dimanche 31 octobre 2010

Post-matérialisme (5) La Sobriété Heureuse

Philosophe, essayiste altermondialiste et ancien conseiller à la Cour des comptes, Patrick Viveret réfléchit à l’articulation existant entre les crises que nous affrontons, la démesure dont elles sont le symptôme, le mal-être à l’origine de cette démesure et l’art de vivre qui permettrait de transmuer ce mal être à travers une quête de sagesse et une sobriété heureuse.
Le message est aussi simple qu'essentiel : on ne peut remettre au coeur de la société un homme exilé par une culture de domination sans remettre au coeur de cet homme la conscience d'une finitude qui est la condition même de sa plénitude existentielle.

En esquissant en quelques paragraphes le résultat d’une pensée complexe, élaborée dans le temps long d’une recherche transdisciplinaire, Patrick Viveret met à jour la problématique fondamentale à laquelle les sociétés contemporaines doivent faire face : la nécessité pour apporter une solution systémique à une crise systémique de dépasser l’ancien modèle, celui de la réduction technocratique.
Car cette solution systémique doit articuler la critique de la démesure productiviste et consumériste avec l’exigence d’un mieux-être fondée sur la prise en compte des besoins fondamentaux de sens, d’appartenance et d’individuation. Ce passage de la réduction technocratique et quantitative à l’intégration qualitative et créative s’inscrit dans la perspective d’une écosophie destinée selon Félix Guattari à penser écologiquement et politiquement la question de la sagesse.

Réservée jusque là à la sphère privée, la sagesse, en tant qu’art de vivre et réponse aux besoins fondamentaux devient un thème éminemment politique qui peut être à l'origine d'une citoyenneté terrienne. C’est autour de cette sagesse que peut se reconfigurer le tissus culturel, politique et social d’un vivre ensemble déchiré par la réduction technocratique. En intégrant les sagesses du monde, l’écosophie permet de se libérer des limites d’une culture de domination fondée sur une vision abstraite de l’être humain.
Ce faisant elle s'inscrit dans une vision intégrale qui prend en compte le meilleur de la modernité - la reconnaissance de la subjectivité et la dynamique de l'évolution, la méthode scientifique et le progrès technologique - et le meilleur de la tradition : la participation intuitive de l'être humain à une totalité organique composée des divers milieux - naturels, sociaux et culturels - où il évolue.

C’est ainsi que se dessine le visage intégral d’un homme concret, impliqué instinctivement dans son milieu naturel, inscrit psychiquement dans un ordre symbolique et mentalement dans une filiation culturelle, participant à un ensemble social à travers le lien homéotélique d’une sensibilité qui nourrit sa créativité personnelle. Un citoyen planétaire ayant conscience du processus évolutif dont il est l'héritier et dont il devient responsable pour transmettre aux générations futures un destin qui leur permettra d'inventer leur propre destinée.

Paru dans le jounral Le Monde, cet article est la synthèse d’une conférence passionnante pour l’Université de tous les savoirs à écouter ici. Sur le site de l'ESA, on peut trouver le texte de la conférence sous forme de livre numérique à télécharger gratuitement.


Vive la sobriété heureuse ! par Patrick Viveret

L'écologie politique, si elle veut être à la hauteur des espérances qu'elle suscite, doit construire une réponse réellement systémique à la crise en articulant une critique de l'insoutenabilité de nos formes de croissance avec l'exigence du mieux-être.

Cette articulation suppose qu'elle intègre pleinement dans sa perspective la question sociale, de même que les socialistes européens se doivent eux de penser radicalement la question écologique. Et la question sociale pose plus radicalement encore la question humaine et la difficulté propre à notre espèce de penser et de vivre le rapport entre notre intelligence et nos émotions.
C'est toute la question de ce que Félix Guattari nommait l'écosophie, la capacité de penser écologiquement et politiquement la question de la sagesse. C'est aussi ce que Pierre Rabhi nomme les enjeux d'une "sobriété heureuse" où s'articule, dans la justice sociale, le choix de la simplicité avec celui d'un art de vivre affranchi de sa boulimie consommatrice et consolatrice.


La démesure et le mal être
Il nous faut d'abord voir que ce qui est commun à toutes les facettes de la crise, ce qui la rend donc systémique, c'est le couple formé par la démesure et le mal-être. Ce que les Grecs nommaient l'ubris, la démesure, est en effet au coeur de notre rapport déréglé à la nature par deux siècles de productivisme et ses deux grandes conséquences : le dérèglement climatique et ce danger à ce point majeur pour la biodiversité que l'on peut évoquer le risque d'une "sixième grande extinction" des espèces, cette fois provoquée par le comportement irresponsable de notre propre famille humaine.

C'est la démesure aussi qui a caractérisé le découplage entre l'économie financière et l'économie réelle : un ancien responsable de la Banque centrale de Belgique, Bernard Lietaer, a pu avancer qu'avant la crise, sur les 3 200 milliards de dollars (2 272 milliards d'euros) qui s'échangeaient quotidiennement sur les marchés financiers, seuls 2,7 % correspondaient à des biens et services réels !...

Démesure encore dans le creusement des inégalités sociales mondiales tant à l'échelle de la planète qu'au coeur même de nos sociétés : lorsque la fortune personnelle de 225 personnes correspond au revenu de 2 milliards d'êtres humains, lorsque les indemnités de départ d'un PDG qui a mis son entreprise en difficulté peuvent représenter plus de mille fois le salaire mensuel de l'un de ses employés.

Démesure enfin, il ne faudrait pas l'oublier, cette fois dans les rapports au pouvoir, qui a été à l'origine de l'autre grand effondrement politique récent, il y a tout juste vingt ans, celui du système soviétique et de sa logique totalitaire. Il est important de le rappeler si l'on veut éviter le mouvement pendulaire des années 1930 qui vit un politique de plus en plus autoritaire, guerrier et finalement totalitaire, prendre la relève du capitalisme dérégulé des années d'avant-crise.

Ainsi le caractère transversal de cette démesure permet de comprendre le caractère systémique de la crise, et l'on comprend alors que des réponses cloisonnées qui cherchent, par exemple, à n'aborder que son volet financier se traduisent finalement par une fuite en avant dans le cas de la crise bancaire doublé de fuites en arrière dans le cas de la crise sociale. Comme quoi les caisses ne sont pas vides pour tout le monde !


