Nous ne sommes pas des êtres humains en recherche d’une expérience spirituelle, nous sommes des êtres spirituels vivant l’expérience humaine. Pierre Teilhard de Chardin
Ce billet est le second volet d'une réflexion initiée dans le précédent.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir cette icône de la science qu'est Albert Einstein - le plus grand savant du vingtième siècle - faire l’apologie de l’intuition et de l’imagination en mettant en question l’hégémonie d’une rationalité abstraite fondée sur le déni de la subjectivité. Une hégémonie qui réduit la conscience humaine à l’intellect en la coupant ainsi d’une participation intuitive au flux créateur de la vie/esprit.
C’est bien parce qu’il était le grand visionnaire dont nous avons parlé ici qu’Einstein fut aussi un grand savant appelant de ses vœux « une nouvelle façon de pensée qui est essentielle si l'humanité veut vivre ». Fondée sur l’intelligence intuitive, cette nouvelle forme de pensée intègre l’intuition holiste et la raison instrumentale pour accéder à ce que les poètes du Grand Jeu nommait « une synthèse de l’esprit humain». L'émergence de cette nouvelle forme de pensée est le produit d'une conversion radicale de la conscience nommée "métanoïa" par les anciens.
Un processus de déshumanisation
Durant le dix-neuvième siècle et la première moitié du vingtième siècle, les avant-gardes intellectuelles et artistiques ont constaté la domination sans partage de la raison abstraite en contestant le processus de déshumanisation auquel elle conduit.
S’il existe une continuité entre le romantisme, la phénoménologie, le vitalisme nietzschéen, la pensée évolutionniste d’un Bergson, les avant-gardes artistiques - de Dada aux Situationnistes en passant par les Surréalistes et le Grand Jeu - c’est la même résistance au rationalisme mais aussi une affirmation de la vie, de la subjectivité et des valeurs qualitatives dont celui-ci est la négation.
En s’inscrivant dans cette généalogie, la contre-culture des années soixante a initié une profonde « ré/orientation » culturelle c'est-à-dire un retour aux sources d’un orient intérieur qui s'est manifesté par un engouement pour les pensées et les pratiques traditionnelles fondées sur l'intuition holiste. En déconstruisant la domination technocratique au fil des décennies, un profond courant de rénovation culturelle a redécouvert le rôle essentiel de l’intuition. C’est ainsi qu’a émergé un nouveau paradigme fondé sur l’intégration entre la dynamique sensible de l’intuition et l’abstraction formelle de la raison.
Une conversion radicale
Pour retrouver la richesse cognitive de l’intuition dans une culture abstraite fondée sur le dévaluation de la subjectivité, il faut effectuer une véritable conversion, c'est-à-dire remettre à l’endroit ce qui est à l’envers. Cette conversion nécessite de passer d’une rationalité instrumentale qui dénie l’intuition à une intelligence intuitive qui lui redonne son rôle prééminent.
Le vocabulaire théologique parle de métanoïa pour évoquer cette conversion radicale qui est au cœur d’une métamorphose à la fois cognitive et spirituelle. Le préfixe grec méta- (avec, après, au-delà de) exprime tout à la fois la participation et la succession, le changement et le dépassement. Noïa renvoie à noos ou nous, l’esprit et la pensée en grec. Selon le Père Philippe Dautais : « Métanoïa signifie " au-delà de nous ", au-delà de l'intellect, de notre raison rationnelle et se rapporte à un mouvement de conversion ou de retournement par lequel l’homme s'ouvre à plus grand que lui-même en lui-même ».
Au-delà de la référence théologique, la métanoïa cosmoderne est ce retour aux sources créatrices de l’intuition qui libère la conscience d’un modèle réductionniste en développant une vision intégrale et une pensée transdisciplinaire. Comme l’écrit Shakti Gawain : « Ecouter son intuition et agir en fonction d’elle constitue la clé de l’intégration de l’esprit et de la forme. Plus vous le ferez, plus votre mental, votre personnalité et votre corps auront l’occasion de se fier à l’esprit et à s’en remettre à lui. Plus la forme s’abandonne à l’esprit et le suit, plus elle devient éclairée et puissante. » (Vivez dans la lumière)
Une pensée surplombante
Sociologue des mentalités collectives et de leurs mutations, Michel Maffesoli qualifie de « paranoïaque » la démarche abstraite qui fut au cœur de la modernité. Le préfixe grec para- signifiant "au-dessus" "à côté". Cette démarche paranoïaque est celle d’un regard «en surplomb» et désincarné où la conscience établit une distance avec le monde en pensant « au-dessus » ou « à côté » pour chercher à le maîtriser.
