mercredi 22 décembre 2010

Université Intégrale (1) Une Régénération Culturelle

Photo ci-dessus : Edgar Morin à l'Université Intégrale

Dans nos trois derniers billets, nous avons présenté le Club de Budapest et Michel Saloff Coste – fondateur en 1995 du Club de Budapest en France – à l’origine de la création de l’Université Intégrale en Février 2008. Cette dernière initiative met en lumière dans l’espace francophone l’émergence planétaire d’une nouvelle approche épistémologique qualifiée d’intégrale :
« Une manière évolutionnaire d'envisager le monde, s'appuyant sur l'ensemble des sciences et connaissances existantes, modernes et traditionnelles, occidentales et orientales, scientifiques, artistiques et spirituelles. Cette démarche globale, inclusive, systémique et holistique donne un relief différent à chaque discipline et un autre regard sur la vie. Elle est indissociable de la nécessaire mutation en cours du modèle socio-organisationnel actuel du monde. »

Pourquoi l’Université Intégrale ?

Dans un texte intitulé : « Pourquoi l’Université Intégrale ? » les animateurs de l’Université Intégrale analysent ainsi le sens de leur initiative : « Nous vivons une période de grands changements, avec un progrès des techniques considérable et une mondialisation de la pensée et de la vie humaine, notamment aux niveaux commercial, culturel et politique. Des civilisations qui ne se connaissaient pas et qui se développaient indépendamment les unes des autres, sont amenées à vivre ensemble, pour le meilleur et pour le pire. Par le biais de transports de plus en plus rapides et de réseaux informatiques qui recouvrent toute la planète, l’homme a virtuellement accès à toutes les connaissances de l’humanité.

Cette richesse de connaissances et de rencontres prend place dans un contexte de crise civilisationnelle, qui se décline notamment sur les plans écologique, social et économique, mettant sérieusement en question la survie de l’humanité. L’approche intégrale entend à la fois répondre aux grands défis qui se présentent à l’humanité, et annoncer l’émergence d’une nouvelle pensée au niveau planétaire, ouverte aux différences culturelles et au dialogue entre les civilisations.


Ervin Laszlo, le fondateur au niveau international du Club de Budapest, est reconnu comme un des initiateurs de l’évolution de la théorie des systèmes, la systémique, vers une approche plus intégrale. En créant l’Université Intégrale à Paris, notre souhait était premièrement de faire mieux connaître l’approche intégrale en France où elle était restée encore relativement méconnue et deuxièmement de mettre en perspective les travaux d’Ervin Laszlo en les replaçant dans le contexte plus large des autres chercheurs de ce domaine.

Nous nous sommes intéressés plus particulièrement en France aux travaux de Jean-Eric Aubert,
Carine Dartiguepeyrou, Thierry Gaudin, Jacques Lesourne, Bruno Marion, Edgar Morin, Michel Saloff Coste, Jean Staune et dans le monde aux travaux de Ken Wilber, Don Beck et Steve McIntosh. Dans le futur, nous aimerions élargir cette mise en perspective à d’autres chercheurs, en France et à l’international. Les quelques journées que nous avons pu organiser ne sont que des premiers balbutiements par rapport à un véritable travail universitaire, à développer dans l’avenir. »

De nouvelles formes de compréhension

La création de l'Université Intégrale nous apparaît comme le symbole d’une profonde régénération culturelle et d’une résistance spirituelle à la doxa dominante, à la fois réductionniste et matérialiste. C'est notamment pour ces deux raisons qu’une telle initiative mérite toute l'attention de ceux qui s'intéressent aux mouvements des idées et des sensibilités.

En résonance avec diverses initiatives dans d’autres pays, la création d’une Université Intégrale dans la nation du cartésianisme est révélatrice d’un contexte culturel en pleine évolution. Elle exprime l’émergence de nouvelles formes de compréhension adaptées à une société de l’information en mutation constante et en complexité croissante. Ces nouvelles formes de compréhension sont la manifestation de la dynamique évolutive qui anime la conscience collective en ce début de millénaire.

Selon le discours officiel de la technocratie au pouvoir, les diverses crises rencontrées par l’humanité nécessitent d’agir de manière technique et sectorielle, c'est-à-dire en utilisant le mode de pensée et le modèle d’organisation à l’origine même de ces crises. Pour les avant-gardes culturelles qui refusent cet aveuglement, les crises économiques et écologiques, sociales et culturelles, ne pourront en aucun cas être résolues à partir du champ de référence qui les a généré.
En exprimant la saturation d’un modèle qui a fait son temps, ces crises sont autant des signaux qui servent à baliser le chemin d’une nécessaire évolution : elles provoquent littéralement une remise en question de nos modes de vie et de pensée qui nécessite de nouvelles réponses inspirées par une évolution de notre regard sur le monde.

L'émergence d'un paradigme intégral

Notre vision du monde est déterminée directement par les représentations culturelles et par le paradigme épistémologique qui les sous tend. Ce paradigme est une sorte de perspective implicite, propre à une culture donnée, qui valide le système d’interprétation à travers lequel nous donnons à notre expérience un sens qui nous permet d’agir et de faire société.

Pas d’organisation sociale qui ne s’inscrive dans une forme culturelle fondée sur un paradigme épistémologique. On peut dire du paradigme que c’est le modèle sous-jacent qui fonde la vision commune sans laquelle il n’est point de société. Ce modèle exprime la dynamique de l’évolution à un moment et à un stade évolutif donné. C’est pourquoi l’accès à un nouveau stade de complexité fait toujours émerger un nouveau paradigme.

Les évolutions épistémologiques, culturelles et sociales sont donc synchrones et systémiques. Elles interagissent de manière constante les unes sur les autres. Nous avons déjà abordé ici les rapports entre évolutions épistémologiques et culturelles. Tout lien social est fondé sur un lien culturel, lui-même tissé sur le cadre d’un consensus épistémologique. L’interaction systémique entre changement social et changement culturel s’inscrit dans la dynamique d’une évolution épistémologique.

Ce n’est pas un hasard si, dans la situation de crise globale où se trouve l’humanité, émerge un nouveau paradigme - intégral - capable de prendre en compte simultanément l’évolution de la subjectivité individuelle et de l’intersubjectivité culturelle comme celle du milieu social et naturel. Ce qui fait la spécificité d’une perspective intégrale, c’est de réfléchir et d’agir simultanément sur trois plans : celui du paradigme épistémologique, de l’organisation sociale et des représentations culturelles...

Ces trois plans correspondent aux champs de la connaissance, de la communauté et de l’imaginaire, expressions sociales de ces trois grands archétypes universels que sont le Vrai, le Bien et le Beau. Vérité des lois et des principes architectoniques élaborée dans le champ de l’épistémologie. Bien commun qui tisse la solidarité du lien social dans le champ de l’éthique. Beauté des formes qui expriment l’Esprit du temps dans le champ esthétique de l’imaginaire et de la sensibilité.

Les marchands d’illusion

Le problème de l’homme moderne, fasciné par le monde des apparences et victime d’une vision fragmentée, c’est qu’il voudrait résoudre les problèmes qu’il rencontre, en transformant uniquement le monde extérieur. Et ceci sans avoir à faire le moindre effort pour se changer lui-même, sans comprendre que ces problèmes ne lui sont pas étrangers et qu'ils sont à la fois des signaux d’alarme et des opportunités pour évoluer. C’est ainsi qu’il voudrait transformer l’organisation socio-économique sans percevoir que celle-ci est l’expression d’une mentalité collective, corrélée à un paradigme sous-jacent.

Beaucoup de marchands d’illusions s’exonèrent des efforts nécessaires à une transformation personnelle et collective en s’engageant dans une perspective de changement socio-politique ou d’activisme écologique qui ne sont pas étayées par une nouvelle vision du monde. C’est une profonde illusion dont l’humanité a payé le prix fort au siècle dernier que de vouloir changer la société ou les comportements sans prendre en compte la nécessaire transformation des mentalités qui doit présider à toute évolution sociale ou comportementale.

La pensée systémique se fait l’écho de ce que tous les grands penseurs ont affirmé avec force : il ne peut y avoir de changement social sans transformation du cadre épistémologique et culturel qui forme les mentalités. Il est bien plus facile de proposer de nouvelles formes d’organisation que de transformer les structures cognitives à travers lesquelles nous interprétons le monde. Rien de plus difficile en effet, et de plus lent, que de changer les filtres perceptifs et cognitifs à l’origine de notre vision du monde.

L'écologiste Edouard Goldsmith écrit à ce sujet : " Autre obstacle à la modification d'une vision du monde : les individus et les sociétés qui ont misé, psychologiquement, sur cette perception dans son intégralité, la défendent contre tout savoir qui en entamerait le crédit. C'est le « principe de la préservation des structures cognitives» de l'anthropologue américain A.F.C. Wallace. Il s'applique, par exemple, aux professionnels cherchant à conserver le paradigme, leur discipline, alors même que celle-ci est depuis longtemps totalement déconsidérée aux yeux des gens de bon sens."

Symptômes et crises

Tout ceux qui ont entrepris une thérapie savent combien il est compliqué de faire évoluer notre carte du monde en sortant de ces ornières dans lesquelles nous sommes enfermés et qui nous font tourner en rond dans des scénarii répétitifs, nous empêchant ainsi de participer à la dynamique créatrice de la vie et de l’esprit.

Les symptômes, psychique ou physiques, se manifestent toujours pour exprimer le fait que certains fonctionnements et comportements qui étaient adaptés à un moment donné de notre évolution ne le sont plus à une nouvelle situation. Ce qui est vrai d’un individu l’est aussi pour la société. Les crises sont des symptômes qu’il faut savoir écouter pour trouver des solutions adaptées à notre évolution.

Mais les résistances au changement sont énormes. Nous sommes prêts à tout pour conserver nos anciennes références, même si elles sont sources de souffrance, car ce dont nous avons peur plus que tout c’est de l’inconnu qui nécessite de mobiliser toutes nos énergies alors même qu’une grande partie de celles-ci sont investies dans la routine confortable d’habitudes mortifères.