Une société de consolation
Mais pour construire, au-delà d'une écologie politique, une "écosophie politique", il faut faire un pas supplémentaire dans l'analyse et comprendre ce qui lie profondément cette démesure au mal de vivre de nos sociétés.
Celle-ci constitue en effet une forme compensatrice pour des sociétés malades de vitesse, de stress, de compétition, qui génèrent un triple comportement guerrier à l'égard de la nature, d'autrui et de nous-mêmes. En ce sens, nos "sociétés de consommation" sont en réalité des "sociétés de consolation" et cette caractéristique se lit économiquement dans le décalage entre les "budgets vitaux", et les dépenses de stupéfiants, de publicité et d'armement.

En 1998, le programme des Nations unies pour le développement (PNUD) comparait en effet les budgets supplémentaires nécessaires pour couvrir les besoins vitaux de la planète (faim, non-accès à l'eau potable, soins de base, logement, etc.) et mettait en évidence que les seules dépenses de stupéfiants représentaient dix fois les sommes requises pour ces besoins vitaux (à l'époque 400 milliards de dollars par rapport aux 40 milliards recherchés par les Nations unies). On note le même écart s'agissant des dépenses annuelles de publicité.

La société dure est en permanence compensée par la production du rêve d'une société harmonieuse, et l'endroit par excellence où s'opère ce rapport est la publicité qui ne cesse de nous vendre de la beauté, du bonheur, de l'amour, voire de l'authenticité, messages dans l'ordre de l'être, pour mieux nous faire consommer dans l'ordre de l'avoir.

Quant aux budgets militaires qui expriment les logiques de peur, de domination et caractérisent par conséquent les coûts (et les coups) de la maltraitance interhumaine, ils représentaient eux vingt fois ces sommes ! Ces dépenses passives de mal-être représentent (car le même écart est maintenu dix ans après) environ quarante fois les dépenses actives de mieux-être nécessaires pour sortir l'humanité de la misère et assurer un développement humain soutenable tout à la fois écologique et social.


La sobriété heureuse
Il nous faut donc répondre au couple formé par la démesure et le mal-être par un autre couple, celui de la "sobriété heureuse", formé par l'acceptation des limites et par l'enjeu positif du "bien-vivre" ou par ce que les prochains "Dialogues en humanité" évoquent sous le terme de la construction de politiques et d'économies du mieux-être.

Et c'est ici que l'écologie doit non seulement intégrer pleinement la question sociale, celle de la lutte contre les inégalités, mais aussi la question humaine proprement dite, c'est-à-dire la capacité à traiter ce que l'on pourrait appeler le "bug émotionnel" de l'humanité, qui est à la racine de ce qu'Edgar Morin nomme "Homo sapiens demens".
La question est en effet moins de "sauver la planète" - qui a de toutes manières plusieurs milliards d'années devant elle avant son absorption par le Soleil ! - que de sauver l'humanité qui peut, elle, terminer prématurément en tête-à-queue sa brève aventure consciente dans l'Univers.

Or, comme le soulignait Spinoza, la grande alternative à la peur est du côté de la joie. La différence aujourd'hui réside dans le fait que ce qui était traditionnellement de l'ordre personnel et privé devient un enjeu politique planétaire. La question de la sagesse, c'est-à-dire la question fondamentale de l'art de vivre, qui cherche à épouser pleinement la condition humaine au lieu de vouloir la fuir, devient alors une question pleinement politique.


Une citoyenneté terrienne
Nous sommes en effet à la fin du cycle des temps modernes qui furent marqués par ce que Max Weber, d'une formule saisissante, avait caractérisé comme "le passage de l'économie du salut au salut par l'économie". La crise actuelle démontre que ces promesses n'ont pas été tenues.

L'un des enjeux aujourd'hui est de savoir comment sortir de ce grand cycle de la modernité par le haut, les intégristes le faisant par le bas : garder le meilleur de la modernité, l'émancipation, les droits humains et singulièrement ceux des femmes qui en constituent l'indicateur le plus significatif, la liberté de conscience, le doute méthodologique, mais sans le pire, la chosification de la nature, du vivant, des animaux et à terme des humains, la marchandisation n'étant qu'une des formes de cette chosification.

Et retrouver, dans le même temps, ce qu'il y a de meilleur dans les sociétés de tradition, mais là aussi en procédant à un tri sélectif par rapport au pire : un rapport respectueux à la nature, sans qu'il soit de pure soumission, un lien social fort mais non un contrôle social, des enjeux de sens ouverts et pluralistes et non des intégrismes excluant. Une grande partie du destin de l'humanité se joue en effet dans l'alternative guerre ou dialogue des civilisations.

Nous ne sommes pas condamnés soit à la projection mondiale du modèle occidental, soit à l'acceptation au nom du relativisme culturel d'atteintes fondamentales aux droits humains, à commencer par ceux des femmes. On peut récuser l'impérialisme et le colonialisme sans être obligés de tolérer l'intégrisme et l'exclusion.

C'est alors la co-construction d'une citoyenneté terrienne qui est en jeu, et la rencontre des sagesses du monde est alors un enjeu capital dans cette perspective où l'Homo sapiens sapiens, à défaut d'être une origine, pourrait être, devrait être un projet. C'est à ce projet planétaire qu'une Europe, qui a payé le prix lourd pour comprendre que la barbarie n'est pas un danger extérieur, mais le risque intérieur par excellence de l'humanité, peut pleinement contribuer.

mercredi 27 octobre 2010

Post-matérialisme (4) Manifeste pour les « produits » de haute nécessité (fin)

Ce billet constitue la suite du précédent et propose des extraits du Manifeste pour les « produits » de haute nécessité écrit par huit intellectuels antillais lors du mouvement social de Février 2010 aux Antilles.


Manifeste pour les « produits » de haute nécessité


Au fond du gouffre

Enfin, sur la question des salaires et de l'emploi. Là aussi il nous faut déterminer la haute nécessité. Le capitalisme contemporain réduit la part salariale à mesure qu'il augmente sa production et ses profits. Le chômage est une conséquence directe de la diminution de son besoin de main d'œuvre.

Quand il délocalise, ce n'est pas dans la recherche d'une main d'œuvre abondante, mais dans le souci d'un effondrement plus accéléré de la part salariale. Toute déflation salariale dégage des profits qui vont de suite au grand jeu welto de la finance. Réclamer une augmentation de salaire conséquente n'est donc en rien illégitime : c'est le début d'une équité qui doit se faire mondiale.

Quant à l'idée du "plein emploi", elle nous a été clouée dans l'imaginaire par les nécessités du développement industriel et les épurations éthiques qui l'ont accompagnée. Le travail à l'origine était inscrit dans un système symbolique et sacré (d'ordre politique, culturel, personnel) qui en déterminait les ampleurs et le sens.

