lundi 31 janvier 2011

Education Intégrale (1) "La Poésie sera la Science du Futur"

Suite au dernier billet concernant l’intelligence sensible, qui est au cœur de la culture intégrale, et sur le diagnostic de Raoul Vaneigem concernant l’impuissance de l’institution scolaire à prendre celle-ci en compte, voici quelques réflexions sur ce que nous entendons par éducation intégrale.

Savoir et co-naissance
Dans la période de mutation que nous vivons, le déclin des institutions est synchrone avec l’émergence de nouvelles formes de pensée et de sensibilité relatives à une humanité vivant dans le monde évolutif et globalisé d'une société de l'information. L’éducation doit se transformer en profondeur pour permettre aux jeunes d’épanouir leur personnalité en développant les facultés créatrices qui s’avèrent indispensables pour évoluer dans ce nouveau contexte à la fois global et interconnecté.
L’éducation doit donc rompre avec le culte exclusif d’un savoir abstrait, profondément mortifère quand il conduit à la vision d’un sujet réifié dans un monde mécanisé fondé sur une culture de domination et une société réduite aux rapports marchands. Un fossé se creuse entre la conscience d’avant, qui est au marché, et celle d’aujourd’hui qui est au courant. Un courant continu qui est celui d’une société de l’information fondée sur le mouvement constant de la communication et de la création et sur un échange permanent propre à l’interactivité et à l’interconnexion.

Quand, selon Eric Schmidt, PDG de Google, le monde produit aujourd'hui autant de données en deux jours qu'entre l'aube de la civilisation et 2003, il devient absolument impossible de penser aujourd’hui comme hier. Si de nouveaux modèles sont en train d’émerger c’est que l’expérience vécue dans ce nouveau monde s’éloigne peu à peu de celle que nous vivions avant, quand notre village planétaire interconnecté ressemblait encore à un vaste monde aux horizons mystérieux. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Ken Wilber, un des principaux promoteurs de ces nouveaux modèles est l'un des auteurs les plus piratés sur Internet.

L’éveil de cette nouvelle conscience est la cause et la conséquence du développement d’une intelligence sensible propre à la véritable co-naissance. Profondément initiatique, irréductible à quelque savoir que ce soit, cette co-naissance est à l’origine du processus d’individuation à travers lequel le sujet se crée et se développe de manière vivante et évolutive en intégrant les éléments de son milieu naturel, social et culturel. Comme son nom l'indique, l'éducation intégrale doit faciliter l'émergence et le développement de cette dynamique d'intégration qui fonde le sujet créateur.


Remettre l’outil à sa place.
Selon Einstein : " Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don. " L’éducation moderne s’est mise toute entière au service du serviteur, le mental rationnel, en déniant le lien vivant et organique qui lie l’intuition sensible aux divers milieux où elle évolue.
Tout comme le mental rationnel s’est mis au service des instincts égoïstes et prédateurs, eux-mêmes serviteurs zélés des fantasmes infantiles de toute puissance. Ceux d’un individu, enfermé dans sa bulle narcissique, déconnecté de sa richesse intérieure et dévié de son processus évolutif, créateur d’individuation.

L’éducation a oublié le don – dans tous les sens du terme – celui qui, au cœur de la co-naissance, naît naturellement d’une épistémologie sensible de la relation. Et c’est pourquoi l’éducation intégrale doit notamment réinventer une pédagogie du don fondée sur une épistémologie de la relation.
Développer l’intelligence sensible c’est créer des ponts entre cerveau gauche et cerveau droit, entre les formes abstraites de l’épistémologie rationnelle et les formes concrètes de l’épistémologie relationnelle. C’est comprendre la fonction d’une pensée instrumentale qui objective le monde sensible et le découpe en morceaux pour gérer harmonieusement les ressources d’un milieu qui devient - quand le serviteur usurpe la place du maître - un environnement à exploiter.

Mais attention, tout outil, s’il n’est pas rangé à sa place, peut s’avérer fort dangereux. En l’occurrence, il peut déranger la conscience en inversant les fins et les moyens. L’intelligence sensible redonne à l’outil du mental rationnel la place qui est la sienne, au service d’un don inspiré par le mouvement créateur de la vie, de l’émotion et de l’esprit.


La sensibilité poétique

Développer l’intelligence sensible, c’est retrouver une sensibilité poétique qui n’est réductible ni à une simple expression esthétique, ni à un passe temps futile d’esprits désoeuvrés, auxquels l’identifient trop souvent une culture abstraite. Cette sensibilité poétique naît d’une implication vitale, affective et créatrice de la subjectivité dans son milieu d’évolution.
La puissance de son efficacité cognitive relève d’une faculté visionnaire qui participe de l’intérieur à la dynamique créatrice de la subjectivité : celle qui lui permet de percevoir, au-delà du désordre apparent des phénomènes, leur sens profond, l’ordre symbolique dont ils sont la manifestation ainsi que leurs correspondances au sein d’une totalité organique en évolution.

Dans L’ère des créateurs, Raoul Vaneigem écrit : « La poésie sera la science du futur ». Sous l'air d'un paradoxe, cette remarque est fondamentale. La sensibilité poétique perçoit les rapports sensibles entre le monde de l’intériorité et celui des formes dans lequel il se pro-jette. Elle révèle la continuité harmonique et symbolique entre la conscience du sujet et son objet d’attention. Le mot « poésie » vient du grec ποιεῖν (poiein) qui signifie créer, faire. L’inspiration du poète, archétype du créateur, dévoile les médiations formelles entre la vie subjective et son milieu d’évolution.

La poésie remet le monde objectif à sa place véritable qui est un monde d’apparence, c'est-à-dire qui apparaît à la subjectivité d’une conscience vivante et sensible, elle-même reliée au réseau intersubjectif d’une communauté humaine. Le règne hégémonique de l’objectivité advient quand la pensée instrumentale cherche à épurer abstraitement le monde des apparences, en évacuant la sensibilité qui le fait advenir.

Ce processus d’évacuation commence en minimisant le rôle vital de la sensibilité, en réduisant celle-ci à la trace d’une mentalité archaïque et d’une animalité instinctive qu’il faut à tout prix dépasser, puis en la diabolisant sous les formes de l’irrationnel et de folle du logis, puis enfin, en niant purement et simplement son existence. Ce processus d'occultation de la vie et de la sensibilité est à l'origine de ce que le philosophe Michel Henry nomme, dans un livre magnifique : La Barbarie.


Interprétation et création

A l’origine de la science d’aujourd’hui, la raison instrumentale crée des distinctions logiques et des rapports numériques nécessaires à une modélisation intellectuelle qui objective le monde des apparences. Science du futur comme elle est la clé d’une gnose immémoriale, l’intuition poétique permet de retrouver, par delà ces distinctions mentales, les correspondances et les médiations symboliques qui unissent la force vitale et créatrice du sujet aux formes apparentes dans lesquelles elle se pro-jette.

La sensibilité poétique est rythmée par les deux temps de l’interprétation et de la création qui sont l’inspiration et l’expiration de ce souffle qu’est l’Esprit :

Le temps de l’interprétation est celui où l’intuition révèle le sens symbolique des apparences. Profondément poétique, l’herméneutique traditionnelle interprète chaque phénomène comme l'expression symbolique et significative du contexte global où il apparaît.

Le temps de la création est celui où la force créatrice de la subjectivité exprime son intention à travers une forme, et ce, afin de provoquer l’expérience d’une révélation esthétique ou cognitive. Dans l’art traditionnel, la forme esthétique épiphanise, de manière rituelle, une force spirituelle.


L'intuition poétique
L’intuition poétique est le coeur battant de l'intelligence sensible. C’est elle qui, à travers la pensée organique des traditions, a longtemps guidé l’espèce dans son chemin évolution. C’est elle, encore, qui permet d’aller à l’essentiel en interprétant le sens secret des apparences.
C’est toujours elle qui permet à la subjectivité individuelle de participer intimement à un ensemble naturel, social et culturel dont elle se sent l’interprète. C’est elle, enfin, qui invente des formes esthétiques et conceptuelle aptes à traduire et à symboliser un contexte global que l’intelligence analytique et linéaire est incapable de saisir dans sa dynamique et dans sa totalité.

L’intelligence sensible remet à l’endroit les rapports entre intuition et raison, inversés dans notre modernité tardive où la raison instrumentale, devenue hégémonique, nie la puissance cognitive de l’intuition. Or, loin de cet obscurantisme propre à l’abstraction moderniste, l’intuition poétique, nous venons de le voir, possède un potentiel cognitif reconnu et développé par toutes les traditions pré-modernes. Un potentiel qui s’inscrit dans une épistémologie relationnelle à la fois différente et complémentaire de l’épistémologie rationnelle aujourd’hui dominante... et dominatrice.

(A suivre...)

vendredi 28 janvier 2011

L'ère des Créateurs (4) L'intelligence sensible

Ce billet est la suite de L'ère des Créateurs (1) (2) et (3).

"Accorder chez l’enfant une priorité absolue à l’intelligence sensible, à une approche où le vivant se dévoile comme mouvement de création... Je ne suppose pas d'autre projet éducatif que celui de se créer dans l'amour et la connaissance du vivant... Nous ne voulons plus d'une école où l'on apprend à survivre en désapprenant à vivre." Raoul Vaneigem

L’ère des créateurs, celle de l’homme réconcilié avec la vie qui l’anime et de la vie réconciliée avec l’esprit qui l’inspire, est l’ère d’une éducation intégrale dont la priorité est le développement d’une intelligence sensible qui donne « la capacité de se recréer en recréant le monde ». Cette intelligence sensible, dont nous avons tenté d'esquisser les contours (ici , et ailleurs...) est au cœur d’une nouvelle vision du monde qui naît de l’intégration entre deux formes d’épistémologie : moderne et rationnelle d'une part, traditionnelle et relationnelle de l'autre.
L'intelligence sensible est la cause et l'effet d'une conscience intégrale. Une conscience qui devient intégrale quand les formes abstraites – logiques, distinctives et conceptuelles – de la réflexion rationnelle s’harmonisent organiquement avec les formes concrètes – esthétiques, symboliques et spirituelles – de la sensibilité relationnelle. Nous invoquions ici même dernièrement cette intelligence sensible en faisant référence à cet article du Monde qui évoquait : « L'urgence de défendre une raison sensible par l'entremise d'une conscience poétique qui rend grâce au merveilleux sans tomber dans les ornières du religieux.»