La rationalité abstraite relève de cette mise à distance qui, au cœur de l’abstraction et de l’observation, fige le monde et le fixe pour l’observer, le mesurer, l’analyser et se l’approprier à travers une démarche instrumentale. Fondé sur le déni de l’intuition et de la sensibilité c'est-à-dire de la vie même, de son mouvement et de son infinie diversité, cette pensée surplombante produit un sentiment de toute puissance infantile qui mime l’omniscience divine. On se souvient d’ailleurs de Baudelaire interpellant « Dieu, le plus grand des paranoïaques ».
Sans filiation et sans tradition, sans transcendance et sans appartenance, l’individu abstrait et narcissique de la modernité est bien sûr l’avatar de ce Dieu omniscient et omnipotent de la pré-modernité. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que, fille aînée de l’église, la France est devenue tout naturellement la mère du rationalisme moderne.
Dans cette perspective paranoïaque, la puissance spirituelle de l’individu et son intuition profonde sont niées au profit d’une appropriation délirante du mental qui transforme un milieu de vie en un environnement à dominer techniquement puis en ressources à exploiter économiquement, ruinant ainsi de manière suicidaire le biotope naturel, social et culturel qui permet à l’espèce humaine de se développer.
Paranoïa et Métanoïa
Michel Maffesoli estime que cette démarche « paranoïaque » propre à la modernité montre aujourd’hui ses limites et ses impasses. Devenue saturée et inadaptée, elle doit laisser la place à une autre approche qu’il qualifie de « métanoïaque ». Alors même que le délire objectiviste propre à la démarche paranoïaque avait mis l’individu hors-je, l’intelligence intuitive propre à l’approche métanoïaque remet la sensibilité au cœur de la connaissance.
L’approche métanoïaque ne consiste plus à penser « au-dessus » mais « avec » l’objet auquel on s’intéresse. Il ne s’agit plus de prendre une position surplombante qui sépare de manière abstraite pour expliquer, mais d’impliquer la sensibilité humaine dans son milieu d’évolution. La « prise de conscience » se transforme alors en « lâcher prise » qui libère des limitations mentales pour accueillir ce don sacré qu’est l'intuition selon Einstein.
L’étymologie de connaître c’est cum nascere : « naître avec ». L’intelligence intuitive permet de passer d’un savoir abstrait à cette pensée à la fois sensible et concrète, seule à même de vivre et d’éprouver la co-naissance. Le savoir abstrait est explicatif : en mettant à plat ce qui est du domaine de la profondeur, il produit un monde mécanique et unidimensionnel qui aliène la subjectivité.
L’intelligence intuitive ne cherche pas simplement à savoir mais à comprendre. Comprendre c’est prendre avec soi en participant à la relation sensible qui lie la subjectivité à son objet d’attention. En intégrant les éléments du milieu, cette com/préhension permet à la conscience de se développer à travers des stades successifs. L’approche métanoïaque ne relève donc pas d’une appropriation mais d’une compréhension qui participe intuitivement à la dynamique créatrice et intégrative de la vie/esprit au cœur de l’évolution.
Une anthropologie capitaliste
L’esprit du temps se manifeste à une époque donnée à travers toutes les dimensions humaines : intérieures et extérieures, individuelles et collectives. C’est pourquoi les sociétés font système et forme un tout. En rupture avec la participation sensible qui fut au cœur des cultures traditionnelles, l’épistémologie paranoïaque est fondée sur un principe de domination abstraite édicté par Descartes : « devenir comme maître et possesseur de la nature ».
Cette domination paranoïaque est la cause et la conséquence d’une anthropologie capitaliste fondée sur la centralité de l’égoïsme individuel et la dynamique de l'appropriation. L’anthropologie capitaliste c’est le règne de cet ego qu’Andrew Cohen définit comme « l’attachement intense et l’identification à notre personnalité en tant que distincte et séparée ».
