Dans un entretien au journal Le Monde, le 4 Juillet 2009, Martine Aubry déclarait : « Nous devons inventer le postmatérialisme. Une société qui s'intéresse au bien-être et au bien-vivre ensemble, et pas simplement au bien-avoir. »
Pour réagir à ces propos, la rédaction du journal La Décroissance, mensuel des objecteurs de croissance, posait à trois auteurs la question suivante dans son numéro de Juin 2010 : Faut-il sortir du matérialisme ? Si la réponse de Jacqueline Kelen (voir photo ci-dessus) à cette question a retenu notre attention c’est qu’elle permet de mieux comprendre la sensibilité post-matérialiste en train d’émerger.
Auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés aux grands mythes de l’humanité et à la voie mystique, Jacqueline Kelen a été productrice à France Culture pendant vingt ans. Tout comme Christiane Singer dont nous proposions dans le billet précédent un texte sur Le bon usage des crises - Jacqueline Kelen est une femme libre et inspirée dont les textes lyriques expriment une sensibilité spirituelle, éprise d’absolu, qui ne se reconnaît pas dans le spectacle d’une humanité infantilisée, ayant perdu le sens de l’essentiel.
Jacqueline Kelen, comme Christiane Singer d’ailleurs, font partie de ces auteurs dont nous avons tant besoin parce qu'ils nous rappellent la dimension verticale de l'humaine avec une intensité prophétique et une liberté de ton qui se jouent des préjugés de l'époque. Jacqueline Kelen vient de publier La puissance du cœur et Les amitiés célestes. On peut la voir donner plusieurs entretiens ici.
L’éveil de la conscience
Dans sa réponse à la question : "Faut-il sortir du matérialisme ?" Jacqueline Kelen dit une vérité à la fois simple et évidente mais tue par tous tant elle remet en question la croyance collective sur laquelle repose notre civilisation : l’identification du bonheur à la richesse économique. Selon elle : « Plus un individu a de ressources intérieures, moins il s’encombre avec des possessions matérielles. » Cette phrase proche de l’aphorisme pourrait être mise en exergue d’une analyse sur cette sensibilité post-matérialiste pour laquelle il ne s’agit pas tant "de combattre le matérialisme que de se libérer de la servitude qu’il représente" en développant notre richesse véritable : celle d’une abondance intérieure qui naît du lien intime que nous entretenons avec les dimensions subtiles de l’âme et de l’esprit.
La question fondamentale à se poser n’est donc pas celle concernant l’augmentation infinie de la croissance économique dans un monde aux ressources limitées mais bien celle du choix qui doit être fait par chacun d’entre nous entre le consentement à l’aliénation générale ou, au contraire, l’éveil de la conscience à une dimension transcendante qui libère l’individu de l’emprise et de la fascination des apparences formelles. Dans cette perspective, la décroissance ne représente pas une fin en soi : « C’est juste un premier degré de réhumanisation de l’humanité. C’est le socle sur lequel l’humanité peut se relever moralement et spirituellement.»
A tous ceux qui, enfermés dans une vision matérialiste, objective et unidimensionnelle, nient la profondeur poétique et spirituelle qui lie intimement l’homme à son milieu évolutif, Jacqueline Kelen rappelle cet avertissement d'une terrible lucidité donné par Antonin Artaud : « La poésie que vous n’avez pas mise dans vos vies vous reviendra sous la forme de crimes effroyables ».
Cet avertissement devrait être médité par chacun. Le déni de la verticalité se paie à la fois d’un mal être profond et d’une violence envers soi, les autres et la nature qui exprime ce mal être et qui en est la conséquence. Et ceci , alors même que la poésie que nous mettons dans nos vies, cet accord secret entre l’intériorité et l’extériorité, nous revient toujours sous la forme d’un bien-être né de l’harmonie profonde entre nous et le monde.