Repenser l’éducation
Mais comment développer cette intelligence sensible propre à l’ère des créateurs dans des institutions éducatives en ruine, hantées par une idéologie mortifère, qui ne forme pas des individus mais qui les formate de façon à les rendre obéissants et castrés - petits soldats disciplinés de la guerre économique du tous contre tous et petits rouages d’une société de marché fondée sur l'hystérie productiviste et l’hypnose consumériste - étouffant ainsi dans l’œuf la vitalité créatrice qui est à la fois le propre de l’enfance et la richesse intérieure de l’adulte qu’il deviendra ?

Père de quatre enfants, Raoul Vaneigem pose cette question dans son Avertissement aux écoliers et lycéens diffusé à plus de quatre-vingt mille exemplaires dès sa parution en 1995, preuve s'il en est que ce texte est porteur d'un constat lucide et partagé : "L'entreprise scolaire n'a-t-elle pas obéi jusqu'à ce jour à une préoccupation dominante: améliorer les techniques de dressage afin que l'animal soit rentable?Dans ces pages au style aphoristique, Raoul Vaneigem dresse un constat cruel et crucial, celui de l’inadéquation profonde de notre institution scolaire au nouvel esprit du temps : « Le monde a changé davantage en trente ans qu'en trois mille... Pourtant, l'intelligence demeure fossilisée, comme impuissante à percevoir la mutation qui s'opère sous nos yeux..." Une intelligence abstraite incapable d'appréhender le mouvement de la vie qui est celui de l'évolution parce qu'elle est prisonnière de "cette abstraction, dont l'étymologie - abstrahere, tirer hors de - dit assez l'exil de soi, la séparation d'avec la vie."

L’éducation est le marqueur d’une civilisation. Elle témoigne de la la vision que nous nous faisons de l'être humain. Dans une société de l’information, en évolution permanente et en complexité croissante, il est donc d’une extrême urgence de repenser complètement l’éducation afin que le développement de l’intelligence sensible donne enfin « la priorité au vivant sur l'économie de survie ».


Raoul Vaneigem. Avertissement aux écoliers et lycéens
... Le monde a changé davantage en trente ans qu'en trois mille. Jamais - en Europe de l'ouest tout au moins - la sensibilité des enfants n'a autant divergé des vieux réflexes prédateurs qui firent de l'animal humain la plus féroce et la plus destructrice des espèces terrestres.

Pourtant, l'intelligence demeure fossilisée, comme impuissante à percevoir la mutation qui s'opère sous nos yeux. Une mutation comparable à l'invention de l'outil, qui produisit jadis le travail d'exploitation de la nature et engendra une société composée de maîtres et d'esclaves. Une mutation où se révèle la véritable spécificité humaine: non la production d'une survie inféodée aux impératifs d'une économie lucrative, mais la création d'un milieu favorable à une vie plus intense et plus riche.
Notre système éducatif s'enorgueillit à raison d'avoir répondu avec efficacité aux exigences d'une société patriarcale jadis toute puissante; à ce détail près qu'une telle gloire est à la fois répugnante et révolue.

Sur quoi s'érigeait le pouvoir patriarcal, la tyrannie du père, la puissance du mâle? Sur une structure hiérarchique, le culte du chef, le mépris de la femme, la dévastation de la nation, le viol et la violence oppressive. Ce pouvoir, l'histoire l'abandonne désormais dans une état avancé de délabrement: dans la communauté européenne, les régimes dictatoriaux ont disparu, l'armée et la police virent à l'assistance sociale, l'État se dissout dans l'eau trouble des affaires et l'absolutisme paternel n'est plus qu'un souvenir de guignol.

Il faut vraiment cultiver la sottise avec une faconde ministérielle pour ne pas révoquer sur le champ un enseignement que le passé pétrit encore avec les ignobles levures du despotisme, du travail forcé, de la discipline militaire et de cette abstraction, dont l'étymologie - abstrahere, tirer hors de - dit assez l'exil de soi, la séparation d'avec la vie.

Elle agonise enfin, la société où l'on n'entrait vivant que pour apprendre à mourir. La vie reprend ses droits timidement comme si, pour la première fois dans l'histoire, elle s'inspirait d'un éternel printemps au lieu de se mortifier d'un hiver sans fin.

Odieuse hier, l'école n'est plus que ridicule. Elle fonctionnait implacablement selon les rouages d'un ordre qui se croyait immuable. Sa perfection mécanique brisait l'exubérance, la curiosité, la générosité des adolescents afin de les mieux intégrer dans les tiroirs d'une armoire que l'usure du travail changeait peu à peu en cercueil. Le pouvoir des choses l'emportait sur le désir des êtres.
La logique d'une économie alors florissante était imparable, comme l'égrènement des heures de survie qui sonnent avec constance le rappel de la mort. La puissance des préjugés, la force d'inertie, la résignation coutumière exerçaient si communément leur emprise sur l'ensemble des citoyens qu'en dehors de quelques insoumis, épris d'indépendance, la plupart des gens trouvaient leur compte dans la misérable espérance d'une promotion sociale et d'une carrière garantie jusqu'à la retraire.

Il ne manquait donc pas d'excellentes raisons pour engager l'enfant dans le droit chemin des convenances, puisque s'en remettre aveuglément à l'autorité professorale offrait à l'impétrant les lauriers d'une récompense suprême: la certitude d'un emploi et d'un salaire.

Les pédagogues dissertaient`sur l'échec scolaire sans se préoccuper de l'échiquier où se tramait l'existence quotidienne, jouée à chaque pas dans l'angoisse du mérite et du démérite, de la perte et du profit, de l'honneur et du déshonneur. Une consternante banalité régnait dans les idées et les comportements: il y avait les forts et les faibles, les riches et les pauvres, les rusés et les imbéciles, les chanceux et les infortunés.

Certes, la perspective d'avoir à passer sa vie dans une usine ou un bureau à gagner l'argent du mois n'était pas de nature à exalter les rêves de bonheur et d'harmonie que nourrissait l'enfance. Elle produisait à la chaîne des adultes insatisfaits, frustrés d'une destinée qu'ils eussent souhaitée plus généreuse. Déçus et instruits par les leçons de l'amertume, ils ne trouvaient le plus souvent d'autre exutoire à leur ressentiment que d'absurdes querelles, soutenues par les meilleures raisons du monde. Les affrontements religieux, politiques, idéologiques leur procuraient l'alibi d'une Cause - comme ils disaient pompeusement - qui leur dissimulait en fait la sombre violence du mal de survie dont ils souffraient.

Ainsi leur existence s'écoulait-elle dans l'ombre glacée d'une vie absente. Mais quand l'air du temps est à la peste, les pestiférés font la loi. Si inhumains que fussent les principes despotiques qui régissaient l'enseignement et inculquaient aux enfants les sanglantes vanités de l'âge adulte - ceux que Jean Vigo raille dans son film Zéro de conduite -, ils participaient de la cohérence d'un système prépondérant, ils répondaient aux injonctions d'une société qui ne se reconnaissait d'autre moteur premier que le pouvoir et le profit.

Dorénavant, si l'éducation s'obstine à obéir aux mêmes mobiles, la machine de la pertinence s'est détraquée: il y a de moins en moins à gagner et de plus en plus de vie gâchée à racler les fonds de tiroir.

L'insupportable prééminence des intérêts financiers sur le désir de vivre n'arrive plus à donner le change. Le cliquetis quotidien de l'appât du gain résonne absurdement à mesure que l'argent dévalue, qu'une faillite commune arase capitalisme d'État et capitalisme privé, et que dévalent vers l'égout du passé les valeurs patriarcales du maître et de l'esclave, les idéologies de gauche et de droite, le collectivisme et le libéralisme, toute ce qui s'est édifié sur le viol de la nature terrestre et de la nature humaine au nom de la sacro-sainte marchandise.

Un nouveau style est en train de naître
, que seule dissimule l'ombre d'un colosse dont les pieds d'argile ont déjà cédé. L'école demeure confinée dans le contre-jour du vieux monde qui s'effondre.

Faut-il la détruite? Question doublement absurde.

D'abord parce qu'elle est déjà détruite. De moins en moins concernés par ce qu'ils enseignent et étudient - et surtout par la manière d'instruire et de s'instruire -, professeurs et élèves ne s'affairent ils pas à saborder de conserve le vieux paquebot pédagogique qui fait eau de toutes parts?

L'ennui engendre la violence, la laideur des bâtiments excite au vandalisme, les constructions modernes, cimentées par le mépris des promoteurs immobiliers, se lézardent, s'écroulent, s'embrasent, selon l'usure programmée de leurs matériaux de pacotille.

Ensuite, parce que le réflexe d'anéantissement s'inscrit dans la logique de mort d'une société marchande dont la nécessité lucrative épuise le vivant des êtres et des choses, le dégrade, le pollue, le tue.
Accentuer le délabrement ne profite pas seulement aux charognards de l'immobilier, aux idéologues de la peur et de la sécurité, aux partis de la haine, de l'exclusion, de l'ignorance, il donne des gages à cet immobilisme qui ne cesse de changer d'habits neufs et masque sa nullité sous des réformes aussi spectaculaires qu'éphémères.

L'école est au centre d'une zone de turbulence où les jeunes années sombrent dans la morosité, où la névrose conjuguée de l'enseignant et de l'enseigné imprime son mouvement au balancier de la résignation et de la révolte, de la frustration et de la rage.

Elle est aussi le lieu privilégié d'une renaissance. Elle porte en gestation la conscience qui est au coeur de notre époque: assurer la priorité au vivant sur l'économie de survie.

Elle détient la clé des songes dans une société sans rêve: la résolution d'effacer l'ennui sous la luxuriance d'un paysage où la volonté d'être heureux bannira les usines polluantes, l'agriculture intensive, les prisons en tous genres, les officines d'affaire véreuses, les entrepôts de produits frelatés, et ces chaires de vérités politiques, bureaucratiques, ecclésiastiques qui appellent l'esprit à mécaniser le corps et le condamnent à claudiquer dans l'inhumain.