Sous la régie capitaliste, il a perdu son sens créateur et sa vertu épanouissante à mesure qu'il devenait, au détriment de tout le reste, tout à la fois un simple "emploi", et l'unique colonne vertébrale de nos semaines et de nos jours. Le travail a achevé de perdre toute signifiance quand, devenu lui-même une simple marchandise, il s'est mis à n'ouvrir qu'à la consommation.

Nous sommes maintenant au fond du gouffre. Il nous faut donc réinstaller le travail au sein du poétique. Même acharné, même pénible, qu'il redevienne un lieu d'accomplissement, d'invention sociale et de construction de soi, ou alors qu'il en soit un outil secondaire parmi d'autres.

Il y a des myriades de compétences, de talents, de créativités, de folies bienfaisantes, qui se trouvent en ce moment stérilisés dans les couloirs ANPE et les camps sans barbelés du chômage structurel né du capitalisme.


Valeur poétique

Même quand nous nous serons débarrassés du dogme marchand, les avancées technologiques (vouées à la sobriété et à la décroissance sélective) nous aiderons à transformer la valeur-travail en une sorte d'arc-en-ciel, allant du simple outil accessoire jusqu'à l'équation d'une activité à haute incandescence créatrice.

Le plein emploi ne sera pas du prosaïque productiviste, mais il s'envisagera dans ce qu'il peut créer en socialisation, en autoproduction, en temps libre, en temps mort, en ce qu'il pourra permettre de solidarités, de partages, de soutiens aux plus démantelés, de revitalisations écologiques de notre environnement...

Il s'envisagera en "tout ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue". Il y aura du travail et des revenus de citoyenneté dans ce qui stimule, qui aide à rêver, qui mène à méditer ou qui ouvre aux délices de l'ennui, qui installe en musique, qui oriente en randonnée dans le pays des livres, des arts, du chant, de la philosophie, de l'étude ou de la consommation de haute nécessité qui ouvre à création – créaconsommation.

En valeur poétique, il n'existe ni chômage ni plein emploi ni assistanat, mais autorégénération et autoréorganisation, mais du possible à l'infini pour tous les talents, toutes les aspirations. En valeur poétique, le PIB des sociétés économiques révèle sa brutalité.


Le principe de gratuité

Voici ce premier panier que nous apportons à toutes les tables de négociations et à leurs prolongements : que le principe de gratuité soit posé pour tout ce qui permet un dégagement des chaînes, une amplification de l'imaginaire, une stimulation des facultés cognitives, une mise en créativité de tous, un déboulé sans manman de l'esprit.

Que ce principe balise les chemins vers le livre, les contes, le théâtre, la musique, la danse, les arts visuels, l'artisanat, la culture et l'agriculture... Qu'il soit inscrit au porche des maternelles, des écoles, des lycées et collèges, des universités et de tous les lieux connaissance et de formation... Qu'il ouvre à des usages créateurs des technologies neuves et du cyberespace.

Qu'il favorise tout ce qui permet d'entrer en Relation (rencontres, contacts, coopérations, interactions, errances qui orientent) avec les virtualités imprévisibles du Tout-Monde... C'est le gratuit en son principe qui permettra aux politiques sociales et culturelles publiques de déterminer l'ampleur des exceptions.

C'est à partir de ce principe que nous devrons imaginer des échelles non marchandes allant du totalement gratuit à la participation réduite ou symbolique, du financement public au financement individuel et volontaire... C'est le gratuit en son principe qui devrait s'installer aux fondements de nos sociétés neuves et de nos solidarités imaginantes...


Un art politique

Projetons nos imaginaires dans ces hautes nécessités jusqu'à ce que la force du Lyannaj ou bien du vivre-ensemble, ne soit plus un "panier de ménagère", mais le souci démultiplié d'une plénitude de l'idée de l'humain.

Imaginons ensemble un cadre politique de responsabilité pleine, dans des sociétés martiniquaise, guadeloupéenne, guyanaise, réunionnaise nouvelles, prenant leur part souveraine aux luttes planétaires contre le capitalisme et pour un monde écologiquement nouveau.

Profitons de cette conscience ouverte, à vif, pour que les négociations se nourrissent, prolongent et s'ouvrent comme une floraison dans une audience totale, sur ces nations qui sont les nôtres. An gwan lodyans qui ne craint ni ne déserte les grands frissons de l'utopie.

Nous appelons donc à ces utopies où le Politique ne serait pas réduit à la gestion des misères inadmissibles ni à la régulation des sauvageries du "Marché", mais où il retrouverait son essence au service de tout ce qui confère une âme au prosaïque en le dépassant ou en l'instrumentalisant de la manière la plus étroite.

Nous appelons à une haute politique, à un art politique, qui installe l'individu, sa relation à l'Autre, au centre d'un projet commun où règne ce que la vie a de plus exigeant, de plus intense et de plus éclatant, et donc de plus sensible à la beauté.

Ainsi, chers compatriotes, en nous débarrassant des archaïsmes coloniaux, de la dépendance et de l'assistanat, en nous inscrivant résolument dans l'épanouissement écologique de nos pays et du monde à venir, en contestant la violence économique et le système marchand, nous naîtrons au monde avec une visibilité levée du post-capitalisme et d'un rapport écologique global aux équilibres de la planète...

Alors voici notre vision : Petits pays, soudain au cœur nouveau du monde, soudain immenses d'être les premiers exemples de sociétés post-capitalistes, capables de mettre en œuvre un épanouissement humain qui s'inscrit dans l'horizontale plénitude du vivant...

mardi 26 octobre 2010

Post-matérialisme (3) Manifeste pour les "produits" de haute nécessité

En écho au mouvement social qui a eu lieu aux Antilles en Février 2009, neuf intellectuels antillais ont rédigé un Manifeste pour les « produits » de haute nécessité dans lequel ils posent les bases à la fois culturelles, anthropologiques et politiques de ce que pourraient être des sociétés post-capitalistes.

Dans la continuité des analyses de Christian Arnsperger sur L’éthique de l’existence post-capitaliste dont il a été question ici et dans les deux billets précédents, nous proposons des extraits de ce manifeste où l’inspiration poétique se mêle à l’analyse politique afin d’alimenter une réflexion sur la culture post-matérialiste en général et sur la société post-capitaliste qui en est une expression particulière. Au coeur de cette culture post-matérialiste, une approche intégrale qui réconcilient la dimension poétique d'une créativité existentielle et la dimension prosaïque des nécessités matérielles.

Les neufs auteurs de ce manifeste sont Ernest Breleur, Patrick Chamoiseau, Serge Domi, Gérard Delver, Edouard Glissant, Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar, Jean-Claude William.