La domination paranoïaque identifie la conscience au mental et le mental à la satisfaction des intérêts égoïstes. Ce délire d’appropriation produit un processus morbide de déshumanisation qui est à l’origine de l’ère économique, cette période contemporaine - analysée ici - où l’économie, devenue le modèle d’interprétation dominant, impose la tyrannie comptable des apparences. Exit du lien social tout ce qui excède la dimension utilitaire. Victoire de l’homo oeconomicus sur l’homme total. L’avoir et le savoir usurpe la place de l’être et du co-naître
Et si le délire de persécution propre à la conscience paranoïaque n’était rien d’autre que le retour pathologique d’une intuition refoulée ? A force d'être niée, cette "confiance cosmique" qu'est l'intuition revient hanter la conscience collective, de manière violente et pervertie, sous la forme d'une défiance généralisée. C’est ainsi que l’air du temps capitaliste est fondée sur un imaginaire de compétition et de concurrence exacerbé, celui d'une loi de la jungle où règne la lutte sans merci des individus les uns contre les autres. Sous l’emprise de cet imaginaire capitaliste, l’homo oeconomicus se pose en victime potentielle de cette loi de la jungle pour justifier la désinhibition de ses pulsions égoïstes et prédatrices.
Un don sacré
Cette analyse des présupposés épistémologiques qui fondent la mentalité contemporaine montre le lien systémique et organique qui existe entre un mode de pensée rationaliste fondée sur la domination paranoïaque et une société capitaliste fondée sur la toute puissance de l’ego. Ce serait une profonde illusion que de vouloir changer notre organisation sociale sans déconstruire l’épistémologie paranoïaque qui l’inspire et sans imaginer une alternative fondée sur une épistémologie métanoïaque.
On ne pourra se libérer des impasses de l’ère économique qu’à travers un processus de régénération et de réhumanisation qui inverse le mouvement de régression anthropologique et culturelle que nous venons d’analyser. La reconnaissance et le développement d’une intelligence intuitive initie un tel processus: elle libère la conscience de son identification au mental et le mental de son identification à l’ego.
Einstein qualifie l’intuition de don sacré et la raison de servante fidèle. Si la seconde doit être subordonnée à la première, c’est que le don sacré de l’intuition est une faculté liée à une conscience à la fois supérieure et intérieure alors que la raison est un faculté liée à l’ego. C’est parce qu’ils avaient conscience de cela que nombre d’enseignements traditionnels expriment une méfiance vis-à-vis de la volonté d’appropriation du mental.
C’est cette méfiance qui dicte la nécessaire subordination du mental à l’intuition sous peine pour la conscience de se perdre dans une abstraction mortifère et un délire d’appropriation. En retrouvant le lien intuitif avec l’esprit qui la guide et l’anime, la conscience retrouve son pouvoir spirituel. En se mettant au service d’une intuition qui la transcende, la raison crée les structures qui participent au développement du monde formel.
La cosmodernité
De nombreux auteurs ont analysé l’émergence d’une ère postmoderne - que nous qualifierons pour notre part de cosmodernité - qui naît de l’intégration de la rationalité abstraite et de l’intuition holiste. Maffesoli définit par exemple cette post-modernité comme "la synergie de phénomènes archaïques et du développement technologique".
Résultant d’une approche métanoïaque, cette cosmodernité affirme la prééminence de l’intuition sur la raison instrumentale. En modifiant en profondeur tant notre vision du monde que le lien social, cette transformation essentielle inspire de nouvelles formes de pensée, de sensibilité et d’organisation. En dissipant et en dépassant l'illusion intellectuelle d'une séparation de l’individu avec son milieu, l'intuition permet de retrouver le sens d'une globalité à laquelle participe la subjectivité humaine.
« Un être humain fait partie d'un tout que nous appelons "l'Univers" écrit Einstein; il demeure limité dans l'espace et le temps. Il fait l'expérience de son être, de ses pensées et de ses sensations comme étant séparés du reste - une sorte d'illusion d'optique de sa conscience. Cette illusion est pour nous une prison, nous restreignant à nos désirs personnels et à une affection, réservée à nos proches. Notre tâche est de nous libérer de cette prison en élargissant le cercle de notre compassion afin qu'il embrasse tous les êtres vivants, et la nature entière, dans sa splendeur ».