Stimulé par les espérances de la Révolution, Saint-Just écrivait: « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Il a fallu deux siècles pour que l'idée, cédant au désir, exige sa réalisation individuelle et collective.

Désormais, chaque enfant, chaque adolescent, chaque adulte se trouve à la croisée d'un choix: s'épuiser dans un monde qu'épuise la logique d'une rentabilité à tout prix, ou créer sa propre vie en créant un environnement qui en assure la plénitude ou l'harmonie. Car l'existence quotidienne ne se peut confondre plus longtemps avec cette survie adaptative à laquelle l'ont réduite les hommes qui produisent la marchandise et sont produits par elle.

Nous ne voulons plus d'une école où l'on apprend à survivre en désapprenant à vivre. La plupart des hommes n'ont été que des animaux spiritualisés, capables de promouvoir une technologie au service de leurs intérêts prédateurs mais incapables d'affiner humainement le vivant et d'atteindre ainsi à leur propre spécificité d'homme, de femme, d'enfant.

Au terme d'une course frénétique au profit, les rats en salopette et en costumes trois pièces découvrent qu'il ne reste qu'une portion congrue du fromage terrestre qu'ils ont rongé de toutes parts. Il leur faudra ou progresser dans le dépérissement, ou opérer une mutation qui les rendra humains.

Il est temps que le memento vivere remplace le memento mori qui estampillait les connaissances sous prétexte que rien n'est jamais acquis.

Nous nous sommes trop longtemps laissé persuader qu'il n'y avait à attendre du sort commun que la déchéance et la mort. C'est une vision de vieillards prématurés, de golden boys tombés dans la sénilité précoce parce qu'ils ont préféré l'argent à l'enfance. Que ces fantômes d'un présent conjugué au passé cessent d'occulter la volonté de vivre qui cherche en chacun de nous le chemin de sa souveraineté!

La société nouvelle commence où commence l'apprentissage d'une vie omniprésente
. Une vie à percevoir et à comprendre dans le minéral, le végétal, l'animal, règnes dont l'homme est issu et qu'il porte en soi avec tant d'inconscience et de mépris. Mais aussi une vie fondée sur la créativité, non sur le travail; sur l'authenticité, non sur le paraître; sur la luxuriance des désirs, non sur les mécanismes du refoulement et du défoulement. Une vie dépouillée de la peur, de la contrainte, de la culpabilité, de l'échange, de la dépendance. Parce qu'elle conjugue inséparablement la conscience et la jouissance de soi et du monde.
Une femme qui a l'infortune d'habiter dans un pays gangrené par la barbarie et l'obscurantisme écrivait: « En Algérie, on apprend à l'enfant à laver un mort, moi je veux lui apprendre les gestes de l'amour. » Sans verser dans tant de morbidité, notre enseignement n'a été trop souvent, sous son apparente élégance, qu'un toilettage de morts. Il s'agit maintenant de retrouver jusque dans les libellés du savoir les gestes de l'amour: la clé de la connaissance et la clé des champs où l'affection est offerte sans réserve.

Que l'enfance se soit prise au piège d'une école qui a tué le merveilleux au lieu de l'exalter indique assez en quelle urgence l'enseignement se trouve, s'il ne veut pas sombrer plus avant dans la barbarie de l'ennui, de créer un monde dont il soit permis de s'émerveiller.

Gardez-vous cependant d'attendre secours ou panacée de quelque sauveur suprême. Il serait vain, assurément d'accorder crédit à un gouvernement, à une faction politique, ramassis de gens soucieux de soutenir avant tout l'intérêt de leur pouvoir vacillant; ni davantage à des tribuns et maîtres à penser, personnages médiatiques multipliant leur image pour conjuguer la nullité que reflète le miroir de leur existence quotidienne. Mais ce serait surtout marcher au revers de soi que de s'agenouiller en quémandeur, en assisté, en inférieur, alors que l'éducation doit avoir pour but l'autonomie, l'indépendance, la création de soi, sans laquelle il n'est pas de véritable entraide, de solidarité authentique, de collectivité sans oppression.

Une société qui n'a d'autre réponse à la misère que le clientélisme, la charité et la combine est une société mafieuse. Mettre l'école sous le signe de la compétitivité, c'est inciter à la corruption, qui est la morale des affaires.

La seule assistance digne d'un être humain est celle dont il a besoin pour se mouvoir par ses propres moyens. Si l'école n'enseigne pas à se battre pour la volonté de puissance, elle condamnera des générations à la résignation, à la servitude et à la révolte suicidaire. Elle tournera en souffle de mort et de barbarie ce que chacun possède en soi de plus vivant et de plus humain.

Je ne suppose pas d'autre projet éducatif que celui de se créer dans l'amour et la connaissance du vivant. En dehors d'une école buissonnière où la vie se trouve et se cherche sans fin - de l'art d'aimer aux mathématiques spéculatives -, il n'y a que l'ennui et le poids mort d'un passé totalitaire.

Aucun enfant ne franchit le seuil d'une école sans exposer au risque de se perdre; je veux dire de perdre cette vie exubérante, avide de connaissances et d'émerveillements, qu'il serait si exaltant de nourrir, au lieu de la stériliser et de la désespérer sous l'ennuyeux travail du savoir abstrait... Si l'enseignement est reçu avec réticence, voire avec répugnance, c'est que le savoir filtré par les programmes scolaires porte la marque d'une blessure ancienne: il a été castré de sa sensualité originelle. La connaissance du monde sans la conscience des désirs de vie est une connaissance morte."

mardi 25 janvier 2011

L'ère des créateurs (3) Un Prophète Hérétique

Raoul Vaneigem


Ce billet est le suite de L'ère des Créateurs (1) et (2)

« Nous sommes les enfants d’un monde dévasté, qui s’essaient à renaître dans un monde à créer. Apprendre à devenir humain est la seule radicalité... C'est se condamner à ne s'atteindre jamais que de rechercher son identité dans une religion, une idéologie, une nationalité, une race, une culture, une tradition, un mythe, une image. S'identifier à ce que l'on possède en soi de plus vivant, cela seul émancipe.» Raoul Vaneigem



La voix des prophètes

La voix des prophètes chante - ou hurle, selon les cas - dans le désert de l’indifférence, du mépris et de l’incompréhension jusqu’à ce que nous soyons capable d’en saisir l’écho, assourdi par nos habitudes de vivre, de sentir et de pensée. Et pourtant l’inspiration visionnaire des créateurs annonce toujours l’avènement des temps nouveaux avant qu’ils ne s’objectivent en évènements qui transforment le monde.

Car avant que d’apparaître dans le monde objectif, ces évènements sont en gestation dans ce que Henry Corbin – puis, à sa suite, son disciple, l’anthropologue Gilbert Durand et le disciple de celui-ci, le sociologue Michel Maffesoli – nomment le monde imaginal : celui d’un imaginaire intersubjectif, créateur des récits et des mythes à travers lesquels la conscience collective donne un sens à son expérience. Rien n’arrive qui ne parte de cette intersubjectivité à laquelle la subjectivité du visionnaire est intimement connectée par le mouvement organique – vital et créatif – de sa sensibilité.

Raoul Vaneigem est un prophète à sa façon – athée et libertaire – qui a su écrire avec talent et décrire avec précision, avant bien d’autres, les mécanismes pervers de l’aliénation propre à la société du spectacle et l’urgente nécessite de redonner au mouvement créateur de la vie une place centrale dans notre expérience du monde et notre organisation sociale. Il a analysé avec minutie et exprimé avec lyrisme l’impasse existentielle à laquelle nous mène une société de marché et l’emprise débilitante qu’elle opère sur les consciences.

Ce n’est sans doute pas pour rien d’ailleurs que Raoul Vaneigem est l’auteur de trois livres sur les hérésies : La résistance au christianisme, Les Hérésies et Le mouvement du libre esprit. Ce prophète de la vie est effectivement un hérétique dont la libre pensée bouscule les dogmes de cette religion moderne qu’est l’économie – réunie autour de la sainte trinité : profit, travail, consommation – comme le faisaient les hérétiques des temps passés vis-à-vis des dogmes du christianisme dominant.


Une ère radicalement nouvelle

Au fur et à mesure qu’ils se produisent avec la régularité d’un métronome, les évènements sont autant d’illustrations validant les analyses et les intuitions de cet hérétique. Dans un texte écrit dans les années 90 où il présente son Traité de Savoir Vivre en édition de poche, Vaneigem écrit ceci : « Le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations marque l'émergence, au sein d'un monde en déclin, d'une ère radicalement nouvelle. Au cours accéléré qui emporte depuis peu les êtres et les choses, sa limpidité n'a pas laissé de s'accroître. Je tiens pour contraire à la volonté d'autonomie individuelle le sentiment, nécessairement désespéré, d'être en proie à une conjuration universelle de circonstances hostiles. Le négatif est l'alibi d'une résignation à n'être jamais soi, à ne saisir jamais sa propre richesse de vie.

J'ai préféré fonder sur les désirs une lucidité qui, éclairant à chaque instant le combat du vivant contre la mort, révoque le plus sûrement la logique de dépérissement de la marchandise. Le fléchissement d'un profit tiré de l'exploitation et de la destruction de la nature a déterminé, à la fin du XIXe siècle, le développement d'un néocapitalisme écologique et de nouveaux modes de production. La rentabilité du vivant ne mise plus sur son épuisement mais sur sa reconstruction.

La conscience de la vie à créer progresse parce que le sens des choses y contribue. Jamais les désirs, rendus à leur enfance, n'ont disposé en chacun d'une telle puissance de briser ce qui les inverse, les nie, les réifie en objets marchands. Il arrive aujourd'hui ce qu'aucune imagination n'avait osé soutenir : le processus d'alchimie individuelle n'aboutit à rien de moins qu'à la transmutation de l'histoire inhumaine en réalisation de l'humain
».