Manifeste pour les « produits » de haute nécessité

« Cela ne peut signifier qu’une chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes ». Aimé Césaire - Lettre à Maurice Thorez

C’est en solidarité pleine et sans réserve aucune que nous saluons le profond mouvement social qui s’est installé en Guadeloupe, puis en Martinique, et qui tend à se répandre à la Guyane et à la Réunion. Aucune de nos revendications n’est illégitime. Aucune n’est irrationnelle en soi, et surtout pas plus démesurée que les rouages du système auquel elle se confronte. Aucune ne saurait donc être négligée dans ce qu’elle représente, ni dans ce qu’elle implique en relation avec l’ensemble des autres revendications.

Car la force de ce mouvement est d’avoir su organiser sur une même base ce qui jusqu’alors s’était vu disjoint, voire isolé dans la cécité catégorielle –– à savoir les luttes jusqu’alors inaudibles dans les administrations, les hôpitaux, les établissements scolaires, les entreprises, les collectivités territoriales, tout le monde associatif, toutes les professions artisanales ou libérales…

Mais le plus important est que la dynamique du Lyannaj – qui est d’allier et de rallier, de lier, relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé – est que la souffrance réelle du plus grand nombre (confrontée à un délire de concentrations économiques, d’ententes et de profits) rejoint des aspirations diffuses, encore inexprimables mais bien réelles, chez les jeunes, les grandes personnes, oubliés, invisibles et autres souffrants indéchiffrables de nos sociétés.

La plupart de ceux qui y défilent en masse découvrent (ou recommencent à se souvenir) que l’on peut saisir l’impossible au collet, ou enlever le trône de notre renoncement à la fatalité.


Le prosaïque et le poétique

Cette grève est donc plus que légitime, et plus que bienfaisante, et ceux qui défaillent, temporisent, tergiversent, faillissent à lui porter des réponses décentes, se rapetissent et se condamnent Derrière le prosaïque du "pouvoir d'achat" ou du "panier de la ménagère", se profile l'essentiel qui nous manque et qui donne du sens à l'existence, à savoir : le poétique.

Toute vie humaine un peu équilibrée s'articule entre, d'un côté, les nécessités immédiates du boire-survivre-manger (en clair : le prosaïque) ; et, de l'autre, l'aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d'honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d'amour, de temps libre affecté à l'accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique).

Comme le propose Edgar Morin, le vivre-pour-vivre, tout comme le vivre-pour-soi n'ouvrent à aucune plénitude sans le donner-à-vivre à ce que nous aimons, à ceux que nous aimons, aux impossibles et aux dépassements auxquels nous aspirons.

La "hausse des prix" ou "la vie chère" ne sont pas de petits diables-ziguidi qui surgissent devant nous en cruauté spontanée, ou de la seule cuisse de quelques purs békés. Ce sont les résultantes d'une dentition de système où règne le dogme du libéralisme économique.
Ce dernier s'est emparé de la planète, il pèse sur la totalité des peuples, et il préside dans tous les imaginaires – non à une épuration ethnique, mais bien à une sorte "d'épuration éthique " (entendre : désenchantement, désacralisation, désymbolisation, déconstruction même) de tout le fait humain.

Ce système a confiné nos existences dans des individuations égoïstes qui vous suppriment tout horizon et vous condamnent à deux misères profondes : être "consommateur" ou bien être "producteur". Le consommateur ne travaillant que pour consommer ce que produit sa force de travail devenue marchandise ; et le producteur réduisant sa production à l'unique perspective de profits sans limites pour des consommations fantasmées sans limites.

L'ensemble ouvre à cette socialisation anti-sociale, dont parlait André Gorz, et où l'économique devient ainsi sa propre finalité et déserte tout le reste. Alors, quand le "prosaïque" n'ouvre pas aux élévations du " poétique ", quand il devient sa propre finalité et se consume ainsi, nous avons tendance à croire que les aspirations de notre vie, et son besoin de sens, peuvent se loger dans ces codes-barres que sont "le pouvoir d'achat" ou "le panier de la ménagère".

Et pire : nous finissons par penser que la gestion vertueuse des misères les plus intolérables relève d'une politique humaine ou progressiste. Il est donc urgent d'escorter les "produits de premières nécessités", d'une autre catégorie de denrées ou de facteurs qui relèveraient résolument d'une "haute nécessité".

Par cette idée de "haute nécessité", nous appelons à prendre conscience du poétique déjà en œuvre dans un mouvement qui, au-delà du pouvoir d'achat, relève d'une exigence existentielle réelle, d'un appel très profond au plus noble de la vie.


Les bases d’une société non économique

... L'autre très haute nécessité est ensuite de s'inscrire dans une contestation radicale du capitalisme contemporain qui n'est pas une perversion mais bien la plénitude hystérique d'un dogme.

La haute nécessité est de tenter tout de suite de jeter les bases d'une société non économique, où l'idée de développement à croissance continuelle serait écartée au profit de celle d'épanouissement ; où emploi, salaire, consommation et production serait des lieux de création de soi et de parachèvement de l'humain.

Si le capitalisme (dans son principe très pur qui est la forme contemporaine) a créé ce Frankenstein consommateur qui se réduit à son panier de nécessités, il engendre aussi de bien lamentables "producteurs" – chefs d'entreprises, entrepreneurs, et autres socioprofessionnels ineptes – incapables de tressaillements en face d'un sursaut de souffrance et de l'impérieuse nécessité d'un autre imaginaire politique, économique, social et culturel.

Et là, il n'existe pas de camps différents. Nous sommes tous victimes d'un système flou, globalisé, qu'il nous faut affronter ensemble. Ouvriers et petits patrons, consommateurs et producteurs, portent quelque part en eux, silencieuse mais bien irréductible, cette haute nécessité qu'il nous faut réveiller, à savoir : vivre la vie, et sa propre vie, dans l'élévation constante vers le plus noble et le plus exigeant, et donc vers le plus épanouissant. Ce qui revient à vivre sa vie, et la vie, dans toute l'ampleur du poétique.

On peut mettre la grande distribution à genoux en mangeant sain et autrement. On peut renvoyer la Sara et les compagnies pétrolières aux oubliettes, en rompant avec le tout automobile. On peut endiguer les agences de l'eau, leurs prix exorbitants, en considérant la moindre goutte sans attendre comme une denrée précieuse, à protéger partout, à utiliser comme on le ferait des dernières chiquetailles d'un trésor qui appartient à tous.

On ne peut vaincre ni dépasser le prosaïque en demeurant dans la caverne du prosaïque, il faut ouvrir en poétique, en décroissance et en sobriété. Rien de ces institutions si arrogantes et puissantes aujourd'hui (banques, firmes transnationales, grandes surfaces, entrepreneurs de santé, téléphonie mobile...) ne sauraient ni ne pourraient y résister.