Prophètes et poètes
Pour nous aider à mettre de la poésie dans nos vies, nous avons besoin de visionnaires inspirés capables de mettre en mots et en forme les mouvements profonds de la conscience collective. Ce qui fait dire à Jacqueline Kelen : « Notre monde crève parce que nous manquons de prophètes, terme qui, je le rappelle, peut s’employer au féminin. »
Nous n’avons pas besoin de cette cohorte de technocrates dont l’unique talent est d’appliquer des recettes spécialisées - passées et dépassées - à une situation inédite dont la complexité nécessite la profondeur d’une intuition originale. Nous n’avons pas besoin de ces experts dont les solutions partielles et superficielles ne font qu’aggraver les crises qu’ils cherchent à résoudre.
Ce dont nous avons besoin ce sont de visionnaires - poètes et prophètes - doués d’une sensibilité, d’une intuition et d’une imagination créatrices leur permettant de participer, de l’intérieur, à la dynamique évolutive qui dirige la conscience collective et anime le corps social. Ce sont eux, et eux seuls, qui sont capable d’envisager l’avenir, c'est-à-dire de lui donner le visage - la forme identifiable - correspondant à ce courant profond.
Le prophète est celui dont l’inspiration visionnaire dévoile les formes à travers lesquelles s’exprime et se reconnaît la dynamique évolutive de la conscience collective. Edgar Morin s’interrogeait : « Comment viennent les grandes solutions dans l'histoire de l'humanité ? Par la jonction d'un courant profond et inconscient qui traverse des milliers d'individus, et des idées hyper conscientes qui jaillissent de quelques esprits. C'est cette jonction qui fait les grands mouvements. Il faut espérer que quelque chose de cet ordre va se produire... »
Les codes d'une conspiration
Il semble que quelque chose de cet ordre soit en train de se produire. La série de textes que nous avons regroupés sous le titre Post-matérialisme est l’occasion d’entendre certains de celles et de ceux que le nouvel air du temps post-matérialiste inspire. Chacun d’eux exprime à sa façon, selon son histoire et sa singularité, cette nouvelle manière de voir et de sentir, de percevoir et de penser.
Ce n’est donc pas un hasard si, entre ces textes, existent des échos, des passerelles, des résonances, des similitudes. Cet effet de résonance intersubjective permet de mieux entendre le nouvel air du temps, rassemblant ces diverses voix en un chœur commun qui exprime le réenchantement du monde.
Quelques mots de passe – sagesse, urgence, mutation, sobriété, post-capitalisme, inspiration, relocalisation, simplicité volontaire, partage, plénitude, réenchantement, ralentissement, coopération, objection de croissance, intuition – sont autant de nom de codes que l’on retrouve parfois d’un texte à un autre. Les codes d’une conspiration – c'est-à-dire une inspiration commune – qui participe à l’émergence d’un nouvel art de vivre dont l’œuvre collective serait de nouvelles formes d’existence et de pensée.
Victor Hugo disait que rien ne peut arrêter une idée dont le temps est venu. Effectivement, personne n’échappe pas à l’air du temps. Ceux qui prétendent s'en soustraire en faisant preuve d'originalité, oublient tout simplement que la véritable originalité participe d’une dimension originelle, celle d’un génie commun propre à l’espèce et à sa puissance créatrice. La seule originalité qui vaille, aujourd’hui comme hier, ici comme ailleurs, est de trouver les mots qui s’accordent à l’air du temps pour réenchanter notre existence aux sources d'une vie intense et inspirée, en retrouvant cette joie du vivre ensemble qui unit les membres d’une communauté humaine en évolution.
Faut-il sortir du matérialisme ? Jacqueline Kelen
Je suis frappée par le langage abstrait, cérébral qui relève d’un rationalisme totalement desséchant et que l’on trouve chez les scientifiques, chez les politiciens, chez les meneurs et les gens du système, chez les soi-disant intellectuels actuels et jusqu’à ceux qui sont pourtant représentants d’une religion.
Cette langue de bois générale dans laquelle nous baignons essaie de se sauver par des slogans comme la solidarité, le vivre ensemble. Ce langage froid et insensible relève aussi du matérialisme. On n’y ressent aucun élan du cœur, aucune chaleur personnelle. Par exemple Martine Auby parle de « post-matérialisme », Ségolène Royale de « fraternité », mais l’homme ne vit pas de formules ni d’abstraction. Il vit de chaleur du cœur, de bonté, de beauté.
