Le problème n'est plus d'être à droite ou à gauche, le problème est d'être en avant, c'est-à-dire engagé dans la percée inouïe du nouveau paradigme. Marc Halévy
Dans notre avant-dernier billet, nous présentions les travaux passionnants de Marc Halévy - à la fois physicien de la complexité et philosophe de la spiritualité - qui annonce une véritable « révolution noétique » née du « passage de la sociosphère à la noosphère sur les passerelles de l'évolutionnisme et de la complexité » Au cœur de cette révolution noétique, la notion de complexité est à prendre ici dans son étymologie « cum-plectere » qui signifie « ce qui est tissé ensemble » dans un entrelacement (plexus).
Le nouveau paradigme de la complexité voit effectivement l'univers comme un tissu de processus et d’interrelations assorties de propriétés émergentes qui se manifestent à travers des formes évolutives de plus en plus intégrées. Ce paradigme est holiste : il inspire une pensée qui ne fonctionne plus seulement en termes d’analyse réductionniste et de séparation abstraite mais en termes de relations dynamiques et d’ensembles intégrés. Cette irréductibilité du Réel nécessite un nouveau mode de connaissance qui intègre et dépasse la pensée symbolique des traditions liée au cerveau droit et la pensée analytique de la modernité liée au cerveau gauche.
Parce que cette dernière convient mal à une complexité nécessitant des méthodologies holistiques et analogiques, l’intuition fait son grand retour dans l’épistémologie après en avoir été chassée par le rationalisme abstrait comme « irrationnelle ». Le recours à l’intuition est une condition fondamentale pour l’émergence d’une pensée « transrationnelle » seule à même de rendre compte des processus dynamiques qui sont au cœur de la complexité.
Pour mieux saisir les enjeux fondamentaux du nouveau paradigme, nous proposons ci-dessous un texte de Marc Halévy intitulé Histoires de la complexité où l’auteur propose de manière synthétique une histoire de la complexité à la fois dans la nature humaine et dans la nature physique. Nous proposerons ensuite un court extrait d’un texte passionnant intitulé Implications philosophiques et spirituelles des sciences de la complexité où Marc Halévy évoque le rôle fondamental de l’intuition dans ce nouveau paradigme.
Histoires de la Complexité. Marc Halévy
L'émergence du concept de Complexité et des sciences du Complexe est probablement le fait le plus essentiel au cœur de la grande mutation que nous vivons aujourd'hui. Elle a deux histoires …
Histoire de la complexité dans la Culture humaine
L'homme a probablement toujours ressenti le monde qui l'entoure comme un problème difficile, incompréhensible, imprévisible. Dangers et menaces. Opportunités et chances. Survivre. Et pour survivre, se représenter le monde alentour et inventer les moyens d'en maîtriser, autant que faire se peut, les impacts favorables ou défavorables sur l'humaine condition. Maîtriser la complexité du monde a toujours été un souci humain essentiel. Souci de survie d'abord, souci de bonne vie ensuite. Souci moteur décliné en trois vagues successives.
La première vague, la plus ancienne, affronte la complexité par les trois M de Mystère, Magie, Mythologie. Cette première vague sera dominante jusqu'au XVème siècle. Elle est alors remplacée par la seconde vague, celle des trois R de Religions, Rationalisme, Réductionnisme. Cette deuxième vague meurt sous nos yeux contemporains. Une troisième vague est en train de monter pour porter la culture humaine sur les trois S de Spiritualité, Systémique, Synergie.
Cette troisième phase de la Connaissance intègre et dépasse les deux précédentes : celle des rites, symboles et visions du cerveau droit, celle des modèles, concepts et analyses du cerveau gauche. La complexité a enfin émergé comme fait reconnu, après avoir été respectivement exorcisée, puis niée. L'exorcisme magique rassure parfois, mais ne résout rien. Le simplisme rationaliste résout parfois, mais ignore presque tout et, surtout, l'essentiel. La porte s'entrouvre, aujourd'hui, sur un champ (chant) nouveau qui appelle de nouveaux outils, de nouvelles méthodes, de nouveaux concepts afin d'assumer pleinement cette complexité réelle et native du monde dont l'homme sait, à présent, qu'il fait totalement partie intégrante.
