vendredi 25 janvier 2013

Expert et Visionnaires (3) La fin d’un monde


Le vrai sens historique est le sens prophétiquement visionnaire, explicable à partir de la profonde et infinie corrélation qui lie le monde tout entier. Novalis 


Avertissement au lecteur. Ce billet fait partie d’une série intitulée Experts et Visionnaires où nous analysons la façon dont la société peut effectuer le saut évolutif qui conduit du stade mental/rationnel au stade intégral. La lecture des deux billets précédents est donc fortement recommandée pour mieux comprendre celui-ci 

La période de mutation que nous vivons est perçue par Edgar Morin ou Michel Serres comme un équivalent de celle vécue par l’homme durant le néolithique, au début de la civilisation. Pour comprendre notre situation actuelle, il faut donc se replacer dans le temps long de l'évolution en se libérant de la tyrannie du court terme et des œillères de la spécialisation. Il faut développer une écoute sensible de la dynamique évolutive qui s'exprime aujourd'hui à travers des formes de pensée, de sensibilité et d’organisation correspondant au nouvel esprit du temps.

Il faut déconstruire l'idéologie morbide du "réalisme" qui n'est rien d'autre qu'une soumission à ce réductionnisme technocratique et dominant qui castre l'homme de son essence spirituelle comme de son pouvoir créateur. Et ce afin d'intensifier les qualités du visionnaire que sont la profondeur, l'imagination et la grandeur. Là où l’ancien modèle technocratique considérait La politique comme une recherche de solutions techniques, le modèle émergent considère Le politique comme un art visionnaire : une manière de vivre et de vibrer ensemble, inspirés par un projet commun et un imaginaire partagé dans lesquels se reconnaît la conscience collective en évolution.

D’où le remplacement programmé de l’expertise technocratique - produit d’une épistémologie rationnelle et distinctive - par une vision intégrale, issue d’une épistémologie relationnelle et connective. Voici donc venu le Temps des Visionnaires dont la conscience inspirée participe à " la profonde et infinie corrélation qui lie le monde tout entier" selon Novalis.

L’intériorisation de la technique

Par une mystérieuse synchronicité due sans doute aux mânes du poète, nos trois derniers billets contenaient une citation de Victor Hugo susceptible de nous inspirer aujourd’hui. Ce qui prouve bien la vitalité et la puissance visionnaires d’Hugo évoquées avec talent par Annie Le Brun dans un article du Monde. Selon elle, le débat politique aujourd’hui, à droite comme à gauche, est prisonnier d’un modèle technocratique qui fait référence à une conception quantitative et comptable du monde comme de l’être humain.

Ce modèle dominant étouffe toute forme de vision novatrice, interprétée comme une utopie illusoire. Mais en fait, derrière cette incitation au réalisme, se cache le masque mortuaire de la soumission et de la résignation. Selon Annie Le Brun : «  … de la droite à la gauche, il ne fait désormais aucun doute qu'il n'y a pas d'alternative à une crise, permettant de justifier toutes les conduites d'acceptation, voire de soumission, pour finalement ne s'occuper que de gérer une situation calamiteuse que, par là même, on travaille à installer. 

De toute façon, voilà longtemps que rien n'est venu véritablement s'opposer à l'ordre des choses, depuis que ceux qui prétendent mener une critique sociale ne se rendent pas compte de l'anachronisme de leurs armes, continuant à confondre rationalité et radicalité tout en cherchant leur sérieux à se démarquer du domaine sensible. Et cela jusqu'à ne pas voir que l'intériorisation grandissante de la technique favorise chaque jour un peu plus ce mode d'asservissement tranquille, que dans les dernières décennies une certaine modernité intellectuelle aura cautionné sinon provoqué par sa haine de l'utopie.

Du coup, le politiquement correct se porte aujourd'hui avec le cynisme à la boutonnière, tandis que, du côté des arts, un consternant réalisme s'est imposé en toile de fond… Et la seule idée de regarder ailleurs et autrement tient de l'inconvenance, depuis que l'incitation à être réaliste est en train de devenir le mot d'ordre universel. » (Victor Hugo maintenant ! Annie Le Brun. Le Monde. 10.03.12)

Une mécanique sans âme

Intériorisation de la technique, démarquage du domaine sensible, confusion entre radicalité et rationalité, asservissement tranquille, consternant réalisme, haine de l’utopie : en quelques mots inspirés, Annie Le Brun déconstruit l’idéologie technocratique qui, sous couvert de « réalisme », castre l’homme de la puissance vitale et vivifiante de sa sensibilité et de son imaginaire.

Comme son frère jumeau, le réalisme socialiste, ce réalisme technocratique est l’expression d’une idéologie matérialiste qui nie la force créatrice et spirituelle de l’être humain en réduisant ce dernier à une mécanique sans âme qui rouille dans ce que Marx nommait « les eaux glacées du calcul égoïste ».

