mercredi 27 janvier 2010

Le Chaman et le Savant (2)

Dans notre quête d’un paradigme intégral, la rencontre de troisième type entre Le Chaman et le savant a été l’occasion de nous interroger sur les rapports entre le monde de l’implication subjective - celui de l’intuition - et le monde de l’explication objective, celui de la raison. Non seulement chacune de ces deux stratégies cognitives possèdent leur domaine d’effectivité et d’opérativité mais toutes deux sont complémentaires et cette complémentarité est au cœur de la diversité cognitive qui doit être celle de la Kosmodernité intégrale.

Au mode archaïque de pensée magique fondée sur la participation intuitive de la subjectivité à son environnement a succédé, de manière évolutive, la distance critique de la pensée logique et son processus d’objectivation à l’origine de la méthode scientifique et de ses applications techniques. La pensée magique naît d'une approche émotionnelle qui adhère intuitivement à la complexité multidimensionnelle d’un Kosmos où sont accordées de manière harmonique les dimensions de la matière, de la vie, de l'âme et de l'esprit. Pour des raisons instrumentales, la pensée rationnelle construit abstraitement un monde unidimensionnel ayant perdu toute profondeur. Ce qui conduit au paradoxe wilbérien de la modernité : un sujet plus profond dans un monde plus superficiel.
Le temps est donc venu de conjuguer deux types de profondeur, celles de la sensibilité et de l’intelligence, en réconciliant l’implication subjective de l’intuition et l’explication objective de la raison. Tel est, bien sûr, le sens caché du film AVATAR et la raison de son phénoménal succès, le plus important de toute l'histoire du cinéma. A travers sa dramaturgie, Cameron a su mettre en scène et en spectacle une problématique d'intégration entre raison et intuition qui s'avère fondamentale pour l'évolution humaine.
Deux obstacles empêchent de cheminer sur la voie d’une intégration entre raison et intuition : le holisme et le rationalisme. Les tenants du holisme pré-moderne sont des intégristes de l’intuition subjective comme les tenants du rationalisme sont des intégristes de la raison objective. Les premiers voient dans toute forme de rationalité le symptôme d’une déconnexion de l’état originel, celui d’une fusion primordiale entre l’homme et la nature. Les seconds dévalorisent les ressources cognitives de la subjectivité à travers une forme de terrorisme intellectuel.

Le Holisme
Les tenants du holisme veulent revenir au temps présumés innocents d’une indifférenciation fusionnelle et archaïque entre l’homme et son environnement. Dans cette vision romantique le sentiment est roi et le sujet lui est soumis comme il l’est à la collectivité humaine dont il est membre et à la nature dont il est un élément parmi d’autres, sans distinction ni hiérarchie.
Qualifiée d'animiste, cette perspective énergétique et vitaliste récuse toute forme de distinction conceptuelle, de référence transcendante et de hiérarchie structurale comme autant de violences faite à la dynamique expansive de cette énergie primordiale qu’est la Vie. La notion de progrès est étrangère à cette sensibilité holiste inscrite dans une vision cyclique qui est celle de la tradition : le présent est vécu comme la déclinaison d’un passé idéalisé, âge d’or dont il faut retrouver la mémoire ou tout au moins honorer.

Plus sensible dans la culture anglo-saxonne qu’en France, cette sensibilité holiste a des adeptes dans les mouvements alternatifs et écologiques ainsi que dans certains courants réactionnaires ou d’extrême droite qui, tous, prônent un retour aux sources d’une vision organique qui est celle d'un ordre naturel et d'un Tout indifférencié. Dans un prochain billet sur l'écologie, nous aurons l’occasion de revenir sur cette nostalgie fusionnelle et régressive à l’œuvre dans une sensibilité holiste qui irrigue aussi bien le New Age que nombre de mouvements alternatifs et écologiques.

LeRationalisme
Les tenants d'une intégration entre raison et intuition doivent aussi déconstruire le rationalisme, cette caricature de rationalité, qui dénie et diabolise les ressources cognitives de la subjectivité. L’effort de la pensée occidentale consiste depuis plus de deux mille ans à s’émanciper de l’indifférenciation fusionnelle qui fonde le holisme et la pensée magique. Dans cet effort de clarification, elle a opéré, à tort, la confusion entre une faculté cognitive - l’intuition - et son mode d’expression archaïque : la pensée magique.
Véhiculée par une sensibilité à la fois énergétique, émotionnelle et visionnaire, l’intuition est participation sensible de la subjectivité à son milieu. Nous entendons ici par intuition l'ensemble des facultés cognitives qui sont au coeur de l'implication subjective grâce à laquelle l'être humain communique, de manière vivante et interactive, avec son environnement naturel et relationnel.
L'intuition est une force spirituelle qui s’exprime à travers diverses formes culturelles selon le stade évolutif atteint par la conscience dans son trajet évolutif. Dans les premiers stades d'évolution de la conscience et de la culture humaine, l'intuition s'est exprimée à travers la forme de la pensée magique. Mais ce n'est pas pour cette raison qu'il faut réduire la force spirituelle de l'intuition à la pensée magique. La vision intégrale différencie donc le processus cognitif de l’intuition des formes culturelles à travers laquelle elle s’exprime au cours de l'évolution. A l'époque d'une Kosmodernité qui transcende et inclue la modernité, l’intuition s’exprime à travers ces formes novatrices qui sont celles de la culture intégrale en train d'émerger.
Faute de comprendre le sens et le rôle de la subjectivité, la pensée moderne s’est peu à peu enfermée dans une impasse majeure en rejetant l’intuition avec la pensée magique, comme on jette le bébé avec l’eau du bain. Et c’est ainsi qu’elle a rangé l’essentiel au magasin des accessoires. Après avoir trouvé La Méthode permettant à l'homme de devenir maître et possesseur de la nature, la modernité s’est peu à peu débarrassée - comme des vêtements usagés - de toutes ces facultés qui semblent autant d'obstacles s’opposant au règne de la clarté rationnelle : l’inspiration, l'imagination, les émotions, l’instinct, l’empathie.
En déniant toute qualité cognitive à la subjectivité, on l’a reléguée, avec toutes ses perceptions et son imaginaire, dans le domaine de la fantaisie puis du fantasme. Cette volonté de purification épistémologique annonçait, à travers le retour du refoulé, bien des barbaries futures. Le déni des puissances subjectives conduit à leur résurgence sous la forme la plus violente.

