela constitue toujours la contribution la plus importante pour comprendre le monde où nous vivons. Un usage émancipateur de la théorie de Marx ne veut pas dire la "dépasser" ou la mêler à d’autres théories ou encore tenter de rétablir le "vrai Marx" ni même le prendre toujours à la lettre, mais plutôt penser le monde d’aujourd’hui avec les instruments qu’il a mis à notre disposition. Il faut développer ses intuitions fondamentales, parfois contre la lettre de ses textes. 

Les catégories de base du capitalisme ne sont ni neutres ni suprahistoriques. Leur conséquences sont désastreuses : la suprématie de l’abstrait sur le concret (donc leur inversion), le fétichisme de la marchandise, l’autonomisation des processus sociaux par rapport à la volonté humaine consciente, l’homme dominé par ses propres créations. Le capitalisme est inséparable de la grande industrie, valeur et technologie vont ensemble – ce sont deux formes de déterminisme et de fétichisme. 

De plus, ces catégories sont sujettes à une dynamique historique qui les rend d’autant plus destructrices, mais qui ouvre également la possibilité de leur dépassement. En effet, la valeur s’épuise. Depuis ses débuts, il y a plus de deux cents ans, la logique capitaliste tend à "scier le branche sur laquelle elle est assise", parce que la concurrence pousse chaque capital particulier à l’emploi de technologies remplaçant le travail vivant : cela comporte un avantage immédiat pour le capital particulier en question, mais diminue d’autant la production de valeur, de survaleur (plus-value) et de profit à l’échelle globale, mettant ainsi en difficulté la reproduction du système. Les différents mécanismes de compensation, dont le dernier était le fordisme, sont définitivement épuisés. La « tertiarisation » ne sauvera pas le capitalisme : il faut tenir compte de la différence entre travail productif et travail improductif (de capital, bien-sûr !) 

Au début des années 1970, un triple, voir quadruple point de rupture a été atteint : économique (visible dans l’abandon de l’indexation du dollar sur l’étalon-or), écologique (visible dans le rapport du Club de Rome), énergétique (visible dans le "premier choc pétrolier"), à quoi s’ajoutent les changements de mentalité et de formes de vie de l’après-1968 ("modernité liquide", "troisième esprit du capitalisme"). Ainsi la société marchande a commencé à buter contre ses limites à la fois interne et externe

Anselme Jappe
Dans cette crise permanente de l’accumulation – qui signifie une difficulté croissante à réaliser des profits – les marchés financiers (le capital fictif) sont devenus la source principale du profit en permettant de consommer des gains futurs non encore réalisés. L’envol mondial de la finance est l’effet, non la cause, de la crise de la valorisation du capital. Les profits actuels de certains acteurs économiques ne démontrent pas que le système est en bonne santé. Le gâteau est toujours plus petit, même si on le découpe en morceaux plus grands. Ni la Chine, ni d’autres « pays émergents » ne sauveront le capitalisme malgré l’exploitation sauvage dont ils sont le théâtre. 

Il faut critiquer le concept de "lutte des classes" dans l’analyse du capitalisme. Le rôle des classes est plutôt une conséquence de leur place dans l’accumulation de la valeur en tant que processus anonyme – les classes n’en sont pas à l’origine. L’injustice sociale n’est pas ce qui rend le capitalisme historiquement unique, elle existait bien avant. Ce sont le travail abstrait et l’argent le représentant qui ont créé une société entièrement nouvelle, où les acteurs, même les « dominants », sont essentiellement les exécuteurs d’une logique qui les dépasse (un constat qui n’exonère nullement certaines figures de leur responsabilité). 

Le rôle historique du mouvement ouvrier a surtout consisté, au-delà de ses intentions proclamées, à promouvoir l’intégration du prolétariat. Cela s’est révélé effectivement possible pendant la longue phase d’ascension de la société capitaliste, mais ça n’est plus le cas aujourd’hui. Il faut reprendre une critique de la production, et non seulement de la distribution équitable de catégories présupposées (argent, valeur, travail). Aujourd’hui la question du travail abstrait n’est plus « abstraite » mais directement sensible. 

L’union soviétique a été essentiellement une forme de "modernisation de rattrapage" (à travers l’autarcie). Cela vaut également pour les mouvements révolutionnaires de la « périphérie » et les pays qu’ils ont pu gouverner. Leur faillite après 1980 est la cause de nombreux conflits actuels. Le triomphe du capitalisme est aussi sa faillite. La valeur ne crée pas une société viable, fût-elle injuste, mais détruit ses propres bases dans tous les domaines. 