Hugo à qui il était reproché "lorsque tout le monde est petit" d’avoir "la manie de "faire grand" apparaît comme un visionnaire en avance sur son temps quand il critique l’économisme au cœur de la pensée technocratique : "Vos problèmes économiques sont une des glorieuses préoccupations du XIXe siècle. (...) Supposons-les résolues. Voilà le bien-être universel créé, progrès magnifique. Est-ce tout ? (...) Vous me faites horreur avec votre ventre satisfait" (Proses philosophiques). 

Tout se tient et, de ce fait, tout peut changer

Victor Hugo

Dans Fonction du poète (Les rayons et les ombres, 1840) Hugo décrit la dimension visionnaire -  quasi-prophétique - du poète qui anticipe les faits parce qu’il participe de manière intuitive au mouvement intérieur qui leur donne naissance : Le poète en des jours impies / Vient préparer des jours meilleurs. / Il est l’homme des utopies ; / Les pieds ici, les yeux ailleurs / C’est lui qui sur toutes les têtes, / En tout temps, pareil aux prophètes, / Dans sa main, où tout peut tenir, / Doit, qu’on l’insulte ou qu’on le loue, / Comme une torche qu’il secoue,  / Faire flamboyer l’avenir...

Au sujet des qualités de Hugo qui sont celles de tous les visionnaires, Annie Le Brun écrit ceci : « la "profondeur ", "l'imagination" et la "grandeur", qu'il évoque à propos de Shakespeare, auront chez lui pareillement déterminé l'ampleur de ses vues, avec la certitude que tout se tient et que, de ce fait, tout peut changer. Car telle est, indissociable de son génie poétique, ce qu'on se sera jusqu'à aujourd'hui tant efforcé d'occulter, cette prodigieuse capacité de refuser ce qui est pour se projeter dans ce qui n'est pas… »

C’est la capacité de refuser ce qui estnotamment le pouvoir affairiste et dictatorial de Napoléon III, le petitqui permet à Hugo de se projeter dans tout ce qui n’est pas, en revendiquant l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes, en condamnant la peine de mort, en dénonçant les relations entre crime et misère, en prônant la démocratisation de l’instruction, l’amélioration des salaires et des conditions de travail, en affirmant la nécessite d’un système de protection sociale et de protection de l’enfance, en prenant la défense des nationalités opprimées, en promouvant l’idéal d’une République universelle et en annonçant les Etats-Unis d’Europe.

Sans doute y’a-t-il du vieil Hugo aujourd’hui chez Edgar Morin - le lyrisme en moins mais la précision en plus – lui qui fait ressurgir la figure du vieux sage en clamant, comme le poète, que tout se tient et que tout peut changer pourvu que notre mode de pensée se transforme pour faire face à « une grande métamorphose, aussi profonde et multidimensionnelle que celle que l’humanité a connu quand elle est passée de la préhistoire aux sociétés historiques. »

Une réforme intérieure

Edgar Morin

Comme Hugo fût le prophète assumé d’une modernité humaniste, sociale et spirituelle, Morin est aujourd’hui celui d’une conscience planétaire fondée sur une pensée complexe qui inspire une politique de civilisation. Héraut d’une complexité qui refuse le réductionnisme et la spécialisation mortifères dans lesquels se noient la pensée moderne, Edgar Morin a très longtemps été méprisé en France aussi bien par l’élite universitaire que par le monde politique jusqu’à ce que les médias le découvrent et s’en emparent en le réduisant trop souvent à une icône patrimoniale qui désamorce la charge subversive contenue dans son œuvre. 

Car la métamorphose évoquée par Morin nécessite une remise en question radicale du paradigme dominant en vue d’« une réforme intérieure, dans les deux sens du terme : l'un beaucoup plus réflexif et intellectuel, l'autre beaucoup plus intériorisé, dans le sens de la vie de l'âme...» La perspective systémique d’Edgar Morin est celle d’une interdépendance et d’une correspondance entre tous les éléments d’une totalité complexe, formée de matière, de vie et de conscience. Définie par Novalis comme « la profonde et infinie corrélation qui lie le monde tout entier », cette totalité complexe inspire à celui qui est à son écoute le vrai sens historique c'est à dire le sens prophétiquement visionnaire.

Comme tous les visionnaires, Edgar Morin est un porte parole qui fait écho à un courant profond de la conscience collective. Dans un entretien réalisé en 1988 pour le magazine Nouvelles Clés, Edgar Morin s’interrogeait : « Comment viennent les grandes solutions dans l'histoire de l'humanité ? Par la jonction d'un courant profond et inconscient qui traverse des milliers d'individus, et des idées hyper conscientes qui jaillissent de quelques esprits. C'est cette jonction qui fait les grands mouvements. Il faut espérer que quelque chose de cet ordre va se produire... » 

L’équivalent du Néolithique

La voix d’Edgard Morin participe d’un chœur qui regroupe nombre de consciences éclairées, inspirées et connectées au profond courant évolutif de la conscience collective. Toutes nous avertissent du défi inédit que doit aborder aujourd’hui l’humanité. Il en est ainsi de Marc de Smedt et Patrice Van Erseel, fondateurs du magazine Nouvelles Clés, l’organe officieux des « créatifs culturels » (devenu aujourd’hui Clés après son rachat par Jean-Louis Servan-Schreiber). Dans leur dernière chronique, intitulée Chaque catastrophe est une fin du monde, les deux journalistes/auteurs écrivent ceci : 

