Le seul moyen d'éviter la catastrophe, c'est d'être sûr qu'elle adviendra. Jean Pierre Dupuy
Dans les deux premiers billets de cette série, nous nous sommes intéressés à la perspective de l’effondrement de notre civilisation en proie à une crise systémique ainsi qu’aux diverses réactions suscitées par cette perspective. Penser le cercle vertueux qui lie effondrement et refondation, c’est concevoir cette dernière comme un processus de résilience qui consiste, au lieu de subir la destruction, à en supporter le choc et à le surmonter en se réinventant.
C’est ainsi que dans les trois billets suivants nous nous sommes intéressés à ceux qui incarnent ce processus : Les Transitionneurs sont les pionniers d’une résilience écologique, agricole et technologique, les Convivialistes, ceux d’une résilience sociale, politique et économique alors que les Créatifs culturels sont ceux d’une résilience culturelle et spirituelle. Ces divers aspects d’une même dynamique évolutive et créatrice s’expriment à travers de nouvelles formes de vie et d’organisation, de pensée et de sensibilité.
Cette dynamique est au cœur d’une métamorphose, celle de notre vision du monde qui passe progressivement, à travers une série d’étapes, d’une visée technocratique - abstraite, séparative et réductrice - à une vision globale - concrète, dynamique et systémique - propre à un nouveau stade évolutif.
Des Idéaux-Types
Transitionneurs, Convivialistes et Créatifs culturels peuvent être considérés comme ce que Max Weber nommait des « Idéaux-Types » c’est-à-dire des modèles théoriques, construits à partir de l'observation des faits et des évènements, qui permettent de mieux comprendre les phénomènes sociaux. Si, dans le cas présents, ces trois idéaux-types permettent d’identifier les différents courants d’une transformation globale en train de se produire, il ne faut pas essentialiser ces modèles : derrière ceux-ci, on trouve une multitude des réalités et d’initiatives, individuelles et collectives, fort diverses mais qui participent toutes d’une manière ou d’une autre, malgré certaines oppositions formelles, au même courant évolutif. Les pionniers de la résilience peuvent d'ailleurs se reconnaître dans chacun de ces trois types, selon des proportions différentes et selon leur champ d’intervention à tel ou tel moment.
Ce qui est apparu en analysant l’émergence de ces trois courants, c’est le rôle déterminant du changement culturel dans la transformation sociale. On ne peut pas penser le nouveau monde avec des lunettes fabriquées pour l’ancien. On ne peut pas comprendre grand-chose à l’évolution du contexte actuel à partir des catégories abstraites et dominantes qui furent celles de la « modernité ». Il faut épouser les nouveaux modes de sensibilité et de pensée, fondés sur une intelligence connective et une vision globale, pour participer, de l’intérieur, à cette dynamique évolutive et pour la comprendre. Telle est la fonction d'une chronique sociale et culturelle comme Le Journal Intégral : observer avec ce nouveau mode de conscience l'émergence créatrice d'un monde qui lui correspond.
Penser il y a trois siècles l’émergence de la modernité, alors même qu’elle se déroulait, nécessitait de s’émanciper des catégories traditionnelles du dogme religieux grâce aux prémices d’une réflexion abstraite et analytique. Penser l’émergence d’un nouveau cycle où nous entrons nécessite aujourd’hui de dépasser les catégories abstraites de la modernité grâce aux prémices d’une vision intégrale fondée sur deux grands principes. Le premier est celui d’une approche systémique qui permet de penser ensemble ce que la modernité perçoit de manière séparée, notamment, en ce qui concerne l’interdépendance entre individu, culture et société. Le second principe est une approche évolutionnaire qui perçoit chaque grande période culturelle comme un système interdépendant exprimant de manière ponctuelle la dynamique évolutive dans l'histoire humaine.
Un processus d'abstraction
Quand on développe un mode de pensée synchrone avec l’évolution du contexte socio-culturel, on en saisit à la fois la dynamique d’ensemble et le rôle particulier de chacun des éléments dans cet ensemble. Ce qui apparaît alors est assez simple : la perspective de l’effondrement détermine un processus de résilience qui inspire un changement de paradigme s’incarnant à travers l’émergence de nouveaux courants socio-culturels. On peut identifier ces courants sous la forme d'Idéaux-Types comme les Transitionneurs qui cherchent à réintégrer l'être humain dans un milieu naturel et un écosystème dont il a été exilé par la technique, les Convivialistes qui cherchent à le réintégrer dans un milieu communautaire et social dont il a été exilé par l'économie ou les Créatifs culturels qui cherchent à le réintégrer dans un milieu symbolique et spirituel dont il a été exilé par le processus d'abstraction au cœur de la modernité occidentale.