La figure diabolique de l'Irrationnel.
Toute culture dominante tend à diaboliser les modes de perception et de pensée qu’elle juge illégitimes dans la mesure où ils ne cadrent pas avec sa vision du monde. On a donc collé l’étiquette d’Irrationnel, avec sa connotation d’obscurantisme, d’illusion et de délire à toutes les formes de connaissance qui utilisent d’autres canaux que la médiation intellectuelle. Nous avons été élevés avec ce préjugé moderne selon lequel la Raison était le seul mode de connaissance vraiment fiable, le seul qui soit susceptible d’élever les digues de la vérité empirique contre cet océan de l’Irrationnel qui, venu de la nuit des temps, menaçait de nous noyer dans les abîmes de la barbarie.
On pointe d'autant plus souvent et avec d'autant plus de violence les intégrismes des autres cultures que l'on est aveugle aux préjugés et aux impensés de la sienne. Le débat actuel sur la burqa en est un merveilleux exemple. Sous la pression de l'idéologie marchande, certaines femmes occidentales qui s'identifient totalement à leur image et au regard que l'on porte sur celle-ci, sont tout autant aliénées que les victimes voilées d'une tradition patriarcale.
L'attitude des femmes soumises à l'emprise du Spectacle semble être l'expression de leur liberté alors qu'elle n'est en fin de compte que l'expression d'une aliénation qu'elles ont intériorisée. Mais le politiquement correct, en quête de bouc-émissaires, se contentera de pointer l'aliénation des femmes voilées pour ne pas avoir à s'interroger sur celle des jeunes filles qui dévoilent leur intimité dans la quête infantile d'une identité qui n'existe qu'à travers le regard de l'autre.
Cet exemple pris dans l'actualité pour montrer à quel point nous sommes aveugles aux préjugés de notre culture. Et c'est pourquoi, il peut paraître difficile à des individus élevés au lait du rationalisme de comprendre que cette idéologie, fondée sur la peur comme tous les intégrismes, est un fondamentalisme tout aussi dangereux que les fanatismes religieux qu'il n'a de cesse de dénoncer. Il n'est qu'à analyser le comportement de ses thuriféraires pour voir qu'ils cherchent à imposer un dogme au nom de la science comme les intégristes le font au nom de la religion, dans le but inavoué de faire taire toute interprétation divergente ou hétérodoxe.

Une lente dérive
Profondément sectaire, cette déviance scientiste est d'autant plus dangereuse que notre culture moderne nous offre peu d'outils critiques pour se libérer de son emprise. Un travail personnel de réflexion critique est nécessaire pour déconstruire la mécanique d'une emprise scientiste qui est à l'origine du mal être de notre époque.
Fondé comme tous les intégrismes sur un lent glissement conceptuel et sémantique, le rationalisme fait tout d'abord l'amalgame entre la connaissance scientifique et ses applications techniques puis entre celles-ci et une idéologie scientiste incarnée par un pouvoir technocratique. Et c'est ainsi que la pensée dominante - instrumentale et utilitaire - a peu à peu rendu illégitimes les pouvoirs cognitifs de la subjectivité en réduisant celle-ci à des processus neuronaux et à un épiphénomène physico-chimique.
Comme tous les obscurantismes, le scientisme s'adapte à l'évolution du monde et se transforme. Fini le positivisme de papa, celui du début du vingtième siècle, allié de l'anti-cléricalisme et du républicanisme radical. Vive le néo-scientisme ! Neuro-cognitif et cybernétique, ce néo-scientisme technocratique est notamment celui des sciences cognitives et de la philosophie analytique qui dominent le champ académique.
Le rationalisme est un réductionnisme qui réifie la conscience en l'enfermant dans une vision matérialiste, incapable de donner à la vie un sens autre que celui d'une mécanique adaptative, et impuissante à comprendre les plus hautes expressions de l'esprit et de la sensibilité. Ce rationalisme est le logiciel à l'origine d'une société technocratique et néo-libérale qui ne prend en compte que ce qui peut être évalué de manière quantitative, excluant de ce fait toute la dimension qualitative et essentielle de la subjectivité, ainsi que les liens symboliques qui fondent l'intersubjectivité culturelle.
Selon Mafessoli : " Le totalitarisme en question peut être celui du rationalisme dogmatique, ou du scientisme sans horizon, il peut aussi être celui du républicanisme obtus. Ce peut être le totalitarisme dur des camps de concentration, ou celui, plus doux, de nos démocraties occidentales. Il n'y a entre eux aucune différence de nature. Seulement de degrés."

L'Intégrisme Scientiste
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Il faut absolument lire La Barbarie, le chef d’œuvre de ce philosophe inspiré qu’est Michel Henry pour comprendre de manière détaillée la façon dont les ressources de la subjectivité ont été progressivement éradiquées de la pensée moderne : « L’illusion de Galilée comme de tous ceux qui, à sa suite, considèrent la science comme un savoir absolu, ce fut justement d’avoir pris le monde mathématique et géométrique destiné à fournir un connaissance univoque du monde réel pour ce monde réel lui-même, ce monde que nous ne pouvons qu’intuitionner et éprouver dans les modes concrets de la vie subjective... C’est l’élimination voulue et prescrite par elle de tous les autres modèles spirituels qui constitue le trait décisif de la culture moderne. »

On a progressivement confondu une faculté cognitive - la raison - une méthode pour utiliser au mieux cette faculté - la rationalité - et une idéologie sectaire, le rationalisme qui instrumentalise cette faculté et cette méthode au service d’une idéologie scientiste incarnée par un pouvoir et des institutions technocratiques. Selon Michel Maffessoli : « En devenant un système fermé sur lui-même le rationalisme trahit l’ambition toujours renouvelée de la rationalité. Il devient une dogmatique morte, sèche et figée, un corps de doctrines frigides incapables de saisir ce qui fait la vie et son développementLe rationalisme est cette forme de terrorisme intellectuel qui a cadenassé le coffre secret où sont enfouies les richesses de l’âme et de l’esprit en imposant une vision réductrice et désenchantée à l’origine du profond mal-être de la civilisation post-moderne.

Exilé du jardin secret où sont enfouies ses richesses intérieures, l’homme moderne est devenu le prisonnier d’une représentation du monde à la fois dépressive et régressive. L’usage exclusif que nous avons fait de la raison a peu à peu enfermée la réalité multidimensionnelle d’un monde vivant, sans cesse en évolution, dans une vision close, abstraite et figée. Et nous sommes devenus des fantômes hantés par l’infini. Ce qui fait dire à Michel Henry : " En dépit de cette accumulation de connaissances positives dont se prévaut notre époque, jamais en effet l’homme n’a moins su ce qu’il était."