Plutôt que de continuer à chercher un "sujet révolutionnaire", il faut dépasser le "sujet automate" (Marx) sur lequel se fonde la société marchande. A côté de l’exploitation – qui continue à exister, et même dans des proportions gigantesques –, c’est la création d’une humanité « superflue », voire d’une « humanité-déchet », qui est devenu le principal problème posé par le capitalisme. Le capital n’a plus besoin de l’humanité et finit par s’autodévorer. Cette situation constitue un terrain favorable à l’émancipation, mais aussi à la barbarie. Plutôt qu’une dichotomie Nord-Sud, nous sommes face à un « apartheid global », avec des murs autour des îlots de richesse, dans chaque pays, dans chaque ville. 

L’impuissance des États face au capital mondial n’est pas seulement un problème de mauvaise volonté, mais résulte du caractère structurellement subordonné de l’État et de la politique à la sphère de la valeur. La crise écologique est impossible à dépasser dans le cadre du capitalisme, même en visant la décroissance ou, pire encore, le "capitalisme vert" et le "développement durable". Tant que la société marchande perdure, les gains de productivité font qu’une masse toujours croissante d’objets matériels – dont la production consomme des ressources réelles – représente une masse toujours plus petite de valeur, qui est l’expression du côté abstrait du travail – et c’est seulement la production de valeur qui compte dans la logique du capital. Le capitalisme est donc essentiellement, inévitablement, productiviste, tourné vers la production pour la production. 

Nous vivons également une crise anthropologique, une crise de civilisation, ainsi qu’une crise de la subjectivité. Il y a une perte de l’imaginaire, surtout de celui qui naît dans l’enfance. Le narcissisme est devenu la forme psychique dominante. C’est un phénomène mondial : la Playstation peut se trouver dans la cabane, au milieu de la jungle comme dans le loft new-yorkais. Face à la régression et à la décivilisation promue par le capital, il faut décoloniser l’imaginaire et réinventer le bonheur. 

La société capitaliste, fondée sur le travail et la valeur, est aussi une société patriarcale – et elle l’est dans son essence, et non seulement par accident. Historiquement, la production de valeur est une affaire masculine. En effet, toutes les activités ne créent pas de la valeur apparaissant dans les échanges marchands. Les activités dites "reproductives" et se déroulant surtout dans la sphère domestique sont généralement dévolues aux femmes. Ces activités sont indispensables à la production de valeur, mais elles ne produisent pas de valeur. Elles jouent un rôle indispensable, mais auxiliaire, dans la société de la valeur. Cette société consiste autant dans la sphère de la valeur que dans la sphère de la non-valeur, c’est-à-dire dans l’ensemble de ces deux sphères. Mais la sphère de la non-valeur n’est pas une sphère  "libre" ou "non aliénée", tout au contraire. Cette sphère de la non-valeur contient le statut de "non-sujet" (et même au niveau juridique pendant longtemps), parce que ces activités-là ne sont pas considérées comme du "travail" (pour utiles qu’elles puissent être) et n’apparaissent pas sur le marché. 

Le capitalisme n’a pas inventé la séparation entre la sphère privée, domestique, et la sphère publique du travail. Mais il l’a beaucoup accentuée. Il est né – malgré ses prétentions universalistes qui se sont exprimées à travers les Lumières – sous la forme d’une domination des hommes blancs occidentaux, et il a continué à se fonder sur une logique d’exclusion : séparation entre, d’un côté, la production de valeur, le travail qui le crée et les qualités humaines qui y contribuent (notamment la discipline intériorisée et l’esprit de concurrence individuelle) et, d’un autre côté, tout ce qui n’en fait pas partie

Une part des exclus, et notamment des femmes, ont été partiellement "intégrés" dans la logique marchande au cours des dernières décennies et ont pu accéder au statut de "sujet" – mais seulement quand ils ont démontré avoir acquis et intériorisé les "qualités" des hommes blanc occidentaux. Généralement le prix de cette intégration consiste en une double aliénation (famille et travail pour les femmes). En même temps, de nouvelles formes d’exclusion se créent, notamment en temps de crise. Cependant, il ne s’agit pas de demander l’ "inclusion" des exclus dans la sphère du travail, de l’argent et du statut de sujet, mais d’en finir avec une société où seule la participation au marché donne le droit d’être "sujet". Le patriarcat, pas plus d’ailleurs que le racisme, n’est une survivance anachronique dans le cadre d’un capitalisme qui tendrait à l’égalité devant l’argent. 