- Patrice Van Erseel : « Il y a vingt-cinq ans, j’étais persuadé que nous vivions une nouvelle Renaissance – avec des jaillissements créatifs, mélangés à de sombres horreurs, tout comme aux XVe et XVIe siècles. Aujourd’hui, je suis convaincu par Michel Serres, quand il nous dit que c’est bien plus important que ça : nous vivons, dit-il, l’équivalent du Néolithique, c’est à dire l’invention de l’agriculture et de l’écriture, donc de la civilisation... ». 

Et Marc de Smedt de lui répondre : « Nous nous situons à un moment incroyable de l’histoire, où tout le savoir passé et présent du monde est à notre disposition et disponible pour tous, où nos conneries diverses nous ont menés au bord du gouffre, où nous avons sali et abîmé notre maison, la terre, de façon inimaginable pour des gens soit disant sensés et civilisés, bref, un moment où l’humanité, avec ses potentialités inouïes doublées de sa sottise incommensurable, se trouve en face du plus grand défi de son histoire consciente. Que va-t-il se passer ? À nous de le dire et de l’inventer… ». 

La guérison du monde

Dans son dernier ouvrage, La guérison du monde, Frédéric Lenoir pose le même diagnostic en proposant des voies de guérison : « L'homme est-il seulement un Homo Œconomicus ? Notre monde est malade, mais la crise économique actuelle, qui polarise toutes les attentions, n'est qu'un symptôme de déséquilibres beaucoup plus profonds. La crise que nous traversons est systémique : elle touche tous les secteurs de la vie humaine. Elle est liée à des bouleversements de nos modes de vie sans doute aussi importants que le tournant du néolithique, lorsque l'être humain a cessé d'être nomade pour devenir sédentaire. On assista alors à un changement radical du rapport de l’homme à lui-même et au monde, dont nous sommes les ultimes héritiers.

Il existe pourtant des voies de guérison. En m'appuyant sur des expériences concrètes, je montre l'existence d'une autre logique que celle, quantitative et mercantile, qui conduit notre monde à la catastrophe : une logique qualitative qui privilégie le respect de la Terre et des personnes au rendement ; la qualité d'être au « toujours plus ». Je plaide aussi pour une redécouverte éclairée des grandes valeurs universelles - la vérité, la justice, le respect, la liberté, l'amour, la beauté - afin d'éviter que l'homme moderne mû par l'ivresse de la démesure, mais aussi par la peur et la convoitise, ne signe sa propre fin... 

Aujourd’hui, ce n'est pas la fin du monde que nous connaissons, mais la fin d'un monde, celui fondé sur la prééminence du cerveau rationnel et logique par rapport au cerveau émotionnel et intuitif, sur l’exploitation mercantile de la nature, sur la domination du masculin sur le féminin.

Frédéric Lenoir exprime sa conviction que l’humanité peut dépasser cette crise planétaire par une profonde transformation de nos modes de vie et de pensée : rééquilibrage du masculin et du féminin, passage de la logique du « toujours plus » à celle de la « sobriété heureuse », de l’égoïsme à la communion, de l’état de spectateur passif à celui d’acteur responsable... Au-delà des rafistolages provisoires d’une pensée et d’un système à bout de souffle, une immense révolution est en marche : celle de la conscience humaine. 

Le Temps des Visionnaires

Le chœur des consciences informées et éclairées est unanime : il ne s’agit plus de rafistoler un système agonisant à coup de petites recettes spécialisées mais d’envisager l’ampleur d’une mutation anthropologique qui modifie notre conscience en transformant nos modes de vie et de pensée. Face à la pression des dangers qui la menace, l’humanité est condamnée à la radicalité, c'est-à-dire à la profondeur. Une profondeur qui, nourrie des connaissances et des sagesses traditionnelles, les associent et les intègrent à l’héritage moderne de l’autonomie individuelle, de la pensée critique et du progrès technique.

Les solutions parcellaires et superficielles des experts apparaissent aussi bien dépassées que déphasées face à la prise de conscience collective de cet immense défi. C’est ainsi que l’ère des technocrates se termine dans les soubresauts mortifères d’une crise systémique qu’ils sont incapables de percevoir, aveuglés qu’ils sont par une pensée microscopique qui colle aux apparences comme la mouche à la fenêtre.

Gageons qu’ils s’agripperont au pouvoir jusqu’au dernier moment, préférant sombrer en première classe avec le Titanic plutôt qu’inventer des vaisseaux aptes à naviguer grâce à l’intelligence connective sur les flux interconnectés du nouveau monde. Même si le fantôme de la technocratie hantera encore longtemps notre conscience collective, voici venu le temps des visionnaires.