Le rationalisme renforce cette illusion d’optique qu'est l’ego en tant qu’entité séparée. Il nous faut donc de nouvelles lunettes pour compenser cette illusion d'optique et voir la vie dans toute sa profondeur : ce qu'en langage savant on nomme un nouveau paradigme. Parce qu’elle est fondamentalement holiste – c'est-à-dire qu’elle participe intimement à une totalité qui la transcende – l’intuition nous libère de cette illusion.
Un processus de décentrement
L’évolution humaine apparaît dès lors comme un long processus de décentrement qui libère de l'emprise des intérêts purement égoïstes et des illusions d'optiques du mental pour se développer à travers des stades évolutifs de plus en plus complexes et intégrés. Comme l’écrit Jacques Ferber à propos de l’approche intégrale de Ken Wilber :
« Notre conscience évolue, et elle se développe en prenant en compte des aspects de plus en plus large du monde qui nous entoure. On passe ainsi par une série de stades: fusionnel, égocentrique, ethnocentrique, géocentrique (ou mondocentrique), etc. qui constituent à chaque fois un élargissement de notre perspective, une révolution copernicienne dans laquelle, à chaque fois, nous quittons le centre d'un univers que nous croyons conçu autour de nous, à notre mesure ».
C’est ainsi qu’un stade évolutif après l’autre s’effectue le parcours de l’individuation qui n’est rien d’autre qu’une longue, difficile et profonde métanoïa à travers laquelle l’homme dépasse ses limites pour s’ouvrir à ce qui le fonde, l’anime et le transcende.
Au cours de ce processus où il s’éveille à sa nature essentielle, l’être humain constate, comme Pierre Teilhard de Chardin, que « Nous ne sommes pas des êtres humains en recherche d’une expérience spirituelle, nous sommes des êtres spirituels vivant l’expérience humaine ». C’est vers ce changement de perspective fondamental que se dirige l’humanité au cours prochain stade évolutif qu’elle est en train d’aborder.
Ce billet est le second volet d'une réflexion initiée dans le précédent.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir cette icône de la science qu'est Albert Einstein - le plus grand savant du vingtième siècle - faire l’apologie de l’intuition et de l’imagination en mettant en question l’hégémonie d’une rationalité abstraite fondée sur le déni de la subjectivité. Une hégémonie qui réduit la conscience humaine à l’intellect en la coupant ainsi d’une participation intuitive au flux créateur de la vie/esprit.
C’est bien parce qu’il était le grand visionnaire dont nous avons parlé ici qu’Einstein fut aussi un grand savant appelant de ses vœux « une nouvelle façon de pensée qui est essentielle si l'humanité veut vivre ». Fondée sur l’intelligence intuitive, cette nouvelle forme de pensée intègre l’intuition holiste et la raison instrumentale pour accéder à ce que les poètes du Grand Jeu nommait « une synthèse de l’esprit humain». L'émergence de cette nouvelle forme de pensée est le produit d'une conversion radicale de la conscience nommée "métanoïa" par les anciens.
Un processus de déshumanisation
Durant le dix-neuvième siècle et la première moitié du vingtième siècle, les avant-gardes intellectuelles et artistiques ont constaté la domination sans partage de la raison abstraite en contestant le processus de déshumanisation auquel elle conduit.
S’il existe une continuité entre le romantisme, la phénoménologie, le vitalisme nietzschéen, la pensée évolutionniste d’un Bergson, les avant-gardes artistiques - de Dada aux Situationnistes en passant par les Surréalistes et le Grand Jeu - c’est la même résistance au rationalisme mais aussi une affirmation de la vie, de la subjectivité et des valeurs qualitatives dont celui-ci est la négation.
En s’inscrivant dans cette généalogie, la contre-culture des années soixante a initié une profonde « ré/orientation » culturelle c'est-à-dire un retour aux sources d’un orient intérieur qui s'est manifesté par un engouement pour les pensées et les pratiques traditionnelles fondées sur l'intuition holiste. En déconstruisant la domination technocratique au fil des décennies, un profond courant de rénovation culturelle a redécouvert le rôle essentiel de l’intuition. C’est ainsi qu’a émergé un nouveau paradigme fondé sur l’intégration entre la dynamique sensible de l’intuition et l’abstraction formelle de la raison.