(A suivre...)

mercredi 20 octobre 2010

Post-Matérialisme (2) Capitalisme, piège existentiel (fin)

Suite au précédent billet, voici la fin de l’article écrit par l’auteur du site Ploutopia au sujet du livre de Christian Arnsperger : Ethique de l’existence post-capitaliste auquel nous avons consacré trois billets.

Par rapport au modèle des Quatre Quadrants de Ken Wilber illustré dans le billet précédent, ce que l’auteur de l’article nomme ici Conscience correspond au Quadrant Supérieur Gauche, Chair au Quadrant Supérieur Droit, Culture au Quadrant Inférieur Gauche et Système au Quadrant Inférieur Droit.


Le Capitalisme, piège existentiel. Seconde partie.


Le Cycle des Quatre Quadrants

Pour en revenir aux Quatre Quadrants de Wilber, ce qui est important de noter c’est le cycle auto-validant et inter-validant de ceux-ci. A la base, c’est bien sûr la conscience qui crée et influence tout le reste. Par la suite, le reste - la culture, le système, notre âme et nos corps - influence notre conscience.

La culture capitaliste technoscientifique opère comme un cercle vicieux entre ces deux pôles. Notre conscience fait partie de l’ensemble, elle est enchâssée dans le système. Elle a été phagocytée par la méga-machine de notre ego. Rare sont ceux qui parviennent à faire la part des choses entre le conditionné et le conditionnant.

Ces Quatre Quadrants utilisent donc notre conscience pour former une boucle de renforcement mutuel qui nous bloque sur un plan horizontal. Toute l’énergie utilisée à l’adaptation ou la correction du système est perdue au détriment de l’élévation du plan horizontal à des niveaux de consciences supérieurs.

Système => Culture

Le système influence la culture. La rentabilité du capital engendre des croyances, des lois et des valeurs qui créent une culture capitaliste.

Système, Culture => Conscience

Ce système et cette culture capitaliste touchent la conscience en inculquant l’idéologie de la gagne, du travail et de la compétition pour se faire un nom, une réputation et, à l’extrême, donner un sens à sa vie. Plongé dans son système et sa culture capitaliste, l’individu se trouve comme un poisson dans l’eau. Il s’épanouit et s’affirme mais ignore, ou feint d’ignorer, ce qui se passe plus loin et/ou plus tard.

Conscience, Culture => Chair

La conscience comme la culture capitaliste touchent l’âme et le corps par des états cérébraux et des mécanismes métaboliques soutenant le principe d’accumulation du capital. La malbouffe et les états de dépendance alimentaires (café, alcool, cigarette) ou autres (jeux, drogues, télé, GSM, iPod) témoignent de cet esclavagisme du corps et de l’âme à la culture et à la conscience capitaliste.

Tous nos achats compulsifs démontrent cette dépendance avec éclat. Il en va de même pour nos comportements carnassiers et obsessionnels visant à gagner plus, à investir plus et à prendre des parts de marché toujours plus importantes. Ces pulsions obsessionnelles trouvent bien sûr un revers de médaille dans les multiples troubles sanitaires de notre société.
Troubles qui se traduisent aussi bien au niveau somatique (digestion, boulimie, maladies cardio-vasculaires, cancers, etc.) que psychologique (stress, anxiété, suicides). A force d’achats et de comportements compulsifs, nous ignorons non seulement les limites planétaires mais aussi nos propres limites corporelles et intellectuelles.

Chair, Conscience => Système, Culture

Nos cerveaux et nos corps capitalistes créent enfin des conceptions et des mécanismes institutionnels qui poussent à cette production – consommation et à cette idéologie du gain. Marchés et mécanisme de commandement se mettent alors en place pour encore et toujours la même rengaine de maximisation du capital.

La boucle est bouclée. Pour en sortir, il faut être conscient du piège et de nos interactions avec celui-ci. Il faut ensuite tenter de se dégager de cette logique par des pratiques de « méditation » et par des expérimentations collectives de nouveaux modes de vie, de nouvelles façons ou manières d'ÊTRE au monde.


Le militantisme existentiel

D’un point de vue concret, le travail sur soi est la Voie. Simplicité, frugalité, décroissance, autocritique et spiritualité (sens de la vie) sont les clés de sortie du labyrinthe capitaliste. Relocalisation et démocratisation (travail, écologie, monnaie) tombent alors sous le sens. C'est ça le changement de paradigme. C'est ça le XXIème siècle sera spirituel ou ne sera pas.

C’est ce que Christian ARNSPERGER appelle le « militantisme existentiel » ou encore « l’acceptation critique ». Être bien conscient que nous faisons partie intégrante d’une culture, d’un système et d’une conscience capitaliste dont nous sommes responsables et dont il est essentiel de sortir si nous ne voulons pas éteindre la flamme (de Vie, de Conscience, de Divin). Cependant, et de manière assez magistrale, se voulant à elle-même, poussée jusque dans ses derniers retranchements, cette flamme est capable du pire comme du meilleur.

Intrigué par le socialisme soviétique qu’il voyait user de violence, de manipulation et de mensonge, Gandhi se disait partisan d’un socialisme « pur comme le cristal » requérant par conséquent le courage de méthodes « d’une pureté cristalline (…) car les moyens impurs dénigrent le but et mènent la cause à sa ruine ». La sociale démocratie verte n’est-elle pas le pâle reflet du socialisme soviétique ?

dimanche 17 octobre 2010

Post-matérialisme (1) Capitalisme, piège existentiel

Nous avons consacré trois billets au livre fondateur de Christian Arnsperger : Ethique de l’existence post-capitaliste. En appliquant la théorie intégrale au champ économique, Arnsperger permet de comprendre les sources spirituelles de l’aliénation propre au système capitaliste qui - autant qu'un mode de production - est une culture répondant à nos angoisses existentielles en terme de consommation et d'appropriation.

Le site Ploutopia propose un certain nombre de réflexions et de textes intéressants fondés sur l’idée qu’il ne peut y avoir de solution aux grands défis de l'humanité (pétrole, eau, famines, biodiversité, érosion, climat...) sans un changement de paradigme et une totale remise en question tant au niveau individuel que collectif (mode de vie, économie, progrès…).