A la superficialité des réponses toutes faites, ces derniers préfèrent la profondeur des remises en question. A l’étroitesse de la spécialisation, ils préfèrent la grandeur de l’inspiration. Au squelette de la raison instrumentale, ils préfèrent le souffle vivant de l’imagination. Profondeur, grandeur et imagination - ces qualités du visionnaire - permettent de replacer la situation actuelle de l’humanité dans le continuum d’un temps long qui est celui de l’évolution.

Les visionnaires perçoivent les apparences formelles comme l’expression ponctuelle et transitoire d’une force évolutive à laquelle ils participent de manière intuitive. En utilisant les cartographies récentes du développement humain, ces pionniers voient la crise systémique que nous vivons comme une crise évolutive qui devrait permettre à l’humanité, si elle s'en donne les moyens, de passer à une nouvelle étape de son évolution.

vendredi 18 janvier 2013

Experts et Visionnaires (2) Intégrer la Complexité


Les vues partielles n'ont qu'une exactitude de petitesse. A qui n'interroge pas le tout, rien ne se révèle. Victor Hugo


En cet An 01 après la « fin du monde », nous nous interrogeons sur la façon dont la société peut effectuer le saut évolutif permettant de passer du stade rationnel/mental au stade intégral. Pour ce faire, nous avons présenté dans les billets précédents le livre de Werner Kaiser sur La Politique intégrale et l’article d’Egard Morin intitulé En 2013, il faudra plus encore se méfier de la docte ignorance des experts. 

Dans ce texte, Egard Morin analyse avec profondeur et lucidité l’impasse de nos politiques actuelles issues d’une expertise technocratique qui est incapable de rendre compte de la complexité du monde et de son mouvement évolutif. Selon lui, la seule solution possible n’est rien moins qu’« une profonde réforme de la vision des choses, c'est-à-dire de la structure de la pensée… la réforme de la connaissance et de la pensée est un préliminaire, nécessaire et non suffisant, à toute régénération et rénovation politiques, à toute nouvelle voie pour affronter les problèmes vitaux et mortels de notre époque ». 

Ce n’est pas de spécialistes – eux qui savent tout sur rien – dont nous avons besoin pour réformer la vision des choses mais de visionnaires dont l’intuition participe, de manière sensible et organique, à cette totalité humaine et planétaire dont ils sont partie prenante et apprenante. Pour paraphraser Victor Hugo, les vues partielles des technocrates n'ont qu'une exactitude de petitesse qui se révèle source d’erreur quand il s’agit de penser de manière globale. 

En « interrogeant le tout » à partir de leur intuition créatrice, les visionnaires font advenir les formes de pensée, de sensibilité ou d’organisation qui expriment la force d’une conscience collective, connectée à la dynamique évolutive et intégrative de la vie/esprit.

 La Technocratie

Ceux qui font profession de réfléchir – sinon de penser – sont assez largement d’accord pour constater la diversité, la simultanéité et la gravité des multiples crises qui mettent en péril la survie même de l’espèce. Le réchauffement climatique, la destruction de la biodiversité, l’inflation de la demande énergétique et la raréfaction, voire la fin programmée des ressources pétrolifères, la dissémination nucléaire, les tensions géopolitiques au Moyen-Orient comme en Asie, l’explosion démographique, la crise morale de l’Occident née de la dissolution des valeurs et de l’effondrement des références traditionnelles, le choc des cultures et des civilisations, la montée des intégrismes, des nationalismes et des mafias criminelles, la folie spéculative et la financiarisation outrancière à l’origine d’une profonde crise économique et sociale en Occident, l’augmentation scandaleuse des inégalités générée par cette crise, le formatage des mentalités par un pouvoir médiatique aux mains de l’oligarchie : autant d’engrenages d’une machine de moins en moins contrôlable qui, si elle s’enraye, peut avoir des conséquences effroyables.

Cependant, s’ils observent les mêmes phénomènes en les mesurant avec des instruments de plus en plus sophistiqués, les experts ont des interprétations complètement divergentes aussi bien sur le diagnostic et le pronostic que sur la thérapeutique à mettre en place. Ils analysent chacune de ces crises avec les modèles d’interprétation et les méthodes d’observation de leur discipline. Les solutions qu’ils proposent sont donc inhérentes aux questions posées dans le cadre de leur spécialité. Cette approche fragmentaire et superficielle leur fait analyser chaque crise comme un phénomène linéaire et isolé. Elle les empêche à la fois d’en comprendre le sens profond et de saisir les liens systémiques existant entre les diverses crises.

Limité au cadre de leur spécialité, la savoir des experts est dangereux quand il se transforme en pouvoir intellectuel qui impose ses vues aux responsables politiques déjà sous l’emprise d’une vision technocratique de la société. Parce qu’elle encadre le pouvoir politique, une véritable technostructure tend à étouffer toute aspiration démocratique qui ne se reconnaîtrait pas dans cette réduction de l’humain à une réalité objective, mesurable et quantifiable.

