Le fou n'est pas celui qui a perdu la raison, c'est celui qui a tout perdu sauf la raison. Chesterton
La mort de Claude Levi-Strauss et l’émotion qu’elle a suscitée conduisent à nous interroger sur le sens de son œuvre et plus particulièrement sur les rapports entre ce qu’il nommait la pensée sauvage, celle des tribus qu’il avait étudiées, et la pensée moderne. Des rapports entre tradition des peuples premiers et modernité culturelle qui constituent le ressort dramatique de films comme Avatar de James Cameron mais aussi Danse avec les Loups de Kevin Costner ou les diverses versions de la légende de Pocahontas. Pour introduire cette réflexion, on peut rappeler cette histoire qu'ethnologues et anthropologues aiment se raconter : l’un d’entre eux, en mission dans une contrée lointaine, arrive à l’orée d’une clairière et voit, au milieu de celle-ci, le vieux sage de la tribu en train de danser et de chanter en s’accompagnant d’un tambour. Après l’avoir longtemps observé, poussé par une curiosité toute scientifique, le savant va vers le vieux sage et lui demande dans sa langue : « Ami, pourquoi danses-tu ainsi, tout seul, au milieu de la forêt ? » Et le vieux sage de lui répondre : « Mais qui donc t’a dit que j’étais seul ? ».
Cette histoire rend compte, d’une manière cocasse, du télescopage entre deux mondes, et, au-delà, entre deux modes de conscience et de connaissance. Là où l’intuition saisit le monde à travers une perception immédiate et globale, la raison opère à partir d’une médiation intellectuelle et abstraite.
La mort de Claude Levi-Strauss et l’émotion qu’elle a suscitée conduisent à nous interroger sur le sens de son œuvre et plus particulièrement sur les rapports entre ce qu’il nommait la pensée sauvage, celle des tribus qu’il avait étudiées, et la pensée moderne. Des rapports entre tradition des peuples premiers et modernité culturelle qui constituent le ressort dramatique de films comme Avatar de James Cameron mais aussi Danse avec les Loups de Kevin Costner ou les diverses versions de la légende de Pocahontas. Pour introduire cette réflexion, on peut rappeler cette histoire qu'ethnologues et anthropologues aiment se raconter : l’un d’entre eux, en mission dans une contrée lointaine, arrive à l’orée d’une clairière et voit, au milieu de celle-ci, le vieux sage de la tribu en train de danser et de chanter en s’accompagnant d’un tambour. Après l’avoir longtemps observé, poussé par une curiosité toute scientifique, le savant va vers le vieux sage et lui demande dans sa langue : « Ami, pourquoi danses-tu ainsi, tout seul, au milieu de la forêt ? » Et le vieux sage de lui répondre : « Mais qui donc t’a dit que j’étais seul ? ».
Cette histoire rend compte, d’une manière cocasse, du télescopage entre deux mondes, et, au-delà, entre deux modes de conscience et de connaissance. Là où l’intuition saisit le monde à travers une perception immédiate et globale, la raison opère à partir d’une médiation intellectuelle et abstraite.
Deux modes de connaissance Emporté dans sa transe visionnaire par le flux vivant et vibrant d’une intuition qui coule de source, l’esprit du vieux sage traverse la frontière des apparences sensibles jusqu’à atteindre le cœur d’une réalité suprasensible où règne une harmonie secrète et sacrée entre l’homme et son environnement. Cette harmonie est perçue à travers une sensibilité énergétique et interprétée par une pensée analogico-symbolique liée au fonctionnement de l’hémisphère droit du cerveau.