Nous qui désirons sans fin

Raoul Vaneigem poursuit la chronique de cette transmutation alchimique dans un ouvrage paru en 96 : « Conçu sous forme de brèves analyses et thèses, Nous qui désirons sans fin fait l'examen critique d'une société marchande en déclin et d'une société vivante appelée à la dépasser. Le capitalisme mondial n'est plus qu'un système parasitaire déterminant l'existence d'une bureaucratie où le politique est aux ordres d'une pratique usuraire. Toute l'organisation sociale est ainsi menacée jusque dans sa contestation qui, ne cherchant d'autre solution en dehors de l'économie d'exploitation, se dégrade avec elle.

Cependant, si nous ne voulons plus d'une civilisation qui a tourné toutes ses espérances vers la mort, nous ne voulons pas davantage d'une société où la vie est perçue à travers l'optique de la rentabilité. Comment empêcher les désirs de devenir leur contraire ? Comment les dépouiller du négatif dont les a revêtus une tradition séculaire ? Comment savoir ce que l'on veut et vouloir ce que l'on sait ? La réponse est en chacun dès l'instant où il lui importe avant tout de renaître à ce qu'il a en lui de plus vivant
. »

Nous proposons ci-dessous le premier – Imperturbable et incertain est celui qui vainc le hasard – et le dernier des textes – Enfants qui dissiperez le cauchemar du vieux monde – qui composent cet ouvrage. Plus d’une dizaine d’années avant la crise planétaire du capitalisme, Vaneigem y décrit avec une précision visionnaire la fin d’un monde ravagé par le totalitarisme financier et l’avènement d’une vie requalifiée.


Imperturbable et incertain est celui qui vainc le hasard

Nous sommes dans le monde et en nous-mêmes au croisement de deux civilisations. L’une achève de se ruiner en stérilisant l’univers sous son ombre glacée, l’autre découvre aux premières lueurs d’une vie qui renaît l’homme nouveau, sensible, vivant et créateur, frêle rameau d’une évolution où l’homme économique n’est plus désormais qu’une branche morte.

Jamais le désespoir d’avoir à survivre au lieu de vivre n’a atteint dans le temps et dans l’espace existentiel et planétaire une tension extrême. Jamais n’a été pressentie aussi universellement l’exigence de privilégier le vivant sur le totalitarisme de l’argent et de la bureaucratie financière.

Jamais enfin tant de populations et d’êtres particuliers n’ont été la proie d’un désarroi où s’entremêlent la plus apeurée des servitudes volontaires et la tranquille résolution de briser sous le déferlement de la jouissance et de la vie les impératifs marchands qui emmuraillent l’horizon.

Pour la première fois dans l’Histoire se fonde une véritable internationale du genre humain. Elle s’édifie à l’instigation de la femme, sous la force irrésistible de son affranchissement. Aucun décret ni statuts ne la régissent. Il lui suffit de cette volonté de vivre individuelle et collective qui du Chiapas à l’Oural invente une humanité dont le vieux monde usurpait le nom pour en nier la qualité.

Rien n’importe davantage que d’en prendre conscience, car elle est au coeur de notre quotidien.

Il peut paraître vain de rappeler en quelques pages les tenants et les aboutissants d’un état de corruption qui a gangrené en quelques années ce qui se dit, se pense et s’entreprend sous les prétextes les plus divers. Je n’ai rien souhaité que d’en tirer quelque lueur sur le débat auquel il m’a semblé que nul n’échappait : ou mourir de la rage résignée d’une société qui s’enlise dans l’ennui et l’inhumanité, ou prendre le plaisir de vivre et saisir à la gorge quiconque se met, au nom de l’économie, en travers de notre chemin.

Si, de ce que j’ai écrit, peu a été entendu, rien du moins n’en aura été récupéré par le monde où dominent la réalité de la mort et l’ombre d’une vie absente. En quelque incertitude, maladresse ou erreur où je me sois trouvé, je n’ai cessé de me reprendre au départ d’une existence chaque jour recommencée, à l’endroit même où s’opère une mutation que notre civilisation moribonde a toujours décrétée impossible.

J’apprends à vouloir tout et à n’attendre rien, guidé par la seule constance d’être humain et la conscience de ne l’être jamais assez.


Enfants qui dissiperez le cauchemar du vieux monde

J’ai vécu en des siècles obscurs, m’exaltant des lueurs frêles et lointaines qui filtraient comme une aube de l’ordinaire clarté de vos jours. Le sommeil de l’imagination engendrait les monstres de la raison. Une cruelle faculté d’abstraire jonglait avec les syllogismes et les chiffres en nous dissimulant les arènes planétaires où le calcul de l’intérêt glacial décrétait que fussent épargnés ou abattus hommes, enfants, bêtes et arbres. Le sang des spéculations boursières n’éclaboussait pas les agioteurs ; les grandes eaux budgétaires lavaient les abattoirs du marché mondial. Le pur esprit des affaires a toujours produit la brute ignoble, avec l’élégance de ne pas y toucher.

Cependant l’hiver rêve si ardemment du printemps qu’il s’en vient. Dans le décor que l’argent bâtissait pour le règne de la mort, vos silhouettes légères et incertaines attiraient au-dehors des cimetières ceux qui cessaient de s’y complaire.

J’ai été de ceux-là qui pressentaient vos paysages, les effleurant d’une approche sensible et voluptueuse, car ils ont la tendresse et la violence des corps qui se cherchent. En ce là-bas si tramé d’imminence, le familier vous est enfin connu.

Dans le secret d’aller aux autres et à vous-mêmes comme la pluie va à la terre, vous avez découvert sans l’éventer le mystère de la plante, de l’animal, de la pierre, de l’enfant d’où s’initient à naître les hommes et les femmes.

Vous parcourez en dansant ou en claudiquant les parcs naturels du savoir. Vous apprenez les enchantements d’Orphée. D’un infime accord jaillissent les émerveillements de l’aventure et cette même et distincte beauté du crapaud et de l’orchidée.

Au profond de la forêt des désirs, où chacun sillonne le labyrinthe qu’il s’invente pas à pas, nul dragon ne surgit que n’ait le pouvoir d’apaiser celui qui, par maladresse, crainte ou perversité, en a suscité le péril.

Il n’est rien au regard du plaisir qui ne soit la vie même. Le génie de l’humain vous a menés au coeur unanime du corps et de la terre, où gît la puissance qui ne meurt pas, la racine se régénérant de son sang et de sa sève.

Pourquoi vous soucier d’autre héritage que de l’unique instant qui vous fit naître et vous confère l’incomparable privilège d’être unique et cependant partout présent où toute vie renaît et multiplie ?

La science, en vous renouvelée, se dispense sans réserve ni réticence, au gré, de la curiosité dont s’enflamment, aux fêtes de l’inspiration, les saisons et les ages. Aimants et aimés, en quoi vous conviendrait-il de vous montrer tutélaires ou en quête de protection ? Il vous suffit d’errer par les champs magnétiques du vivant pour connaître l’art de l’aimantation qui attire et repousse les êtres et les choses au rythme du temps, et fait ondoyer avec la grâce du serpent le chemin lentement tracé dans l’entrelacs des autres et de vous-mêmes.

Pénétrés du plaisir d’exister, vous êtes vous et vous êtes à tous sans que rien ni personne ne vous puissent saisir et capturer. Les promesses que la vie vous fait, vous gagez de les tenir sans comptes à rendre à quiconque. Ce que vous tentez de vivre à la pointe du désir, nul autre que vous ne le peut entreprendre. Vous caracolez seuls, armés de la seule force qui dispense d’armes et d’armure, dédaignant les compagnons de la mort et le sarcasme des cadavres. Le rire du vivant consume les cercueils.

Il n’y a pas de récompense puisqu’il n’y a plus de châtiment. Il n’y a que la jouissance mieux déterminée à croître et à s’affiner qu’à se défendre et s’aguerrir contre ce qui l’entrave et la nie.

Heureux celui qui, au-delà de tout sentiment de réussite ou d’échec, sans présomption ni mépris de soi, déroule le fil labyrinthique de l’existence en s’avouant : ainsi ai-je désiré du fond du coeur que cela soit.

De telles choses ne sont possibles que sur la terre.

vendredi 21 janvier 2011

L'Ere des Créateurs (2) Une Généalogie Culturelle


La violence d'une société ne fait qu'exprimer la violence que chacun s'inflige à soi-même en renonçant à vivre. Raoul Vaneigem
Ce billet est la suite du précédent : L'ère des Créateurs (1)
Pour la Cyber Génération, le nom de Raoul Vaneigem n’évoque sans doute pas grand chose. Pour les anciens jeunes - un euphémisme délicat qui permet d’éviter le mot vieux, si déplaisant aux oreilles du jeunisme ambiant - ceux qui appartiennent à une génération ayant vécue son adolescence et sa jeunesse à la fin des années soixante et durant les années soixante dix, Raoul Vaneigem - tout comme Guy Debord - restent les figures emblématiques d’un mouvement situationniste ayant largement inspiré la révolte étudiante de Mai 68. Dans Le Monde, Nicolas Truong décrit ainsi L’internationale Situationniste :

« Dépasser l'art, subvertir la vie quotidienne, jouir sans entraves et vivre sans temps morts, faire de la révolution une fête, de la fête un jeu et de l'existence une construction de situation. Insulter les faux rebelles et malmener les vrais staliniens, pratiquer le scandale comme un art et dézinguer les gloires installées de la radicalité, détourner les standards de la culture populaire afin de libérer les prolétaires tout en misant sur les conseils ouvriers...

Pendant près de dix ans, les douze numéros de l'Internationale situationniste (1958-1969), rédigés par une poignée d'insurgés, allaient subvertir les anciennes avant-gardes, donner quelques outils utiles à la critique de la société de consommation... Le "spectacle", ce "rapport social entre des personnes, médiatisé par des images" qui éloigne ce qui était directement vécu dans une représentation, écrit Guy Debord dans La Société du spectacle (1967), sera l'un des maîtres mots du mouvement... »


Le monde est à refaire

Raoul Vaneigem, lui, est l’auteur du Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations où un style flamboyant, à la fois classique et lyrique, est au service d’une pensée critique, à la fois libertaire et révolutionnaire, émaillée de nombreuses références littéraires et philosophiques. Vaneigem déconstruit les mythes de la société du spectacle en appelant au soulèvement de la jeunesse contre le vieux monde.