Sur la question « Faut-il sortir du matérialisme ? » je ressens que nous n’avons pas le choix : oui, il faut sortir de ce monde rongé par le profit et l’exploitation, de ce matérialisme qui imprègne les esprits, sclérose les cœurs et la sensibilité et appauvrit le langage. Sinon nous allons droit dans le mur. Mais il ne s’agit pas d’opposer un système spiritualiste ou idéaliste à un autre. Pour moi l’unique façon de s’en sortir, c’est de s’éveiller et de prendre conscience, de poser des questions. Il s’agit de sortir de la servitude. C’est le propre de toute la démarche humaine.
Nul besoin d’être un grand métaphysicien pour se demander : « Quel est le sens de ma vie ? Qu’est-ce qui me paraît précieux ? En quoi ma vie est-elle belle, bonne et utile ? Que vais-je laisser après moi ? » Ce sont des questions extrêmement simples. Personne ne veut le rappeler, mais il faut le dire simplement : plus un individu a de ressources intérieures, moins il s’encombre avec des possessions matérielles.
Le sens de l’absolu
La croissance de la richesse du cœur, de la générosité, de la curiosité, de l’imagination, des liens que l’on peut développer est la seule façon, non pas de combattre le matérialisme, mais de se libérer de la servitude que celui-ci représente. L’intellectualisme est une sorte de pensée froide et sèche qui se coupe de tout ce qui est émotion, cœur, sensations ou imagination. Pour aller vers sa liberté, il faut mobiliser ses ressources intérieures, ne pas simplement être un être pensant.
Ce qui caractérise sans nul doute notre monde depuis le XIX ème siècle, c’est la perte du sens de l’absolu. Personne ou presque n’ose en parler, comme si l’absolu était réactionnaire. Or l’absolu n’est ni de droite, ni de gauche : l’absolu est l’absolu. La perte du sens de l’absolu qui orientait toute l’existence humaine est pour moi caractéristique de notre monde. Pour cette raison selon moi, l’humanité actuelle est en pleine déchéance.
Le sens de l’absolu ne signifie pas être religieux, chrétien, juif ou bouddhiste. Cela n’a rien à voir avec aucune espèce de religion ou de spiritualisme. Le sens de l’absolu est ce qui fait la grandeur de l’homme. Aujourd’hui, on ne parle plus de la grandeur humaine. Pourtant c’est la liberté de l’individu qui va faire résistance ou sécession. Je ne supporte pas qu’on transmette l’image d’un être humain toujours aliéné. L’être humain est par définition conscient et responsable. Il est soit libre, soit un esclave, soit une machine.
L’amnésie de l’éternel
Je sais que ce discours est intransigeant, mais la grandeur humaine est fondamentale. L’écrivain Charles Péguy (1873-1914) parlait déjà de « l’amnésie de l’éternel ». Georges Bernanos (1888-1948) nous rappelle que non seulement les hommes ne recherchent plus la liberté mais qu’ils ne l’aiment même plus. Ces grands penseurs, et les grands pamphlétaires, de fait, étaient catholiques du temps où l’Eglise était fière du message du Christ. Mais pour moi, Péguy et Bernanos ne sont pas des penseurs catholiques, ce sont des prophètes.
A l’heure actuelle, nous n’avons pas besoin d’écologistes et de politiciens. Notre monde crève parce que nous manquons de prophètes, terme qui, je le rappelle, peut s’employer au féminin. Nous manquons de personnes qui rappellent la dimension verticale de l’humain. Aujourd’hui, nous sommes ravalés au niveau du people, de l’infantilisme, du dérisoire, du périssable, de la médiocrité.
Pour sortir du matérialisme, il faut une prise de conscience. Les personnes doivent s’arrêter au moins une heure ou une journée dans leur vie pour se demander quel est le sens de leur vie. Halte-là ! Tel devrait être le premier acte : s’arrêter et réfléchir. Le déclic, le réveil se fera soit par « grâce », soit par une crise dans la vie, soit par une rencontre, par un témoignage vivant.