L'homme fut d'abord victime-parasite du monde. Il fut ensuite spectateur-prédateur du monde. Il devient acteur-créateur dans le monde. L'heure est à l'aveu définitif : la complexité du Réel n'est réductible ni aux mythes et rites trop naïfs de la Magie blanche ou noire, ni aux schèmes et concepts trop pauvres de la Raison raisonnante. La complexité du Réel est irréductible. Et cette irréductibilité même fonde un nouveau départ, une nouvelle approche, un nouveau niveau de Connaissance : un saut de Connaissance.
Histoire de la complexité dans la Nature physique
L'histoire de la Nature n'est que l'histoire de la complexification, de la montée en complexité. Cette histoire passe toujours par les mêmes étapes. A un niveau de complexité donné, les entités qui le peuplent, se rencontrent au gré de leur quête d'individuation et d'intégration. Des complémentarités et des antagonismes apparaissent. Des interactions se développent. Elles deviennent parfois récurrentes et stables sous forme d'interrelations. Ces interrelations se combinent en architectures plus ou moins durables qui intègrent, en un sur-système de niveau supérieur, les entités initiales. Ces sur-systèmes, parce qu'ils s'organisent à partir d'interrelations nouvelles, font émerger des propriétés radicalement nouvelles qui leur permettent d'inventer de nouveaux modes d'interactions. Et ainsi de suite, ad libitum …
De la bouillie énergétique initiale, du magma lumineux, incandescent et vibrionnant originel, naissent des figures d'interférence et de résonance dont certaines configurations sont miraculeusement stables : les premiers grains de matières sont nés et avec eux cette propriété émergente qu'est la masse qui permet à ces granules d'interagir gravitationnellement entre elles. Le processus cosmique peut se mettre en marche et inventer le monde comme un peintre invente sa toile.
Les granules massiques se combinent et donnent des structures plus ou moins stables que le scientisme appellera "particules élémentaires" (électrons, protons, neutrons et tous les autres) alors qu'elles ne sont ni particulaires, ni élémentaires. Avec ces "particules" émergent de nouvelles propriétés (la charge électrique et la "charge" nucléaire) et de nouveaux modes d'interaction (les forces électromagnétiques et nucléaires fortes et faibles).
Au gré de leurs rencontres, ces "particules" s'agglomèrent en architectures de plus en plus complexes : noyaux, atomes et molécules. Avec les molécules émergent les propriétés chimiques et leurs nouveaux modes d'interaction électrostatiques ou covalentes. La Matière est née.
Ces atomes et molécules, à leur tour, s'associent de diverses manières. Dans les fluides, elles s'accrochent les unes aux autres par des forces de viscosité : nuages, huile, rivière, lave, … Dans les solides, elles développent de somptueux édifices cristallins selon des maillages fort divers. Mais, à ce niveau, un nouveau type d'organisation, improbable mais miraculeusement riche, va émerger : la cellule vivante capable d'auto-reproduction et d'association symbiotique.
La Vie est née
A partir de cette miraculeuse cellule, toute l'arborescence des organismes vivants va pouvoir se déployer avec ses trois branches faîtières : les arbres, les insectes et les vertébrés. Et tous ces organismes, pour survivre au mieux, inventeront de nouveaux modes d'interactions entre eux : sélection naturelle, symbiose, commensalité, mutuellisme, coopération, bref tous les mécanismes de l'écologie terrestre. Le Vivant est né.
Certaines des espèces vivantes vont aller plus loin et inventer des architectures sociales qui vont fédérer les individus afin d'optimiser leur survie collective. Forêts. Fourmilières, termitières, ruches. Meutes, clans, tribus, royaumes, états. Pour l'homme, cela se passa il y a 6.000 ans. La Société est née.
Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Parmi les sociétés humaines émerge déjà une nouvelle étape de la complexification cosmique : l'étape noétique (du grec "noos" : esprit, intelligence), c'est-à-dire l'émergence de systèmes immatériels, vastes architectures d'informations et de connaissances, d'inventions et de mémoires.
Nous vivons cette émergence aujourd'hui … celle de la naissance des espaces culturels souchés sur l'espace naturel, celle des champs immatériels souchés sur le champ matériel, celle des architectures cognitives souchées sur l'architecture sociale. Et de ces sur-systèmes cognitifs et créatifs, émergent déjà des propriétés nouvelles et des modes d'interactions nouveaux, insoupçonnés parce qu'insoupçonnables il y a seulement quelques décennies …
Impact du saut de complexité contemporain
Nous vivons donc, aujourd'hui, l'émergence d'un nouvel échelon sur l'échelle de la complexité. Un échelon supérieur, plus complexe encore que tous ceux qui l'ont précédé dans la longue histoire du cosmos en perpétuelle complexification : celui prédit par Teilhard de Chardin sous le nom de noosphère vient se superposer aux lithosphère, biosphère et sociosphère antérieures. Mais en même temps, nous vivons l'émergence d'un nouveau paradigme, radicalement autre : celui de la Complexité elle-même au-delà de la Magie et de la Raison. La concomitance de ces deux ruptures n'est probablement pas fortuite.
Ce saut, cette émergence neuve, cette révolution paradigmatique rendent singulièrement dérisoires et provinciales les chamailleries politiciennes de la "sociosphère" : le problème n'est plus d'être à droite ou à gauche, le problème est d'être en avant, c'est-à-dire engagé dans la percée inouïe du nouveau paradigme et des nouveaux univers immatériels de la connaissance et de l'imaginaire.
L'homme, en tant qu'homme, devient singulièrement périphérique et futile : il n'est plus que vecteur de Pensée. Révolution néo-copernicienne : l'homme n'est plus le centre du monde !
Comme la Vie avait infiniment dépassé la Matière, comme la Société a infiniment dépassé les Individus, la Noosphère dépassera infiniment la Sociosphère dont elle se nourrit (comme les atomes se nourrissent de particules, les molécules d'atomes, les cellules de molécules, les organismes de cellules, etc …). Le problème n'est plus le "comment vivre ensemble ?" (pure intendance sans intérêt), mais bien "comment servir l'émergence des nouveaux mo(n)des de la Pensée ?"
L’intuitivité
Dans un texte intitulé Implications philosophiques et spirituelles des sciences de la complexité, Marc Lévy évoque le rôle fondamental de l’intuition dans l’émergence du paradigme de la complexité : "La raison raisonnante est un outil fabuleux, mais elle a une faiblesse intrinsèque : elle est analytique et convient donc mal à l'approche des processus complexes qui requièrent des méthodologies holistiques, téléologiques et analogiques. Le grand Henri Poincaré, peu suspect d'irrationalité, disait déjà : " C'est avec la logique que nous prouvons et avec l'intuition que nous trouvons."
L'intuitivité, au côté de la rationalité, entre à présent par la grande porte dans l'épistémologie scientifique. Mais que sait-on, au juste, sur cette intuition ? L'intuitivité est la capacité à développer et à exploiter valablement son intuition, ses intuitions. Les phénomènes d'intuition se redécouvrent peu à peu. La tyrannie rationaliste et scientiste avait interdit jusqu'au mot. Le tabou se lève, à présent. Il y a des gens intuitifs qui perçoivent la réalité par d'autres canaux que leur cinq sens classiques, des gens qui ont développé un sixième sens, voire un septième ou un huitième ou plus.
Sixième sens, intuition féminine : être en prise directe avec la réalité, la sentir, la ressentir... Non plus raisonner, mais résonner. Être en phase avec le réel. Le ressentir. Vibrer avec lui. Point n'est besoin d'hurler au mysticisme. Nous avons tous connu des intuitions flagrantes. Nous avons tous expérimenté cette mystérieuse coïncidence mentale au moins une fois. Ressentir une présence. Avoir une prémonition. Pressentir un imprévu. etc ... Ressentir une antipathie ou une sympathie au premier regard avec un inconnu, première impression qui est souvent la bonne, dit-on (ce que nous confirmons). On ne sait pas pourquoi, ni comment, mais on sait.