Dès l’introduction du Traité, Vaneigem donne le ton d’une pensée radicale : « Ce qu’il y a de vécu dans ce livre, je n’ai pas l’intention de le rendre sensible à des lecteurs qui ne s’apprêtent en toute conscience à le revivre. J’attends qu’il se perde et se retrouve dans un mouvement général des esprits, comme je me flatte que les conditions présentes s’effaceront de la mémoire des hommes. Le monde est à refaire : tous les spécialistes de son reconditionnement ne l’empêcheront pas. De ceux-là, que je ne veux pas comprendre, mieux vaut n’être pas compris... »

A l’analyse marxiste de la lutte des classes, Vaneigem et les situationnistes ajoutent le parti pris de la subjectivité et de la vie : « Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu'il y a de subversif dans l'amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre. »
En ce sens, il sont bien les porte voix d’un mouvement international qui, de Mexico à Prague, de Berkeley au Japon en passant par l’Allemagne et l’Italie, voit l'énergie de la jeunesse se dresser contre la sclérose d'un vieux monde issu de la guerre et promis à l'effondrement par l'avènement de la société de consommation : « La lutte du subjectif et de ce qui le corrompt élargit désormais les limites de la vieille lutte des classes. Elle la renouvelle et l’aiguise. Le parti pris de la vie est un parti pris politique. Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui ».
Le mouvement situationniste transfigure les revendications économiques et politiques qui furent celles du mouvement ouvrier en une contestation globale aux forts accents existentiels et culturels. Ce qui est contesté ce ne sont pas seulement des états de fait mais un état d’esprit : cette vision bourgeoise du monde qui sacrifie la vie concrète au monde abstrait de l’économie. Cette contestation repose sur l’affirmation d'une qualité subjective face à la toute puissance réductrice et mortifère d'une vision purement comptable et quantitative de l'existence.


L’homme émietté et l’homme unitaire

La jeunesse de cette époque s’insurge donc contre l’hégémonie d’une pensée technocratique et utilitariste qui ne laisse aucune place au mouvement créateur de la vie et de la subjectivité. Cette culture de domination est à l’origine d’un homme émietté auquel s’oppose l’homme unitaire qui affirme dans la révolte une totalité vivante et créatrice :

« L’homme de la survie, c’est l’homme émietté dans les mécanismes du pouvoir hiérarchisé, dans une combinaison d’interférences, dans un chaos de techniques oppressives qui n’attend pour s’ordonner que la patiente programmation des penseurs programmés. L’homme de la survie, c’est aussi l’homme unitaire, l’homme du refus global. Il ne se passe un instant sans que chacun de nous ne vive contradictoirement, et à tous les degrés de la réalité, le conflit de l’oppression et de la liberté ; sans qu’il ne soit bizarrement déformé et comme saisi en même temps selon deux perspectives antagonistes : la perspective du pouvoir et la perspective du dépassement. »

Le "spectacle" est l’autre nom de cette aliénation qui abstrait l’homme du mouvement vital et créateur qui l’anime. Au nom de cet appel de la vie qu’il ressent en lui comme l'expression concrète et poétique de sa subjectivité, l'homme unitaire, celui du refus global, conteste la société du spectacle, productrice de l'homme émietté. La pensée et l’action subversives expriment ce mouvement vital et créateur qui refuse d’étouffer sous les injonctions d'un pouvoir technocratique guidant les individus vers leur dissolution dans les rouages mortifères de la production et de la consommation.
"Pas une émeute, pas une révolution, qui ne révèle une recherche passionnée de la vie exubérante, d’une transparence dans les rapports humains et d’un mode collectif de transformation du monde... Les hommes de pensée ne manquent pas d’humour : ils déconnectent les éléments du circuit puis annoncent que le courant ne passera pas. Ils peuvent alors affirmer, sans filet, que la réalisation totale est un leurre, la transparence une chimère, l’harmonie sociale une lubie. Où la séparation règne, chacun est vraiment tenu à l’impossible. La manie cartésienne de morceler et de progresser par degrés garantit toujours l’inaccompli et le boiteux. Les armées de l’Ordre ne recrutent que des mutilés."
Pas de révolution qui ne soit aussi culturelle : l'homme émietté, celui du morcellement cartésien à l'origine de la pensée technocratique dominante, doit être dépassé par l'homme vivant qui exprime, à travers le mouvement vital de la création, sa participation subjective à une totalité collective et naturelle. Cette expression d'une sensibilité homéotélique qui relie la partie et le tout préfigure le développement d'une pensée intégrale.


L'évolution culturelle

Les analyses de Vaneigem trouveront de nombreux échos, au même moment, dans l'ouvrage d'Herbert Marcuse : L’Homme unidimensionnel, sous-titré Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, paru en France en 1964 puis réédité en 1968. La pensée de Vaneigem, comme celle Marcuse, s’inscrit dans cette dialectique entre l'aliénation de l’homme émietté et la libération de l’homme unitaire, c'est à dire entre l’homme unidimensionnel de la société industrielle avancée et l’homme multidimensionnel d’une civilisation à inventer collectivement.

Dans ces années-là, cette même dialectique anime la contre-culture américaine - et sa quête d’un nouveau paradigme - qui cherche à penser à nouveau frais un homme réunifié dans un monde réenchanté. Pour celui qui perçoit, au delà des apparences, les métamorphoses de l'évolution, il existe une profonde continuité généalogique entre le mouvement de Mai 68, la contre culture des années 60/70, la quête d'un nouveau paradigme dans les années 80, l'émergence des Créatifs Culturels dans les années 2000 et celle de la culture intégrale dans les années 2010.
Cette continuité généalogique est d'autant plus avérée que les situationnistes eux-mêmes s'inscrivent dans la filiation du surréalisme, du mouvement Dada ainsi que du socialisme et de la pensée libertaire du dix neuvième siècle : autant d'avant-gardes inspirées exprimant le refus vital, créatif et collectif d'une pensée dominante à la fois utilitariste, individualiste et technocratique. Comme l'écrit Guy Debord : "Les avant-gardes n'ont qu'un temps ; ce qui peut leur arriver de plus heureux, c'est, au plein sens du terme, d'avoir fait leur temps."
En exprimant d'une manière créative l'Esprit du temps, ces minorités évolutives ont effectivement fait leur temps en imprimant dans la conscience collective de nouvelles manières de vivre, de sentir et de penser. Ces avant-gardes sont autant de métamorphoses d'une même dynamique profonde qui a transformé peu à peu notre vision du monde. L'avènement d'une culture intégrale et son développement s'inscrit donc dans une généalogie culturelle dont nous avons exposé les prémices, notamment ici, ici et .
En réaction à une culture de domination abstraite, devenue mortifère, l'évolution culturelle des deux derniers siècles, telle qu'elle s'exprime à travers les minorités créatrices, dessine peu à peu la figure d'une totalité concrète : celle d'une subjectivité impliquée dans les divers milieux naturels et sociaux, culturels et spirituels où elle évolue. Une telle évolution se diffuse à l'ensemble de la société quand le renouvellement naturel des générations provoque la ruine de la pensée dominante et des institutions qui la représente alors même qu'un courant créateur instaure peu à peu une autre vision du monde plus complexe et plus complète.


La création de soi

Dans tout son itinéraire d’auteur, Vaneigem n’aura de cesse d’identifier les conditions personnelles, sociales et culturelles permettant l’expression du mouvement vital et créateur de la subjectivité et son émancipation vis à vis des contraintes exercées par les divers pouvoirs économiques et politiques, culturels et religieux. Dans L’Ere des créateurs, paru en 2002, Vaneigem perçoit les conditions d’un bouleversement des mentalités, des mœurs et de la société qui rend possible l’avènement d’un autre monde. Phil Fax présente ainsi cet ouvrage dans la Nouvelle Revue Moderne :

" L’Ere des créateurs porte le débat au cœur de la relation entre l'individu et la société. « Y a-t-il un homme qui ne se soit résolu, à un moment ou à un autre, à construire sa vie selon ses aspirations, en dépit des contrariés que lui opposait l'ordre millénaire des choses ? » se demande Raoul Vaneigem, avant de constater que la plupart se résignent et finissent par se ranger dans un ordre fondé sur le renoncement. Malgré les contradictions qui le minent, cet ordre reste porteur de sa reproduction, car « la violence d'une société ne fait qu'exprimer la violence que chacun s'inflige à soi-même en renonçant à vivre ».

Cette analyse fonde chez Vaneigem le refus de la violence, mais l'amène aussi à souligner qu'il n'est guère satisfaisant de renvoyer chacun à lui-même et à sa responsabilité dans ses propres maux. Son choix de se placer «
au cœur des désirs, au centre d'une volonté de vivre, seule capable d'identifier l'existence à un passionnant labyrinthe » le conduit à énoncer que la création de soi devient « l'alpha et l'oméga d'une aventure humaine à laquelle je participe en gageant mon bonheur sur le bonheur des autres. Etre heureux s'énonce au singulier et se conjugue au pluriel ».


Une insurrection poétique

La création de soi, cependant, ne va pas de soi : des millénaires d’existences soumises au travail, d’oppression des femmes, de pensée religieuse, ont jeté sur elle un interdit qui est signifié dès l’enfance. On peut relire l’histoire des relations de la société avec ses individus les plus créatifs au regard de cet interdit. «
Ô Montaigne, Shakespeare, Diderot, Stendhal, Hölderlin, James, Tchekhov, Kafka, Joyce, Lowry, du moins ai-je deviné, jusque dans vos vicissitudes, la raison de l’affection que je vous porte », s’écrie Vaneigem…

Nous pourrions sans peine compléter avec lui la liste des écrivains et des artistes qui nous touchent profondément parce que les conflits dont rendent compte leur vie et leur œuvre sont aussi les nôtres. A l’opposé du mythe de « l’artiste maudit » qu’il récuse, Vaneigem appelle à une création épurée de ce qui la change en marchandise et en travail, une création tournée vers le désir de s’affiner en se recréant, car «
toute création renvoie à la création de soi».

La faculté de «
redécouvrir nos potentialités pour les exercer » n’est pas réservée à quelques élus marqués par la grâce. « Nous sommes tous des créateurs mais l’interdiction de créer, de construire notre vie quotidienne – qui nous a été signifiée depuis tant de siècles – nous incite à négliger, renier, mépriser une pratique à laquelle nous nous adonnons spontanément ».