Une conversion radicale
Pour retrouver la richesse cognitive de l’intuition dans une culture abstraite fondée sur le dévaluation de la subjectivité, il faut effectuer une véritable conversion, c'est-à-dire remettre à l’endroit ce qui est à l’envers. Cette conversion nécessite de passer d’une rationalité instrumentale qui dénie l’intuition à une intelligence intuitive qui lui redonne son rôle prééminent.
Le vocabulaire théologique parle de métanoïa pour évoquer cette conversion radicale qui est au cœur d’une métamorphose à la fois cognitive et spirituelle. Le préfixe grec méta- (avec, après, au-delà de) exprime tout à la fois la participation et la succession, le changement et le dépassement. Noïa renvoie à noos ou nous, l’esprit et la pensée en grec. Selon le Père Philippe Dautais : « Métanoïa signifie " au-delà de nous ", au-delà de l'intellect, de notre raison rationnelle et se rapporte à un mouvement de conversion ou de retournement par lequel l’homme s'ouvre à plus grand que lui-même en lui-même ».
Au-delà de la référence théologique, la métanoïa cosmoderne est ce retour aux sources créatrices de l’intuition qui libère la conscience d’un modèle réductionniste en développant une vision intégrale et une pensée transdisciplinaire. Comme l’écrit Shakti Gawain : « Ecouter son intuition et agir en fonction d’elle constitue la clé de l’intégration de l’esprit et de la forme. Plus vous le ferez, plus votre mental, votre personnalité et votre corps auront l’occasion de se fier à l’esprit et à s’en remettre à lui. Plus la forme s’abandonne à l’esprit et le suit, plus elle devient éclairée et puissante. » (Vivez dans la lumière)
Une pensée surplombante
Sociologue des mentalités collectives et de leurs mutations, Michel Maffesoli qualifie de « paranoïaque » la démarche abstraite qui fut au cœur de la modernité. Le préfixe grec para- signifiant "au-dessus" "à côté". Cette démarche paranoïaque est celle d’un regard «en surplomb» et désincarné où la conscience établit une distance avec le monde en pensant « au-dessus » ou « à côté » pour chercher à le maîtriser.
La rationalité abstraite relève de cette mise à distance qui, au cœur de l’abstraction et de l’observation, fige le monde et le fixe pour l’observer, le mesurer, l’analyser et se l’approprier à travers une démarche instrumentale. Fondé sur le déni de l’intuition et de la sensibilité c'est-à-dire de la vie même, de son mouvement et de son infinie diversité, cette pensée surplombante produit un sentiment de toute puissance infantile qui mime l’omniscience divine. On se souvient d’ailleurs de Baudelaire interpellant « Dieu, le plus grand des paranoïaques ».
Sans filiation et sans tradition, sans transcendance et sans appartenance, l’individu abstrait et narcissique de la modernité est bien sûr l’avatar de ce Dieu omniscient et omnipotent de la pré-modernité. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que, fille aînée de l’église, la France est devenue tout naturellement la mère du rationalisme moderne.
Dans cette perspective paranoïaque, la puissance spirituelle de l’individu et son intuition profonde sont niées au profit d’une appropriation délirante du mental qui transforme un milieu de vie en un environnement à dominer techniquement puis en ressources à exploiter économiquement, ruinant ainsi de manière suicidaire le biotope naturel, social et culturel qui permet à l’espèce humaine de se développer.
Paranoïa et Métanoïa
Michel Maffesoli estime que cette démarche « paranoïaque » propre à la modernité montre aujourd’hui ses limites et ses impasses. Devenue saturée et inadaptée, elle doit laisser la place à une autre approche qu’il qualifie de « métanoïaque ». Alors même que le délire objectiviste propre à la démarche paranoïaque avait mis l’individu hors-je, l’intelligence intuitive propre à l’approche métanoïaque remet la sensibilité au cœur de la connaissance.