Ces « spécialistes de la spécialisation » ressemblent aux médecins qui, effrayés et fascinés à la fois par les symptômes de leurs patients, s’emploient à les faire disparaître sans jamais comprendre qu’ils sont avant tout des signaux exprimant un déséquilibre global. Une stratégie thérapeutique ciblée sur l’éradication des symptômes s’avère incapable d’identifier les tensions, conflits et contradictions qui sont à l’origine de ce déséquilibre global et d’y remédier.

Enfermés dans les cadres d’interprétation de l’idéologie dominante, ces experts oublient tout simplement l’avertissement donné par Einstein : « Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus au niveau et avec la façon  de penser qui les a engendrés. ». Les remèdes préconisés par les experts ne peuvent donc que renforcer le mal dans la mesure où ceux-ci obéissent à la même logique que celui-là ! Quelle perversion de l’esprit que cet entêtement suicidaire qui continue de manière obsessionnelle à faire toujours les mêmes choses en espérant obtenir des résultats différents !

Une autre vision du monde

Plus la société se complexifie et se transforme en se globalisant, plus elle échappe à une saisie intellectuelle, à la fois distanciée et abstraite, et plus les solutions partielles et superficielles imaginées par la technocratie ne font en fait qu’aggraver les crises qu’elle cherche à résoudre. La spécialisation, l’objectivation et le formalisme abstrait propre à la pensée technocratique ne sont plus du tout adaptés à un monde en évolution constante et dont la complexité croissante nécessite pour être saisie, la profondeur, la sensibilité et la vitalité d’une intuition originale, intimement connectée à la dynamique de l’évolution tant socio-culturelle que technologique.

La résolution de la crise systémique que nous vivons passe par l’avènement d’une autre vision du monde. Celle-ci est la conséquence d’un saut créatif et conceptuel au cours de laquelle la conscience émerge sur un niveau supérieur, de plus grande complexité. Certains qualifient cette émergence de changement de paradigme. Selon Marilyn Ferguson : «  Lors d’un changement de paradigme, nous réalisons que nos opinions antérieures n’étaient qu’une partie du tableau, et que notre savoir d’aujourd’hui n’est qu’une partie du savoir de demain. » Voilà plus de quarante ans que les avant-gardes culturelles annoncent, observent et analysent ce changement de paradigme. 

Fondé sur une rationalité instrumentale et analytique, le paradigme abstrait de la modernité a inspiré le modèle utilitariste de l’Homo Oeconomicus et celui, prométhéen, d’une toute puissance technologique. Au cœur de l’ère industrielle, ce paradigme technocratique réduit la complexité multidimensionnelle - systémique et dynamique - du vivant et du conscient à des relations mécaniques et déterministes entre des entités objectives et statiques. Cette vaste entreprise réductionniste est l’émanation d’une vision utilitariste qui vise à objectiver le monde et à réifier l’être humain pour exploiter au mieux leurs ressources, et ce dans les deux sens du termes.

Ce modèle réductionniste est totalement remis en question par l’émergence d’un nouveau paradigme fondée sur l’idée de complexité.  Le terme de complexité est à prendre dans son étymologie,  « complexus » qui signifie « ce qui est tissé ensemble » dans un entrelacement (plexus). Le paradigme de la complexité est holiste : il pense non plus en termes d’analyse et de séparation abstraite mais de relations et d’ensemble. Dans cette nouvelle vision du monde, un ensemble est plus que la somme des parties qui le constituent : c’est un système intégré et dynamique déterminant les éléments qui le composent.

Une révolution épistémologique

Joël de Rosnay
Cette révolution épistémologique a de profondes conséquences sur l’évolution de la recherche. Dans un entretien accordé au magazine Clés et intitulé Intégrer la complexité est la clé du progrès, le biologiste et prospectiviste Joël de Rosnay dit ceci : « La complexité est la grande révolution scientifique de notre temps. Elle touche tous les domaines, mais plus spécialement la biologie, l’écologie et l’économie. Commencée il y a un demi-siècle, elle connaît depuis vingt ans une forte accélération. Désormais, les chercheurs, quelle que soit leur discipline, évoluent d’une vision analytique et séquentielle vers une vision systémique et intégrative... »

La complexité peut être abordée en termes logiques par des modèles statistiques et des algorithmes informatiques comme elle peut l’être, de manière plus profonde, par une vision intuitive qui saisit de manière globale et dynamique ce que la rationalité instrumentale perçoit de manière statique et fragmentée.

Nous ne reviendrons pas sur la dimension proprement épistémologique de ce changement de paradigme que nous avons analysé en détail dans de nombreux billets (voir libellé épistémologie). Ce qu’il faut en retenir cependant, c’est que l’ancien paradigme inspire une conception technocratique de la politique alors que le paradigme émergent est à l’origine d’une autre approche de la politique, fondée sur l'intelligence collective autour d'une vision partagée.