Reste alors la « pédagogie des catastrophes » seule à même de briser les cadres sécurisants auxquels nous nous sommes identifiés. Cette catastrophe peut être personnelle – la maladie, la précarité économique, la rupture des liens amoureux ou familiaux – comme elle peut être collective – crise écologique, économique, social, culturelle, géopolitique – avec pour horizon la disparition possible de l’espèce par une synergie de ces crises.

Comme le dit Christiane Singer : « Les crises, dans la société où nous vivons, sont vraiment ce qu’on a encore trouvé de mieux, à défaut de maître, quand on n’en a pas à portée de main, pour entrer dans l’autre dimension... Dans une société où tout est barré, où les chemins ne sont pas indiqués pour entrer en profondeur, il n’y a que la crise pour pouvoir briser ces murs autour de nous. La crise, qui sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l’arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être. » (Du bon usage des crises) 

Sociothérapie

Si l'on désire éviter cette douloureuse pédagogie des catastrophes, avec son lot de souffrances, on peut entreprendre un psychothérapie pour élargir notre carte du monde, en prenant en compte les messages exprimés par ces signaux que sont les symptômes. Comme il existe des psychothérapies, il existe pour répondre aux crises sociales des sociothérapies fondées sur l’apprentissage de nouveaux modèles permettant à la société de se construire un système de référence adapté au nouveau stade évolutif qu'elle aborde. C’est ainsi qu’au cours de l’histoire humaine apparaissent régulièrement des mouvements d'avant-garde qui sont les vecteurs de ces nouveaux modèles.

Ce sont ces minorités créatives qui, depuis une cinquantaine d'années, ont fait lentement émerger d'autres modèles de pensée, accordés à de nouvelles formes de sensibilité, sous le regard amusé ou inquisiteur des tenants de l'idéologie dominante. Ces mouvements novateurs jouent toujours dans l'histoire des sociétés le rôle qui est celui de l’intuition au niveau de l’individu : celui d’une sensibilité visionnaire qui participe de manière organique à la dynamique évolutive de la vie et de l’esprit. C’est cette sensibilité intuitive et créatrice qui permet l'émergence de nouvelles formes de compréhension.

Le matérialisme dominant réserve à ces minorités créatives le sort qu’elle réserve à l’intuition : un sujet de dérision traité avec condescendance par une pensée abstraite - déconnectée du mouvement créatif de la vie - qui n’en comprend ni le sens, ni l’usage. Arthur Schopenhauer décrit assez précisément les trois étapes du passage d’un ancien à un nouveau paradigme.: « Toute vérité franchit trois étapes. D'abord, elle est ridiculisée. Ensuite, elle rencontre une vive opposition avant d’être acceptée comme une évidence. »

Une exception culturelle

Où en sommes-nous de cette transformation du paradigme réductionniste qui fut celui de la modernité industrielle à un paradigme intégral qui est celui d’une « Kosmodernité » correspondant à l’ère informationnelle ? Dans un pays comme la France où règne l’exception culturelle d’une pensée analytique et d'un formalisme abstrait, assez rétive à l’interdisciplinarité ainsi qu’à l’intégration des facultés cognitives et des connaissances (c'est un euphémisme...), la création de l’Université Intégrale montre que ce mouvement profond de régénération culturelle est en cours.

Parce qu’il transforme profondément notre vision du monde, ce mouvement est difficilement accepté par les tenants de l'institution, bien souvent enfermés dans des perceptions et des représentations d’un autre âge, tout comme ne fût pas accepté par les clercs au pouvoir le mouvement des Lumières à la fin de l’Ancien Régime.

Cette régénération culturelle est une véritable sociothérapie animée par des créateurs et des penseurs inspirés qui doivent, bien sûr, comme de tout temps, affronter les obstacles et les difficultés dus à l’inertie, aux résistances et au scepticisme ambiants. Mais rappelons-nous de la phrase prononcée par J.F Kennedy : « Les problèmes du monde ne peuvent être résolus par des sceptiques ou des cyniques dont les horizons se limitent aux réalités évidentes. Nous avons besoin d’hommes capables d’imaginer ce qui n’a jamais existé. »

samedi 11 décembre 2010

Penser la nouvelle civilisation (2)


Dans notre dernier billet, nous proposions la première partie d'un entretien avec Michel Saloff Coste sur le site de l’Université Intégrale : Au-delà de la crise, penser la « nouvelle civilisation ». Pour Michel Saloff Coste, la crise que nous vivons est avant tout le symptôme d'un phénomène bien plus profond, celui de l'émergence d'une « nouvelle civilisation » dont il décrit certaines caractéristiques dans la seconde partie de cet entretien.


Entretien avec Michel Saloff Coste : Au-delà de la crise, penser la « nouvelle civilisation ». Seconde partie
- Quels grands traits caractérise cette nouvelle civilisation ?

- L'ère de la création et de la communication se définit dans tous les domaines par contraste avec les ères qui l'ont précédée. En étudiant l'ère de l'industrie et du commerce, on peut clairement séparer trois grande phases distinctes : une première phase, jusque dans les années 60, où l'offre est inférieure à la demande. À ce moment-là, le facteur clé déterminant de la création de valeur est le capital. C'est en effet le capital qui permet la construction des grands sites de production, qui serviront à proposer des produits sur un marché à forte demande.

Or dans les années 70, commencent à apparaître des dysfonctionnements. Les systèmes communistes produisent des biens de masse, mais en étant incapables d'ajuster l'offre à la demande ; le système libéral, lui, sait parfaitement adapter l'offre à la demande en recourant notamment au marketing, aux études de marché, à l'écoute client ; mais dans le même temps, il convainc le consommateur d'acheter toujours plus. Le citoyen tend dès lors à se transformer en consommateur. On passe d'une économie de marché à une société de marché, où tout se met à tourner autour de l'économique.

Dès « Le Management du troisième millénaire », je posais que la création de valeur ne résultait pas uniquement, comme au plus fort de l'ère de l'industrie et du commerce, de la valorisation classique du capital investi. De même, le couple capital-outil de production, qui est au cœur du processus de création de valeur de la société industrielle, se marginalise. Ce qui devient essentiel, dans la nouvelle ère, c'est l'accès à l'information et la capacité à créer une information innovante.
Pourquoi ? Parce que le passage d'une économie de la demande à une économie de l'offre, dans les années 70, a introduit l'innovation comme un facteur-clé de compétitivité. Les entreprises ont besoin d'idées afin de se diversifier dans un contexte de concurrence accrue. Ce mouvement ne cesse de s'amplifier : la nouveauté, qui était à l'origine un « plus », devient une condition nécessaire pour exister. Ce qui fait la valeur n'est donc plus la capacité de production. Ce qui permet d'écouler et de vendre avec profit un produit, c'est sa « nouveauté », le caractère créatif et innovant du produit.

De ce fait, le facteur de production différenciant n'est plus le capital, mais l'intelligence créatrice et proactive. Quelques exemples illustrent parfaitement cette idée. General Motors, par exemple a fait preuve de réactivité en renouvelant sans cesse son offre de 4x4 au moment où les Américains désiraient acheter ce type de véhicules. Mais Toyota a mieux senti et ancipité la transformation planétaire. Le groupe japonais s'est lancé dans la recherche sur les véhicules hybrides, de façon pro-active, quand personne ne réclamait de tels produits.
De même, Steve Jobs n'a jamais lancé et trouvé d'inspiration dans les études de marché pour lancer le Macintosh, l'iPod et l'iPhone, tout simplement parce que les besoins, au moment où ont été créés ces produits, n'existaient pas. C'est cela la différence entre la réactivité et la pro-activité.

Dès lors, pour les entreprises - et j'ai défini cela dans un second ouvrage, Le Dirigeant du troisième millénaire - le défi consiste à adopter un management qui repose sur l'écoute, la valorisation des caractéristiques personnelles, l'épanouissement collectif et individuel. Cela en s'appuyant et en maîtrisant les modes de management qui ont précédés lors des trois autres ères – la fascination, l'instinct, l'enthousiasme dans l'ère chasse-cueillette, l'organisation hiérarchique, l'ordre, le contrôle de l'agriculture-élevage, la compétition, la négociation, l'intéressement aux résultats de l'ère du commerce et de l'industrie… Mais il s'agit de replacer toutes ces dimensions du management au service du processus créatif.

- Vous avez aussi évoqué bien d'autres traits de cette nouvelle civilisation. Quels sont ceux qui vous paraissent les plus centraux, et que doivent connaître les dirigeants d'aujourd'hui pour mieux comprendre leur environnement ?

- Comme nous l'avons évoqué, l'ère industrielle est avant tout basée sur les techniques, la capacité à maîtriser et à mobiliser l'énergie, et le développement des sciences, qui ont permis de connaître et d'approfondir le monde de l'infiniment grand et de l'infiniment petit. La grande caractéristique de la nouvelle ère, et chacun peut en faire le constat, c'est le développement extraordinaire de l'informatique.

De même, le pétrole, le nucléaire, étaient des énergies placées au cœur de l'ère industrielle, dominée par le modèle de la voiture et celui de l'agriculture industrielle, rendue possible à la fois par le développement du machinisme agricole et des engrais, eux-mêmes dérivés du pétrole. Or l'énergie clé de la nouvelle civilisation, c'est la circulation de l'information, la capacité à la comprendre, à la transformer et à la proposer avec une valeur qui apporte une différence et réponde à des aspirations fondamentales de l'homme.

Google,
les réseaux sociaux, correspondent en cela parfaitement aux innovations caractéristiques de cette ère. Inventer un moteur de recherche qui permette d'avoir accès à une multiplicité de connaissances disponibles sur la planète, relève bien de l'essentiel pour nos sociétés. Le ressort de ces innovations n'est plus le pétrole, mais la création, l'intelligence, l'innovation.

Le pouvoir, ensuite, n'est plus lié à la détention du capital, mais à la capacité de faire émerger de l'altérité et de la différence. Si l'on n'est pas capable de créer de la différence, de révéler des besoins profonds, authentiques, qui répondent dans le même temps à un développement durable de l'homme, alors on ne crée pas de valeur dans la société de la création et de la communication.