Les nouvelles générations refusent ce terrorisme intellectuel dont elles voient les dégâts à l'oeuvre partout, dans la destruction aussi bien de la culture que de la nature. Elles veulent en finir avec les vaines querelles de l’âge moderne entre les tenants fanatiques d’une science sans conscience et ceux d’un angélisme spirituel, déconnecté du réel et de sa complexité.
Voici venu le temps d’une Kosmodernité intégrale où il ne s’agit pas seulement de réconcilier les deux niveaux stratégiques de la connaissance mais de les intégrer dans un niveau supérieur en forgeant un néologisme pour qualifier cette conscience fondée sur l’intégration des deux niveaux stratégique de la connaissance. Pourquoi pas Inspiraison ou Pensibilité ?

dimanche 24 janvier 2010

Le Chaman et le Savant (1)


Le fou n'est pas celui qui a perdu la raison, c'est celui qui a tout perdu sauf la raison. Chesterton

La mort de Claude Levi-Strauss et l’émotion qu’elle a suscitée conduisent à nous interroger sur le sens de son œuvre et plus particulièrement sur les rapports entre ce qu’il nommait la pensée sauvage, celle des tribus qu’il avait étudiées, et la pensée moderne. Des rapports entre tradition des peuples premiers et modernité culturelle qui constituent le ressort dramatique de films comme Avatar de James Cameron mais aussi Danse avec les Loups de Kevin Costner ou les diverses versions de la légende de Pocahontas.
Pour introduire cette réflexion, on peut rappeler cette histoire qu'ethnologues et anthropologues aiment se raconter : l’un d’entre eux, en mission dans une contrée lointaine, arrive à l’orée d’une clairière et voit, au milieu de celle-ci, le vieux sage de la tribu en train de danser et de chanter en s’accompagnant d’un tambour. Après l’avoir longtemps observé, poussé par une curiosité toute scientifique, le savant va vers le vieux sage et lui demande dans sa langue : « Ami, pourquoi danses-tu ainsi, tout seul, au milieu de la forêt ? » Et le vieux sage de lui répondre : « Mais qui donc t’a dit que j’étais seul ? ».

Cette histoire rend compte, d’une manière cocasse, du télescopage entre deux mondes, et, au-delà, entre deux modes de conscience et de connaissance. Là où l’intuition saisit le monde à travers une perception immédiate et globale, la raison opère à partir d’une médiation intellectuelle et abstraite.


Deux modes de connaissance
Emporté dans sa transe visionnaire par le flux vivant et vibrant d’une intuition qui coule de source, l’esprit du vieux sage traverse la frontière des apparences sensibles jusqu’à atteindre le cœur d’une réalité suprasensible où règne une harmonie secrète et sacrée entre l’homme et son environnement. Cette harmonie est perçue à travers une sensibilité énergétique et interprétée par une pensée analogico-symbolique liée au fonctionnement de l’hémisphère droit du cerveau.
Cette interprétation magique est fondée sur une indifférenciation fusionnelle entre l'homme et son milieu. Avec son corps, sa gestuelle, sa voix, le chaman participe activement à la vie d’un vaste organisme multidimensionnel composé des différents règnes de la nature accordés subtilement aux dimensions surnaturelles perçues par son intuition visionnaire. Comment pourrait-il se sentir seul, lui qui, à cet instant, est animé d’une conscience qui, à travers le rituel, fait symboliquement communiquer les deux faces - visible et invisible - du cosmos ?

La question du savant rend bien compte de la perspective d’objectivation qui est la sienne. Tout l'effort de la pensée moderne, et de la méthode scientifique qui en est l'aboutissement, consiste à se libérer de l'indifférenciation fusionnelle propre à la pensée magique. Et c'est pourquoi elle opère des distinctions fondées sur une logique dont les principes ont été définis par Aristote, il y a 2.400 ans.
Logique distinctive, abstraite et linéaire, liée à l'hémisphère gauche du cerveau, qui permet de classer l'information mais aussi d'expliquer une totalité en séparant de manière analytique ses éléments. La pensée logique a donné naissance à la méthode scientifique qui est à l'origine du formidable progrès technique de la modernité.

Un impossible dialogue
L'énergie du chaman se projette dans un milieu naturel auquel il s'identifie alors que le savant projette sa conscience dans une forme d'objectivité conceptuelle en faisant abstraction de tout ressenti intérieur. Cet effort d'abstraction et de distinction coupe le savant de cette complexité dynamique, concrète et multidimensionnelle qu'est la Vie.
Limité au monde des faits objectifs par sa méthodologie, le savant ne participe pas à cette intuition poétique qui unit implicitement l’esprit du sujet et son objet d’attention. Là où l’esprit intuitif perçoit les liens subtils et analogiques entre le sujet et son environnement, la raison instaure entre les deux la distance critique d’une représentation abstraite.
Le savant vit dans un monde d'explication objective et le chaman dans un monde d'implication subjective. Ce faisant, le savant projette sur le sage sa vision désenchantée du monde et sa propre solitude en lui posant sa question. Comment le chaman aurait-il pu se sentir seul, lui qui vit toujours accompagné de ce chant intérieur qui accorde son intuition à l’âme vibrante du monde ? Cette solitude advient quand, projetée à l’extérieur, la conscience se réduit à un monde d’abstractions intellectuelles qui la coupe ainsi du chant secret de l’être.

Pour que le dialogue s’établisse entre ces deux hommes, et à travers eux, entre deux cultures et deux modes de connaissance, il aurait fallu que le vieux sage aille, durant quelques années, sur les bancs de l’école pour former son esprit aux complexités de l’analyse rationnelle. Mais comment le vieux sage, muni de ce savoir, aurait-il été accueilli par sa tribu ? Comme un étranger.
De la même façon, il aurait fallu que le savant ouvre en lui ce qu’Aldous Huxley nomme Les Portes de la Perception. Ainsi aurait-il pu participer, de l’intérieur, à cette transe inspirée qui donne accès à une dimension du réel dépassant le cadre étroit de la réalité perçue par les cinq sens. On peut imaginer l’accueil réservé au chercheur par les milieux académiques si au retour de sa mission il avait fait le récit détaillé de cette expérience transpersonnelle !... On aurait pensé simplement que la rigueur de son esprit scientifique a été troublée par l'exotisme, le climat tropical ou le charme envoûtant d'une beauté indigène...


Deux niveaux stratégiques
Et pourtant, malgré ce qui apparaît comme un abîme entre ces deux modes de connaissance, il n’y a pas lieu de les opposer. C’est l’avis de Claude Levi-Strauss qui considère ces approches comme deux expressions différentes d’une pensée qu’il qualifie de scientifique : « il existe deux modes distincts de pensée scientifique, l’un et l’autre fonction non pas certes de stades inégaux de développement de l’esprit humain, mais de deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : l’un approximativement ajusté à celui de la perception et de l’imagination, et l’autre décalé ». Son expérience d’anthropologue lui fait considérer ces deux approches comme « valides », l’une « très proche de l’intuition sensible », « l’autre, plus éloignée ».