Cette interprétation magique est fondée sur une indifférenciation fusionnelle entre l'homme et son milieu. Avec son corps, sa gestuelle, sa voix, le chaman participe activement à la vie d’un vaste organisme multidimensionnel composé des différents règnes de la nature accordés subtilement aux dimensions surnaturelles perçues par son intuition visionnaire. Comment pourrait-il se sentir seul, lui qui, à cet instant, est animé d’une conscience qui, à travers le rituel, fait symboliquement communiquer les deux faces - visible et invisible - du cosmos ?La question du savant rend bien compte de la perspective d’objectivation qui est la sienne. Tout l'effort de la pensée moderne, et de la méthode scientifique qui en est l'aboutissement, consiste à se libérer de l'indifférenciation fusionnelle propre à la pensée magique. Et c'est pourquoi elle opère des distinctions fondées sur une logique dont les principes ont été définis par Aristote, il y a 2.400 ans. Logique distinctive, abstraite et linéaire, liée à l'hémisphère gauche du cerveau, qui permet de classer l'information mais aussi d'expliquer une totalité en séparant de manière analytique ses éléments. La pensée logique a donné naissance à la méthode scientifique qui est à l'origine du formidable progrès technique de la modernité.
Un impossible dialogue
L'énergie du chaman se projette dans un milieu naturel auquel il s'identifie alors que le savant projette sa conscience dans une forme d'objectivité conceptuelle en faisant abstraction de tout ressenti intérieur. Cet effort d'abstraction et de distinction coupe le savant de cette complexité dynamique, concrète et multidimensionnelle qu'est la Vie. Limité au monde des faits objectifs par sa méthodologie, le savant ne participe pas à cette intuition poétique qui unit implicitement l’esprit du sujet et son objet d’attention. Là où l’esprit intuitif perçoit les liens subtils et analogiques entre le sujet et son environnement, la raison instaure entre les deux la distance critique d’une représentation abstraite.
Le savant vit dans un monde d'explication objective et le chaman dans un monde d'implication subjective. Ce faisant, le savant projette sur le sage sa vision désenchantée du monde et sa propre solitude en lui posant sa question. Comment le chaman aurait-il pu se sentir seul, lui qui vit toujours accompagné de ce chant intérieur qui accorde son intuition à l’âme vibrante du monde ? Cette solitude advient quand, projetée à l’extérieur, la conscience se réduit à un monde d’abstractions intellectuelles qui la coupe ainsi du chant secret de l’être.
Pour que le dialogue s’établisse entre ces deux hommes, et à travers eux, entre deux cultures et deux modes de connaissance, il aurait fallu que le vieux sage aille, durant quelques années, sur les bancs de l’école pour former son esprit aux complexités de l’analyse rationnelle. Mais comment le vieux sage, muni de ce savoir, aurait-il été accueilli par sa tribu ? Comme un étranger. De la même façon, il aurait fallu que le savant ouvre en lui ce qu’Aldous Huxley nomme Les Portes de la Perception. Ainsi aurait-il pu participer, de l’intérieur, à cette transe inspirée qui donne accès à une dimension du réel dépassant le cadre étroit de la réalité perçue par les cinq sens. On peut imaginer l’accueil réservé au chercheur par les milieux académiques si au retour de sa mission il avait fait le récit détaillé de cette expérience transpersonnelle !... On aurait pensé simplement que la rigueur de son esprit scientifique a été troublée par l'exotisme, le climat tropical ou le charme envoûtant d'une beauté indigène...
Deux niveaux stratégiques Et pourtant, malgré ce qui apparaît comme un abîme entre ces deux modes de connaissance, il n’y a pas lieu de les opposer. C’est l’avis de Claude Levi-Strauss qui considère ces approches comme deux expressions différentes d’une pensée qu’il qualifie de scientifique : « il existe deux modes distincts de pensée scientifique, l’un et l’autre fonction non pas certes de stades inégaux de développement de l’esprit humain, mais de deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : l’un approximativement ajusté à celui de la perception et de l’imagination, et l’autre décalé ». Son expérience d’anthropologue lui fait considérer ces deux approches comme « valides », l’une « très proche de l’intuition sensible », « l’autre, plus éloignée ».