Tout cela nous amène aussi à une nouvelle manière de penser le monde. À l'ère de la chasse-cueillette ont prévalu les animismes. L'ère de l'agriculture et de l'élevage a vu le développement des grands monothéismes. L'âge du commerce et de l'industrie est celle du triomphe de Descartes, c'est-à-dire de la pensée scientifique mécaniste. Or le moteur de pensée de l'ère de la création et de la consommation, c'est la pensée systémique.

Apparue dans les années 50, elle a notamment été diffusée en France par Joël de Rosnay ( Le Macroscope) et Edgar Morin. Mon ouvrage « Le Management du troisième millénaire » est une tentative pour appliquer la pensée systémique à la dimension économique et entrepreunariale. Aux Etats-Unis, Peter Senge, dans « La Cinquième discipline », adopte à peu près au même moment une approche identique. La nouveauté de la systématique consiste à substituer à une pensée mécaniste scientifique, qui pense la réalité comme une succession de relations et chaînes de causes à effets, une réalité beaucoup plus complexe, faite d'un ensemble de systèmes qui interagissent entre eux.

Cette nouvelle appréhension de la réalité constitue une rupture majeure. Jusqu'alors, les sciences et tous les champs de la connaissance étaient appréhendés dans des processus de décomposition qui séquençaient la réalité en sous-domaines de spécialités. Notre civilisation a ainsi des connaissances approfondies sur une toute petite partie des savoirs, et une grande méconnaissance du tout. Or il est fondamental aujourd'hui d'aborder les problèmes dans leur globalité.

La crise écologique, par exemple, est une crise du tout
, et non de la partie. Le premier apport de la systémique est la découverte des interrelations et interactions qui gouvernent le monde, et vient poser la nécessité des approches transdisciplinaires. C'est notamment ce constat qui a conduit plusieurs chercheurs français à créer, en février 2008, l'Université Intégrale. De nombreux think tank se sont déjà constitués par le monde selon cette philosophie, comme la New Economics Foundation*, ou le Club de Budapest**.

* Créée au Royaume-Uni en 1986, la NEF est un groupe de réflexion et d'action travaillant à un « nouveau modèle de création de richesses fondé sur l'égalité, la diversité et la stabilité économique ».
** Le Club de Budapest est un réseau international sur les enjeux du futur rassemblant des personnalités comme Michael Gorbatchev, le Dalaï Lama. Il est actuellement présidé par le philosophe des sciences Ervin Laszlo.

- Dans cette nouvelle ère, l'information occupe une place tout à fait majeure. Pouvez-vous détailler cette dimension ?

- Sous l'ère de la chasse-cueillette, prévalaient la communication orale et le bouche-à-oreille. L'ère de l'agriculture-élevage est celle de l'écrit, qui a permis la naissance d'une approche historique, et la création, finalement, de l'Histoire. L'ère de l'industrie et du commerce a vu le développement extraordinaire de l'imprimerie et celle des mass-media. La grande rupture de l'ère de la création et de la communication, c'est celle du développement des réseaux, qui dépassent de loin les mass media, parce qu'ils font de nous à la fois des émetteurs et des récepteurs. Nous ne sommes encore qu'au balbutiement des sociétés en réseau, mais ses implications sont multiples. Nous passons ainsi d'une société où des dirigeants et des élus gèrent une information peu fluide, à un monde de diffusion et d'interactions en temps réel entre dirigeants et citoyens.

Cette nouvelle civilisation d'individus qui ne cessent d'échanger entre eux a également comme caractéristique de faire évoluer leur conscience en temps réel. Nous sommes à ce titre les premiers êtres humains à naître dans un système de représentation donné, à se développer et à apprendre à vivre dans d'autres systèmes de représentation, avant de mourir dans un autre encore différent.
Pour chacun d'entre nous, le temps s'accélère, nous sommes appelés à changer au moins tous les dix ans de métier, et ces changements s'accompagnent à chaque fois de bouleversements de nos systèmes de représentation. Du fait de la globalisation et de la communication en réseaux, nous sommes de surcroît sans cesse confrontés à d'autres cultures, à d'autres systèmes de représentation du monde, qui viennent réinterroger les nôtres.

C'est en ce sens que je pense que la création, dans cette nouvelle ère, tient une place fondamentale. Dans les domaines des sciences, de l'art, de la philosophie, la création vient constamment réinitialiser le cosmos sur de nouvelles bases. Ce n'est d'ailleurs par un hasard si, à l'heure où se développaient les théories d'Einstein sur la relativité, Kandinsky concevait en 1910 sa première toile abstraite.
Les créateurs nous invitent sans cesse à porter un nouveau regard sur l'ensemble de nos représentations, et réinitialisent notre vision spirituelle du monde. Tout cela ne nous éloigne pas du management, bien au contraire : dans le monde de l'entreprise, des sociétés comme Google, Apple, ont su générer des innovations porteuses de nouvelles visions de la société.

- Votre analyse remonte au milieu des années 80. N'êtes-vous pas surpris par la justesse avec laquelle la réalité vous donne raison sur tous ces points ?

- Ce qui me surprend, ce n'est pas tant la rapidité avec laquelle les techniques que je décrivais – l'informatique, les réseaux… - sont venues s'inscrire dans notre quotidien, mais c'est plutôt l'aspect spectaculaire avec lequel la société de la création et de la communication s'est imposée. La royauté a mis 1000 ans en France pour s'affirmer pleinement, la dynastie Rothschild 100 ans, Microsoft 10 ans, et Google un an !
Et le plus étonnant, de mon point de vue, est le temps de réaction qu'il faut pour que les hommes politiques construisent un discours adapté. Cela s'explique fort bien, puisque la plupart d'entre eux restent enfermés à l'ère du commerce et de l'industrie. Ils ne sont pas les seuls. Tous les grands appareils – les partis politiques, les syndicats, les Universités, la presse… - nés au XIXème siècle, se pensent encore sous cette ère-là. Ces modes de pensée deviennent obsolètes.

Un point me surprend encore : lorsque j'écrivais « Le Management du troisième millénaire », je pensais qu'il y aurait dans le futur beaucoup moins de manifestations spectaculaires dans les techniques et l'instrumental, mais beaucoup plus d'efforts dans la réflexion et la recherche sur la nouvelle civilisation en émergence. D'ailleurs, il y a vingt ans en arrière, je n'avais aucun souci pour trouver des financements qui permettent d'explorer ces voies innovantes.

Aujourd'hui, alors que ces réflexions deviennent urgentes, les difficultés pour trouver des financements sont extrêmes ! Encore un autre point d'étonnement : je n'avais pas non plus anticipé que les limites de planète surgiraient aussi rapidement sous nos yeux, de toutes parts. Et pourtant, nous sommes dans l'incapacité de penser tout cela ! D'où la nécessité d'investir dans cette réflexion novatrice, de créer des échanges, des interactions entre les centres de recherche, et de promouvoir, comme il y a eu des chambres de commerce et d'industrie pour accompagner l'ère précédente, des chambres de réflexion et de communication fonctionnant en réseaux !

- Pour finir, qu'est-ce qui vous donne l'espoir que la société progresse dans la prise de conscience des changements à opérer ?

- Rappelons-nous qu'une crise, ce sont à la fois des risques et des opportunités. Or la France a de grandes opportunités devant elles. La plupart des penseurs qui ont évoqué cette nouvelle civilisation de l'immatériel – qu'il s'agisse d'Edgar Morin, de Thierry Gaudin, de Joël de Rosnay - sont Français. Lors du passage de la civilisation de l'agriculture-élevage au commerce et à l'industrie, la France a déjà su inventer des concepts clés, comme la séparation des pouvoirs, la démocratie moderne ; le Code Napoléon a aussi été repris dans le monde entier.
Nous vivons une période historique où la France pourrait prendre la tête d'un mouvement. On évalue entre 20 et 30% de la population totale le nombre de « créatifs culturels » sensibles aux enjeux écologiques et planétaires, au droit et à l'émancipation des minorités, intéressés par les cultures dans leur diversité.

Ce sont des individus qui font du développement personnel pour mieux comprendre ce qui se passe aujourd'hui. Ils sont dans des logiques proactives. C'est le parti des gens enthousiasmés par exemple par l'élection, aux Etats-Unis, de Barack Obama, qui ne sont ni de droite, ni de gauche, mais qui réfléchissent en terme de transformation de la société. Or il est capital aujourd'hui de mener ce travail collectif, car une nouvelle civilisation ne sort jamais de la tête de quelques-uns. Elle ne peut résulter que d'un grand débat mondial. Et tout nous invite aujourd'hui à devenir les créateurs de cette nouvelle civilisation !

vendredi 10 décembre 2010

Penser la nouvelle civilisation (1)


Michel Saloff Coste

Dans notre dernier billet, nous avons présenté le Club de Budapest à l’origine de la déclaration sur l’Etat d’Urgence Mondiale. Cette association s’est donnée comme mission l’émergence d’une conscience planétaire fondée notamment sur l’interconnexion des cultures et l’intégration de la spiritualité, des sciences et des arts. La spécificité du Club de Budapest - et son originalité - c'est la démarche systémique qui la fonde et qui révèle la connexion entre l'évolution de la conscience, des modèles et des stratégies à mettre en oeuvre pour le vingt et unième siècle.

Peintre, photographe, cinéaste, écrivain, enseignant et consultant, Michel Saloff Coste a un parcours multimédia et pluridisciplinaire. C’est en 1995 qu’il prend l'initiative de la fondation du Club de Budapest en France. En 2007, sous l’égide du Club de Budapest France, il crée l’ Université Intégrale.

Michel Saloff Coste est l’auteur de « Le Management du troisième millénaire » paru en 1991 et réédité plusieurs fois. Ce livre est devenu un des livres de prospective, stratégie et management de référence en France. La réflexion de Michel Saloff Coste le conduit à proposer une théorie générale des systèmes de représentation fondée sur une analyse de l’évolution humaine en quatre grands types de civilisation : la Chasse Cueillette, l'Agriculture Elevage, l'Industrie Commerce et la Création Communication.
La mutation contemporaine n’est pas, selon lui, assimilable à un nouvel avatar de la révolution industrielle mais doit être comprise comme un véritable changement de civilisation : le passage de "l'ère de l'industrie et du commerce" à "l'ère de la création et de la communication". Le blog de Michel Saloff Coste rassemble l'ensemble de son activité passée, présente... et futur.