Le populisme constitue actuellement un grand danger. On y critique uniquement la sphère financière, et des éléments de gauche et de droite s’y mélangent, évoquant parfois l’"anticapitalisme" tronqué des fascistes. Il faut combattre le capitalisme en bloc, pas seulement sa phase néolibérale. Un retour au keynésianisme et à l’État social n’est ni souhaitable ni possible. Vaut-il la peine de lutter pour s’"intégrer" dans la société dominante (obtenir des droits, améliorer sa situation matérielle) – ou est-ce simplement impossible ? 

Il convient d’éviter l’enthousiasme trompeur de ceux qui additionnent toutes les formes actuelles de contestation pour en déduire l’existence d’une révolution déjà en acte. Certaines de ces formes-là risquent d’être récupérées par une défense de l’ordre établi, d’autres peuvent mener à la barbarie. Le capitalisme réalise lui-même sa propre abolition, celle de l’argent, du travail, etc. – mais il dépend de l’agir conscient que la suite ne soit pas pire. Il est nécessaire de dépasser la dichotomie entre réforme et révolution – mais au nom du radicalisme, parce que le réformisme n’est en aucun cas "réaliste". On porte souvent trop d’attention à la forme de la contestation (violence/non violence, etc.) au lieu de s’intéresser à son contenu. 

L’abolition de l’argent et de la valeur, de la marchandise et du travail, de l’État et du Marché doit avoir lieu tout de suite – ni comme programme maximaliste ni comme utopie, mais comme la seule forme de « réalisme ». Il ne suffit pas de se libérer de la « classe des capitalistes », il faut se libérer du rapport social capitaliste – un rapport qui implique tout le monde, quels que soient les rôles sociaux. Il est donc difficile de tracer une ligne entre "eux" et "nous", voire de dire "nous sommes les 99%", comme l’ont beaucoup fait les "mouvements des places". Cependant, ce problème peut se présenter de manière très différente dans les diverses régions du monde. 

Il ne s’agit absolument pas de réaliser quelque forme d’autogestion de l’aliénation capitaliste. L’abolition de la propriété privée des moyens de production ne serait pas suffisante. La subordination du contenu de la vie sociale à sa forme-valeur et à son accumulation pourrait, à la limite, se passer d’une ""classe dominante" et se dérouler dans une forme "démocratique", sans pour autant être moins destructrice. La faute n’en incombe ni à la structure technique en tant que telle, ni à une modernité considérée comme indépassable, mais au « sujet automate » qu’est la valeur. 

Il y a différentes manières d’entendre l’"abolition du travail". Concevoir son abolition à travers les technologies risque de renforcer la technolâtrie ambiante. Plutôt que de simplement réduire le temps de travail ou de faire un "éloge de la paresse", il s’agit de dépasser la distinction même entre le "travail" et les autres activités. Sur ce point, les cultures non capitalistes sont riches d’enseignement. 

Il n’y a aucun modèle du passé à reproduire tel quel, aucune sagesse ancestrale qui nous guide, aucune spontanéité du peuple qui nous sauvera avec certitude. Mais le fait même que toute l’humanité, pendant de très longues périodes, et encore une bonne partie de l’humanité jusqu’à une date récente, ait vécu sans les catégories capitalistes démontre qu’elles n’ont rien de naturel et qu’il est possible de vivre sans elles

Ressources

La société autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction.             Anselme Jappe éd. La Découverte

Anselm Jappe Auteur de Guy Debord Essai (Denoël, 2001), Les Aventures de la marchandise. Pour une critique de la valeur (La Découverte, 2017), Crédit à mort La décomposition du capitalisme et ses critiques (Lignes, 2011). 


Textes de présentation de la critique de la valeur  Site Critique de la Valeur

Le Manifeste contre le travail  Groupe Krisis (en intégralité sous forme de brochure imprimable). Site Critique de la Valeur

Le Capitalisme narcissique d'Anselm Jappe  France Culture Émission la Grande Table 33'

La Société Autophage  Une bonne présentation synthétique du livre de Anselm Jappe sur la chaîne You Tube Le Labo de la Légiste (9')

Entretien d'Anselm Jappe avec Judith Bernard  au sujet de La Société Autophage sur la chaîne You Tube Hors Série (1h06)

Autodestruction et démesure du capitalisme  Un entretien avec Anselm Jappe au sujet de La Société Autophage sur la chaîne You Tube Xerfi Canal (8'49")

Dans Le Journal Intégral 

Vers une Synthèse évolutionnaire : sur la complémentarité et la synthèse entre vision intégrale et critique radicale. 


Devoir de Vacance Une évocation de la critique de la valeur précède la présentation synthétique des six premiers billets de la série L’Esprit de Vacance : L'Esprit de Vacance, L'Otium du peuple, Changer d'ère, L'Art de ne rien faire, Se libérer de l'horreur économique, La Cigale et la Fourmi 2.0.

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