L'auteur de ce site propose une lecture du livre de Christian Arnsperger qui permet de mieux comprendre en quoi le capitalisme est un piège existentiel et comment il est possible de se libérer de ce piège par une vision intégrale qui prend en compte l’être humain dans sa totalité évolutive. Cette vision intégrale peut inspirer un "militantisme existentiel" qui vise à inscrire individus et collectivités dans une dynamique évolutive concernant tous les aspects, individuels et collectifs, intérieurs et extérieures, de la nature humaine.
Par rapport au modèle des Quatre Quadrants de Ken Wilber - illustré ci-dessus - ce que l’auteur de l’article nomme Conscience correspond au Quadrant Supérieur Gauche, Chair au Quadrant supérieur Droit, Culture au Quadrant Inférieur Gauche et Système au Quadrant Inférieur Droit.


Le Capitalisme, piège existentiel. Première partie.

Le dernier livre de Christian ARNSPERGER (Ethique de l’existence post-capitaliste) fournit un formidable outil de lecture des rapports de l’homme au monde. Cet outil est en fait celui des «quatre quadrants» ou «vision intégrale» proposée par le philosophe nord-américain Ken Wilber.


Les quatre quadrants de lecture de Ken WILBER

Le rapport des hommes au monde peut être subdivisé en 4 parties distinctes dont les axes verticaux sont l’intériorité et l’extériorité et les axes horizontaux sont l’individualité et la collectivité. Les 4 parties sont respectivement la conscience et la « chair » pour le volet individuel, la culture et le système pour le volet collectif. En lecture verticale, et de manière caricaturale, celui qui ne privilégie que l’intérieur est un mystique, religieux, abstrait alors que celui qui ne privilégie que l’extérieur est un positiviste, cartésien, matérialiste.

Nombre de critiques ou d’analyses du monde parlent souvent du Quadrant Système, parfois du Quadrant Culture mais très peu des quadrants Conscience et Chair. Ce qui se dégage de ce simple tableau à 4 entrées est une clé de lecture complète, holistique (« compréhensive » au sens anglo-saxon, c’est-à-dire faisant intervenir une connaissance globale, voire ontologique) de l’ensemble des rapports humains entre eux (culture), avec eux (conscience), entre les choses (système) et avec les choses (chair). Par ailleurs, outre cette lecture plane, il ne faut pas perdre de vue la lecture tridimensionnelle permettant à ce tableau de s’élever dans l’espace à mesure que le niveau de conscience collectif évolue.

Cette clé de lecture permet en effet de poser les bonnes questions et de trouver les bonnes réponses lorsque nous sommes confrontés à un problème. L’analyse du capitalisme à travers cette fenêtre s’avère particulièrement révélatrice. Révélatrice des origines, des boucles récursives auto-amplificatrices et de la force des blocages.

D’un point de vue systémique, nous pouvons en effet constater que tout mouvement contestataire s’inscrit toujours au sein de ce système et raisonne toujours à l’intérieur de ce système : revendication salariales, baisse des prix, emploi, croissance, etc. C’est le cas des mouvements contestataires altermondialistes, marxistes ou syndicaux. Le système est auto-référencé.

De même, d’un point de vue culturel, tous nos actes sont posés selon le moule dominant. Pas moyen de faire autrement sans être taxé d’écolo, bobo, soixante-huitard, voir même de Cro-Magnon. Toute pensée divergente de la doxa dominante est aussitôt vue comme une dérive, une hérésie. On se sent exclu, rejeté, jugé et marginalisé. Il est alors particulièrement difficile de se tailler « une place au soleil » dans ce monde et ce système qui est le nôtre et que nous promouvons tous consciemment ou à notre insu.


Le capitalisme : une réponse aux angoisse existentielles

Mais tout cela est de la diatribe bien connue. Attardons plutôt à la cause première. A cette pulsion profonde qui parvient à faire passer un régime plutôt qu’un autre à travers les siècles malgré les innombrables luttes et contestations. Grâce à certains choix idéologiques, le capitalisme est en effet parvenu à bien mieux s’imposer que le communisme qui s’est quelque peu égaré sur certains points.
Certains disent que le communisme est le système de l’homme tel qu’il devrait être alors que le capitalisme est le système de l’homme tel qu’il est. Quel est cet homme ? Cette fameuse « nature humaine » que d’aucuns brandissent avec force pour justifier leurs actes ou leur apathie ?

Ce qui différencie fondamentalement l’homme de la nature, ce sont ces questions existentielles : Qui suis-je ? D’où vins-je ? Où vais-je ? Ces questions existentielles en soulèvent rapidement d’autres centrées sur la peur : peur de manquer (de biens mais aussi d’affection), peur du vide (affectif ou charnel), peur de souffrir, peur de mourir.
La religion qui tente d’apporter des réponses à ces questions semble avoir complètement cédé la place au capitalisme. Le capitalisme est devenu notre religion séculière. Religion au sens étiologique : qui cherche les causes profondes et qui donc calme, apaise et cherche à apporter des réponses à nos peurs et angoisses existentielles.

Le religieux profond, spirituel et existentiel, est aujourd’hui porté aux gémonies par un capitalisme culturel qui a envahi nos vies jusque dans les moindres recoins. Stigmatisé et instrumentalisé, le religieux profond s’est institutionnalisé. L’église s’est convertie au capitalisme.
A l'inverse de Marx, lorsqu'à propos des religions ou de spiritualités il parle d'opium du peuple, je pense que la force du capitalisme réside précisément dans une profonde et perverse aliénation spirituelle. Mine de rien, l’air de rien, subrepticement, le capitalisme apporte des réponses à nos angoisses les plus fortes. Alors, on consomme, on produit, on cherche à gagner plus, on s’abruti au travail, on joue des coudes avec des œillères.


Les six axiomes capitalistes

L’idéologie capitaliste
tire sa source dans nos peurs les plus profondes et donc dans le culte de l’ego, dans la pensée libérale : la liberté individuelle au service du bien commun. C’est de cette pensée et de la pensée protestante que sont nés les six grands axiomes capitalistes :

1) Croissance. « Croissez et multipliez-vous ». Nécessité salutaire d’un effort collectif face à l’adversité de la Nature. Une Nature à dompter par la croissance, la production et le progrès. C’est la pensée des grands économistes classiques tels que Malthus, Ricardo et Smith. C'est également un pilier central de la pensée Marxiste.

2) Travail. « L’oisiveté est mère de tout les vices ». Pensée typiquement protestante, qui voit dans le travail un véritable accomplissement de Dieu et le salut de son âme. « Travaillez bonnes gens, et vous serez sauvés ». Du Moyen-âge à la renaissance, d’avilissant, le travail gagne ses titres de noblesses pour devenir salutaire. C'est aussi un pilier de la pensée marxiste.

3) Efficacité-Concurrence. « Produire plus pour gagner plus » sic. « Manger ou être mangé ». Nécessité de se battre pour survivre. Travailler comme une bête de somme, le plus rapidement et le plus efficacement possible, le tout afin de satisfaire aux deux premières exigences citées ci-dessus.