Sur le site de l’Université Intégrale, on peut lire un entretien avec Michel Saloff Coste intitulé : "Au-delà de la crise, penser la nouvelle civilisation". L'auteur est interrogé sur les réponses apportées par nos gouvernants à la crise économique. Michel Saloff Coste s’inquiète des mesures de court terme adoptées pour tenter de résoudre l'une des plus graves crises économiques de notre temps. Il s'alarme aussi du décalage croissant entre l'évolution générale de la société et les modes de gouvernance et de management des entreprises. Pour lui, la crise est un symptôme d'un phénomène bien plus profond, l'émergence d'une « nouvelle civilisation » dont il décrit les caractéristiques. Éléments de vision à la fois critiques et prospectifs pour « un management du troisième millénaire ».


Entretien avec Michel Saloff Coste : "Au-delà de la crise, penser la « nouvelle civilisation »". Première partie.

- Quelles réflexions, quelle analyse personnelle vous inspire la crise et cette période tout à fait singulière que nous vivons aujourd'hui ?

- Dans de telles situations de crise, il est impératif de garder son sang-froid. Toute réaction « à chaud » risquerait en effet de générer des effets pervers et contreproductifs. Notamment, en se trompant de diagnostic, les décisions prises pour tenter de porter remède à la crise pourraient au contraire la précipiter et l'aggraver. Cette question du diagnostic me paraît actuellement d'autant plus importante que la crise que nous traversons est profonde.
Pour ma part, la gravité de la crise ne me surprend pas, puisque dans ma réflexion présentée dans « Le Management du troisième millénaire », initiée dans les années 80 et qui a donné lieu à une publication en 1990, j'expliquais que nos économies avancées fonctionnent de telle façon qu'elles allaient connaître une crise majeure. Pour moi, le diagnostic est clair : nous traversons une vraie « crise de civilisation ». Nous sommes de plus en plus nombreux à partager ce point de vue, aux côtés d'Edgar Morin et de Thierry Gaudin notamment.

- En quoi pousser plus loin l'analyse devient aujourd'hui urgent, et l'absence de réflexion sur ce thème vous inquiète-t-elle ?

- Si la crise des subprimes et du système financier n'était qu'une spéculation de plus, sur un fond de croissance mondiale infinie, alors nous repartirions comme par le passé. Mais ce qui fait la gravité de cette crise, c'est que, précisément, elle s'inscrit dans un contexte tout à fait particulier. L'idée d'une croissance mondiale de l'ordre de 5 à 10% qui nous permettrait de payer à la fois les dettes de nos États, les systèmes de protection sociale - y compris en Inde et en Chine - dans un système qui continue à rémunérer toutes les parties prenantes, devient impossible, parce qu'insoutenable pour la planète et ses habitants. Les subprimes aux Etats-Unis, à ce titre, peuvent déjà apparaître comme une tentative de distribuer du pouvoir d'achat pour que le système se survive à lui-même et que des intermédiaires se rémunèrent « comme avant ».

C'est pourquoi apporter des solutions à cette crise uniquement en tirant les leçons des années 30 me paraît très insuffisant. Bien sûr qu'il s'agit pour les États d'actionner tous les leviers d'une relance keynesienne – réamorcer la pompe du crédit, investir massivement dans des plans de relance par les grands travaux et des plans de relance de la demande. Ces trois leviers sont absolument nécessaires pour ne pas bloquer le système à très court terme.
Mais la vraie question qui n'est pas traitée aujourd'hui, à la fois par les politiques, les banques, les entreprises, c'est à quoi ressemblerait une économie qui continue à croître et à se développer, dans un monde fini et aux ressources limitées. Parce que la croissance, c'est la vie ! Et à quoi ressemblerait une civilisation fondée sur d'autres principes que celle qui vient de s'achever ?

Effectivement, je suis profondément inquiet, car si l'on fait l'impasse sur le diagnostic, le risque est grand que le patient ne se réveille après la crise encore plus malade. Aujourd'hui, ce sont les États qui prennent le relais des banques. Avec le risque, demain, que les États entrent en faillite… L'urgence est donc qu'une vraie réflexion démarre. Or vous ne voyez poindre cette réflexion ni à droite, ni à gauche.

- Que préconisez-vous dans cette situation d'urgence ?

- Nous entrons dans un moment très dangereux, où personne, parmi les hommes politiques, les dirigeants de multinationales, ne pourra dire, face à la multiplicité des rapports ou des alertes, qu'ils ne savaient pas ! Ne pas prendre les virages devient un acte d'irresponsabilité majeure. Alors oui, adoptons les mesures de très court terme qui permettront, nous l'espérons tous, de relancer temporairement la machine. Mais après ? Sur les milliards injectés pour la relance, ne peut-on pas conserver quelques moyens pour réfléchir à ce qui sera possible et souhaitable demain ?

Un dirigeant dans le monde, Nicolas Sarkozy, a eu très tôt l'intuition de dire qu'il s'agissait de « refonder le capitalisme », et de mener « une autre politique de civilisation ». Les mots sont forts, et le diagnostic est juste. Mais où est le comité de recherche pour travailler sur ce futur modèle de civilisation et les modèles économiques qui lui sont associés ? Les 1000 milliards injectés dans l'économie pour sauver le système bancaire, vont-ils accélérer et précipiter la mort du système précédent, comme l'injection d'amphétamines à un mourant ?

Certains États sont au bord de la faillite, et beaucoup d'entre eux, demain, n'auront plus les marges de manœuvre nécessaires pour agir du fait de leur endettement. Devant les masses financières mises sur le marché, des économistes redoutent de surcroît des phénomènes d'hyper-inflation à moyen terme. Tout le monde met sa dernière cartouche pour sauver le système ! Face à la gravité de la situation, il ne s'agit plus de se réclamer de la droite ou de la gauche. Chacun doit apporter sa contribution pour repenser les liens entre matières premières, capital, travail, production. C'est cette chaîne-là qui est à réinventer.

- Précisément, dès « Le Management du troisième millénaire », vous pressentiez l'émergence d'une nouvelle ère et vous en dessiniez les contours. Quels signes avant-coureurs vous permettaient d'établir ce constat ?

- Faisons un bref retour en arrière : les fondements de la société du commerce et de l'industrie sont apparus entre le XVIIème et le XVIIIème siècles. Ils ont été érigés sur les vestiges de l'ère précédente, celle de l'agriculture-élevage, dont la finalité était le maintien de structures hiérarchiques à l'identique (monarchie absolutiste, aristocratie, corporations…). Les modes de management dominants de l'agriculture-élevage étaient l'ordre, le contrôle. Or au XVIIIème siècle, on a vu poindre des concepts très novateurs – l'Égalité, la citoyenneté, les principes de séparation de pouvoir, et puis la démocratie, réinventée sur les bases de la démocratie grecque.

Dès lors, les élites aux capacités guerrières, dédiées à la conquête du territoire dans l'ère de l'agriculture-élevage, ont laissé la place à des élites reconnues selon leur mérite et leur capacité à générer de l'argent. La compétition, la négociation, mais aussi l'avancement, la progression en professionnalisme et en rémunération, ont pris toute leur place dans cette société-là ; la guerre de territoires a laissé la place à la guerre économique. En parallèle, un nouvel état du monde s'est construit autour du concept de Nation et du développement des démocraties.

Dès les années 70-80, j'ai pris conscience –avec d'autres sociologues et philosophes comme Edgar Morin, ou Thierry Gaudin, président de Prospective 2100 - que nous étions arrivé à la fin de cette ère ; j'ai commencé à réfléchir sur les contours de la nouvelle période qui allait se présenter à nous. Quels sont les éléments de fond qui la caractérisent ? Au XVIIIème siècle, bien sûr, il était difficile d'imaginer que l'homme puisse, un jour, atteindre les limites de la planète.
L'état de développement des sciences, le degré d'utilisation des ressources naturelles, étaient loin de le laisser supposer à l'époque. Or la deuxième partie du XXème siècle a signé l'heure de cette prise de conscience. En 1972 exactement, le Club de Rome, rassemblant des scientifiques, des économistes, des chercheurs de 53 pays, a émis un rapport baptisé « Halte à la croissance » qui a fait date et suscité le débat.

Pour la première fois, grâce à l'utilisation de la puissance des premiers supercalculateurs, des experts issus de nombreuses disciplines ont pu extrapoler les tendances en cours, et montrer qu'une croissance infinie, sur une planète à la géographie et aux ressources finies, n'était plus possible, et qu'elle aurait pour effet de faire imploser notre monde à l'horizon 2100.
Les tenants de ces thèses ont été taxés de catastrophisme. Mais depuis, force est de constater que les nombreuses mesures et observations collectées – accumulation des gaz à effets de serre, réchauffement climatique, disparition de nombreuses espèces… - leur ont plutôt donné raison, et même plus rapidement que prévu. Tout montrait déjà, dans ce rapport, que l'on ne pouvait plus raisonner et fonctionner « business as usual ».

- Ce constat a aussi donné naissance au courant de la décroissance. Comment vous en distinguez-vous ?

- Nous pouvons être d'accord sur les constats, sans l'être tout à fait sur les conclusions à en tirer. Des observateurs se sont par exemple saisis de ces évolutions pour condamner la notion même de progrès. Ce n'est pas mon propos. Le progrès, c'est un fait, a apporté beaucoup à l'humanité, dans le domaine de la santé, de l'hygiène, de l'élévation des niveaux de vie et du mieux-être des populations. On ne pourra revenir complètement en arrière sur tout ceci. D'autres courants ont aussi condamné le capitalisme, accusé de tous les maux. Certes, le système capitaliste comporte des faiblesses et il a déjà traversé de nombreuses crises.