Les travaux des anthropologues en général et ceux de Levi-Strauss en particulier ont théoriquement sonné la fin de l'ethnocentrisme occidental en général et du positivisme scientiste en particulier. L’intuition et la raison ne sont pas deux ennemis irréductibles mais des alliés complémentaires dont la synergie conduit à cette évolution culturelle évoquée par les pionniers d’une Vision Intégrale.
Cette intégration des approches subjectives et objectives conduit à la Théorie Intégrale de Wilber, à la Raison Sensible de Michel Maffesoli, à la Raison Ouverte d’Edgar Morin où à la Grande Méthode imaginée par Bertolt Brecht. Cette dernière serait selon Régis Debray : « Un grand rationalisme qui accueillerait en son sein sans se gendarmer, l’irrationnel et le déraisonnable. »


Science et Conscience
Cette raison ouverte est à l’origine des grandes percées scientifiques. Selon Einstein : "L'émotion la plus magnifique et la plus profonde que nous puissions éprouver est la sensation mystique. Là est le germe de toute science véritable. Celui à qui cette émotion est étrangère, qui ne sait plus être saisi d'admiration, ni éperdu d'extase est un homme mort. " Extase, saisissement : ces mots du vocabulaire mystique utilisés pour qualifier les fondements de la démarche scientifique montrent bien à quel point les deux niveaux stratégiques de la connaissance sont complémentaires malgré leur différence méthodologique.

Dans son Eloge de la Raison Sensible, Michel Maffessoli rend compte des travaux de Jean-Marie Guyau sur l’étroite parenté existant entre l’art et la science : « … tout comme l’art, la science n’est possible que parce qu’elle vit de découvertes incessantes, et que celles-ci n’existent que si on reconnaît à l’intuition et à la subjectivité la place qu’il leur revient... En prenant l’exemple de grands scientifiques : Kepler, Pascal, Newton, il souligne qu’ils avaient des tempéraments de poètes et de visionnaires. Citant Faraday, il compare les intuitions scientifiques à des « illuminations intérieures et à des extases soulevant le chercheur au-dessus de lui-même.» Dans cette description Guyau reprend le terme d’extase qui était celui d’Einstein. Il ajoute même : « L’hypothèse est une sorte de roman sublime, c’est le poème du savant. »

Que ce soit dans le domaine de l’art ou de la pensée, de la spiritualité ou de la science, les grandes œuvres de l’esprit semblent issues d’un même processus mis en évidence par T.N.M Tyrrell*, un auteur anglais qui fut l’un des tous premiers à étudier le phénomène de l’inspiration : « Il est un fait très significatif mais qu’on ignore généralement : ces créations de l’esprit humain qui ont porté de façon incontestable le sceau de l’originalité et de l’éminence ne provenaient pas de la région du conscient. Elles provenaient d’au-delà du conscient, frappant à sa porte pour y être admises : elles ont coulé en lui, quelquefois avec la lenteur d’un suintement, mais souvent dans une explosion d’une puissance irrésistible. » (*in The Personnality of Man)
La pensée intégrale du siècle qui vient sera celle d’une intégration de la science et de la conscience. Et nos descendants – s’il en reste – seront tout étonnés d’apprendre qu’il y eut, au siècle précédent des querelles sans fin entre les tenants intégristes de la raison et de l’esprit.


Une intégration de la raison et de l'intuition
En France, la tradition républicaine a fait de René Descartes l'icône héroïque du rationalisme face à l'obscurantisme religieux. Mais on oublie trop souvent que le père de la méthode scientifique et de la pensée moderne a mis lui-même en avant le rôle fondamental de l’intuition :
« La connaissance intuitive est une illumination de l’âme où elle aperçoit dans la lumière de Dieu les choses qu’il Lui plaît de nous révéler par une impression directe de clarté divine dans notre entendement, qui en cela n’est pas considéré comme un agent mais seulement comme récepteur des rayons de la divinité. » N’oublions pas que c’est au travers d'une série de rêves qu’il eût la révélation de sa fameuse méthode sur laquelle repose toute la pensée analytique moderne. Quel paradoxe !...
Dans l'esprit de Descartes, la raison est subordonnée à la connaissance intuitive. A trois siècles de distance, Einstein dit exactement la même chose : " Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don. "
En mettant notre civilisation au service de ce serviteur - le mental rationnel - en l'hypostasiant comme une divinité - la fameuse Déesse Raison - nous avons conclu un pacte de servitude volontaire au cours duquel nous avons échangé la liberté créatrice de l'intuition contre le confort intellectuel d'une vision mécanique étayée par le confort matériel du progrès technique.
Comme le dit Ken Wilber : " On assiste à la combinaison de la dignité et du désastre qui est le paradoxe de la modernité : un sujet plus profond dans un monde plus superficiel." Un sujet qui s'émancipe des projections magiques et des fables mythiques mais qui ne trouve en face de lui qu'un monde plat - le beau pays de Flatland - sans profondeur ni signification.

Une évolution culturelle

Tel Faust, nous avons vendu notre âme au "diable", le mental qui divise. En perdant de vue l'esprit, nous avons coupé le fil de l'intuition visionnaire, seul à même de nous guider dans un monde en mouvement perpétuel. Ne reste plus qu'une raison instrumentale, à l'origine d'un monde désenchanté où les individus, réduits à leur statut économique de producteur et de consommateur, errent sans finalité, au gré de leurs addictions, en quête d'un sens à leur vie.
Nous nous apercevons, un peu tard, que nous avons été victimes d'un marché de dupes en échangeant l'infini de l'esprit contre la finitude d'une pensée utilitaire apte à satisfaire nos désirs infantiles de toute puissance, fussent-ils destructeurs pour nous-mêmes et nos communautés, pour l'espèce ou la planète.
Face aux divers périls qui sont la conséquence d'une science sans conscience, un effort de synthèse et d'intégration doit permettre à notre culture moderne de se métamorphoser pour accéder à cette vision intégrale qui redonne du sens en replaçant l'esprit au coeur de la conscience, l'homme au coeur de la société et l'espèce humaine au coeur d'un Kosmos pluridimensionnel en évolution. C'est ce défi, au coeur de la culture intégrale, qui anime tous ceux qui participent à son émergence, son approfondissement et sa diffusion.

jeudi 21 janvier 2010

Demandez le programme !...


L’émergence d’une culture intégrale n’est pas le fruit du hasard mais la conséquence d’une profonde transformation des mentalités qui tient aux conditions particulières vécues par l’humanité en ce début du troisième millénaire.

Edgar Morin dont nous soulignions la dimension visionnaire dans notre premier post vient de publier dans le Monde un article Eloge de la métamorphose où il décrit à la fois le processus de désintégration qui touche notre civilisation et le processus complémentaire, celui d’une régénération, dû à un bouillonnement créatif qui voit l’émergence de visions novatrices permettant cette réforme de la vie et de la pensée qu’il annonce depuis longtemps.

Partie prenant de ce courant de régénération, la culture intégrale participe à cette métamorphose nécessaire de l’humanité en proposant une réforme intérieure, dans les deux sens du terme, l'un plus réflexif, fondé sur un modèle d'intégration synthétique, et l'autre, plus intériorisé, fondé sur le retour aux sources de l'esprit.

Eloge de la Métamorphose. Edgar Morin

Quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se dégrade, se désintègre ou alors il est capable de susciter un meta-système à même de traiter ses problèmes : il se métamorphose. Le système Terre est incapable de s'organiser pour traiter ses problèmes vitaux : périls nucléaires qui s'aggravent avec la dissémination et peut-être la privatisation de l'arme atomique ; dégradation de la biosphère ; économie mondiale sans vraie régulation ; retour des famines ; conflits ethno-politico-religieux tendant à se développer en guerres de civilisation.