4) Innovation. « Parce que vous le valez bien ». Selon William BAUMOL, les trois grands piliers du capitalisme sont la croissance, la productivité et la concurrence. Mais ces trois piliers ont besoin d’un ingrédient supplémentaire essentiel appelé culture d’entreprenariat. La nécessité d’avoir de doux penseurs de l’école FRIEDMAN qui voient dans l’innovation par le profit et sa maximisation le but suprême de la vie.

5) Propriété. « Mon, Ton, Son, Ma, Ta, Sa, Mes, Tes, Ses ». Certaines tribus primitives ne connaîtraient pas l’usage des pronoms possessifs. Pour nous, occidentaux capitalistes, ils sont la justification de tous nos efforts (travail, croissance, efficacité, concurrence, productivité) et ils sont une forme d’aboutissement à nos angoisses existentielles. L’acquisition d’une propriété, de biens et de services forment une sorte coque de protection à ces angoisses.

6) Consommation. « The American Way of Life is Not Negotiable » sic. Le plus révélateur ici est ce fameux appel de Bush à la consommation peu de temps après les événements du 11 septembre. C’est aussi la grande crainte de la crise économique et financière. C’est à la fois le point faible et le point fort de l’économie capitaliste.

On constate combien ces 6 axiomes sont profondément ancrés dans des axiomes existentiels profond. Tous, touchent à la peur de manquer, de mourir, de se retrouver seul ou envahi par les autres. Notons aussi que les deux premiers axiomes à la base des autres sont aussi ceux de l’idéologie marxiste.

lundi 11 octobre 2010

Evolutions (12) Une Mutation Anthropologique

Une crise anthropologique

Au cœur de la crise financière de 2008, le député écologiste Yves Cochet intervenait à l’assemblée nationale en tenant le discours suivant : « La catastrophe actuelle n’est pas une crise financière, économique, écologique, politique, sociale ou culturelle. Elle est tout cela à la fois et simultanément, ce en quoi elle est totalement inédite. Elle est, en un mot, une crise anthropologique. Pour le comprendre, il nous faut remettre en question toutes nos croyances – et Dieu sait si elles sont nombreuses ici. Il nous faut décoloniser l’imaginaire. Il nous faut penser l’impensable. » (14/02/08)

En tenant ces propos, Yves Cochet se fait l’écho d’une réflexion partagée par les plus fins observateurs de la vie sociale et culturelle. Selon eux, la multiplicité des crises vécues par l’humanité renvoie à la diversité des expressions d’une même crise systémique. Et si cette crise est anthropologique c’est que l’être humain ne dispose plus d’un modèle adéquat pour interpréter son expérience dans un environnement qui ne cesse de se transformer et dont il a perdu, en partie, la maîtrise.

Cette crise annonce à la fois la disparition programmée d’un modèle, vieux de cinq siècles – celui de la modernité – et l’émergence d’une autre figure, dessinée depuis plus d’un demi-siècle par les avant-gardes culturelles. Les diverses expressions de cette crises sont autant de symptômes de l’effondrement d’un modèle anthropologique : celui d’un individu abstrait, promoteur d’une culture de domination.

Prônant la mort de Dieu et la fin de toute transcendance, l’homme s’est érigé en absolu en perdant le sens de la finitude : il a voulu devenir omniscient par le développement des sciences et omnipotent par celui des techniques. Mais son développement moral et spirituel n'a pas accompagné celui d'une puissance technique fondée sur une science sans conscience. Celui qui s’est voulu « comme maître et possesseur de la nature » a transformé son milieu biotique et humain en ressources à exploiter au service de ses intérêts personnels.

Pour ce faire, il a développé une pensée conceptuelle, instrumentale et fonctionnelle fondée sur le déni de toute participation sensible de l’homme à ses divers milieux, naturels, humains et culturels. Ce déni lui revient, tel ce boomerang qu’est le retour du refoulé, sous la forme d’une désintégration sociale et culturelle et d’une destruction irréversible de son milieu naturel.

Face à cette chronique d’un désastre annoncé, une autre figure anthropologique, forgée dans les athanors des minorités créatrices, est en train d’émerger dans les convulsions d’un enfantement difficile : celle d’une humanité concrète, impliquée dans son milieu naturel, participant via une sensibilité personnelle et une intersubjectivité communautaire à cet ensemble organique et multidimensionnel qu’est le Kosmos où évoluent harmoniquement les dimensions intérieures et extérieures, personnelles et collectives.

Ce n’est pas pour rien si, pour qualifier cette transformation, Michel Mafessoli parle, dans son dernier ouvrage, d’une « mutation anthropologique ». Edgar Morin, quant à lui, évoque une « grande métamorphose, aussi profonde et multidimensionnelle que celle que l’humanité a connu quand elle est passée de la préhistoire aux sociétés historiques. »


Participer à la dynamique de l’évolution

Nous l’avons vu, notamment ici et : un changement de paradigme transforme peu à peu notre vision du monde en profondeur et en globalité. Fondé sur les notions de relation et d’évolution, un paradigme intégral est amené à remplacer – tout en l’incluant – l’ancien paradigme réductionniste fondé sur la distinction et l’abstraction.

Le nouveau modèle en train d’émerger naît de l’intégration entre une épistémologie rationnelle, à l’origine de la vision progressiste de la modernité, et une épistémologie relationnelle qui fonde la vision organique de la tradition. Il ne faut donc pas s’étonner si ce changement de paradigme entraîne une vision totalement renouvelée de l’être humain qui est la cause et l’effet de cette mutation/métamorphose.

Si les avant-gardes culturelles s’intéressent au thème de l’évolution, c’est donc essentiellement dans la perspective de cette mutation anthropologique dont elles sont les vecteurs plus ou moins conscients. Leur intérêt pour l’évolution n’est pas abstrait : il dépasse, de loin, le simple cadre de la connaissance scientifique ou de la culture générale parce que l’évolution est une affaire qui concerne chacun, personnellement, comme il nous concerne tous, membres d’une espèce humaine confrontée à une possible autodestruction.

On connaît la célèbre citation de Marx : « Les philosophes n'ont fait qu'interpréter diversement le monde, ce qui importe, c'est de le transformer ». Pour le paraphraser, on pourrait dire : « Les savants n’ont fait qu’expliquer l’évolution, ce qui importe c’est de s’y impliquer pour participer intimement à la dynamique créatrice dont elle est porteuse. »


Le rôle des minorités créatrices

Les avant-gardes culturelles sont pleinement conscientes du fait que, selon le célèbre aphorisme d’Einsein : « Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l'a engendré». Comment pourrait-on résoudre les diverses crises traversées par l’humanité avec la vision du monde, le mode de conscience et de pensée qui les ont généré ? Penser le changement nécessite de changer nos modes de perception et nos modèles de pensée.