Mais là encore, la question n'est pas tant pour moi de condamner le modèle, que de discerner ce qui peut prendre la suite dans un monde que nous savons limité, et de comprendre ce que peuvent être, dans un tel contexte, les valeurs, la culture, les principes de fonctionnement, d'une nouvelle civilisation. Cette civilisation, je l'ai décris dans le management du troisième millénaire comme celle de la société de l'information et de la création, qui vient poursuivre la société du commerce et de l'industrie.
(A suivre...)

mardi 7 décembre 2010

L'Etat d'Urgence Mondial

Le Club de Budapest

Un certain nombre d’organisations non gouvernementales sont apparues ces cinquante dernières années pour agir et sensibiliser l’opinion publique internationale sur un certain nombre de sujets particuliers. On connaît notamment Greenpeace qui se bat pour des causes écologiques et Amnesty International pour les droits de la personne.

A une autre échelle, le Club de Budapest fondé en 1993 par le philosophe des sciences hongrois Ervin Laszlo, est une association internationale dédiée au développement d’une pensée et d’une éthique nouvelles aidant à résoudre les défis sociaux, politiques, économiques et écologiques du vingt et unième siècle. Sa philosophie est fondée sur le constat que ces défis gigantesques ne peuvent être relevés que par le développement d’une conscience culturelle globale.

Le Club de Budapest a donc pour mission d’être un catalyseur pour la transformation vers un monde durable en travaillant à l’émergence d’une conscience planétaire, à l’intégration de la spiritualité, des sciences et des arts ainsi qu’à l’interconnexion des générations et des cultures. Ce qui fait l'originalité de cette organisation c'est sa démarche systémique et intégrale qui opère la connexion entre l'évolution de la conscience, des modèles et des stratégies à mettre en oeuvre pour le vingt et unième siècle.

C'est dans cet esprit que le Club de Budapest propose en France un certain nombre de soirées à thème et d'activités dont on peut prendre connaissance sur son site. Parmi ces activités, les membres du Club de Budapest ont fondé et animent l’Université Intégrale, initiative sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Sous la direction de Carine Dartiguepeyrou, le Club de Budapest vient de réaliser un ouvrage intitulé Prospective d’un monde en mutation auquel ont notamment contribué Ervin Laszlo, Edgar Morin et Matthieu Ricard dont on peut consulter ici un entretien qu'il a donné lors de la sortie de cet ouvrage.

Cet ouvrage propose une série de contributions d'auteurs venus de divers horizons, tous amis du Club de Budapest, oeuvrant chacun à leur façon pour la conscience planétaire. A travers leurs visions originales, ils cherchent à répondre aux questions suivantes : « Comment expliquer les grands changements planétaires que nous vivons ? De quelle nature est cette transformation et comment impacte-t-elle nos systèmes politiques, économiques et sociaux ? Comment construire un développement durable au-delà du débat sur la croissance et la décroissance ? S'agit-il d'un « virage » ou d'une « métamorphose » qui nous conduit vers une nouvelle civilisation ? »

Nous proposons ci-dessous la lecture d’une déclaration du Club de Budapest intitulée « L’Etat d’Urgence mondial » rédigée par Ervin Laszlo et David Woolfson en réaction à la préoccupante situation de la planète. Cette déclaration est un véritable appel aux dirigeants pour un changement de civilisation fondée sur une profonde transformation culturelle.

On peut y lire notamment ceci : «Le mode de pensée dominant actuel ne peut être maintenu plus longtemps... Toute crise porte en elle une opportunité de changement et de transformation. Les idées et modèles nécessaires aux nouveaux systèmes existent déjà... des millions d'individus et de groupes d’avant-garde ont depuis des années mentionné ces menaces et défis. Cet « éveil” est un signal positif de la vitalité de l'esprit humain et de sa capacité à répondre avec souplesse et créativité aux dangers qui menacent l'humanité... Un mode de pensée et des outils différents peuvent accélérer l'émergence d'un monde nouveau pour échapper aux scénarii les plus pessimistes. Mais il faut agir maintenant. Le temps est compté et la tâche est sans précédent. »

On trouvera sur le site français du Club de Budapest la traduction de trois annexes à cette déclaration qui rappellent quelques données thématiques quantitatives et qualitatives sur l'état de la planète et quelques solutions pour y remédier.


L'Etat d'Urgence Mondial. 30/09/08 - Ervin Laszlo et David Woolfson

Préambule

La crise financière et économique globale, le changement climatique mondial, les guerres en cours, le terrorisme, les risques et enjeux nucléaires, l'apogée ou la fin des ressources naturelles non renouvelables, la crise naissante de l'eau, l'accroissement net annuel d'environ 80 millions de la population mondiale, l'accroissement de la pauvreté, du manque de logement, de la famine en quantité absolue, de l'écart croissant entre riches et pauvres, au sein d'une nation comme entre pays, et autres macro -tendances associées, constituent autant de preuves croissantes et indubitables que le monde actuel est fondamentalement non-viable et que l'humanité se dirige rapidement vers un effondrement des systèmes sociétaux et écologiques actuels.

Malgré ces crises d’envergure mondiale globale qui menacent la communauté humaine, le mode de pensée et les actions de la majorité des décideurs politiques, ou du monde des affaires, restent fixés sur le court-terme plutôt que sur le long-terme, sur les priorités nationales plutôt qu'internationales, sur les intérêts personnels plus que sur les intérêts communautaires, sur la confrontation et la militarisation plutôt que sur la coopération et le dialogue, sur les valeurs et le niveau de conscience du XIXème siècle plutôt que sur ceux du XX ème, sur le maintien du statu quo des affaires courantes, plus que sur le passage urgent à de nouveaux systèmes économiques, énergétiques et sociaux, localement, nationalement et internationalement.

Par conséquent, conscients de ces crises globales émergentes et du manque constant de gouvernance nécessaire aux niveaux nationaux et mondiaux dans l'ensemble de la politique et des affaires, nous lançons un appel à l’action urgente, une “Déclaration de l'Etat d'Urgence Mondial” au nom des habitants de notre planète et pour leur bénéfice.


La Situation Globale

La crise globale à laquelle l'humanité est confrontée affecte aujourd'hui toutes les personnes et toutes les sociétés. Si nous continuons au rythme actuel, au milieu de ce siècle notre Terre pourrait devenir en grande partie inhabitable pour l'humain et la plupart des autres formes de vie. Un tel effondrement global du système pourrait se produire bien plus tôt par un emballement du réchauffement climatique ou d'autres éco-catastrophes, ou par des guerres nucléaires déclenchées par des conflits religieux, ethniques ou géopolitiques, ou une utilisation exagérée des ressources naturelles décroissantes.

Les macro- tendances se confirment depuis plusieurs décennies et sont en train d’atteindre un palier irréversible. La modélisation scientifique de systèmes complexes démontre que lorsque les systèmes atteignent un état critique d'instabilité, soit ils se décomposent, soit ils atteignent un niveau de meilleur fonctionnement. À partir de ces “points de non-retour”, il n'est plus possible maintenir le statu quo et ce mode d'organisation et de fonctionnement.

Diverses estimations ont été données concernant une date de “point de non-retour”. Il a été par exemple prédit que la température moyenne de la Terre augmenterait d'environ 3 degrés Celsius en 2100, puis il a été dit que ce niveau serait atteint vers la moitié du siècle, et plus récemment que ce niveau pourrait être atteint dans une décennie. Le chiffre de réchauffement général a augmenté, passant de 3 degrés à 6 degrés ou plus. Un réchauffement global de 3 degrés créerait de sérieuses ruptures de l'activité humaine, tandis qu'un accroissement de 6 degrés engendrerait un effondrement global, rendant la plus grande partie de la planète impropre à la vie humaine.

Ces prévisions cependant ne prennent en compte qu'une seule tendance à la fois : le réchauffement global, la disponibilité de l'eau, la production de nourriture, la pauvreté, la pression démographique, la pollution de l'air, etc. Elles ne prennent pas en considération les impacts créés par l'interconnexion des macro- tendances, ni celui des effets de boucles en retour. Lorsqu'une tendance atteint un point critique, son effet sur les autres tendances peut être très conséquent. Par exemple, si le réchauffement global crée une sécheresse prolongée dans certaines zones et des inondations côtières dans d'autres, les masses de personnes démunies et sans- abris envahiront les régions moins atteintes, y créant des mouvements sociaux et économiques avec des manques d'eau et de nourriture critiques.

2012

L'accélération de ces évolutions et le croisement de leurs implications indiquent que pour sortir de la présente crise globale et atteindre un monde plus pacifique et soutenable, nous ne disposons vraisemblablement qu’à peine trois ou quatre ans après 2008. Ceci se rapproche de la prophétie Maya marquant 2012 comme la fin du monde actuel.

La période autour de la fin de 2012 sera probablement une période turbulente pour les raisons évoquées ci-dessus et pour d'autres. Les prévisions venant des sciences physiques anticipent des perturbations dans les champs géomagnétiques, électromagnétiques et autres entourant la planète, causant des dommages significatifs aux télécommunications et impactant de nombreux aspects de l'activité et de la santé humaine. Pour les traditions ésotériques, la fin de 2012 sera la fin du monde connu, d’autres interprétations plus optimistes parlent d'un nouveau monde prenant la place de l'ancien.

Bien que la majorité de la population du monde n'ait pas encore reconnu le risque d'un effondrement total à grande échelle, des millions d'individus et de groupes d’avant-garde ont depuis des années mentionné ces menaces et défis. Cet "éveil” est un signal positif de la vitalité de l'esprit humain et de sa capacité à répondre avec souplesse et créativité aux dangers qui menacent l'humanité. Ceci doit être soutenu et facilité par tous les moyens appropriés, car l'échelle et l'urgence de la transformation requise sont largement supérieures à l'étendue des efforts actuels. Cela sera “trop peu, trop tard” sauf si la communauté humaine toute entière se mobilise rapidement pour renverser ces tendances macro-économiques avant qu'elles ne deviennent irréversibles.