On reconnaîtra dans son appel un air vivifiant dont le souffle ranime les braises des grandes insurrections poétiques : «
La création de l’homme par l’homme est la seule violence capable de briser l’inertie, la passivité, le fatalisme, la servitude volontaire dont nous continuons d’armer les tyrannies qui nous oppriment. Telle est la poésie qui sera faite par tous et par chacun. »"


Mème Vert

Au-delà de la dimension purement esthétique de l’œuvre de Vaneigem, du souffle parfois renversant de son style, ceux qui sont familiers des modèles de l’évolution culturelle, notamment celui de la Dynamique Spirale, perçoivent cette œuvre emblématique du courant contestataire de Mai 68 comme l’affirmation des valeurs du Mème Vertempathique, pluraliste – fondé sur la prévalence de l’expérience subjective et du ressenti, sur le relativisme et la coopération, sur la haine des hiérarchie et des compétions. Un Mème Vert qui permet le dépassement des valeurs du Mème Orange – rationnel/individualiste – fondé sur les valeurs de la réussite individuelle, de l’efficacité et de la compétition.

L’Ere des créateurs annonce bien sûr le prochain stade évolutif – intégral – mais le déni de l'expérience spirituelle au profit d’une vision purement immanente et vitaliste de l’existence humaine empêche Vaneigem d’accéder à ce niveau. Fondée sur la prévalence du désir et de la subjectivité, ce vitalisme immanent représente bien une certaine intelligentsia française dont Deleuze et ses fameuses machines désirantes furent un temps les figures emblématiques.
Cette génération intellectuelle née avant-guerre et qui fut à son zénith créateur durant les années 60/70 est encore prisonnière d’une tradition culturelle qui fait l’amalgame entre religion et spiritualité, entre l’obéissance à un dogme clérical pré-moderne et l’éveil à une conscience transpersonnelle et transrationnelle. Ce qui la rend bien incapable de saisir dans le mouvement vital du désir et de la création une expression énergétique et immanente d'un Esprit transcendant.

Cette absence de perspective évolutive fait que tout un courant néo-libéral a récupéré cette pensée libertaire et ce relativisme subjectif pour les transformer en « idéologie pulsionnelle » instrumentalisée, de fait, au service du Marché. L’alliance des idéologies libérales et libertaires a réduit l’affirmation d’une puissance subjective à celle d’un narcissisme profondément nihiliste, sorte de « tout à l’ego » putride focalisé sur la satisfaction des pulsions individuelles et celles des fantasmes de toute puissance inhérents. Idéologie néo-libérale intrinsèquement perverse dont on voit les ravages sur les plans économiques, politiques et sociaux dans la mesure où elle réduit l'autre au rôle d'instrument au service d'une satisfaction égoïste, à la fois pulsionnelle et compulsive.


Une spiritualité intégrale

Toutefois, emprunté par la sensibilité d'une nouvelle génération, un autre chemin se dessine, qui permet de passer du Mème Vert relativiste au Mème Jaune intégral en reconnaissant dans le mouvement vital du désir et de la création, l'expression énergétique et immanente d’un Esprit transcendant dont on peut faire l’expérience par une initiation à la fois esthétique et sensible, intellectuelle et symbolique.

Partout, dans le monde occidental, s'affirme un courant culturel profondément novateur fondé sur une réforme de la pensée et sur la profondeur régénératrice d'une expérience spirituelle qui n'a rien à voir avec le dogme clérical et pré-moderne de la religion. En France, une nouvelle génération de penseurs et d’écrivains – je pense notamment à Denis Marquet et à son ouvrage Elément de philosophie angélique sur lequel nous reviendrons – osent braver les dogmes rancis d’un formalisme franchouillard pour affirmer le lien intime et énergétique entre l'Esprit transcendant et le mouvement évolutif de la vie immanente.
A propos du dernier livre d’Annie Le Brun, Nicolas Truong dans Le Monde parle de : « L'urgence de défendre une raison sensible par l'entremise d'une conscience poétique qui rend grâce au merveilleux sans tomber dans les ornières du religieux. » Peut-on mieux dire ? L’ère des créateurs n’est-elle pas simplement celle d'une vie poétique fondée sur l’expérience intime d’un monde réenchanté ?

L’Ere des Créateurs renvoie à l'émergence d’une spiritualité intégrale et poétique, profondément non duelle. N’oublions pas, comme l’écrit Jean Yves Leloup qu'« Etre spirituel, c’est être inspiré ». L’Ere des créateurs est celle d’une inspiration intégrale qui, dans toute forme, perçoit l’expression « symbolique » de cette force évolutive, à la fois vitale et créatrice, que l’on nomme l’Esprit.

lundi 17 janvier 2011

L'Ere des Créateurs (1)

"Nous sommes dans le monde et en nous-mêmes au croisement de deux civilisations. L’une achève de se ruiner en stérilisant l’univers sous son ombre glacée, l’autre découvre aux premières lueurs d’une vie qui renaît l’homme nouveau, sensible, vivant et créateur, frêle rameau d’une évolution où l’homme économique n’est plus désormais qu’une branche morte." Raoul Vaneigem
Penseur libertaire et figure emblématique de l’Internationale Situationniste, Raoul Vaneigem, est auteur d’un ouvrage qui a profondément inspiré la révolte étudiante de Mai 68 : Le Traité de Savoir Vivre à l’usage des jeunes générations, publié en 1967. En 2002, il publie l’Ere des créateurs dont nous proposons ci-dessous les dernières pages qui constituent une forme de manifeste exprimant la mutation que nous vivons : un bouleversement des mentalités, des mœurs et de la société, porteur de nouvelles valeurs et d'une autre vision du monde.


Raoul Vaneigem. L’Ere des Créateurs

Etrange lucidité que celle qui autopsie le vieux monde et ignore la naissance d’un monde nouveau.
Dans les années 1960, alors que l’efflorescence de l’économie promettait l’état de bien-être pour tous, dénoncer les ravages de la marchandise exposait au sarcasme des sceptiques.

Comment voulez-vous objectaient les bons esprits du temps, que des gens accédant au bonheur garanti par la voiture, la télévision, le logement à loyer modéré et les biens de consommation, songent un seul instant à se révolter ?

Aujourd’hui qu’est venu la mode d’anathématiser l’horreur économique, le même aveuglement empêche de prendre conscience d’une mutation en cours sous nos yeux.

De nouvelles valeurs s’affirment, elles achèvent de ruiner les anciennes, elles mettent en évidence l’amour de la vie, l’imagination créatrice, le progrès humain, la générosité, la solidarité collective fondée sur la conscience individuelle.

Elles ne se fondent pas sur cette bonne volonté qui a toujours annoncé les pires déconvenues. Elles ne peuvent se satisfaire d’une détermination éthique qui, si utile qu’elle puisse être, fait la part trop belle à l’abstraction, à l’intellectualité, à de modernes moutures du vieil impératif catégorique. Elles sont portées par les signes avant-coureurs d’un bouleversement des mentalités, des mœurs, des sociétés et de l’économie nécessaire à leurs besoins.

Quels sont les signes qu’il nous faut recueillir non comme une donnée immédiate, propices à de sottes béatitudes, mais comme les éléments disparates d’une création à entreprendre ?

1 – L’apparition d’un nouveau mode de production, fondé sur les énergies naturelles renouvelables, sollicitant l’exercice de la création et ouvrant la porte à la notion la moins compatible avec l’économie d’exploitation : la gratuité.

2 – Le développement d’une conscience citoyenne et l’amorce de son dépassement dans un projet où le bonheur de chacun soit le garant du bonheur de tous.

Le combat pour la vie implique le passage de la résistance civile et de la désobéissance passive à la création collective de nouvelles relations sociales. Il n’a que faire des règlements de compte entre les gangs affairistes qui mettent le monde en coupe réglée, mais il est en revanche le seul parti capable de chasser les belligérants en confortant le territoire du vivant.
Nous voulons émanciper l’humain de toutes les formes d’économies fondées sur l’exploitation de la nature et de l’homme par l’homme, le dégager de la gangue lucrative qui l’étouffe.

3- L’importance sans cesse croissante accordée, dans le projet d’humanisation de l’homme, à l’école, à l’enfant et à l’action des femmes. Aucun régime ne saurait être toléré où les femmes sont opprimées, car cela signifie que les hommes qui les oppriment ne sont rien par eux-mêmes et se résignent à verser dans le plus veule clientélisme des intérêts mafieux.
L’avenir de l’Afghanistan, du Pakistan, de l’Iran, de l’Algérie, des pays encore sous la coupe d’une religion* qui perpétue l’absolue prédominance du mâle appartient aux femmes unies par delà les distinctions de nations et de cultures, non celles qui concurrencent le pouvoir viril, comme les Thatcher ou les Benazir Buttho, mais celles qui en finiront avec la brute mâle, militaire et patriarcale.

4 – La recréation du corps, le dépassement de l’hédonisme consumériste et la redécouverte du corps comme lieu de jouissance créatrice. La seule façon de se prémunir contre la haine endémique qui n’attend qu’un prétexte pour déferler, en quelque région du monde que ce soit, c’est d’éveiller partout la conscience d’un bonheur à construire, en privilégiant, en affinant et en harmonisant les plaisirs quotidiens.

5 – Le seul progrès qui nous intéresse désormais est celui de l’humain et de sa faculté spécifique : la créativité. Il n’y a que la puissance imaginative du parti pris de la vie qui puisse révoquer ce parti mondialiste de la mort lucrative, dont le nihilisme arrogant exhibe aux yeux des résignés son triomphe dérisoire.
* (Ndlr : Tout à sa défense légitime de l’émancipation des femmes, Raoul Vaneigem opère ici l’amalgame entre la dimension spirituelle de l’Islam et les formes intégristes et obscurantistes de l’Islamisme qui l’instrumentalisent... Il a existé hier, comme il existe aujourd’hui, un Islam qui défend l’émancipation et le droit des femmes.)

dimanche 9 janvier 2011

Edgar Morin : "Les nuits sont enceintes"


Dans un article du Monde paru dans l’édition du 09/01/11 et dont le titre est tiré du proverbe turc : « Les nuits sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra », Edgar Morin fait le bilan de l’année écoulée et dresse les perspectives qui s’ouvrent en ce début d’année.