Ce processus d'abstraction a arraché l'être humain aux divers milieux où il évoluait, en les transformant en environnements à coloniser à travers l'objectivation, l'analyse et la mesure quantitative. Au nom d'une pensée totalement abstraite, on a fait abstraction de la totalité multidimensionnelle à laquelle appartenait l'être humain et qui lui donnait sens en le transcendant. Faisant table rase du passé, le progressisme moderne a transformé l'attachement aux liens qui libèrent en un arrachement abstrait vers une liberté formelle qui aliène dans la mesure où, privée de toutes limites, elle conduit inexorablement à la démesure.
L'individu désaffilié en est ainsi réduit à devenir le jouet de son seul intérêt égoïste et de ses pulsions narcissiques. C'est ainsi qu'il s'émancipe du bien commun en transgressant toutes les limites - éthiques et naturelles, culturelles et spirituelles - qui canalisaient l'hubris dans les cultures traditionnelles. C'est ainsi que la volonté de puissance et de jouissance infantiles de l'ego utilise la domination abstraite pour assurer le pouvoir total - devenu totalitaire - de la technique et de l'économie sur ces milieux d'évolution que sont la nature, la société et la culture. La perspective de l'effondrement constitue un signal d'arrêt à ce processus de domination abstraite qu'aucune autre limite ne parvient à canaliser. En réaction à cette perspective, la dynamique de résilience/refondation est fondée non seulement sur la réinsertion de l'être humain dans les divers milieux où il évolue mais aussi sur l'émergence d'une vision inclusive et concrète qui prend en compte l'interdépendance systémique entre ces divers milieux.
Comprenons-nous bien, il ne s'agit pas d'une régression vers une mentalité pré-moderne fondée sur la dépendance fusionnelle de l'homme à son milieu mais, bien au contraire, de dépasser la modernité par un recours à la tradition et un détour par celle-ci. Dans notre prochain billet, nous développerons le concept de "cosmodernité" qui renvoie à une approche à la fois holiste et concrète, intégrant et dépassant le processus d'abstraction moderne. En immersion dans les diverses sphères du milieu où il évolue, Homo Conexus développe une intelligence connective qui lui permet de participer à cette totalité multidimensionnelle en co-évolution. C'est dans le cadre de cette intelligence connective et au service de cette totalité qu'il utilise la raison instrumentale au lieu de lui être soumis comme il l'a été durant la fin de la période moderne quand le processus d'abstraction, devenu totalitaire, n'était plus relativisé et compensé par l'héritage du holisme traditionnel.
Un marteau dans la tête
Mais quand on a un marteau dans la tête, on voit tous les problèmes sous forme de clous ! Ceux qui pensent encore avec les anciennes lunettes, technocratiques et spécialisées, sont incapables de percevoir la dynamique évolutive qui transforme en profondeur individu, culture et société. Enfermés dans les mêmes procédures de pensée, ils posent toujours les mêmes diagnostics en proposant des solutions inadaptées qui, loin de résoudre les problèmes, ne font que les aggraver en nous enfonçant chaque jour un peu plus dans la crise. Selon Renaud Chenu, cette incurie technocratique renvoie à celle de l'aristocratie à la fin de l'Ancien Régime : " Ainsi, nous sommes gouvernés par les mêmes esprits que ces députés monarchistes s’agrippant au vieux monde quand la révolution industrielle balayait les restes du Moyen-Age. L'univers tout entier embrasse de nouveaux paradigmes mais il entre en résonance paradoxale avec l'apparente impossibilité d'adapter les structures de la pensée politique avec le futur qui force la porte d'un monde étriqué." (Ragemag)
La résignation vient souvent du constat qu’on ne peut changer le monde sans changer le mode de pensée avec lequel nous l'appréhendons. Le catastrophisme advient quand nous pensons, pour diverses raisons idéologiques ou métaphysiques, que la conscience comme l’être humain ne peuvent évoluer, figées et fixées qu'ils sont comme des entités abstraites au ciel des idées pures. Nous savons pour notre part que l'être humain est animé par une dynamique de développement qui est l'expression anthropologique de l'évolution. Les neurosciences viennent valider les observations sur le développement de la conscience faites à la fois par les sciences humaines et les traditions spirituelles en montrant comment, via la neuroplasticité du cerveau, celle-ci possède un grand potentiel d'évolution et de changement.