Ceci doit à présent devenir notre priorité planétaire. Il faut agir avant qu’il ne soit trop tard. Nous risquons l'effondrement de notre civilisation et la disparition de nos espèces. Nous reconnaissons la réelle possibilité qu'un enfant né aujourd'hui puisse être témoin du chapitre final des 200 000 ans d'existence de l'homme moderne sur cette planète.


La voie à suivre

Nous devons faire face et gérer de façon créative les conséquences inattendues de la pensée étroite et court-termiste qui nous a menés à la situation globale actuelle et qui ne peut être maintenue. Aucune “recette rapide” ou “technologie miracle” ne nous sauvera des conséquences des valeurs erronées et des actions du passé. C’est en engageant l'esprit humain dans toute sa créativité et sa sagesse potentielle que l’on pourra donner naissance aux nouveaux modes de pensée et d'action nécessaires.

Le mode de pensée dominant actuel ne peut être maintenu plus longtemps. Nous devons dépasser l'inertie sociétale générée par les puissantes réminiscences autodestructrices des ères dépassées afin de préparer chaque région, nation et communauté aux ruptures systémiques et aux effondrements possibles. Nous devons reconsidérer radicalement notre vision du monde et restructurer nos systèmes tels que l’énergie, l’économie, la gouvernance, les transports, la nourriture, l’utilisation et la distribution des ressources. Nous devons agir pour élargir la fenêtre de tir dont nous disposons avant qu'il ne soit trop tard, afin d'éviter un effondrement d’échelle globale. Toute crise porte en elle une opportunité de changement et de transformation. Les idées et modèles nécessaires aux nouveaux systèmes existent déjà.

Aujourd'hui nous redécouvrons les éléments essentiels de la sagesse inhérente aux grandes traditions culturelles du monde, et faisons d'importantes découvertes scientifiques sur les relations entre la nature et nous. En même temps, nous développons des sources d'énergies alternatives, des technologies durables, des communications et des flux d'information globales, les biotechnologies, les nanotechnologies, l’intelligence artificielle et autres technologies capables d’ouvrir la voie vers un mode de durabilité globale pour les communautés humaines et l'environnement.

Un mode de pensée et des outils différents peuvent accélérer l'émergence d'un monde nouveau pour échapper aux scénarii les plus pessimistes. Mais il faut agir maintenant. Le temps est compté et la tâche est sans précédent.

Pour faire face à cette urgence, des solutions effectives et pragmatiques doivent dès que possible être portées à l'attention du plus grand nombre. La communication globale et la collaboration entre les peuples, nations, cultures, religions, secteurs de société, professions, associations, réseaux, organisations, et autres groupes, est essentielle pour assurer la survie de l'humanité sur cette planète.

Le nouveau rapport “Worldshift 2012” du Club de Budapest propose le passage (“world shift”) d'une voie de non- durabilité, de conflit et de confrontation, vers une voie de durabilité globale, de bien-être et de paix. Les propositions de ce Rapport, ainsi que les propositions des signataires de la Déclaration ont inspiré ce document.

Ainsi nous lançons ici un appel pressant à tous les habitants de notre planète afin qu’ils témoignent de leur conscience de l'état d'urgence mondial et de leur ferme intention de contribuer à mettre en place un changement significatif dans tous les secteurs de la société (éducation, gouvernance, économie, média, culture, technologie) et à tous niveaux (local, national et global) pour le bien commun de toutes les personnes, toutes les sociétés et toute vie sur Terre.


On peut se rendre ici pour soutenir la proposition de Déclaration d'Etat d'Urgence Mondial. Dédié au développement durable et à l’évolution de la conscience.Le réseau social WorldShift 2012 permet de suivre cette initiative et d'y participer.

lundi 6 décembre 2010

L'Approche Intégrale

Le Journal Intégral a, entre autre, pour objet de présenter au public francophone des initiatives et des recherches qui s’inscrivent dans le vaste courant de mutation planétaire à l’origine de modes de vie et de modèles de pensée innovants inspirées par une vision intégrale.
Créé en 2007 à Montpellier, METAPHORM est un organisme de formation qui œuvre au développement du potentiel humain, personnel et professionnel, dans le cadre de l'Approche Intégrale. Au travers de stages, formations et diverses interventions, l’équipe de Métaphorm a pour vocation d'aider chacun à découvrir, devenir et exprimer le meilleur de son potentiel d'être, de vie et de créativité.

Ses clients sont des particuliers, des professionnels, des entreprises ou des organisations sensibles aux changements actuels et qui souhaitent aborder avec une vision, une éthique et une responsabilité nouvelles leurs rôles et leurs fonctions dans leurs activités et leurs divers groupes d’appartenance. Sur le blog de METAPHORM on peut trouve des réflexions et de nombreuses vidéos ayant trait aux centres d’intérêts et aux activités développées par cette équipe.

Dans le texte ci-dessous, les fondateurs de Métaphorm nous donnent leur vision de l’Approche Intégrale et la façon dont celle-ci peut s'appliquer dans les divers secteurs de la connaissance et de l'action.


L’Approche Intégrale. Métaphorm

La fin du 20ème siècle et le début du nouveau millénaire marquent un tournant majeur dans l’évolution de l’humanité. Pour la première fois dans l’histoire, le cadre de référence global avec lequel nous sommes de façon volontaire ou contrainte amenés à envisager les problématiques humaines, devient mondial : mondialisation économique, développement fulgurant des technologies, tout particulièrement celles liées à l’information et à l’informatique, raréfaction globale des ressources énergétiques, explosion démographique, crise alimentaire et écologique mondiale, interconnexion culturelle globale…

Ces multiples évolutions émergentes, qui se développent sur l’échelle d’une vie humaine, donnent parfois le vertige tant elles font exploser la complexité des questions auxquelles elles confrontent chaque citoyen du monde. Pour la première fois, les questions liées à la survie même de l’humanité et à celle de notre milieu écologique à moyen terme se posent de façon très concrète dans un contexte amplifié par la crise actuelle. Tout cela génère à la fois de grands espoirs, mais aussi de grandes peurs pour l’avenir, qu’illustre la résurgence des thèses apocalyptiques.

La profonde mutation en cours se voit amplifiée par la crise actuelle qui dépasse de loin le champ économique et nous amènent à réinventer un sens nouveau sur nos façons d’envisager nos vies personnelles et collectives. En effet, les modèles et les concepts avec lesquels nous envisagions notre rapport au monde et l’évolution de nos sociétés ne sont plus viables en l’état. Les déséquilibres extrêmes et les risques systémiques non maîtrisés deviennent criants.

Leviers d’une époque, ces modèles et concepts tendent à devenir aujourd’hui des obstacles, et l’étude des mécanismes de l’évolution démontrent de façon multiple que la survie d’une entité ou d’un collectif dépend de sa capacité à générer de nouvelles représentations, de nouveaux modes d’être et des rapports différents permettant d’appréhender les changements de contexte. Albert Einstein savait cela, lui qui disait : « Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus au niveau et avec la façon de penser qui les a engendrés


Intégrer le passé pour aborder le futur

Les évènements en cours nous poussent donc aujourd’hui à développer des approches permettant d’intégrer les mutations actuelles, et ceci, non en écartant le passé, mais bien plutôt en l’intégrant et en retirant les fruits de nos expériences pour faire émerger de nouveaux modes du vivre-ensemble en harmonie avec l'évolution de notre environnement. Redoutables, mais aussi fascinantes expériences et époque à laquelle nos générations sont confrontées et qui ne pourront faire l’économie de leurs responsabilités.

Cette tache pourrait nous sembler impossible, voire rebutante tant l'explosion de la complexité est sans précédent. Pourtant, principes et modes du futur sont bien souvent en germe dans le passé qu'il convient donc de ne point renier. Depuis l’aube des temps des pionniers ont marqué l’histoire de vues originales qui se sont concrétisés au fil des siècles (Démocrite, Galilée, Newton, Jules Verne, Léonard de Vinci, Einstein, Graves, Aurobindo…).

C’est dans cette logique que « L’Approche Intégrale » révèle son importance en apportant des pistes et des outils étonnamment simples et élégants permettant d'aborder ces mutations, même si beaucoup de travaux de recherche et moultes expériences doivent se faire au cours du chemin. L’Approche Intégrale n’est pas en rupture avec le passé et n’invente rien de particulier en tant que tel. Elle opère bien plus un peu à la façon d’Einstein qui, avec son originalité d’esprit, a su tirer des conclusions inédites et non envisagées jusqu'alors, en rapprochant les conclusions de travaux déjà réalisés dont il a tiré sa formule si simple et qui s'est révélée pourtant extraordinairement révolutionnaire.


Une carte globale

Cette Approche Intégrale a été primitivement développée par le chercheur-philosophe américain Ken Wilber. Son grand apport a été avant tout l'immense travail de synthèse et de réorganisation de tous les savoirs et potentiels humains en une carte globale étonnamment simple, au point qu'elle peut ne tenir que sur une page. Ceci justifie le surnom d’Einstein de la conscience qu’on lui prête parfois, qualification qu’Albert Einstein lui-même ne lui aurait vraisemblablement pas refusé, lui qui disait déjà : «Il devient indispensable que l'humanité formule un nouveau mode de pensée si elle veut survivre et atteindre un plan plus élevé

Il serait cependant incorrect d’attribuer l’origine de l’Approche Intégrale à Ken Wilber, dans la mesure où les éléments clés de la carte intégrale avaient déjà été élaborés par le Maître du yoga intégral et l’immense penseur de l’évolution qu’était Sri Aurobindo dans la première moitié du 20ème siècle. C'est d'ailleurs principalement certains aurobindiens qui lui font quelques critiques techniques. Il n'en demeure pas moins que Ken Wilber a rendu plus accessible aux occidentaux avec génie la vision intégrale de Sri Aurobindo en la reliant aux connaissances et aux champs de savoir actuel.