L'amplification et l'accélération de tous ces processus peuvent être considérées comme le déchaînement d'un formidable feed-back négatif, processus par lequel se désintègre irrémédiablement un système. Le probable est la désintégration. L'improbable mais possible est la métamorphose.
Qu'est-ce qu'une métamorphose ? Nous en voyons d'innombrables exemples dans le règne animal. La chenille qui s'enferme dans une chrysalide commence alors un processus à la fois d'autodestruction et d'autoreconstruction, selon une organisation et une forme de papillon, autre que la chenille, tout en demeurant le même. La naissance de la vie peut être conçue comme la métamorphose d'une organisation physico-chimique, qui, arrivée à un point de saturation, a créé la méta-organisation vivante, laquelle, tout en comportant les mêmes constituants physico-chimiques, a produit des qualités nouvelles.

La formation des sociétés historiques, au Moyen-Orient, en Inde, en Chine, au Mexique, au Pérou constitue une métamorphose à partir d'un agrégat de sociétés archaïques de chasseurs-cueilleurs, qui a produit les villes, l'Etat, les classes sociales, la spécialisation du travail, les grandes religions, l'architecture, les arts, la littérature, la philosophie. Et cela aussi pour le pire : la guerre, l'esclavage. A partir du XXIe siècle se pose le problème de la métamorphose des sociétés historiques en une société-monde d'un type nouveau, qui engloberait les Etats-nations sans les supprimer. Car la poursuite de l'histoire, c'est-à-dire des guerres, par des Etats disposant des armes d'anéantissement, conduit à la quasi-destruction de l'humanité. Alors que, pour Fukuyama, les capacités créatrices de l'évolution humaine sont épuisées avec la démocratie représentative et l'économie libérale, nous devons penser qu'au contraire c'est l'histoire qui est épuisée et non les capacités créatrices de l'humanité.

L'idée de métamorphose, plus riche que l'idée de révolution, en garde la radicalité transformatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, de l'héritage des cultures). Pour aller vers la métamorphose, comment changer de voie ? Mais s'il semble possible d'en corriger certains maux, il est impossible de même freiner le déferlement techno-scientifico-économico-civilisationnel qui conduit la planète aux désastres. Et pourtant l'Histoire humaine a souvent changé de voie.
Tout commence, toujours, par une innovation, un nouveau message déviant, marginal, modeste, souvent invisible aux contemporains.
Ainsi ont commencé les grandes religions : bouddhisme, christianisme, islam. Le capitalisme se développa en parasite des sociétés féodales pour finalement prendre son essor et, avec l'aide des royautés, les désintégrer. La science moderne s'est formée à partir de quelques esprits déviants dispersés, Galilée, Bacon, Descartes, puis créa ses réseaux et ses associations, s'introduisit dans les universités au XIXe siècle, puis au XXe siècle dans les économies et les Etats pour devenir l'un des quatre puissants moteurs du vaisseau spatial Terre. Le socialisme est né dans quelques esprits autodidactes et marginalisés au XIXe siècle pour devenir une formidable force historique au XXe. Aujourd'hui, tout est à repenser. Tout est à recommencer.

Tout en fait a recommencé, mais sans qu'on le sache. Nous en sommes au stade de commencements, modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Car il existe déjà, sur tous les continents, un bouillonnement créatif, une multitude d'initiatives locales, dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou de la réforme de vie.

Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne les dénombre, nul parti n'en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. Il s'agit de les reconnaître, de les recenser, de les collationner, de les répertorier, et de les conjuguer en une pluralité de chemins réformateurs. Ce sont ces voies multiples qui pourront, en se développant conjointement, se conjuguer pour former la voie nouvelle, laquelle nous mènerait vers l'encore invisible et inconcevable métamorphose. Pour élaborer les voies qui se rejoindront dans la Voie, il nous faut nous dégager d'alternatives bornées, auxquelles nous contraint le mode de connaissance et de pensée hégémoniques.

... Il ne suffit plus de dénoncer. Il nous faut maintenant énoncer. Il ne suffit pas de rappeler l'urgence. Il faut savoir aussi commencer par définir les voies qui conduiraient à la Voie. Ce à quoi nous essayons de contribuer. Quelles sont les raisons d'espérer ? Nous pouvons formuler cinq principes d'espérance.

1. Le surgissement de l'improbable. Ainsi la résistance victorieuse par deux fois de la petite Athènes à la formidable puissance perse, cinq siècles avant notre ère, fut hautement improbable et permit la naissance de la démocratie et celle de la philosophie. De même fut inattendue la congélation de l'offensive allemande devant Moscou en automne 1941, puis improbable la contre-offensive victorieuse de Joukov commencée le 5 décembre, et suivie le 8 décembre par l'attaque de Pearl Harbor qui fit entrer les Etats-Unis dans la guerre mondiale.

2. Les vertus génératrices/créatrices inhérentes à l'humanité. De même qu'il existe dans tout organisme humain adulte des cellules souches dotées des aptitudes polyvalentes (totipotentes) propres aux cellules embryonnaires, mais inactivées, de même il existe en tout être humain, en toute société humaine des vertus régénératrices, génératrices, créatrices à l'état dormant ou inhibé.

3. Les vertus de la crise. En même temps que des forces régressives ou désintégratrices, les forces génératrices créatrices s'éveillent dans la crise planétaire de l'humanité.

4. Ce à quoi se combinent les vertus du péril : "Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve." La chance suprême est inséparable du risque suprême.

5. L'aspiration multimillénaire de l'humanité à l'harmonie (paradis, puis utopies, puis idéologies libertaire /socialiste/communiste, puis aspirations et révoltes juvéniles des années 1960). Cette aspiration renaît dans le grouillement des initiatives multiples et dispersées qui pourront nourrir les voies réformatrices, vouées à se rejoindre dans la voie nouvelle.

L'espérance était morte. Les vieilles générations sont désabusées des faux espoirs. Les jeunes générations se désolent qu'il n'y ait plus de cause comme celle de notre résistance durant la seconde guerre mondiale. Mais notre cause portait en elle-même son contraire. Comme disait Vassili Grossman de Stalingrad, la plus grande victoire de l'humanité était en même temps sa plus grande défaite, puisque le totalitarisme stalinien en sortait vainqueur. La victoire des démocraties rétablissait du même coup leur colonialisme.
Aujourd'hui, la cause est sans équivoque, sublime : il s'agit de sauver l'humanité.
L'espérance vraie sait qu'elle n'est pas certitude. C'est l'espérance non pas au meilleur des mondes, mais en un monde meilleur. L'origine est devant nous, disait Heidegger. La métamorphose serait effectivement une nouvelle origine.

dimanche 10 janvier 2010

Une Exception Française !...