A la pointe de l’évolution culturelle, les minorités créatrices cherchent donc à accompagner cette mutation/métamorphose. Ce n’est donc pas un hasard si, depuis quelques temps, la thématique de l’évolution inspire la communauté des créatifs culturels dont Patrice Van Erseel et Patrick Drouot, auteurs d’ouvrages récents sur ce sujet, sont des représentants emblématiques.

De tous temps, des minorités pionnières ont été les matrices expérimentales qui recueillent ces fragiles graines du futur que sont les intuitions créatrices pour les développer au sein de réseaux humains fédérés autour de nouvelles formes de vie, de sensibilité et de pensée. Au lieu de répéter les solutions d’hier qui sont devenus les problèmes d’aujourd’hui, les créatifs culturels font émerger une vision du monde en adéquation avec notre monde interconnecté en transformation constante.

Rien de plus difficile que d’être le contemporain de son époque : nous interprétons toujours ce qui se passe avec un regard forgé par ce qui s’est passé. Ce qui faisait dire à André Gide : « Le présent serait plein de tous les avenirs si le passé n’y projetait déjà une histoire. » Une écoute intuitive, une présence sensible fondée sur un engagement attentif dans l'instant présent sont nécessaires pour interpréter ce qui advient sans être (trop) parasité par les modèles dépassés du passé.

C’est le rôle du penseur que de donner la parole à l’époque en posant des mots vivants sur l’air du temps. Un rôle exprimé ainsi par Michel Mafessoli : « J’ai souvent dit qu’en période de mutation, il fallait trouver les mots les moins faux possibles. Des mots essentiels pouvant devenir des paroles fondatrices. C’est-à-dire des mots décrivant ce qui advient. Tant il est certain que le vrai parler ou le frais parler est d’abord une écoute. Ecoute de l’avènement de ce qui est là. C’est ainsi que Fernando Pessoa définissait la « sociologie des profondeurs » capable d’exprimer, de mettre en forme, ce qui venant de fort loin, parle au travers de nous. » (Matrimonium)


Une anthropologie des profondeurs

En référence à Fernando Pessoa, nous parlerons pour notre part d’une anthropologie des profondeurs qui nécessite d’être profondément à l’écoute du mouvement évolutif dans lequel s’inscrit l’humanité depuis ses origines. Cette histoire dont nous sommes les héritiers plonge dans la nuit des temps comme nous le rappelle Bertrand Meheust :

« Nos contemporains conçoivent le devenir de l’humanité sur quelques décennies, sur quelques siècles, et les plus audacieux philosophes de l’histoire, à l’exception de Renan dans L’Avenir de la Science, n’ont jamais été capable de dépasser la profondeur de quelques millénaires. Tout cela est dérisoire, il y a un hiatus fatal entre la profondeur de champ de l’économie et de la politique, et celle de la cosmologie et de la paléo-anthropologie contemporaines, un hiatus qui condamne notre temps et qui alimente sa schizophrénie profonde. L’homme que dévoile la cosmologie et la paléo-anthropologie n’est pas un être fixe, mais un processus dont le développement se joue sur des centaines de milliers, voire sur des millions d’années » (La politique de l’oxymore)

Il faut se libérer des limites d'une pensée conceptuelle, foncièrement statique et réductionniste, pour participer intuitivement, à travers une pensée contextuelle, à ce processus évolutif qui est à l’origine de l’hominisation et de la progression de l’être humain à travers les grands stades de son développement. Les formes culturelles, sociales et comportementales crées par les groupes humains sont autant d’expressions manifestes de cette dynamique sous-jacente.

Seuls le retour aux sources de l’intuition et le recours aux ressources créatrices de l’intériorité permettent de se connecter à cette dynamique évolutive. Les évolutions épistémologiques et anthropologiques sont parallèles : le nouveau modèle anthropologique doit permettre la connexion de l’homme au contexte de son histoire évolutive et à la dynamique dont cette histoire est la manifestation. C’est en s’enracinant dans cette histoire évolutive que l’être humain trouvera la force intérieure de relever les nouveaux défis qu'elle doit affronter.

L’écoute intuitive permet d’anticiper des évènements qui ne sont somme toute que la manifestation d’une dynamique sous-jacente. La participation à la dynamique de l’évolution nécessite un lâcher prise. Elle est assez proche de cette attitude de disponibilité et de présence que les chinois qualifie de wu wei, le « non agir » : une spontanéité éveillée fondée sur l’intégration de l’homme à son milieu naturel, humain et cosmique. Le contraire d’une culture de domination fondée sur l’arrogance d’un moi abstrait de son contexte.


Nous créer nous-mêmes

Etre capable de penser l’impensable requiert, comme le suggère Yves Cochet, de décoloniser l’imaginaire et de décloisonner la pensée pour participer, de manière créatrice et intuitive, à la dynamique de l’évolution. Il s’agit donc de libérer notre subjectivité de l’emprise d’une culture de domination qui réduit la totalité de nos facultés cognitives et spirituelles à une rationalité instrumentale au service d’un utilitarisme économique. Il s’agit aussi d’élargir notre pensée par un saut créatif et cognitif qui permet l’émergence d’une nouvelle vision du monde, à la fois dynamique et globale.

Dans Du Pithécanthrope au Karatéka, Patrice Van Erseel termine son enquête sur le processus d’hominisation par une référence aux fameux Dialogues avec l’Ange et à la figure de l’HUMAIN telle qu’elle apparaît dans cet ouvrage prophétique : « Sa définition viendra sous de multiples formes, que l’on pourrait résumer par celle-ci : "Nous sommes le pont entre le Ciel et la Terre. Des créatures créatrices. Bien qu’encore essentiellement inconscients, nous sommes porteurs d’une gigantesque liberté et de la responsabilité qui l’accompagne : celle de protéger l’évolution créatrice, en choisissant de nous accomplir nous-mêmes... ou de ne pas nous accomplir." Voilà le défi qui nous serait lancé. Voilà ce qui serait exigé de nous : poursuivre la création du monde en nous créant nous-mêmes, pour que l’homme s’humanise toujours davantage, poussé par l’élan que lui inspirent la nature et l’amour de l’autre. »

Le nouveau modèle anthropologique en train d’émerger est celui d’une anthropologie évolutionniste où l’être humain, après avoir pris conscience du processus évolutif, s'implique dans cette dynamique pour en devenir un acteur à la fois créatif et responsable.