Les travaux des anthropologues en général et ceux de Levi-Strauss en particulier ont théoriquement sonné la fin de l'ethnocentrisme occidental en général et du positivisme scientiste en particulier. L’intuition et la raison ne sont pas deux ennemis irréductibles mais des alliés complémentaires dont la synergie conduit à cette évolution culturelle évoquée par les pionniers d’une Vision Intégrale.
Cette intégration des approches subjectives et objectives conduit à la Théorie Intégrale de Wilber, à la Raison Sensible de Michel Maffesoli, à la Raison Ouverte d’Edgar Morin où à la Grande Méthode imaginée par Bertolt Brecht. Cette dernière serait selon Régis Debray : « Un grand rationalisme qui accueillerait en son sein sans se gendarmer, l’irrationnel et le déraisonnable. »
Science et Conscience
Cette raison ouverte est à l’origine des grandes percées scientifiques. Selon Einstein : "L'émotion la plus magnifique et la plus profonde que nous puissions éprouver est la sensation mystique. Là est le germe de toute science véritable. Celui à qui cette émotion est étrangère, qui ne sait plus être saisi d'admiration, ni éperdu d'extase est un homme mort. " Extase, saisissement : ces mots du vocabulaire mystique utilisés pour qualifier les fondements de la démarche scientifique montrent bien à quel point les deux niveaux stratégiques de la connaissance sont complémentaires malgré leur différence méthodologique.
Dans son Eloge de la Raison Sensible, Michel Maffessoli rend compte des travaux de Jean-Marie Guyau sur l’étroite parenté existant entre l’art et la science : « … tout comme l’art, la science n’est possible que parce qu’elle vit de découvertes incessantes, et que celles-ci n’existent que si on reconnaît à l’intuition et à la subjectivité la place qu’il leur revient... En prenant l’exemple de grands scientifiques : Kepler, Pascal, Newton, il souligne qu’ils avaient des tempéraments de poètes et de visionnaires. Citant Faraday, il compare les intuitions scientifiques à des « illuminations intérieures et à des extases soulevant le chercheur au-dessus de lui-même.» Dans cette description Guyau reprend le terme d’extase qui était celui d’Einstein. Il ajoute même : « L’hypothèse est une sorte de roman sublime, c’est le poème du savant. »
Que ce soit dans le domaine de l’art ou de la pensée, de la spiritualité ou de la science, les grandes œuvres de l’esprit semblent issues d’un même processus mis en évidence par T.N.M Tyrrell*, un auteur anglais qui fut l’un des tous premiers à étudier le phénomène de l’inspiration : « Il est un fait très significatif mais qu’on ignore généralement : ces créations de l’esprit humain qui ont porté de façon incontestable le sceau de l’originalité et de l’éminence ne provenaient pas de la région du conscient. Elles provenaient d’au-delà du conscient, frappant à sa porte pour y être admises : elles ont coulé en lui, quelquefois avec la lenteur d’un suintement, mais souvent dans une explosion d’une puissance irrésistible. » (*in The Personnality of Man)
Dans son Eloge de la Raison Sensible, Michel Maffessoli rend compte des travaux de Jean-Marie Guyau sur l’étroite parenté existant entre l’art et la science : « … tout comme l’art, la science n’est possible que parce qu’elle vit de découvertes incessantes, et que celles-ci n’existent que si on reconnaît à l’intuition et à la subjectivité la place qu’il leur revient... En prenant l’exemple de grands scientifiques : Kepler, Pascal, Newton, il souligne qu’ils avaient des tempéraments de poètes et de visionnaires. Citant Faraday, il compare les intuitions scientifiques à des « illuminations intérieures et à des extases soulevant le chercheur au-dessus de lui-même.» Dans cette description Guyau reprend le terme d’extase qui était celui d’Einstein. Il ajoute même : « L’hypothèse est une sorte de roman sublime, c’est le poème du savant. »
Que ce soit dans le domaine de l’art ou de la pensée, de la spiritualité ou de la science, les grandes œuvres de l’esprit semblent issues d’un même processus mis en évidence par T.N.M Tyrrell*, un auteur anglais qui fut l’un des tous premiers à étudier le phénomène de l’inspiration : « Il est un fait très significatif mais qu’on ignore généralement : ces créations de l’esprit humain qui ont porté de façon incontestable le sceau de l’originalité et de l’éminence ne provenaient pas de la région du conscient. Elles provenaient d’au-delà du conscient, frappant à sa porte pour y être admises : elles ont coulé en lui, quelquefois avec la lenteur d’un suintement, mais souvent dans une explosion d’une puissance irrésistible. » (*in The Personnality of Man)
La pensée intégrale du siècle qui vient sera celle d’une intégration de la science et de la conscience. Et nos descendants – s’il en reste – seront tout étonnés d’apprendre qu’il y eut, au siècle précédent des querelles sans fin entre les tenants intégristes de la raison et de l’esprit.