Prenons du recul pour voir ce qui est indispensable. Nous verrons que nous nous encombrons avec toutes sortes de choses. Sans mépris, je constate que la plupart des mes concitoyens ont été abrutis (au passif) : ils sont manipulés à longueur de journée et ils en redemandent. Repensons alors à Etienne de La Boétie qui, à 18 ans, écrit Le Discours de la servitude volontaire (1549). Nous y sommes plus que jamais.
Les objecteurs de croissance
Nous devons proposer aux personnes d’autres nourritures que ce dont on les gave. On dit souvent que les objecteurs de croissance sont catastrophistes, qu’ils veulent nous faire revenir à l’époque des cavernes. Je crois plutôt qu’ils ont conscience et horreur de cette dégradation de l’humain. Pour moi la décroissance n’est pas du tout un salut. C’est juste un premier degré de réhumanisation de l’humanité. C’est le socle sur lequel l’humanité peut se relever moralement et spirituellement. Cela peut être un choc de conscience.
Nous sommes aujourd’hui dans l’oubli de la dimension transcendante de l’être humain et de l’existence. On ne peut plus que s’identifier à la loi pure, aux gadgets mécaniques ou aux nouvelles technologies. Nous avons aussi de nouveaux cultes, comme le culte du cosmos, dans les années 80. Les prêtres étaient les astrophysiciens, le Dieu créateur était le big-bang. Nous avons ensuite connu le culte de la terre-mère Gaia et maintenant nous sommes dans le durable. Et personne ne rigole, ce n’est pas drôle notre époque, car quand on a évacué la dimension intérieure de son existence, on est sérieux comme des papes. Il n’y a pas beaucoup d’humour.
« La poésie que vous n’avez pas mise dans vos vies vous reviendra sous la forme de crimes effroyables » a écrit Antonin Artaud (1896-1948). C’est cela qui nous manque, ce genre de prophète ou de prophétesse, cette poésie, ce lyrisme. La liberté est dans nos ressources intérieures. Aucun esclave ne peut montrer la liberté aux autres. Il ne fera qu’un peuple d’esclaves. On ne peut pas sortir de ce débat sans résoudre la question de la servitude ou de la liberté, l’esprit d’aliénation auquel on consent, ou l’éveil qui est sortie de la prison.
Pour réagir à ces propos, la rédaction du journal La Décroissance, mensuel des objecteurs de croissance, posait à trois auteurs la question suivante dans son numéro de Juin 2010 : Faut-il sortir du matérialisme ? Si la réponse de Jacqueline Kelen (voir photo ci-dessus) à cette question a retenu notre attention c’est qu’elle permet de mieux comprendre la sensibilité post-matérialiste en train d’émerger.
Auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés aux grands mythes de l’humanité et à la voie mystique, Jacqueline Kelen a été productrice à France Culture pendant vingt ans. Tout comme Christiane Singer dont nous proposions dans le billet précédent un texte sur Le bon usage des crises - Jacqueline Kelen est une femme libre et inspirée dont les textes lyriques expriment une sensibilité spirituelle, éprise d’absolu, qui ne se reconnaît pas dans le spectacle d’une humanité infantilisée, ayant perdu le sens de l’essentiel.
Jacqueline Kelen, comme Christiane Singer d’ailleurs, font partie de ces auteurs dont nous avons tant besoin parce qu'ils nous rappellent la dimension verticale de l'humaine avec une intensité prophétique et une liberté de ton qui se jouent des préjugés de l'époque. Jacqueline Kelen vient de publier La puissance du cœur et Les amitiés célestes. On peut la voir donner plusieurs entretiens ici.
L’éveil de la conscience
Dans sa réponse à la question : "Faut-il sortir du matérialisme ?" Jacqueline Kelen dit une vérité à la fois simple et évidente mais tue par tous tant elle remet en question la croyance collective sur laquelle repose notre civilisation : l’identification du bonheur à la richesse économique. Selon elle : « Plus un individu a de ressources intérieures, moins il s’encombre avec des possessions matérielles. » Cette phrase proche de l’aphorisme pourrait être mise en exergue d’une analyse sur cette sensibilité post-matérialiste pour laquelle il ne s’agit pas tant "de combattre le matérialisme que de se libérer de la servitude qu’il représente" en développant notre richesse véritable : celle d’une abondance intérieure qui naît du lien intime que nous entretenons avec les dimensions subtiles de l’âme et de l’esprit.