Depuis que le tabou a commencé à se lever, l'intuition est étudiée non plus comme un phénomène de foire, mais comme une réelle faculté humaine, objectivable et expérimentable.
Nous n'en sommes qu'aux balbutiements, mais la récolte promet d'être fructueuse. Une chose, déjà, est claire : l'intuitivité, comme la créativité et la visualité (capacité à visualiser anticipativement les détails d'une action ou d'un événement ou d'un processus), se cultive, se muscle, s'exerce.
Le "Transrationnel"
On naît tous un peu intuitif, mais seuls ceux qui travaillent leur intuition peuvent réellement prétendre en tirer quelque chose de valable. Ressentir les signaux faibles du milieu ambiant et développer une hypersensibilité en élargissant notre niveau de conscience, est une chose, tout à fait sérieuse et probable. Deviner le prochain numéro lors du tirage du loto en est une autre, tout à fait crétine et imbécile, totalement étrangère aux concepts d'intuitivité et d'intuition. Il suffit de se laisser surfer sur la toile pour voir combien le mot et le concept "intuition" attire les charlatans et les gogos. Il faut, dès lors, être prudent et bien comprendre que l'intuition n'est ni divination, ni mancie, ni magie. Il s'agit de pallier les carences de la raison mais pas de sombrer dans l'irrationnel. Peut-être faudrait-il parler de "transrationnel" ou de "méta-rationnel".
Les mots-clés en matière d'intuitivité sont "signaux faibles", "hypersensibilité" et "niveau de conscience". Les millénaires techniques de méditation extrême-orientale nous éclairent en ce sens. L'entrée en résonance profonde avec le monde environnant est une réalité psychique largement démontrée et mesurée à partir d'électroencéphalogrammes de moines tibétains, par
exemple, qui parviennent, volontairement et consciemment, à contrôler leurs ondes alpha et,
ainsi, à atteindre des niveaux de conscience parfois vécus sous l'effet de drogues psychédéliques.
Nos sens "normaux" ne sont sensibles qu'à des signaux grossiers, volumineux, physico-chimiques ; mais notre environnement émet quantités d'autres signaux, plus subtils, plus faibles, plus ténus mais au moins aussi "parlant" à qui sait les entendre. Ces signaux énergétiques faibles peuvent être captés et interprétés au moyen d'une petite antenne spéciale : l'intuitivité. Mais il faut, pour cela, que cette petite antenne soit convenablement activée : c'est l'hypersensibilité. Une fois capté, le signal faible doit encore être interprété dans une conscience élargie susceptible de le recevoir et de le com-prendre (de le prendre avec soi)."
Ressources
Noétique. Expertise et prospective dans le monde réel. Le Blog de Marc Halévy
Histoires de la Complexité. Marc Halévy
Implications philosophiques et spirituelles des sciences de la complexité. Marc Halévy
Histoires de la Complexité. Marc Halévy
Implications philosophiques et spirituelles des sciences de la complexité. Marc Halévy
Voir notre sélection de textes dans le blog de Marc Halévy au paragraphe Ressources de notre avant-dernier billet : Une Révolution Noétique.
Dans Le Journal Intégral : Experts et Visionnaires (2) Intégrer la complexité
Quatre billets d’une sérié intitulée La Voie de l’Intuition : La Voie de l’Intuition (1), La Métanoïa (2), La Voix de l’évolution (3), Raison et Intuition (4).
Quatre billets d'une série intitulée Les Trois Yeux de la Connaissance : Les Trois Yeux de la Connaissance (1) Une écologie de l'Esprit (2) La Confusion Pré/Trans (3)
Quatre billets d'une série intitulée Les Trois Yeux de la Connaissance : Les Trois Yeux de la Connaissance (1) Une écologie de l'Esprit (2) La Confusion Pré/Trans (3)