Les crocodiles ont des larmes, certes, mais certains ont aussi des lettres. Pour tous ceux qui en doutent, je conseille la Lettre du Crocodile, un blog fort intéressant qui publie des chroniques littéraires dans les domaines de l'initiation, des philosophies de l'éveil et des avant-gardes. On y trouve un excellent compte-rendu du livre de Frank Visser présenté dans le dernier post, Ken Wilber : la pensée comme passion.
L'extrait de cette recension, ci-dessous, met en exergue cette triste exception française que constitue le désintérêt en France des élites auto-proclamées et des éditeurs pour une oeuvre originale accueillie partout ailleurs avec beaucoup d'enthousiasme.

Car la démarche intégrative de Wilber va à l'encontre de la rationalité analytique, de la fragmentation disciplinaire et de la "parcellisation du savoir en petits fiefs de pouvoir" qui forment l'A.D.N de la culture hexagonale. Cette affligeante exception explique le retard avec lequel l'oeuvre de Wilber est traduite en France ainsi que la difficulté de sa compréhension et de sa diffusion.

La Lettre du Crocodile. Ken Wilber

En publiant le livre de Frank Visser, Ken Wilber, la pensée comme passion sur l'un des tous premiers penseurs des trente dernières années, les éditions Almora rendent peut-être un grand service à la France qui risque une nouvelle fois de passer à coté de Wilber comme elle est passée, il y a 60 ans à côté de la Sémantique Générale de Korzybski. Or les deux oeuvres sont aussi essentielles, aussi révolutionnaires. Wilber est déjà connu un peu partout dans le monde sauf dans l'hexagone, à l'exception de quelques milieux bien précis.
Ken Wilber divise son travail en périodes qu'il nomme Wilber 1, Wilber 2, etc. Ce livre, publié en 2001 aux Pays-Bas traite des quatre premiers Wilber. Nous sommes déjà à la période Wilber 7. Le penseur tire plus vite que son ombre (un livre par an) grâce à une capacité de travail et d'analyse tout à fait hors norme. Il est cependant indispensable de connaître les périodes précédentes pour saisir l'opportunité d'une nouvelle période. Chaque période voit émerger un nouveau plan d'intégration englobant les précédents. Nous sommes dans une entreprise sans précédent de pensée intégrale.
Ken Wilber est un penseur atypique. On ne devrait pas avoir à mettre cet adjectif. Tout penseur véritable est atypique. Malheureusement la prolifération de pseudo-penseurs sans intérêt et d'un conformisme navrant oblige à le préciser.
Le mot le plus important dans l'oeuvre de Ken Wilber est donc "intégral" : " Le mot intégral signifie complet, inclusif, non marginalisant, englobant. Les approches intégrales dans bien des domaines ont exactement cette signification : elles incluent autant de perspectives, de styles, de méthodologies possibles à l'intérieur d'une vue cohérente du sujet. Dans un certain sens une approche intégrale est une approche "méta-paradigmatique" ou une façon de rassembler un certain nombre de paradigmes différents dans un réseau de perspectives reliées les unes aux autres et s'enrichissant mutuellement. "
Nous sommes donc à contre sens de la pratique, très française de la parcellisation du savoir en petits fiefs du pouvoir sur lesquels camper. La résistance de la culture française à Wilber comme à Korzybski n'est donc pas seulement dû à la frilosité des éditeurs, qui ont toutefois leur part de responsabilité dans cette lacune globale.
Il poursuit : " Dans les études sur la conscience, par exemple, il y a au moins douze écoles différentes, mais une approche intégrale insiste sur le fait que chacune des douze détient une vérité importante même si elle est partielle, vérité qui a besoin d'être prise en compte dans n'importe quelle approche complète digne de ce nom. Cela est aussi vrai pour les nombreuses écoles de psychologie, de sociologie, de philosophie, d'anthropologie et de spiritualité possèdent toutes une pièce importante du puzzle intégral, et chacune d'elles a besoin d'être reconnue et incluse dans une approche plus complète et intégrale."
Ken Wilber ne rejette donc aucun modèle mais observe en quoi son articulation avec d'autres modèles vient enrichir un modèle plus vaste qui lui-même... Il rappelle que tout est contextué et que rien ne saurait être appréhendé hors d'un contexte. Pas d'absolutisme donc. Il n'hésite pas pour cela à dénoncer l'hypertrophie de certains concepts ou de certains modèles comme la rationalité. Celle-ci est une compétence indispensable, elle ne se place pas au dessus des autres...
... Il est trop tôt encore pour dire quelle sera la nature de l'influence de l'oeuvre de Ken Wilber, il est juste possible d'affirmer que cette influence sera considérable, elle l'est déjà dans de nombreux secteurs de recherche. Mais l'objectif est clairement de promouvoir une approche intégrée dans tous les domaines investis par l'être humain. Ce livre permet d'en mesurer l'intérêt.
Une autre recension du livre de Visser par Olivier Piazza sur un site riche en informations concernant le développement personnel, le leadership et l'éveil de conscience : Selfway

Ken Wilber: la pensée comme passion.

Bonne nouvelle en ce début d'année que celle de la parution par les éditions Almora de la traduction française du livre de Frank Visser, Ken Wilber, la pensée comme passion.
Ce livre est une présentation synthétique du cheminement intellectuel, personnel et spirituel qui a conduit Ken Wilber à élaborer sa théorie intégrale. Paru aux Pays-Bas en 2001, il a déja été traduit en cinq langues avant d'arriver chez nous avec ce retard hexagonal qui sied au pays de la raison analytique.
L'auteur, Franck Wisser est aussi le créateur du site bien connu de la communauté intégrale : Integral World où l'on trouve, en langue anglaise, 650 articles et 750 pages, parfois critiques, concernant la pensée intégrale. On y trouve aussi des articles et des commentaires de la presse anglophone et des lecteurs du site Amazon sur cet ouvrage. Une section française, traduite par Eric de Rochefort, qu'il faut remercier chaleureusement ici, propose une introduction aux grands concepts wilbériens. Dans la section française, on peut lire l'avant-propos écrit par Wilber et traduit en français pour cet ouvrage.
Présentation de l'ouvrage en quatrième de couvertureVoici le premier livre en langue française sur la vie et l'oeuvre du mystique et philosophe américain Ken Wilber.Ken Wilber, surnommé l'"Einstein de la conscience" est le philosophe américain contemporain le plus traduit dans le monde. Auteur de plus de 25 livres, ayant déjà ses oeuvres complètes publiées au Etats-Unis, il est reconnu par beaucoup comme le philosophe le plus original de notre époque.Wilber propose dans une vaste synthèse une théorie intégrale de la conscience qui explique le développement de la conscience de l'humanité et de l'individu, de l'enfance à l'éveil non-duel. Théoricien génial, Wilber a réussi à relier ensemble pour la première fois les religions d'Orient et d'Occident, la psychologie transpersonnelle, la philosophie, l'écologie et les découvertes des sciences contemporaines.Dans cette exploration du monde de Ken Wilber, Franck Visser ne présente pas seulement les théories de ce penseur profond mais révèle également sa vie personnelle et montre comment ses expériences ont influencé et façonné l'oeuvre d'un des maîtres spirituels les plus importants du XXI ème siècle. Un livre essentiel pour découvrir ou mieux connaître un génie de la spiritualité contemporaine, déjà disponible dans de nombreuses langues (hollandais, anglais, polonais, espagnol, grec).

vendredi 8 janvier 2010

Le Chemin de l'Evolution

Le Chemin de l'évolution traverse un espace existentiel défini par quatre points cardinaux : la responsabilité, la résistance, l'espérance et l'inspiration.