Une politique de civilisation

Dans la présentation de leur journée consacré au thème : « Société et politiques intégrales », les promoteurs de l’Université Intégrale décrivent l’interaction existant entre ce changement de paradigme et une authentique « politique de civilisation » : « Les forces politiques qu'elles soient de droite, de gauche ou même écologiques sont restées dans une grande mesure enfermées dans une vision réductionniste, scientiste et mécaniste. Cependant la crise actuelle remet en cause ces bases même de notre pensée. Einstein explique très bien cette problématique lorsqu'il souligne qu'on ne peut pas résoudre un problème à l'intérieur même du système de pensée qui l'a produit.

La crise systémique sociétale que nous traversons est structurelle. Aucune des traditionnelles « recettes politiques » que nous connaissons déjà (libéralisation des marchés, redistribution sociale, préservation marginale de la nature) ne peuvent répondre à l'ampleur de la problématique. Nous avons besoin d'une nouvelle épistémologie, basée sur les recherches transdisciplinaires les plus avancées en philosophie, sciences économiques, sociales et technologiques, à partir de l'approche systémique, holistique et intégrale.

Nous pouvons imaginer un nouveau système économique, social et écologique qui articule le long, moyen et court terme de manière vertueuse ; un espace cognitif où science, art et spiritualité aient leur place dans une véritable culture laïque et intégrale du développement humain. Tel est le projet d'une véritable politique de civilisation.»

Une intelligence connective


Défini par Jean Gebser et repris par Ken Wilber, ce fameux saut évolutif entre le stade rationnel/mental et le stade intégral implique la métamorphose de la rationalité instrumentale et technocratique en une intuition créatrice et visionnaire. Ce changement de paradigme repose sur la conversion d’un rationalisme abstrait en une intelligence connective qui associe et intègre les ressources de l’intuition et celles de la raison, cette dernière mettant ses capacités formelles et structurales au service des facultés créatrices et visionnaires de l’esprit.

Nous allons donc passer progressivement d’une société technocratique fondée sur une vision mentale/rationnelle à une société « holacratique » fondée sur une vision intégrative. L’holarchie est cet ordre multidimensionnel en évolution qui se manifeste à travers des stades successifs de complexité et d’intégration croissants et où chaque partie est connectée organiquement via une intuition sensible à la totalité dont elle procède.

Adapté à nos sociétés interconnectées en évolution constante, le nouveau paradigme inclut et transcende l’ancien modèle pour affirmer le développement d’une intelligence connective à la fois sensible, intuitive et collective, qui permet en interrogeant le tout de trouver la solution adaptée dans un écosystème en mouvement.

Envisager l’avenir

Comme le technocrate est la figure emblématique du paradigme abstrait de la modernité, le visionnaire est celle du nouveau modèle fondé sur l’intelligence connective. C’est pourquoi la figure de l’expert spécialisé sera progressivement remplacée par celle du visionnaire inspiré dont l’intuition participe, de l’intérieur, à la complexité du monde et à son mouvement évolutif.

Le visionnaire envisage l’avenir en donnant un visage – une forme – au courant profond de l’évolution sociale et culturelle. Son intuition dévoile les normes et les formes à travers lesquelles s’exprime la dynamique évolutive qui anime la conscience collective. C’est lui qui selon les mots d’Edgar Morin indique « une ligne, une voie, un dessein qui rassemble, harmonise et symphonise entre elles les grandes réformes qui ouvriraient la voie nouvelle ».

Il ne s’agit pas de nier l’efficacité ponctuelle et spécialisée de l’expertise technocratique mais de la remettre à sa place : celle d’un moyen au service d’une fin qui la dépasse comme la raison instrumentale doit être au service de l’intuition créatrice sous peine de verser dans une démesure hantée par les fantasmes infantiles d’omniscience et d’omnipotence.

C’est guidé par l’intuition du visionnaire et sous son autorité que l’expert pourra appliquer son intelligence spécialisée à son domaine de prédilection. Jusqu’à ce qu’apparaisse un nouveau type humain qui saura concilier en lui les exigences de la rigueur conceptuelle, l’expertise d’un domaine spécifique et la profondeur d’une intuition créatrice.

Il est évident qu’une telle métanoïa tant personnelle que sociale ne peut s’effectuer qu’à travers une période de transition culturelle au cours de laquelle des couches de plus en plus larges de la population accéderont progressivement aux modèles et aux modes de pensée, de sensibilité et d’organisation correspondant au nouvel esprit du temps. 

vendredi 11 janvier 2013

Experts et Visionnaires (1) La Docte Ignorance des Experts


Les spécialistes savent de plus en plus de choses dans des domaines de plus en plus restreints.  
A la limite, ils savent tout sur rien.  
Georges Bernard Shaw



Notre dernier billet était consacré au livre de Werner Kaiser sur la Politique Intégrale où l’auteur, inspiré par la théorie intégrale de Jean Gebser, imaginait une politique capable de transposer sur le plan de l’organisation sociale, le saut évolutif qui conduit du stade mental/rationnel au stade  intégral. 

En proposant une politique qui soit au service de la vie/esprit et de sa dynamique évolutive, ce livre ouvre une perspective à tous ceux qui cherchent à se libérer d’un modèle technocratique dépassé, lié à un contexte historique et culturel,  économique et social, révolu. 