De fait, les travaux de Ken Wilber ont déjà inspiré bon nombre de personnalités, de créations ou de processus. Citons par exemple le processus d’abolition de l’apartheid en Afrique du Sud, les auteurs du film Matrix, Tony Blair, Al Gore, le président Bill Clinton qui a d’ailleurs cité Ken Wilber lors du Forum économique mondial 2006 à Davos en évoquant la promotion de la démocratie auprès de l’électorat populaire: «Le monde a besoin d’être davantage intégré mais cela requiert un niveau de conscience bien supérieur au niveau actuel ainsi qu’une capacité à voir au-delà des différences qui nous caractérisent. »


La carte et le territoire

Pour se faire une idée de la façon dont de Ken Wilber perçoit le modèle qu'il a développé, citons ci-dessous l'introduction de son ouvrage, «Le livre de la vision intégrale»:

« Et si on prenait, littéralement, tout ce que les différentes cultures ont à dire sur le potentiel humain – comme la croissance spirituelle, psychologique et sociale – et qu’on pose tout ceci là, sur la table ? Et si on tentait de trouver les clés critiques et essentielles au développement humain en se basant sur la totalité des connaissances humaines qui nous sont maintenant disponibles ? Et si on tentait, en se basant sur des études interculturelles approfondies, d’utiliser toutes les grandes traditions du monde afin de créer une carte vraiment composite, une carte complète, une carte qui inclut vraiment tout, ou une carte qui inclurait les meilleurs éléments de chacune d’entre elles. ?

Cela a-t-il l’air, rebutant ? Dans un sens, ça l’est ! Mais dans un autre sens, les résultats se révèlent étonnamment simples et élégants. Pendant ces dernières décennies, il y a vraiment eu une recherche approfondie sur une carte complète de tous les potentiels humains. Cette carte utilise tous les systèmes et modèles existants qui se sont donnés pour vocation de décrire la croissance humaine – allant des chamanes et sages anciens jusqu’aux révélations actuelles des sciences cognitives – et distille ses ingrédients principaux sous forme de cinq composants simples. Ces facteurs constituent les éléments ou les clés essentielles pour déverrouiller et faciliter l’évolution humaine.

Quels sont les cinq éléments ? Nous les appelons quadrants, niveaux, lignes, états et types. Comme vous allez le voir, tous ces éléments sont, à cet instant même, accessibles à vos propres perceptions. Ces cinq éléments ne se limitent pas à une existence purement conceptuelle, ce sont des aspects de votre propre expérience, des contours de votre propre conscience de ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur de vous, comme vous serez en mesure de le vérifier par vous-même tandis que nous poursuivons.

Quel est l’intérêt d’utiliser cette Carte Intégrale ? Tout d’abord, que vous travailliez en entreprise, en médecine, en psychothérapie, en écologie, dans le droit – ou tout simplement dans la vie ou l’apprentissage au quotidien – l’utilisation de la Carte Intégrale permet de vous assurer que vous «
êtes en train de couvrir tout le terrain ». Si votre objectif est de survoler les Rocheuses, plus votre carte sera précise, moins vous aurez de chances de vous écraser. Une Approche Intégrale donne l’assurance que vous êtes en train d’utiliser toute la gamme des ressources possibles dans n’importe quelle situation, avec de plus grandes chances de réussite.

En second lieu, si vous apprenez à repérer ces cinq éléments au sein de votre perception – parce qu’ils sont là, de toute manière – vous les apprécierez, les exercerez et les utiliserez plus facilement alors… Ainsi, votre croissance et votre développement personnels vers des façons d’être plus élevées, plus larges, plus profondes se verront accélérés, sans oublier des possibilités accrues d’excellence et de réussite dans le domaine professionnel. Une simple familiarisation avec ces cinq éléments du modèle intégral vous orientera plus facilement et pleinement dans ce voyage excitant de découverte et d’éveil. En bref, l’Approche Intégrale offre des façons plus efficaces et plus complètes de se voir et de voir aussi le monde autour de soi.

Mais il y a une mise en garde nécessaire dés le début : la Carte Intégrale est, tout simplement, juste une carte. La carte n’est pas le territoire. Nous voulons seulement éviter la confusion entre la carte et le territoire – mais on ne veut pas non plus d’une carte défaillante ou imprécise. Est-ce que vous souhaitez vraiment survoler les rocheuses avec une carte défaillante ? La Carte Intégrale est juste une carte, mais c’est la carte la plus complète et précise que nous possédons actuellement
». (Ken Wilber : Le livre de la vision intégrale)


Les Quatre dimensions de la Réalité

L'Approche Intégrale est donc une manière (r)évolutionnaire d'envisager le monde, s'appuyant sur l'ensemble des sciences et connaissances existantes, modernes et traditionnelles, occidentales et orientales, techniques et artistiques, médicales, sociales, spirituelles....

Elle est utilisable dans tous les champs du savoir : du monde des affaires à la médecine, de la psychologie au droit, de la politique au développement durable, de l'art à l'éducation, de la sociologie à la spiritualité...

Cette démarche globale, inclusive, systémique et holistique donne un relief différent à chaque discipline et un autre regard sur la vie. Chaque champ de connaissance qui recourt à cette approche est ainsi en mesure de se réorganiser de façon plus complète, efficace et efficiente. L'Approche Intégrale apporte un nouveau regard à ces disciplines et met en lumière les abords qui ne présentent pas ce caractère intégral ou qui sont moins complets et peut ainsi servir de guide pour réorganiser ces disciplines.

Elle permet également d'élargir la perspective dans laquelle un individu ou une entreprise évolue, en prenant simultanément en compte leurs dimensions intérieures, extérieures, individuelles et collectives, pour mieux « transcender et inclure » les antagonismes et la complexité du monde. En d'autres termes, pour que vous ayez une vision complète d'un marché ou d'une situation et puissiez prendre les meilleures décisions possibles en toute connaissance de cause, vous devez prendre en compte une perspective globale incluant les quatre dimensions de la réalité : intérieur, extérieur, individuel, collectif.

lundi 15 novembre 2010

Post-matérialisme (9) Sortir du matérialisme

Dans un entretien au journal Le Monde, le 4 Juillet 2009, Martine Aubry déclarait : « Nous devons inventer le postmatérialisme. Une société qui s'intéresse au bien-être et au bien-vivre ensemble, et pas simplement au bien-avoir. »

Pour réagir à ces propos, la rédaction du journal La Décroissance, mensuel des objecteurs de croissance, posait à trois auteurs la question suivante dans son numéro de Juin 2010 : Faut-il sortir du matérialisme ? Si la réponse de Jacqueline Kelen (voir photo ci-dessus) à cette question a retenu notre attention c’est qu’elle permet de mieux comprendre la sensibilité post-matérialiste en train d’émerger.

Auteur d’une trentaine d’ouvrages consacrés aux grands mythes de l’humanité et à la voie mystique, Jacqueline Kelen a été productrice à France Culture pendant vingt ans. Tout comme Christiane Singer dont nous proposions dans le billet précédent un texte sur Le bon usage des crises - Jacqueline Kelen est une femme libre et inspirée dont les textes lyriques expriment une sensibilité spirituelle, éprise d’absolu, qui ne se reconnaît pas dans le spectacle d’une humanité infantilisée, ayant perdu le sens de l’essentiel.

Jacqueline Kelen, comme Christiane Singer d’ailleurs, font partie de ces auteurs dont nous avons tant besoin parce qu'ils nous rappellent la dimension verticale de l'humaine avec une intensité prophétique et une liberté de ton qui se jouent des préjugés de l'époque. Jacqueline Kelen vient de publier La puissance du cœur et Les amitiés célestes. On peut la voir donner plusieurs entretiens ici.


L’éveil de la conscience

Dans sa réponse à la question : "Faut-il sortir du matérialisme ?" Jacqueline Kelen dit une vérité à la fois simple et évidente mais tue par tous tant elle remet en question la croyance collective sur laquelle repose notre civilisation : l’identification du bonheur à la richesse économique. Selon elle : « Plus un individu a de ressources intérieures, moins il s’encombre avec des possessions matérielles. »
Cette phrase proche de l’aphorisme pourrait être mise en exergue d’une analyse sur cette sensibilité post-matérialiste pour laquelle il ne s’agit pas tant "de combattre le matérialisme que de se libérer de la servitude qu’il représente" en développant notre richesse véritable : celle d’une abondance intérieure qui naît du lien intime que nous entretenons avec les dimensions subtiles de l’âme et de l’esprit.

La question fondamentale à se poser n’est donc pas celle concernant l’augmentation infinie de la croissance économique dans un monde aux ressources limitées mais bien celle du choix qui doit être fait par chacun d’entre nous entre le consentement à l’aliénation générale ou, au contraire, l’éveil de la conscience à une dimension transcendante qui libère l’individu de l’emprise et de la fascination des apparences formelles.
Dans cette perspective, la décroissance ne représente pas une fin en soi : « C’est juste un premier degré de réhumanisation de l’humanité. C’est le socle sur lequel l’humanité peut se relever moralement et spirituellement

A tous ceux qui, enfermés dans une vision matérialiste, objective et unidimensionnelle, nient la profondeur poétique et spirituelle qui lie intimement l’homme à son milieu évolutif, Jacqueline Kelen rappelle cet avertissement d'une terrible lucidité donné par Antonin Artaud : « La poésie que vous n’avez pas mise dans vos vies vous reviendra sous la forme de crimes effroyables ».

Cet avertissement devrait être médité par chacun. Le déni de la verticalité se paie à la fois d’un mal être profond et d’une violence envers soi, les autres et la nature qui exprime ce mal être et qui en est la conséquence. Et ceci , alors même que la poésie que nous mettons dans nos vies, cet accord secret entre l’intériorité et l’extériorité, nous revient toujours sous la forme d’un bien-être né de l’harmonie profonde entre nous et le monde.


Prophètes et poètes

Pour nous aider à mettre de la poésie dans nos vies, nous avons besoin de visionnaires inspirés capables de mettre en mots et en forme les mouvements profonds de la conscience collective. Ce qui fait dire à Jacqueline Kelen : « Notre monde crève parce que nous manquons de prophètes, terme qui, je le rappelle, peut s’employer au féminin. »

Nous n’avons pas besoin de cette cohorte de technocrates dont l’unique talent est d’appliquer des recettes spécialisées - passées et dépassées - à une situation inédite dont la complexité nécessite la profondeur d’une intuition originale. Nous n’avons pas besoin de ces experts dont les solutions partielles et superficielles ne font qu’aggraver les crises qu’ils cherchent à résoudre.