Père de la pensée complexe, Edgar Morin est un penseur visionnaire dont l’œuvre est essentielle pour tous ceux qui s’intéressent au changement de paradigme à l’origine d’une vision intégrale. C’est la raison pour nous laquelle nous nous référons régulièrement à sa pensée et que nous le citons régulièrement dans Le Journal Intégral, notamment ici, , ... et bien ailleurs !...

Sociologue et philosophe, Edgar Morin né en 1921, est directeur de recherches émérite au CNRS, président de l'Agence européenne pour la culture (Unesco) et président de l'Association pour la pensée complexe. II a publié en 2010 "Pour et contre Marx", "Ma gauche", "Comment vivre en temps de crise ?" (avec Patrick Viveret).


Le sens de l’histoire

Dans cet article, Edgar Morin applique sa méthode complexe au décryptage des évènements que nous sommes en train de vivre sans que nous en comprenions bien le sens c'est-à-dire la direction globale et la signification particulière. Il met ainsi en perspective le court terme de l’actualité immédiate, celle de l’année passé, avec le long terme de l’évolution anthropologique.

On connaît cette phrase de Karl Marx selon laquelle ce sont les hommes qui écrivent l’histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils écrivent. C’est le propre des visionnaires que de voir, à travers la multiplicité et la diversité des évènements - parfois leurs confusions - autant d’indices et de signes qui expriment les dynamiques profondes et l’architectonique générale qui président au mouvement global de l’histoire, et à travers elle, à celui de l’évolution humaine.

Edgar Morin est un de ces rares visionnaires dont le regard à la fois inspiré et lucide permet de donner un sens profond et une cohérence significative aux évènements que nous vivons, sans lesquels il n'est point d'action juste et efficace. S’il fut souvent méprisé par les tenants de l’institution universitaire, c’est que sa pensée complexe ne pouvait rentrer dans les cases d’un savoir spécialisé à quoi se réduit bien souvent actuellement la pensée académique.
Celle-ci est devenue en effet une pensée disciplinaire et fragmentaire qui ne fait somme toute qu’exprimer une culture abstraite de domination de l'homme sur la nature et d'exploitation de l'homme par l'homme. Mais on le sait depuis Diderot : « C'est le sort de presque tous les hommes de génie ; ils ne sont pas à portée de leur siècle ; ils écrivent pour la génération suivante ».


Décomposition et recomposition

Ce n’est donc pas un hasard si la pensée de Morin a rencontré des résistances tant le tableau qu’il dresse de l’époque est décapant : « Partout, les forces de dislocation et de décomposition progressent. Toutefois, les décompositions sont nécessaires aux nouvelles compositions, et un peu partout celles-ci surgissent à la base des sociétés. Partout, les forces de résistance, de régénération, d'invention, de création se multiplient, mais dispersées, sans liaison, sans organisation, sans centres, sans tête. Par contre, ce qui est administrativement organisé, hiérarchisé, centralisé est sclérosé, aveugle, souvent répressif. »

Ce diagnostic est, bien sûr, le nôtre. Celui que nous n’avons cessé d’exprimer et d’illustrer toute l’année dernière dans nos divers billets : à la profonde décomposition ambiante marquée par les diverses crises que nous traversons, correspond l’émergence de formes novatrices de pensée et de sensibilité, de vie et de société. Ces formes innovantes sont des solutions qui expriment la dynamique de l’évolution et qui s’expérimentent à travers l’éclosion d’initiatives créatrices et l’interconnexion entre réseaux novateurs.

Selon Morin : « La marche vers les désastres va s'accentuer dans la décennie qui vient... La course a commencé entre le désespérant probable et l'improbable porteur d'espoir. Ils sont du reste inséparables : "Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve" (Friedrich Hölderlin)... Mais le probable n'est pas certain et souvent c'est l'inattendu qui advient... L'année 2010 a fait surgir en Internet de nouvelles possibilités de résistance et de régénération. »


Régénération

Quinze jours avant la parution de cet article, nous avions justement titré Une régénération culturelle notre billet du 22 Décembre sur l’Université Intégrale, illustré par une photo d’Edgar Morin prise lors d’une conférence qu'il y a donné. Belle synchronicité. C’est justement au début de l’année 2010, pour fêter la nouvelle décennie, que nous avons initié Le Journal Intégral sans autres ambitions que de participer, à notre façon, à ce courant de profonde régénération culturelle propre à la vision intégrale.

Un nouveau monde est en train de se construire sur les ruines de l’ancien. Une communauté de sensibilité et de pensée unit ceux qui se sentent inspirés par la même dynamique évolutive. N'oublions pas l'exhortation hugolienne selon laquelle rien ne peut arrêter une idée dont le temps est venue. Les temps qui viennent sont porteurs d'un nouvel "Esprit du temps" qui s'incarne à travers des hommes et des femmes réunis en réseaux novateurs.
Des réseaux qui sont le noyau d'une régénération culturelle gagnant progressivement l'ensemble de la société, par ondes successives, notamment grâce au mouvement des nouvelles générations. Une régénération qui rencontre de nombreuses résistances dues aux habitudes de pensée, aux institutions, gardiennes de ces habitudes, et aux clercs, gardiens de ces institutions !...

Une communauté intégrale
Fasse que, durant les prochains mois et les années suivantes, une véritable « communauté intégrale » se développe et s’incarne de plus en plus dans l’espace francophone, en résonance avec un mouvement planétaire et multiforme dont on peut suivre l’évolution presque en temps réel grâce à Internet. L’émergence et le développement de cette communauté intégrale dans l'espace francophone se fera grâce l’apport d’initiatives et de visions, de réflexions et de débats, de mise en relations des idées et des hommes au sein d’une intelligence collective alimentée par chacun.
Une telle intelligence collective est d’autant plus nécessaire que règne ce qu’Edgar Morin nomme un « aveuglement généralisé » du à « la carence de la pensée partout enseignée, qui sépare et compartimente les savoirs sans pouvoir les réunir pour affronter les problèmes globaux et fondamentaux.»

En cette nouvelle année, nous ferons en sorte que Le Journal Intégral continue d’aller à contre-courant de la décomposition ambiante, à la rencontre de celles et de ceux qui, ici et ailleurs, inventent de nouvelles voies fondées - non plus sur la fragmentation des savoirs - mais sur une intégration des connaissances, de l’art et de la spiritualité. Une intégration qui nécessite le développement d’une intelligence sensible et inspirée, capable de marier la rigueur conceptuelle de la pensée et la profondeur créatrice de l’intuition, sans rejeter ni l’une, ni l’autre.



Edgar Morin. "Les nuits sont enceintes"
En 2010, la planète a continué sa course folle propulsée par le moteur aux trois visages mondialisation-occidentalisation-développement qu'alimentent science, technique, profit sans contrôle ni régulation.

L'unification techno-économique du globe se poursuit, sous l'égide d'un capitalisme financier effréné, mais elle continue à susciter en réaction des "refermetures" ethniques, nationales, religieuses, qui entraînent dislocations et conflits. Libertés et tolérances régressent, fanatismes et manichéismes progressent. La pauvreté se convertit non seulement en aisance de classe moyenne pour une partie des populations du globe, mais surtout en immenses misères reléguées en énormes bidonvilles.

L'occidentalisation du monde s'est accompagnée du déclin désormais visible de l'Occident. Trois énormes nations ont monté en puissance ; en 2010, la plus ancienne, la plus peuplée, la plus économiquement croissante, la plus exportatrice intimide les Etats d'Occident, d'Orient, du Sud au point de susciter leur crainte d'assister à la remise d'un prix Nobel à un dissident chinois emprisonné. En 2010 également, pour une première fois, trois pays du Sud se sont concertés à l'encontre de toute influence occidentale : Turquie, Brésil et Iran ont créé ce sans précédent. La course à la croissance inhibée en Occident par la crise économique se poursuit en accéléré en Asie et au Brésil.

La mondialisation, loin de revigorer un humanisme planétaire, favorise au contraire le cosmopolitisme abstrait du business et les retours aux particularismes clos et aux nationalismes abstraits dans le sens où ils s'abstraient du destin collectif de l'humanité. Le développement n'est pas seulement une formule standard d'occidentalisation qui ignore les singularités, solidarités, savoirs et arts de vivre des civilisations traditionnelles, mais son déchaînement techno-économique provoque une dégradation de la biosphère qui menace en retour l'humanité.

L'Occident en crise s'exporte comme solution, laquelle apporte, à terme, sa propre crise. Malheureusement, la crise du développement, la crise de la mondialisation, la crise de l'occidentalisation sont invisibles aux politiques. Ceux-ci ont mis la politique à la remorque des économistes, et continuent à voir dans la croissance la solution à tous les problèmes sociaux. La plupart des Etats obéissent aux injonctions du Fonds monétaire international (FMI), qui a d'abord partout prôné la rigueur au détriment des populations ; quelques-uns s'essaient aux incertitudes de la relance

Mais partout le pouvoir de décision est celui des marchés, c'est-à-dire de la spéculation, c'est-à-dire du capitalisme financier. Presque partout les banques, dont les spéculations ont contribué à la crise, sont sauvées et conservées. Le marché a pris la forme et la force aveugle du destin auquel on ne peut qu'obéir. La carence de la pensée partout enseignée, qui sépare et compartimente les savoirs sans pouvoir les réunir pour affronter les problèmes globaux et fondamentaux, se fait sentir plus qu'ailleurs en politique. D'où un aveuglement généralisé d'autant plus que l'on croit pouvoir disposer des avantages d'une "société de la connaissance".

Le test décisif de l'état de régression de la planète en 2010 est l'échec de la personne la plus consciente de la complexité planétaire, la plus consciente de tous les périls que court l'humanité : Barack Obama. Sa première et modeste initiative pour amorcer une issue au problème israélo-palestinien, la demande du gel de la colonisation en Cisjordanie, s'est vu rejeter par le gouvernement Nétanyahou. La pression aux Etats-Unis des forces conservatrices, des évangélistes et d'une partie de la communauté juive paralyse tout moyen de pression sur Israël, ne serait-ce que la suspension de l'aide technique et économique.