Inspiré lui aussi par le nouvel esprit du temps, Edgar Morin vient de faire paraître dans Le Monde, le 1er Janvier, un article intitulé : En 2013, il faudra plus encore se méfier de la docte ignorance des experts où il critique avec lucidité le rôle d’une expertise technocratique incapable de rendre compte de la complexité du monde et de son mouvement évolutif.


Une vision réductrice

La réflexion d’Edgar Morin trouve son origine dans le constat suivant : conseillés par des experts dont l’approche technocratique - à la fois réductionniste et abstraite - ne peut saisir le monde dans sa complexité et sa dynamique, nos dirigeants sont inaptes à poser un diagnostic juste sur la situation que nous vivons. Par là même, ils se retrouvent impuissants à apporter des solutions concrètes capables de la surmonter.

Selon Edgar Morin : « Un diagnostic juste suppose une pensée capable de réunir et d’organiser les informations et connaissances dont nous disposons, mais qui sont compartimentées et dispersées ». L’erreur réside dans «  une vision unilatérale et réductrice qui ne voit qu'un élément, un seul aspect d'une réalité en elle-même à la fois une et multiple, c'est-à-dire complexe ».

Conseillés par des technocrates focalisés sur leur domaine de spécialisation, nos gouvernants abordent la réalité complexe et évolutive d’un monde globalisé et interconnecté avec des outils intellectuels et une vision du monde totalement dépassés : « Notre machine à fournir des connaissances, incapable de nous fournir la capacité de relier les connaissances, produit dans les esprits myopies, cécités. Paradoxalement l'amoncellement sans lien des connaissances produit une nouvelle et très docte ignorance chez les experts et spécialistes, prétendant éclairer les responsables politiques et sociaux ». D’où « le vide effrayant de la pensée politique » incapable de répondre aux défis évolutifs de la globalisation.

Comment établir le bon diagnostic qui permet d'élaborer des solutions adaptées à notre temps ? Pour Edgar Morin " Cela nécessite une profonde réforme de la vision des choses, c'est-à-dire de la structure de pensée... la réforme de la connaissance et de la pensée est un préliminaire, nécessaire et non suffisant, à toute régénération et rénovation politiques, à toute nouvelle voie pour affronter les problèmes vitaux et mortels de notre époque ». Cette réforme de la pensée passe forcément par celle de l'éducation qui doit « traiter les problèmes fondamentaux et globaux ignorés de notre enseignement ».

Les lecteurs du Journal Intégral savent que cette réforme de la pensée comme celle de l’éducation à laquelle nous venons de consacrer une série de billets sont au cœur d’une vision intégrale inspirée par le nouvel esprit du temps. 


En 2013, il faudra plus encore se méfier de la docte ignorance des experts. Edgar Morin 

Hélas, nos dirigeants semblent totalement dépassés : ils sont incapables aujourd'hui de proposer un diagnostic juste de la situation et incapables, du coup, d’apporter des solutions concrètes, à la hauteur des enjeux. Tout se passe comme si une petite oligarchie intéressée seulement par son avenir à court terme avait pris les commandes." (Manifeste Roosevelt, 2012.)

"Un diagnostic juste" suppose une pensée capable de réunir et d’organiser les informations et connaissances dont nous disposons, mais qui sont compartimentées et dispersées. Une telle pensée doit être consciente de l'erreur de sous-estimer l'erreur dont le propre, comme a dit Descartes, est d'ignorer l'erreur. Elle doit être consciente de l'illusion de sous-estimer l'illusion. Erreur et illusion ont conduit les responsables politiques et militaires du destin de la France au désastre de 1940; elles ont conduit Staline à faire confiance à Hitler, qui a failli anéantir l'Union Soviétique.

Tout notre passé, même récent, fournit d'erreurs et d'illusions, l'illusion d'un progrès indéfini de la société industrielle, l'illusion de l'impossibilité de nouvelles crises économiques, l'illusion soviétique et maoiste, et aujourd'hui encore l'illusion d'une sortie de crise par l'économie néo-libérale, qui pourtant a produit cette crise. Règne aussi l'illusion que la seule alternative se trouve entre deux erreurs, l'erreur que la rigueur est remède à la crise, l'erreur que la croissance est remède à la rigueur. 

L'erreur n'est pas seulement aveuglement sur les faits. Elle est dans une vision unilatérale et réductrice qui ne voit qu'un élément, un seul aspect d'une réalité en elle-même à la fois une et multiple, c'est-à-dire complexe.

Hélas. Notre enseignement qui nous fournit de si multiples connaissances n'enseigne en rien sur les problèmes fondamentaux de la connaissance qui sont les risques d'erreur et d'illusion, et il n'enseigne nullement les conditions d'une connaissance pertinente, qui est de pouvoir affronter la complexité des réalités.

Notre machine à fournir des connaissances, incapable de nous fournir la capacité de relier les connaissances, produit dans les esprits myopies, cécités. Paradoxalement l'amoncellement sans lien des connaissances produit une nouvelle et très docte ignorance chez les experts et spécialistes, prétendant éclairer les responsables politiques et sociaux.