L’approche métanoïaque ne consiste plus à penser « au-dessus » mais « avec » l’objet auquel on s’intéresse. Il ne s’agit plus de prendre une position surplombante qui sépare de manière abstraite pour expliquer, mais d’impliquer la sensibilité humaine dans son milieu d’évolution. La « prise de conscience » se transforme alors en « lâcher prise » qui libère des limitations mentales pour accueillir ce don sacré qu’est l'intuition selon Einstein.
L’étymologie de connaître c’est cum nascere : « naître avec ». L’intelligence intuitive permet de passer d’un savoir abstrait à cette pensée à la fois sensible et concrète, seule à même de vivre et d’éprouver la co-naissance. Le savoir abstrait est explicatif : en mettant à plat ce qui est du domaine de la profondeur, il produit un monde mécanique et unidimensionnel qui aliène la subjectivité.
L’intelligence intuitive ne cherche pas simplement à savoir mais à comprendre. Comprendre c’est prendre avec soi en participant à la relation sensible qui lie la subjectivité à son objet d’attention. En intégrant les éléments du milieu, cette com/préhension permet à la conscience de se développer à travers des stades successifs. L’approche métanoïaque ne relève donc pas d’une appropriation mais d’une compréhension qui participe intuitivement à la dynamique créatrice et intégrative de la vie/esprit au cœur de l’évolution.
Une anthropologie capitaliste
L’esprit du temps se manifeste à une époque donnée à travers toutes les dimensions humaines : intérieures et extérieures, individuelles et collectives. C’est pourquoi les sociétés font système et forme un tout. En rupture avec la participation sensible qui fut au cœur des cultures traditionnelles, l’épistémologie paranoïaque est fondée sur un principe de domination abstraite édicté par Descartes : « devenir comme maître et possesseur de la nature ».
Cette domination paranoïaque est la cause et la conséquence d’une anthropologie capitaliste fondée sur la centralité de l’égoïsme individuel et la dynamique de l'appropriation. L’anthropologie capitaliste c’est le règne de cet ego qu’Andrew Cohen définit comme « l’attachement intense et l’identification à notre personnalité en tant que distincte et séparée ».
La domination paranoïaque identifie la conscience au mental et le mental à la satisfaction des intérêts égoïstes. Ce délire d’appropriation produit un processus morbide de déshumanisation qui est à l’origine de l’ère économique, cette période contemporaine - analysée ici - où l’économie, devenue le modèle d’interprétation dominant, impose la tyrannie comptable des apparences. Exit du lien social tout ce qui excède la dimension utilitaire. Victoire de l’homo oeconomicus sur l’homme total. L’avoir et le savoir usurpe la place de l’être et du co-naître
Et si le délire de persécution propre à la conscience paranoïaque n’était rien d’autre que le retour pathologique d’une intuition refoulée ? A force d'être niée, cette "confiance cosmique" qu'est l'intuition revient hanter la conscience collective, de manière violente et pervertie, sous la forme d'une défiance généralisée. C’est ainsi que l’air du temps capitaliste est fondée sur un imaginaire de compétition et de concurrence exacerbé, celui d'une loi de la jungle où règne la lutte sans merci des individus les uns contre les autres. Sous l’emprise de cet imaginaire capitaliste, l’homo oeconomicus se pose en victime potentielle de cette loi de la jungle pour justifier la désinhibition de ses pulsions égoïstes et prédatrices.
Un don sacré
Cette analyse des présupposés épistémologiques qui fondent la mentalité contemporaine montre le lien systémique et organique qui existe entre un mode de pensée rationaliste fondée sur la domination paranoïaque et une société capitaliste fondée sur la toute puissance de l’ego. Ce serait une profonde illusion que de vouloir changer notre organisation sociale sans déconstruire l’épistémologie paranoïaque qui l’inspire et sans imaginer une alternative fondée sur une épistémologie métanoïaque.
On ne pourra se libérer des impasses de l’ère économique qu’à travers un processus de régénération et de réhumanisation qui inverse le mouvement de régression anthropologique et culturelle que nous venons d’analyser. La reconnaissance et le développement d’une intelligence intuitive initie un tel processus: elle libère la conscience de son identification au mental et le mental de son identification à l’ego.