Et si nous mettons actuellement la perspective de l’effondrement au cœur de notre réflexion ce n’est pas dans le but de satisfaire un gout morbide pour les catastrophes mais, bien au contraire, pour imaginer de manière créative le processus de refondation qui lui est dialectiquement relié. Selon Jean Pierre Dupuy : « Le seul moyen d'éviter la catastrophe, c'est d'être sûr qu'elle adviendra ». La décomposition des formes devenues inadaptées est, en elle-même, un appel à la métamorphose vers une nouvelle forme d’organisation. Et si notre époque est aussi passionnante c’est que les forces de destruction à l’œuvre nous obligent à nous réinventer en mobilisant notre potentiel créateur pour faire face au choix radical entre catastrophe et métamorphose. L’histoire de l’espèce et des civilisations comme celle des individus en témoigne : un risque mortel est bien souvent l’occasion d’un saut évolutif qui eut été impossible sans lui.
Et si nous mettons actuellement la perspective de l’effondrement au cœur de notre réflexion ce n’est pas dans le but de satisfaire un gout morbide pour les catastrophes mais, bien au contraire, pour imaginer de manière créative le processus de refondation qui lui est dialectiquement relié. Selon Jean Pierre Dupuy : « Le seul moyen d'éviter la catastrophe, c'est d'être sûr qu'elle adviendra ». La décomposition des formes devenues inadaptées est, en elle-même, un appel à la métamorphose vers une nouvelle forme d’organisation. Et si notre époque est aussi passionnante c’est que les forces de destruction à l’œuvre nous obligent à nous réinventer en mobilisant notre potentiel créateur pour faire face au choix radical entre catastrophe et métamorphose. L’histoire de l’espèce et des civilisations comme celle des individus en témoigne : un risque mortel est bien souvent l’occasion d’un saut évolutif qui eut été impossible sans lui.
Une mémoire de création
Choisir la métamorphose plutôt que subir la catastrophe c’est développer ce que Joël de Rosnay nomme une « mémoire de création » : « Il ne s’agit pas, bien sûr, d’opposer à ce catastrophisme permanent, un angélisme béat et naïf, mais de sortir de l’alternative stérile entre attitude « pessimiste » ou «optimiste» face à l’avenir, et de la remplacer par une approche réaliste, lucide, pragmatique et constructive. Car des faits positifs existent, en masse, dans la vie quotidienne du monde : découvertes déterminantes pour le futur, créations collectives, solidarités, générosités, bénévolat, liens transculturels, etc. Il faut aussi savoir les mettre en avant. La mémoire n’est pas seulement mémoire de survie, elle est aussi mémoire de création. Les faits positifs, reliés entre eux, nous aident à avoir l’envie de construire demain, les mois qui viennent, l’avenir. »
Le catastrophisme est une idéologie régressive inspirée par l’inertie. Face à cette résistance inertielle qui fait obstacle à l’imagination créatrice, il est essentiel de prendre conscience de la dynamique évolutive qui s’exprime à travers l’émergence des nouveaux courants sociaux et culturels, et d’y participer soi-même, individuellement, à partir d’une vision globale et inspirée. Animés par le même esprit du temps, les différents acteurs de cette dynamique ressentent le besoin d’échanger leur vision et de coordonner leur action.
Un exemple parmi de nombreux autres : le 12 octobre 2013, a eu lieu la journée de lancement des États Généraux du Pouvoir Citoyen (EGPC) avec 400 personnes représentant plus de 140 réseaux associatifs. Au-delà de ces chiffres encourageants, l’énergie et la motivation étaient indéniablement au rendez-vous. Le besoin de se rencontrer, de coopérer et de mutualiser les forces se fait très largement ressentir dans tous ces réseaux. Une mémoire de création s'élabore ainsi par l'échange et la confrontation des points des vues ainsi que par la connaissance des initiatives qui, venues de directions forts diverses, vont toutes dans un même sens, sans forcément se connaître.