La responsabilité d'abord. C'est le poids sur les épaules de celui qui, ayant reçu un destin en héritage doit le transformer, de manière créative, en destinée. Plus tu avances sur la voie de la connaissance et plus cette responsabilité s'incarne en toi comme une seconde nature. Impossible d'évoluer soi-même sans accompagner ceux qui poursuivent le même chemin et sans transmettre son art de vivre et de vibrer à ceux qui suivent. La figure de l'Ancêtre est celle de l'antecessor, celui qui marche devant. La responsabilité c'est la faculté de se remettre en question pour avancer dans l'ouverture de la conscience aux dimensions infinies de l'Esprit. Et le sens de cette responsabilité s'agrandit chaque jour au rythme du développement même de ta conscience.

La résistance ensuite. De toute ta volonté, refuse d'abdiquer ta souveraineté intérieure devant cette immense conspiration contre l'Esprit qu'est devenu notre monde contemporain, témoin sidéré des noces barbares entre bêtise et marchandise. Refuse ce terrorisme intellectuel qui prend en otage ton désir de connaissance pour séparer, de manière artificielle, ce qui est unit de manière essentielle. Cette violence à laquelle tu devras faire face n'est pas sym-bolique : elle est dia-bolique : en hypostasiant la Différence à travers la figure abstraite de la Raison, elle te castre de ton immensité et nie ton intuition créatrice. Chacune de tes prises de conscience sera perçue par le conformisme ambiant comme un défi envers le Grand Sommeil des Fragmentés. Evoluer c'est troubler la bonne conscience de l'Inertie qui se pare souvent du masque de l'Institution. Attention ! Celui dont l'Eveil trouble le Grand Sommeil des Fragmentés servira de bouc émissaire à sacrifier sur l'autel consensuel des habitudes majoritaires. "Au-dessus d'eux et au-delà tu passes; mais plus haut tu montes, plus petit te voit l'oeil de l'envie. Or qui vole dans les airs, de tous est le plus haï." Ainsi parlait Zarathoustra.

L'espérance aussi. Comme une sœur jumelle de la résistance. Non seulement l'espérance fait vivre mais elle fait surtout vibrer le jardin secret de l'imaginaire. L'espérance prend la conscience par la main quand elle croit avoir perdu son chemin. En la reconnectant à la force, elle la transforme en confiance. Cette espérance est une lueur dans les yeux de tous ceux qui prennent la réalité pour ce qu'elle est : l'ombre perfectible et perceptible du Réel. L'espérance est la trace en nous d'une présence qu'aucune représentation ne parviendra jamais à saisir. C'est l'Irréductible qui coule dans nos veines pour nous emporter jusqu'aux sources mystérieuses du Verbe. 

L'inspiration, enfin. Cet autre nom de la certitude. Cette porte ouverte sur l'au-delà de soi. L'inspiration c'est la voix secrète de l'Intention qui, en toi, sait ce qu'ignore encore ta conscience et qui jamais ne se tait si tu es à son écoute. Cette immense exigence de vérité et d'exactitude qui t'anime et qui se situe bien au-delà du lent, du très lent langage. L'inspiration c'est le fil fragile entre l'intention transcendante d'un projet spirituel et l'intuition immanente de ta subjectivité. Fil dont la vibration subtile transmet le message suivant : " Tu n'es pas une chose, mixte de chair et d'os, mais partie intégrale et intégrante d'un Kosmos, cet univers indivisible où s'harmonisent les mondes visibles et invisibles, où l'essence et l'existence se conjuguent poétiquement dans une transe en danse ".

La responsabilité pour gérer le poids de la matière. La résistance pour maîtriser l'expansion de l'espace. L'espérance pour s'accorder à l'air du temps. L'inspiration pour s'éveiller à l'Intemporel.




mercredi 6 janvier 2010

Le Syndrome de Copenhague...

Victime du syndrome de Copenhague, la petite sirène est triste !... Le sommet sur le changement climatique a révélé un gouffre d'incompréhension entre des états aux intérêts divergents. A l'aune des espérances qu'il avait suscité, ce sommet accouche d'une souris rachitique. Faut-il s'en étonner ?
Faute d'une vision globale, le sujet essentiel n'a pas été esquissé mais esquivé. Ce sujet est celui des relations entre le réchauffement climatique et les modèles - sociaux, économiques et culturels - à l'origine de la crise écologique. Car nos représentations mentales sont des modèles qui créent les modalités comportementales et culturelles à travers lesquelles, en entrant en relation avec notre milieu, nous le transformons. Les crises auxquelles nous sommes confrontées expriment l'inadaptation des modèles qui déterminent nos modes de vie. Lord Byron écrivait : " Les épines que j'ai recueillies viennent de l'arbre que j'ai planté." Ce que la sagesse des nations traduit par un proverbe fort écologique : on récolte ce que l'on sème...
Absorbés par une sorte de transe technologique, nos contemporains ont oublié cette simple évidence, à savoir que notre environnement nous reflète. Il est le miroir de ce que nous sommes. Ce qui se passe autour de nous est aussi la manifestation de ce qui se passe en nous. Ce qui fait dire à Denys Rinpoche : " L'écologie extérieure sans écologie intérieure n'est qu'illusion... Intérieur et extérieur sont interdépendants. Sans un changement intérieur de mentalité et de relation, vouloir un changement à l'extérieur est illusoire". Comment le monde pourrait-il changer si nous ne changeons pas, d'abord et avant tout, nous-même ? Une évidence à l'origine de l'exhortation de Gandhi : "Soyez le changement que vous désirez voir dans le monde".