Pire, cette docte ignorance est incapable de percevoir le vide effrayant de la pensée politique, et cela non seulement dans tous nos partis en France, mais en Europe et dans le monde.

Nous avons vu, notamment dans les pays du "printemps arabe", mais aussi en Espagne et aux Etats Unis, une jeunesse animée par les plus justes aspirations à la dignité, à la liberté, à la fraternité, disposant d'une énergie sociologique perdue par les aînés domestiqués ou résignés, nous avons vu que cette énergie disposant d'une intelligente stratégie pacifique était capable d’abattre deux dictatures. Mais nous avons vu aussi cette jeunesse se diviser, l'incapacité des partis à vocation sociale de formuler une ligne, une voie, un dessein, et nous avons vu partout de nouvelles régressions à l'intérieur même des conquêtes démocratiques

Ce mal est généralisé. La gauche est incapable d’extraire de ses sources libertaires, socialistes, communistes une pensée qui réponde aux conditions actuelles de l'évolution et de la mondialisation. Elle est incapable d'intégrer la source écologique nécessaire à la sauvegarde de la planète. Les progrès d'un vichysme rampant, que nulle occupation étrangère n'impose, impose dans le dépérissement du peuple républicain de gauche la primauté de ce que fut la seconde France réactionnaire.

Notre président de gauche d'une France de droite ne peut ni retomber dans les illusions de la vieille gauche, ni perdre toute substance en se recentrant vers la droite. Il est condamné à un "en avant". Mais cela nécessite une profonde réforme de la vision des choses, c'est-à-dire de la structure de pensée. Cela suppose, à partir d'un diagnostic pertinent, d’indiquer une ligne, une voie, un dessein qui rassemble, harmonise et symphonise entre elles les grandes réformes qui ouvriraient la voie nouvelle.

Je dégagerais ce que pourrait être cette ligne, cette voie que j'ai proposée aussi bien dans La Voie que dans Le Chemin de l'espérance, écrit en collaboration avec Stéphane Hessel (Fayard, 2011).

Je voudrais principalement ici indiquer que l'occasion d'une réforme de la connaissance et de la pensée par l'éducation publique est aujourd'hui présente. Le recrutement de plus de 6000 enseignants doit permettre la formation de professeurs d'un type nouveau, aptes à traiter les problèmes fondamentaux et globaux ignorés de notre enseignement : les problèmes de la connaissance, l'identité et la condition humaines, l'ère planétaire, la compréhension humaine, l'affrontement des incertitudes, l'éthique.

Sur ce dernier point, l'idée d’introduire l'enseignement d'une morale laïque est à la fois nécessaire et insuffisante. La laïcité du début du XXe siècle était fondée sur la conviction que le progrès était une loi de l'histoire humaine et qu'il s'accompagnait nécessairement du progrès de la raison et du progrès de la démocratie.

Nous savons aujourd'hui que le progrès humain n'est ni certain ni irréversible. Nous connaissons les pathologies de la raison et nous ne pouvons taxer comme irrationnel tout ce qui est dans les passions, les mythes, les idéologies.

Nous devons revenir à la source de la laïcité, celle de l'esprit de la Renaissance, qui est la problématisation, et nous devons problématiser aussi ce qui était la solution, c'est-à-dire la raison et le progrès.

La morale alors ? Pour un esprit laïque, les sources de la morale sont anthropo-sociologiques. Sociologiques : dans le sens où communauté et solidarité sont à la fois les sources de l'éthique et les conditions du bien-vivre en société. Anthropologiques dans le sens où tout sujet humain porte en lui une double logique : une logique égocentrique, qui le met littéralement au centre de son monde, et qui conduit au "moi d'abord" ; une logique du "nous", c'est-à-dire du besoin d'amour et de communauté qui apparaît chez le nouveau-né et va se développer dans la famille, les groupes d'appartenance, les partis, la patrie.

Nous sommes dans une civilisation où se sont dégradées les anciennes solidarités, où la logique égocentrique s'est surdéveloppée et où la logique du "nous" collectif s'est "sous-développée". C'est pourquoi, outre l'éducation, une grande politique de solidarité devrait être développée, comportant le service civique de solidarité de la jeunesse, garçons et filles, et l'instauration de maisons de solidarité vouées à secourir les détresses et les solitudes.

Ainsi, nous pouvons voir qu'un des impératifs politiques est de tout faire pour développer conjointement ce qui apparaît comme antagoniste aux esprits binaires : l'autonomie individuelle et l'insertion communautaire.

Ainsi, nous pouvons voir déjà que la réforme de la connaissance et de la pensée est un préliminaire, nécessaire et non suffisant, à toute régénération et rénovation politiques, à toute nouvelle voie pour affronter les problèmes vitaux et mortels de notre époque.

Nous pouvons voir que nous pouvons commencer aujourd'hui une réforme de l'éducation par introduction de la connaissance des problèmes fondamentaux et vitaux que chacun doit affronter comme individu, citoyen, humain.