Une intégration de la raison et de l'intuition
En France, la tradition républicaine a fait de René Descartes l'icône héroïque du rationalisme face à l'obscurantisme religieux. Mais on oublie trop souvent que le père de la méthode scientifique et de la pensée moderne a mis lui-même en avant le rôle fondamental de l’intuition : « La connaissance intuitive est une illumination de l’âme où elle aperçoit dans la lumière de Dieu les choses qu’il Lui plaît de nous révéler par une impression directe de clarté divine dans notre entendement, qui en cela n’est pas considéré comme un agent mais seulement comme récepteur des rayons de la divinité. » N’oublions pas que c’est au travers d'une série de rêves qu’il eût la révélation de sa fameuse méthode sur laquelle repose toute la pensée analytique moderne. Quel paradoxe !... Dans l'esprit de Descartes, la raison est subordonnée à la connaissance intuitive. A trois siècles de distance, Einstein dit exactement la même chose : " Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don. " En mettant notre civilisation au service de ce serviteur - le mental rationnel - en l'hypostasiant comme une divinité - la fameuse Déesse Raison - nous avons conclu un pacte de servitude volontaire au cours duquel nous avons échangé la liberté créatrice de l'intuition contre le confort intellectuel d'une vision mécanique étayée par le confort matériel du progrès technique. Comme le dit Ken Wilber : " On assiste à la combinaison de la dignité et du désastre qui est le paradoxe de la modernité : un sujet plus profond dans un monde plus superficiel." Un sujet qui s'émancipe des projections magiques et des fables mythiques mais qui ne trouve en face de lui qu'un monde plat - le beau pays de Flatland - sans profondeur ni signification.Une évolution culturelle
Tel Faust, nous avons vendu notre âme au "diable", le mental qui divise. En perdant de vue l'esprit, nous avons coupé le fil de l'intuition visionnaire, seul à même de nous guider dans un monde en mouvement perpétuel. Ne reste plus qu'une raison instrumentale, à l'origine d'un monde désenchanté où les individus, réduits à leur statut économique de producteur et de consommateur, errent sans finalité, au gré de leurs addictions, en quête d'un sens à leur vie.
Nous nous apercevons, un peu tard, que nous avons été victimes d'un marché de dupes en échangeant l'infini de l'esprit contre la finitude d'une pensée utilitaire apte à satisfaire nos désirs infantiles de toute puissance, fussent-ils destructeurs pour nous-mêmes et nos communautés, pour l'espèce ou la planète. Face aux divers périls qui sont la conséquence d'une science sans conscience, un effort de synthèse et d'intégration doit permettre à notre culture moderne de se métamorphoser pour accéder à cette vision intégrale qui redonne du sens en replaçant l'esprit au coeur de la conscience, l'homme au coeur de la société et l'espèce humaine au coeur d'un Kosmos pluridimensionnel en évolution. C'est ce défi, au coeur de la culture intégrale, qui anime tous ceux qui participent à son émergence, son approfondissement et sa diffusion.
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