La question fondamentale à se poser n’est donc pas celle concernant l’augmentation infinie de la croissance économique dans un monde aux ressources limitées mais bien celle du choix qui doit être fait par chacun d’entre nous entre le consentement à l’aliénation générale ou, au contraire, l’éveil de la conscience à une dimension transcendante qui libère l’individu de l’emprise et de la fascination des apparences formelles. Dans cette perspective, la décroissance ne représente pas une fin en soi : « C’est juste un premier degré de réhumanisation de l’humanité. C’est le socle sur lequel l’humanité peut se relever moralement et spirituellement.»
A tous ceux qui, enfermés dans une vision matérialiste, objective et unidimensionnelle, nient la profondeur poétique et spirituelle qui lie intimement l’homme à son milieu évolutif, Jacqueline Kelen rappelle cet avertissement d'une terrible lucidité donné par Antonin Artaud : « La poésie que vous n’avez pas mise dans vos vies vous reviendra sous la forme de crimes effroyables ».
Cet avertissement devrait être médité par chacun. Le déni de la verticalité se paie à la fois d’un mal être profond et d’une violence envers soi, les autres et la nature qui exprime ce mal être et qui en est la conséquence. Et ceci , alors même que la poésie que nous mettons dans nos vies, cet accord secret entre l’intériorité et l’extériorité, nous revient toujours sous la forme d’un bien-être né de l’harmonie profonde entre nous et le monde.
Prophètes et poètes
Pour nous aider à mettre de la poésie dans nos vies, nous avons besoin de visionnaires inspirés capables de mettre en mots et en forme les mouvements profonds de la conscience collective. Ce qui fait dire à Jacqueline Kelen : « Notre monde crève parce que nous manquons de prophètes, terme qui, je le rappelle, peut s’employer au féminin. »
Nous n’avons pas besoin de cette cohorte de technocrates dont l’unique talent est d’appliquer des recettes spécialisées - passées et dépassées - à une situation inédite dont la complexité nécessite la profondeur d’une intuition originale. Nous n’avons pas besoin de ces experts dont les solutions partielles et superficielles ne font qu’aggraver les crises qu’ils cherchent à résoudre.
Ce dont nous avons besoin ce sont de visionnaires - poètes et prophètes - doués d’une sensibilité, d’une intuition et d’une imagination créatrices leur permettant de participer, de l’intérieur, à la dynamique évolutive qui dirige la conscience collective et anime le corps social. Ce sont eux, et eux seuls, qui sont capable d’envisager l’avenir, c'est-à-dire de lui donner le visage - la forme identifiable - correspondant à ce courant profond.
Le prophète est celui dont l’inspiration visionnaire dévoile les formes à travers lesquelles s’exprime et se reconnaît la dynamique évolutive de la conscience collective. Edgar Morin s’interrogeait : « Comment viennent les grandes solutions dans l'histoire de l'humanité ? Par la jonction d'un courant profond et inconscient qui traverse des milliers d'individus, et des idées hyper conscientes qui jaillissent de quelques esprits. C'est cette jonction qui fait les grands mouvements. Il faut espérer que quelque chose de cet ordre va se produire... »
Les codes d'une conspiration
Il semble que quelque chose de cet ordre soit en train de se produire. La série de textes que nous avons regroupés sous le titre Post-matérialisme est l’occasion d’entendre certains de celles et de ceux que le nouvel air du temps post-matérialiste inspire. Chacun d’eux exprime à sa façon, selon son histoire et sa singularité, cette nouvelle manière de voir et de sentir, de percevoir et de penser.
Ce n’est donc pas un hasard si, entre ces textes, existent des échos, des passerelles, des résonances, des similitudes. Cet effet de résonance intersubjective permet de mieux entendre le nouvel air du temps, rassemblant ces diverses voix en un chœur commun qui exprime le réenchantement du monde.