La dégradation de la situation en Afghanistan l'empêche de trouver une solution pacifique au conflit, alors qu'il est patent qu'il n'y a pas de solution militaire. L'Irak s'est effectivement démocratisé, mais en même temps s'est à demi décomposé et subit l'effet de forces centrifuges. Obama résiste encore aux énormes pressions conjuguées d'Israël et des chefs d'Etat arabes du Moyen-Orient pour intervenir militairement en Iran. Mais la situation est devenue désespérée pour le peuple palestinien.

Tandis qu'Etats-Unis et Russie établissent en 2010 un accord pour la réduction des armes nucléaires, le souhait de dénucléarisation généralisée, unique voie de salut planétaire, perd toute consistance dans l'arrogance nucléaire de la Corée du Nord et l'élaboration probable de l'arme nucléaire en Iran. Si tout continue l'arme nucléaire sera miniaturisée, généralisée et privatisée.

Tout favorise les montées aux extrêmes y compris en Europe. L'Europe n'est pas seulement inachevée, mais ce qui semblait irréversible, comme la monnaie unique, est menacé. L'Europe, dont on pouvait espérer une renaissance de créativité, se montre stérile, passive, poussive, incapable de la moindre initiative pour le conflit israélo-palestinien comme pour le salut de la planète.
Pire : des partis xénophobes et racistes qui prônent la désintégration de l'Union européenne sont en activité. Ils demeurent minoritaires, comme le fut pendant dix ans le parti nazi en Allemagne que nul dans le pays le plus cultivé d'Europe, dans le pays à la plus forte social-démocratie et au plus fort Parti communiste, n'avait imaginé qu'il puisse accéder légalement au pouvoir.

La marche vers les désastres va s'accentuer dans la décennie qui vient. A l'aveuglement de l'homo sapiens, dont la rationalité manque de complexité, se joint l'aveuglement de l'homo demens possédé par ses fureurs et ses haines.

La mort de la pieuvre totalitaire a été suivie par le formidable déchaînement de celle du fanatisme religieux et celle du capitalisme financier. Partout, les forces de dislocation et de décomposition progressent. Toutefois, les décompositions sont nécessaires aux nouvelles compositions, et un peu partout celles-ci surgissent à la base des sociétés. Partout, les forces de résistance, de régénération, d'invention, de création se multiplient, mais dispersées, sans liaison, sans organisation, sans centres, sans tête. Par contre, ce qui est administrativement organisé, hiérarchisé, centralisé est sclérosé, aveugle, souvent répressif.

L'année 2010 a fait surgir en Internet de nouvelles possibilités de résistance et de régénération. Certes, on avait vu au cours des années précédentes que le rôle d'Internet devenait de plus en plus puissant et diversifié. On avait vu qu'il devenait une force de documentation et d'information sans égale ; on avait vu qu'il amplifiait son rôle privilégié pour toutes les communications, y compris celles effectuées pour les spéculations du capitalisme financier et les communications cryptées intermafieuses ou interterroristes.

C'est en 2010 que s'est accrue sa force de démocratisation culturelle qui permet le téléchargement gratuit des musiques, romans, poésies, ce qui a conduit des Etats, dont le nôtre, à vouloir supprimer la gratuité du téléchargement, pour protéger, non seulement les droits d'auteur, mais aussi les bénéfices commerciaux des exploitants des droits d'auteur.

C'est également en 2010 que s'est manifestée une grande force de résistance informatrice et démocratisante, comme en Chine, et durant la tragique répression qui a accompagné l'élection truquée du président en Iran. Enfin, la déferlante WikiLeaks, force libertaire ou libertarienne capable de briser les secrets d'Etat de la plus grande puissance mondiale, a déclenché une guerre planétaire d'un type nouveau, guerre entre, d'une part, la liberté informationnelle sans entraves et, d'autre part, non seulement les Etats-Unis, dont les secrets ont été violés, mais un grand nombre d'Etats qui ont pourchassé les sites informants, et enfin les banques qui ont bloqué les comptes de WikiLeaks. Dans cette guerre, WikiLeaks a trouvé des alliés multiples chez certains médias de l'écrit ou de l'écran, et chez d'innombrables internautes du monde entier.

Ce qui est remarquable est que les Etats ne se préoccupent nullement de maîtriser ou au moins contrôler "le marché", c'est-à-dire la spéculation et le capitalisme financier, mais par contre s'efforcent de juguler les forces démocratisantes et libertaires qui font la vertu d'Internet. La course a commencé entre le désespérant probable et l'improbable porteur d'espoir. Ils sont du reste inséparables : "Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve" (Friedrich Hölderlin), et l'espérance se nourrit de ce qui conduit à la désespérance.

Il y eut même, en 1940-1941, le salut à partir du désastre ; des têtes de génie sont apparues dans les désastres des nations. Churchill et de Gaulle en 1940, Staline qui, paranoïaque jusqu'aux désastres de l'Armée rouge et de l'arrivée de troupes allemandes aux portes de Moscou, devint en automne 1941 le chef lucide qui nomma Joukov pour la première contre-offensive qui libéra Moscou.

C'est avec l'énergie du désespoir que les peuples de Grande-Bretagne et d'Union soviétique trouvèrent l'énergie de l'espoir. Quelles têtes pourraient surgir dans les désastres planétaires pour le salut de l'humanité ? Obama avait tout pour être une de ces têtes, mais répétons-le : les forces régressives aux Etats-Unis et dans le monde furent trop puissantes et brisèrent sa volonté en 2010.

Mais le probable n'est pas certain et souvent c'est l'inattendu qui advient. Nous pouvons appliquer à l'année 2011 le proverbe turc : "Les nuits sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra."

samedi 8 janvier 2011

Citations Inspirées (2)


Une citation inspirée est un cristal de vérité qui révèle et résume en quelques mots une intuition fondamentale inscrite au plus profond de nous. Ces phrases clés ouvrent les portes de l’essentiel en nous faisant entrevoir les lois et les principes qui régissent la vie, l’homme et l’esprit.
Par-delà leurs auteurs, les cultures et les époques, ces citations se répondent les unes, les autres, comme autant de notes accordées harmoniquement à une sagesse immémoriale, inhérente à l’humanité. Ce billet est la suite de la première série de Citations Inspirées.

L’Ane et le Bouddha

Ce jour-là, le roi était en visite chez le maître zen Muhak, du temple Kanju-ji.

Il parla ainsi : "Mon ami, nous nous connaissons depuis de longues années ; nous sommes seuls, j’ai renvoyé mes serviteurs. Échangeons quelques plaisanteries. Il y a trop longtemps que je n’ai ri !"

- À vous l’honneur, Sire, dites-moi quelque chose de divertissant.

- Mon cher Muhak, tout maître zen que tu sois, tu ne vaux pas mieux qu’un âne, un âne bâté ! Ah, ah, ah ! . . . À ton tour, fait le roi, dis-moi quelque chose de cocasse !

- Sire, tel que vous êtes en ce moment, vous ressemblez à Sakyamuni au pied de l’arbre de l’Éveil !

- Ce n’est pas amusant du tout, dit le roi. Je te compare à un âne bâté, et tu m’assimiles au grand Bouddha lui-même !

- Mais sire, dit Muhak, c’est le propre d’un âne de ne voir partout que des ânes, et celui du Bouddha de ne voir en tout être que sa nature de Bouddha. . .

Henri Brunel. Le moustique. 70 histoires zen pour rire et sourire. Ed Librio.


Anaïs Nin

Nous ne voyons jamais les choses telles qu'elles sont, nous les voyons telles que nous sommes.


Deepak Chopra

"Maître, je souhaite devenir immensément riche afin de guérir le monde des maux qui l'accablent. Quel est donc le secret de l'abondance ?" demanda le jeune homme.

- Dans le cœur de chaque être humain, répondit le maître, résident deux déesses : celle de la Connaissance et celle de la Richesse. Chacun de nous est amoureux de ces deux êtres suprêmes. Mais tu dois accorder davantage d'attention à la déesse de la Connaissance et l'aimer sans relâche. Alors la déesse de la Richesse, jalouse, te poursuivra et s'attachera à tes pas.


Miss. Tic

Ce qui m’éloigne de moi, me sépare des autres.


Pierre Dac

Le chaînon manquant entre le singe et l’homme, c’est nous !


Raoul Vaneigem

Comment empêcherons-nous la multinationale des morts vivants de nous détruire si nous ne créons pas la vie qui les détruit comme la lumière du jour dissout les spectres de la nuit ?

Dans un monde qui se détruit, la création est la seule façon de ne pas se détruire avec lui.


Dalaï Lama

Si vous avez l'impression que vous êtes trop petit pour pouvoir changer quelque chose, essayez donc de dormir avec un moustique ... et vous verrez lequel des deux empêche l'autre de dormir.


Michel Onfray

Un philosophe n'est pas un créateur de concepts, encore moins un professeur d'université, ni même un jargonaute, mais un être qui propose une vision du monde et vit à la hauteur de cette vision qu'il propose.


Aldous Huxley

Notre voyage spirituel ne consiste pas à atteindre une destination pour obtenir quelque chose que nous ne possédions pas ou devenir une personne que nous n’étions pas.

Il consiste à dissiper notre propre ignorance vis-à-vis de nous-même et de notre existence, et à assimiler progressivement cette compréhension qui marque le début de l’éveil spirituel.

La découverte de Dieu est ainsi un retour sur soi.


Saint Jean de la Croix

Il n'y a qu'une transcendance, c'est de devenir ce que l'on est.


Jacques Vigne

La psychothérapie guérit le mental, la voie spirituelle guérit du mental.


Romain Rolland

Je ne puis dire combien mon époque était déicide. Et comme mon âme était spontanément religieuse, c’est moi-même sans le savoir que l’on tuait.


Chesterton

Le problème quand les hommes cessent de croire à Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, mais c’est qu’ils commencent à croire en n’importe quoi.


Raoul Vaneigem

Rien de plus étranger à la vie que cette structure binaire du oui ou du non, du bien ou du mal, de l’esprit ou du corps, qui ne fait jamais que répercuter, dans l’histoire individuelle et collective, la séparation d’avec soi et le dualisme où l’homme dialogue avec l’inhumain comme seul interlocuteur valable.