Ce dont nous avons besoin ce sont de visionnaires - poètes et prophètes - doués d’une sensibilité, d’une intuition et d’une imagination créatrices leur permettant de participer, de l’intérieur, à la dynamique évolutive qui dirige la conscience collective et anime le corps social. Ce sont eux, et eux seuls, qui sont capable d’envisager l’avenir, c'est-à-dire de lui donner le visage - la forme identifiable - correspondant à ce courant profond.

Le prophète est celui dont l’inspiration visionnaire dévoile les formes à travers lesquelles s’exprime et se reconnaît la dynamique évolutive de la conscience collective. Edgar Morin s’interrogeait : « Comment viennent les grandes solutions dans l'histoire de l'humanité ? Par la jonction d'un courant profond et inconscient qui traverse des milliers d'individus, et des idées hyper conscientes qui jaillissent de quelques esprits. C'est cette jonction qui fait les grands mouvements. Il faut espérer que quelque chose de cet ordre va se produire... »


Les codes d'une conspiration

Il semble que quelque chose de cet ordre soit en train de se produire. La série de textes que nous avons regroupés sous le titre Post-matérialisme est l’occasion d’entendre certains de celles et de ceux que le nouvel air du temps post-matérialiste inspire. Chacun d’eux exprime à sa façon, selon son histoire et sa singularité, cette nouvelle manière de voir et de sentir, de percevoir et de penser.

Ce n’est donc pas un hasard si, entre ces textes, existent des échos, des passerelles, des résonances, des similitudes. Cet effet de résonance intersubjective permet de mieux entendre le nouvel air du temps, rassemblant ces diverses voix en un chœur commun qui exprime le réenchantement du monde.

Quelques mots de passe – sagesse, urgence, mutation, sobriété, post-capitalisme, inspiration, relocalisation, simplicité volontaire, partage, plénitude, réenchantement, ralentissement, coopération, objection de croissance, intuition – sont autant de nom de codes que l’on retrouve parfois d’un texte à un autre. Les codes d’une conspiration – c'est-à-dire une inspiration commune – qui participe à l’émergence d’un nouvel art de vivre dont l’œuvre collective serait de nouvelles formes d’existence et de pensée.

Victor Hugo disait que rien ne peut arrêter une idée dont le temps est venu. Effectivement, personne n’échappe pas à l’air du temps. Ceux qui prétendent s'en soustraire en faisant preuve d'originalité, oublient tout simplement que la véritable originalité participe d’une dimension originelle, celle d’un génie commun propre à l’espèce et à sa puissance créatrice. La seule originalité qui vaille, aujourd’hui comme hier, ici comme ailleurs, est de trouver les mots qui s’accordent à l’air du temps pour réenchanter notre existence aux sources d'une vie intense et inspirée, en retrouvant cette joie du vivre ensemble qui unit les membres d’une communauté humaine en évolution.


Faut-il sortir du matérialisme ? Jacqueline Kelen

Je suis frappée par le langage abstrait, cérébral qui relève d’un rationalisme totalement desséchant et que l’on trouve chez les scientifiques, chez les politiciens, chez les meneurs et les gens du système, chez les soi-disant intellectuels actuels et jusqu’à ceux qui sont pourtant représentants d’une religion.

Cette langue de bois générale dans laquelle nous baignons essaie de se sauver par des slogans comme la solidarité, le vivre ensemble. Ce langage froid et insensible relève aussi du matérialisme. On n’y ressent aucun élan du cœur, aucune chaleur personnelle. Par exemple Martine Auby parle de « post-matérialisme », Ségolène Royale de « fraternité », mais l’homme ne vit pas de formules ni d’abstraction. Il vit de chaleur du cœur, de bonté, de beauté.

Sur la question « Faut-il sortir du matérialisme ? » je ressens que nous n’avons pas le choix : oui, il faut sortir de ce monde rongé par le profit et l’exploitation, de ce matérialisme qui imprègne les esprits, sclérose les cœurs et la sensibilité et appauvrit le langage. Sinon nous allons droit dans le mur. Mais il ne s’agit pas d’opposer un système spiritualiste ou idéaliste à un autre. Pour moi l’unique façon de s’en sortir, c’est de s’éveiller et de prendre conscience, de poser des questions. Il s’agit de sortir de la servitude. C’est le propre de toute la démarche humaine.

Nul besoin d’être un grand métaphysicien pour se demander : « Quel est le sens de ma vie ? Qu’est-ce qui me paraît précieux ? En quoi ma vie est-elle belle, bonne et utile ? Que vais-je laisser après moi ? » Ce sont des questions extrêmement simples. Personne ne veut le rappeler, mais il faut le dire simplement : plus un individu a de ressources intérieures, moins il s’encombre avec des possessions matérielles.


Le sens de l’absolu

La croissance de la richesse du cœur, de la générosité, de la curiosité, de l’imagination, des liens que l’on peut développer est la seule façon, non pas de combattre le matérialisme, mais de se libérer de la servitude que celui-ci représente. L’intellectualisme est une sorte de pensée froide et sèche qui se coupe de tout ce qui est émotion, cœur, sensations ou imagination. Pour aller vers sa liberté, il faut mobiliser ses ressources intérieures, ne pas simplement être un être pensant.

Ce qui caractérise sans nul doute notre monde depuis le XIX ème siècle, c’est la perte du sens de l’absolu. Personne ou presque n’ose en parler, comme si l’absolu était réactionnaire. Or l’absolu n’est ni de droite, ni de gauche : l’absolu est l’absolu. La perte du sens de l’absolu qui orientait toute l’existence humaine est pour moi caractéristique de notre monde. Pour cette raison selon moi, l’humanité actuelle est en pleine déchéance.

Le sens de l’absolu ne signifie pas être religieux, chrétien, juif ou bouddhiste. Cela n’a rien à voir avec aucune espèce de religion ou de spiritualisme. Le sens de l’absolu est ce qui fait la grandeur de l’homme. Aujourd’hui, on ne parle plus de la grandeur humaine. Pourtant c’est la liberté de l’individu qui va faire résistance ou sécession. Je ne supporte pas qu’on transmette l’image d’un être humain toujours aliéné. L’être humain est par définition conscient et responsable. Il est soit libre, soit un esclave, soit une machine.


L’amnésie de l’éternel

Je sais que ce discours est intransigeant, mais la grandeur humaine est fondamentale. L’écrivain Charles Péguy (1873-1914) parlait déjà de « l’amnésie de l’éternel ». Georges Bernanos (1888-1948) nous rappelle que non seulement les hommes ne recherchent plus la liberté mais qu’ils ne l’aiment même plus. Ces grands penseurs, et les grands pamphlétaires, de fait, étaient catholiques du temps où l’Eglise était fière du message du Christ. Mais pour moi, Péguy et Bernanos ne sont pas des penseurs catholiques, ce sont des prophètes.

A l’heure actuelle, nous n’avons pas besoin d’écologistes et de politiciens. Notre monde crève parce que nous manquons de prophètes, terme qui, je le rappelle, peut s’employer au féminin. Nous manquons de personnes qui rappellent la dimension verticale de l’humain. Aujourd’hui, nous sommes ravalés au niveau du people, de l’infantilisme, du dérisoire, du périssable, de la médiocrité.

Pour sortir du matérialisme, il faut une prise de conscience. Les personnes doivent s’arrêter au moins une heure ou une journée dans leur vie pour se demander quel est le sens de leur vie. Halte-là ! Tel devrait être le premier acte : s’arrêter et réfléchir. Le déclic, le réveil se fera soit par « grâce », soit par une crise dans la vie, soit par une rencontre, par un témoignage vivant.

Prenons du recul pour voir ce qui est indispensable. Nous verrons que nous nous encombrons avec toutes sortes de choses. Sans mépris, je constate que la plupart des mes concitoyens ont été abrutis (au passif) : ils sont manipulés à longueur de journée et ils en redemandent. Repensons alors à Etienne de La Boétie qui, à 18 ans, écrit Le Discours de la servitude volontaire (1549). Nous y sommes plus que jamais.


Les objecteurs de croissance

Nous devons proposer aux personnes d’autres nourritures que ce dont on les gave. On dit souvent que les objecteurs de croissance sont catastrophistes, qu’ils veulent nous faire revenir à l’époque des cavernes. Je crois plutôt qu’ils ont conscience et horreur de cette dégradation de l’humain. Pour moi la décroissance n’est pas du tout un salut. C’est juste un premier degré de réhumanisation de l’humanité. C’est le socle sur lequel l’humanité peut se relever moralement et spirituellement. Cela peut être un choc de conscience.

Nous sommes aujourd’hui dans l’oubli de la dimension transcendante de l’être humain et de l’existence. On ne peut plus que s’identifier à la loi pure, aux gadgets mécaniques ou aux nouvelles technologies. Nous avons aussi de nouveaux cultes, comme le culte du cosmos, dans les années 80. Les prêtres étaient les astrophysiciens, le Dieu créateur était le big-bang. Nous avons ensuite connu le culte de la terre-mère Gaia et maintenant nous sommes dans le durable. Et personne ne rigole, ce n’est pas drôle notre époque, car quand on a évacué la dimension intérieure de son existence, on est sérieux comme des papes. Il n’y a pas beaucoup d’humour.

« La poésie que vous n’avez pas mise dans vos vies vous reviendra sous la forme de crimes effroyables » a écrit Antonin Artaud (1896-1948). C’est cela qui nous manque, ce genre de prophète ou de prophétesse, cette poésie, ce lyrisme. La liberté est dans nos ressources intérieures. Aucun esclave ne peut montrer la liberté aux autres. Il ne fera qu’un peuple d’esclaves. On ne peut pas sortir de ce débat sans résoudre la question de la servitude ou de la liberté, l’esprit d’aliénation auquel on consent, ou l’éveil qui est sortie de la prison.