Quelques mots de passe – sagesse, urgence, mutation, sobriété, post-capitalisme, inspiration, relocalisation, simplicité volontaire, partage, plénitude, réenchantement, ralentissement, coopération, objection de croissance, intuition – sont autant de nom de codes que l’on retrouve parfois d’un texte à un autre. Les codes d’une conspiration – c'est-à-dire une inspiration commune – qui participe à l’émergence d’un nouvel art de vivre dont l’œuvre collective serait de nouvelles formes d’existence et de pensée.
Victor Hugo disait que rien ne peut arrêter une idée dont le temps est venu. Effectivement, personne n’échappe pas à l’air du temps. Ceux qui prétendent s'en soustraire en faisant preuve d'originalité, oublient tout simplement que la véritable originalité participe d’une dimension originelle, celle d’un génie commun propre à l’espèce et à sa puissance créatrice. La seule originalité qui vaille, aujourd’hui comme hier, ici comme ailleurs, est de trouver les mots qui s’accordent à l’air du temps pour réenchanter notre existence aux sources d'une vie intense et inspirée, en retrouvant cette joie du vivre ensemble qui unit les membres d’une communauté humaine en évolution.
Faut-il sortir du matérialisme ? Jacqueline Kelen
Je suis frappée par le langage abstrait, cérébral qui relève d’un rationalisme totalement desséchant et que l’on trouve chez les scientifiques, chez les politiciens, chez les meneurs et les gens du système, chez les soi-disant intellectuels actuels et jusqu’à ceux qui sont pourtant représentants d’une religion.
Cette langue de bois générale dans laquelle nous baignons essaie de se sauver par des slogans comme la solidarité, le vivre ensemble. Ce langage froid et insensible relève aussi du matérialisme. On n’y ressent aucun élan du cœur, aucune chaleur personnelle. Par exemple Martine Auby parle de « post-matérialisme », Ségolène Royale de « fraternité », mais l’homme ne vit pas de formules ni d’abstraction. Il vit de chaleur du cœur, de bonté, de beauté.
Sur la question « Faut-il sortir du matérialisme ? » je ressens que nous n’avons pas le choix : oui, il faut sortir de ce monde rongé par le profit et l’exploitation, de ce matérialisme qui imprègne les esprits, sclérose les cœurs et la sensibilité et appauvrit le langage. Sinon nous allons droit dans le mur. Mais il ne s’agit pas d’opposer un système spiritualiste ou idéaliste à un autre. Pour moi l’unique façon de s’en sortir, c’est de s’éveiller et de prendre conscience, de poser des questions. Il s’agit de sortir de la servitude. C’est le propre de toute la démarche humaine.
Nul besoin d’être un grand métaphysicien pour se demander : « Quel est le sens de ma vie ? Qu’est-ce qui me paraît précieux ? En quoi ma vie est-elle belle, bonne et utile ? Que vais-je laisser après moi ? » Ce sont des questions extrêmement simples. Personne ne veut le rappeler, mais il faut le dire simplement : plus un individu a de ressources intérieures, moins il s’encombre avec des possessions matérielles.
Le sens de l’absolu
La croissance de la richesse du cœur, de la générosité, de la curiosité, de l’imagination, des liens que l’on peut développer est la seule façon, non pas de combattre le matérialisme, mais de se libérer de la servitude que celui-ci représente. L’intellectualisme est une sorte de pensée froide et sèche qui se coupe de tout ce qui est émotion, cœur, sensations ou imagination. Pour aller vers sa liberté, il faut mobiliser ses ressources intérieures, ne pas simplement être un être pensant.
Ce qui caractérise sans nul doute notre monde depuis le XIX ème siècle, c’est la perte du sens de l’absolu. Personne ou presque n’ose en parler, comme si l’absolu était réactionnaire. Or l’absolu n’est ni de droite, ni de gauche : l’absolu est l’absolu. La perte du sens de l’absolu qui orientait toute l’existence humaine est pour moi caractéristique de notre monde. Pour cette raison selon moi, l’humanité actuelle est en pleine déchéance.