Einstein qualifie l’intuition de don sacré et la raison de servante fidèle. Si la seconde doit être subordonnée à la première, c’est que le don sacré de l’intuition est une faculté liée à une conscience à la fois supérieure et intérieure alors que la raison est un faculté liée à l’ego. C’est parce qu’ils avaient conscience de cela que nombre d’enseignements traditionnels expriment une méfiance vis-à-vis de la volonté d’appropriation du mental.
C’est cette méfiance qui dicte la nécessaire subordination du mental à l’intuition sous peine pour la conscience de se perdre dans une abstraction mortifère et un délire d’appropriation. En retrouvant le lien intuitif avec l’esprit qui la guide et l’anime, la conscience retrouve son pouvoir spirituel. En se mettant au service d’une intuition qui la transcende, la raison crée les structures qui participent au développement du monde formel.
La cosmodernité
De nombreux auteurs ont analysé l’émergence d’une ère postmoderne - que nous qualifierons pour notre part de cosmodernité - qui naît de l’intégration de la rationalité abstraite et de l’intuition holiste. Maffesoli définit par exemple cette post-modernité comme "la synergie de phénomènes archaïques et du développement technologique".
Résultant d’une approche métanoïaque, cette cosmodernité affirme la prééminence de l’intuition sur la raison instrumentale. En modifiant en profondeur tant notre vision du monde que le lien social, cette transformation essentielle inspire de nouvelles formes de pensée, de sensibilité et d’organisation. En dissipant et en dépassant l'illusion intellectuelle d'une séparation de l’individu avec son milieu, l'intuition permet de retrouver le sens d'une globalité à laquelle participe la subjectivité humaine.
« Un être humain fait partie d'un tout que nous appelons "l'Univers" écrit Einstein; il demeure limité dans l'espace et le temps. Il fait l'expérience de son être, de ses pensées et de ses sensations comme étant séparés du reste - une sorte d'illusion d'optique de sa conscience. Cette illusion est pour nous une prison, nous restreignant à nos désirs personnels et à une affection, réservée à nos proches. Notre tâche est de nous libérer de cette prison en élargissant le cercle de notre compassion afin qu'il embrasse tous les êtres vivants, et la nature entière, dans sa splendeur ».
Le rationalisme renforce cette illusion d’optique qu'est l’ego en tant qu’entité séparée. Il nous faut donc de nouvelles lunettes pour compenser cette illusion d'optique et voir la vie dans toute sa profondeur : ce qu'en langage savant on nomme un nouveau paradigme. Parce qu’elle est fondamentalement holiste – c'est-à-dire qu’elle participe intimement à une totalité qui la transcende – l’intuition nous libère de cette illusion.
Un processus de décentrement
L’évolution humaine apparaît dès lors comme un long processus de décentrement qui libère de l'emprise des intérêts purement égoïstes et des illusions d'optiques du mental pour se développer à travers des stades évolutifs de plus en plus complexes et intégrés. Comme l’écrit Jacques Ferber à propos de l’approche intégrale de Ken Wilber :
« Notre conscience évolue, et elle se développe en prenant en compte des aspects de plus en plus large du monde qui nous entoure. On passe ainsi par une série de stades: fusionnel, égocentrique, ethnocentrique, géocentrique (ou mondocentrique), etc. qui constituent à chaque fois un élargissement de notre perspective, une révolution copernicienne dans laquelle, à chaque fois, nous quittons le centre d'un univers que nous croyons conçu autour de nous, à notre mesure ».
C’est ainsi qu’un stade évolutif après l’autre s’effectue le parcours de l’individuation qui n’est rien d’autre qu’une longue, difficile et profonde métanoïa à travers laquelle l’homme dépasse ses limites pour s’ouvrir à ce qui le fonde, l’anime et le transcende.
Au cours de ce processus où il s’éveille à sa nature essentielle, l’être humain constate, comme Pierre Teilhard de Chardin, que « Nous ne sommes pas des êtres humains en recherche d’une expérience spirituelle, nous sommes des êtres spirituels vivant l’expérience humaine ». C’est vers ce changement de perspective fondamental que se dirige l’humanité au cours prochain stade évolutif qu’elle est en train d’aborder.
A lire dans le Journal Intégral sur les rapports entre raison et intuition :
Le Chaman et le Savant, Le Coeur et la Raison, Le Savant Fou, Penser la Catastrophe.
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