Un rituel de conjuration
L'échec du sommet de Copenhague pointe spectaculairement l'index sur le paradoxe suivant : pourquoi ces réflexions basiques sur l'interdépendance entre intériorité et environnement, accessibles à un enfant de dix ans, ne sont-elles pas au coeur de nos débats sur la crise écologique ? Sans doute trop simples et trop évidentes, elles remettent en question notre inertie, c'est à dire nos habitudes et nos intérêts, ainsi que notre conformisme, c'est à dire notre mimétisme et nos identifications. Oups !... Rien que cela !... Il est donc bien plus facile de se réfugier dans un déni généralisé qui ne fait, somme toute, que révéler notre peur panique du changement et notre nature profondément conservatrice.
Ce déni conduit à un profond clivage : nous cherchons de manière consciente à trouver des solutions en ayant la ferme intention - inconsciente - de ne rien changer de fondamental. Ce clivage est à l'origine de ces formidables oxymores que sont le "développement durable" ou le "capitalisme vert". Comme si l'on pouvait d'une part préserver et renouveler les ressources naturelles et d'autre part avoir une stratégie de croissance fondée sur l'exploitation de ces mêmes ressources !... Formidable schizophrénie qui fait dire à Kenneth Boulding : "Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou soit un économiste". L'oxymore libéral du développement durable est un magnifique illustration, quasi surréaliste, de cet aphorisme de Lampedusa selon lequel il faut que tout change pour que rien ne change.
Tels des médecins fascinés par les symptômes qu'ils cherchent à éradiquer - comme on cherche à casser le thermomètre qui indique la fièvre - les experts et décideurs traitent des problèmes écologiques en général, et du réchauffement climatique en particulier, avec le mode de pensée technocratique - spécialisé, objectif et fragmentaire - à l'origine même des désastres qu'il veulent solutionner !... Dès lors les grands messes, style Sommet de Copenhague ou Grenelle de l'environnement apparaissent pour ce qu'elles sont en fait : des rituels collectifs de conjuration fondés sur le déni des véritables enjeux de civilisation qui sont ceux d'une évolution radicale des sensibilités et des mentalités.

Une servitude volontaire
On connaissait le Syndrome de Stockholm qui désigne la propension des otages à sympathiser avec leurs ravisseurs. Stockholm n'est pas loin de Copenhague. On peut aujourd'hui parler du Syndrome de Copenhague pour désigner la propension des être humains à devenir les otages d'une servitude volontaire qui les rend complices des processus destructeurs de la biosphère. Grands messes écologiques et discours ostentatoires sont autant de leurres qui visent à pointer l'accessoire pour ne pas surtout pas avoir à toucher l'essentiel.

Il s'agit d'ériger le déni généralisé en stratégies aussi spectaculaires que dilatoires. Que tout change donc, apparemment, pour que rien ne change à cette forme de servitude volontaire qui consiste à échanger sa liberté intérieure, ses intuitions créatrices et son bien-être contre la sécurité illusoire des habitudes mortifères de vivre et de penser.
Seuls certains écologiques (qualifiés de radicaux parce qu'ils vont à la racine des problèmes), des organisations non gouvernementales ou des militants altermondialistes osent poser le vrai problèmes: celui de la remise en question de modèles inadaptés, devenus pathogènes. Car le réchauffement climatique n'est qu'une des dimensions d'une crise écologique qui, elle-même, n'est qu'une dimension d'une crise globale dont les multiples expressions - économiques, énergétiques, culturelles, nucléaires, financières, géopolitiques, démographiques - posent un défi vertigineux : celui de la survie de l'espèce et, à travers elle, de la préservation d'un patrimoine évolutif de plusieurs millions d'années.

Une vision systémique
Le déni de cette situation consiste à envisager tous ces problèmes séparément sans percevoir la dimension systémique qui les relie. Se focaliser sur les symptômes et chercher à les éradiquer à partir des modèles qui les ont générés, est encore le meilleur moyen que l'on a trouvé pour s'enfoncer plus avant dans la crise.

L'attitude évolutive consiste, quant à elle, à percevoir chacune des ces crises dans la relation dynamique qu'elle entretient avec les autres à partir de l'ensemble systémique dont elles sont, chacune, l'expression. Cet ensemble est celui d'une crise globale qui exprime, de manière objective, l'inadaptation de notre pensée à l'évolution de notre puissance technologique.
Un tel diagnostic, et lui seul, permet d'envisager les stratégies évolutives et les modèles novateurs susceptibles de nous libérer de cette fragmentation aliénante de la pensée. Et ce n'est pas un hasard si, au moment où ces crises se font de plus en plus graves et nombreuses, apparaissent de nouvelles perspectives évolutives qui s'expriment notamment par l'émergence d'une culture intégrale et d'une intelligence collective capable de la diffuser à travers les réseaux sociaux et informatifs des technologies numériques.

lundi 4 janvier 2010

"Face au monde qui bouge, mieux vaut penser le changement que changer le pansement" !...


Cet aphorisme de Francis Blanche exprime bien l'esprit de ce blog : proposer de nouveaux modèles pour penser le changement de civilisation que nous sommes en train de vivre, en dépassant les fausses solutions - issues de modèles à l'agonie - qui sont autant de pansements sur une jambe de bois. Car, comme le dit d’Albert Einstein : "Aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l'a engendré."
Tous deux hommes d'esprit, l'humoriste et le chercheur partagent, de fait, le même regard subversif qui déplace les lignes et invente de nouveaux horizons en se riant des habitudes. Partagée par les gens d'esprit, cette nécessité d'une mutation de conscience a été expliquée par Edgard Morin en 1988, il y a plus de vingt ans, dans le magazine Nouvelles Clés :

" Il faut peut-être que la crise s'approfondisse, approcher plus près du désastre, pour provoquer les sursauts de la prise de conscience. Comment viennent les grandes solutions dans l'histoire de l'humanité ? Par la jonction d'un courant profond et inconscient qui traverse des milliers d'individus, et des idées hyper conscientes qui jaillissent de quelques esprits. C'est cette jonction qui fait les grands mouvements. Il faut espérer que quelque chose de cet ordre va se produire...

La seule chose que je crois, c'est que la révolution salutaire ne pourra pas venir uniquement de l'extérieur, c'est à dire par des réformes d'institutions, par des changements économiques et politiques. La mutation viendra aussi de l'intérieur, et sans doute à deux niveaux : d'abord par ce que j'appelle la réforme de la pensée, qui consiste à penser de manière plus complexe et plus riche, plus adéquate, moins mutilée; et deuxièmement par une réintériorisation de l'existence humaine qui cessera de s'agiter dans tous les sens uniquement en fonction des conquêtes extérieures, de plus en plus artificiellement stimulées et surexcitées.

Je mets donc comme condition à la sortie de l'agonie une réforme intérieure, dans les deux sens du terme : l'un beaucoup plus réflexif et intellectuel, l'autre beaucoup plus intériorisé, dans le sens de la vie de l'âme, pour employer ce mot entre guillemets, bien qu'il corresponde à une réalité profonde." (Entretrien repris dans Nlles Clés n°58, Spécial : 20 ans d'entretiens visionnaires)

Le JOURNAL INTEGRAL cherchera à rendre compte des avancées et obstacles rencontrés par cette réforme intérieure qui est fondée à la fois sur l'élaboration d'un nouveau mode de pensée, intégral, et sur un retour aux sources vivifiantes de l'intériorité. Parce qu'elle retrouve l'esprit au coeur de l'humain, cette réforme de la pensée replace l'homme au coeur d'une société que l'économie avait colonisée.