Le sens de l’absolu ne signifie pas être religieux, chrétien, juif ou bouddhiste. Cela n’a rien à voir avec aucune espèce de religion ou de spiritualisme. Le sens de l’absolu est ce qui fait la grandeur de l’homme. Aujourd’hui, on ne parle plus de la grandeur humaine. Pourtant c’est la liberté de l’individu qui va faire résistance ou sécession. Je ne supporte pas qu’on transmette l’image d’un être humain toujours aliéné. L’être humain est par définition conscient et responsable. Il est soit libre, soit un esclave, soit une machine.
L’amnésie de l’éternel
Je sais que ce discours est intransigeant, mais la grandeur humaine est fondamentale. L’écrivain Charles Péguy (1873-1914) parlait déjà de « l’amnésie de l’éternel ». Georges Bernanos (1888-1948) nous rappelle que non seulement les hommes ne recherchent plus la liberté mais qu’ils ne l’aiment même plus. Ces grands penseurs, et les grands pamphlétaires, de fait, étaient catholiques du temps où l’Eglise était fière du message du Christ. Mais pour moi, Péguy et Bernanos ne sont pas des penseurs catholiques, ce sont des prophètes.
A l’heure actuelle, nous n’avons pas besoin d’écologistes et de politiciens. Notre monde crève parce que nous manquons de prophètes, terme qui, je le rappelle, peut s’employer au féminin. Nous manquons de personnes qui rappellent la dimension verticale de l’humain. Aujourd’hui, nous sommes ravalés au niveau du people, de l’infantilisme, du dérisoire, du périssable, de la médiocrité.
Pour sortir du matérialisme, il faut une prise de conscience. Les personnes doivent s’arrêter au moins une heure ou une journée dans leur vie pour se demander quel est le sens de leur vie. Halte-là ! Tel devrait être le premier acte : s’arrêter et réfléchir. Le déclic, le réveil se fera soit par « grâce », soit par une crise dans la vie, soit par une rencontre, par un témoignage vivant.
Prenons du recul pour voir ce qui est indispensable. Nous verrons que nous nous encombrons avec toutes sortes de choses. Sans mépris, je constate que la plupart des mes concitoyens ont été abrutis (au passif) : ils sont manipulés à longueur de journée et ils en redemandent. Repensons alors à Etienne de La Boétie qui, à 18 ans, écrit Le Discours de la servitude volontaire (1549). Nous y sommes plus que jamais.
Les objecteurs de croissance
Nous devons proposer aux personnes d’autres nourritures que ce dont on les gave. On dit souvent que les objecteurs de croissance sont catastrophistes, qu’ils veulent nous faire revenir à l’époque des cavernes. Je crois plutôt qu’ils ont conscience et horreur de cette dégradation de l’humain. Pour moi la décroissance n’est pas du tout un salut. C’est juste un premier degré de réhumanisation de l’humanité. C’est le socle sur lequel l’humanité peut se relever moralement et spirituellement. Cela peut être un choc de conscience.
Nous sommes aujourd’hui dans l’oubli de la dimension transcendante de l’être humain et de l’existence. On ne peut plus que s’identifier à la loi pure, aux gadgets mécaniques ou aux nouvelles technologies. Nous avons aussi de nouveaux cultes, comme le culte du cosmos, dans les années 80. Les prêtres étaient les astrophysiciens, le Dieu créateur était le big-bang. Nous avons ensuite connu le culte de la terre-mère Gaia et maintenant nous sommes dans le durable. Et personne ne rigole, ce n’est pas drôle notre époque, car quand on a évacué la dimension intérieure de son existence, on est sérieux comme des papes. Il n’y a pas beaucoup d’humour.
« La poésie que vous n’avez pas mise dans vos vies vous reviendra sous la forme de crimes effroyables » a écrit Antonin Artaud (1896-1948). C’est cela qui nous manque, ce genre de prophète ou de prophétesse, cette poésie, ce lyrisme. La liberté est dans nos ressources intérieures. Aucun esclave ne peut montrer la liberté aux autres. Il ne fera qu’un peuple d’esclaves. On ne peut pas sortir de ce débat sans résoudre la question de la servitude ou de la liberté, l’esprit d’aliénation auquel on consent, ou l’éveil qui est sortie de la prison.