Forces créatrices et destructrices
Dans un entretien au magazine Kaizen, Patrick Viveret évoque la constitution de réseaux de plus en plus denses d’individus et de collectivités qui agissent dans le sens d’une transition globale de la société. Ce besoin d’intelligence collective et d’actions coordonnées résulte aussi de la forte polarisation existant à l’heure actuelle entre forces créatrice et destructrices : « Nous traversons un contexte où les logiques régressives et mortifères sont de plus en plus inquiétantes. La montée des forces d’extrême droite en donne une démonstration criante. Face à cet afflux d’éléments relevant d’une polarisation négative, il est important de se positionner du côté des forces créatives…
Ces forces positives n’expriment pas leurs revendications par la manifestation, elles sont ancrées sur le terrain de l’expérimentation, ce qu’on pourrait résumer par une esquisse en trois dimensions du REVE : REsistance créative, Vision transformatrice, Expérimentation anticipatrice et, à chaque étape une évaluation entendue non comme simple mesure mais comme délibération sur ce qui fait valeur… La seule chose qu’on puisse affirmer, c’est qu’il faut tout faire pour que ces forces créatrices soient victorieuses. Il faut aussi être prêt à rebondir si nécessaire en cas d’éventuels chocs ou d’évènements dramatiques, en s’inspirant de la notion de résilience.
Mais on a besoin de bien plus qu’une révolution : on a besoin d’une métamorphose, comme le dit Edgar Morin. Les révolutions se contentent d’inverser les pouvoirs, les dominés deviennent les dominants. Il nous faut une mutation qui ne soit pas seulement un renversement des dirigeants mais une modification des rapports au pouvoir afin de passer du pouvoir de conquête et de rivalité au sens originel du verbe pouvoir qui est un pouvoir de création démultiplié par la coopération. Un pouvoir conçu comme une énergie renouvelable en somme. »
Le nouvel air du temps
Crée en Mai 2012 pour accompagner ce mouvement de résilience/refondation, Kaizen est un magazine qui rend compte des initiatives positives en vue d’une société écologique et humaine. Le texte de présentation de ce nouveau magazine exprime fort bien le nouvel air du temps dont il est porteur : « L’humanité vit ses heures les plus décisives : dérèglements climatiques et pic pétrolier, épuisement de l’eau potable et des terres arables, disparition en masse des espèces et pollutions généralisées, crises économiques, sociales, financières. Et plus grave encore : abandon de l’être humain.
Face à cet implacable constat nous aurions toutes les raisons de désespérer et pourtant, silencieusement, un nouveau monde est en marche : intelligent, sobre, mettant au premier rang de ses priorités l’épanouissement de la Vie sur notre planète.
C’est à ce monde que nous choisissons de donner la parole aujourd’hui, à ces personnes qui portent les (r)évolutions que nous attendons, courageusement, souvent isolées et parfois décriées. A ces initiatives pionnières qui, par leur simplicité et leur bon sens, nous offrent de nouveaux horizons, de véritables raisons de croire en l’avenir….
Pourtant, il ne s’agit pas de proposer ici un énième catalogue de solutions. Les initiatives pour elles-mêmes nous intéressent moins que l’esprit qui les porte. Car au-delà du remplacement des énergies fossiles par les renouvelables ou l’agriculture chimique par la bio, c’est à l’âme humaine que nous nous intéressons. Au sens que nous donnons à nos vies, à nos capacités d’empathie et d’émerveillement, à notre profond désir d’être libres. Plus que tout, nous croyons qu’il ne peut y avoir de réelle métamorphose de nos sociétés sans un profond changement de ceux qui la constituent : NOUS. »
Quelle métamorphose ?
Le monde ne pourra changer que si nous modifions de manière collective notre vision du monde en évoluant chacun individuellement. Telle est l’essence d’une métamorphose qui repose sur la prise de conscience d’une solidarité organique entre culture, individu et société. Prise de conscience qui va à l’encontre d’une mentalité moderniste fondée sur la séparation abstraite entre la subjectivité individuelle, l’intersubjectivité culturelle et un monde phénoménal objectivé à des fins instrumentales d’observation, de mesure et d’analyse.
La métamorphose est un saut créatif qui dépasse le stade mental de la séparation abstraite pour accéder à un nouveau stade évolutif fondé sur une intelligence connective à la fois sensible et rationnelle, intuitive et collective. Cette intelligence connective est le vecteur d’une vision globale qui prend en compte le réseau d’interactions entre individu, culture et société : la dynamique d’une réinvention culturelle suscite et alimente une évolution des subjectivités et une réorganisation des structures collectives qui, par des effets de rétroaction, interagissent entre elles tout en intensifiant cette dynamique.
Métamorphose |
L’approche technocratique est incapable de comprendre c’est à dire de prendre ensemble - de manière systémique et dynamique - tous les éléments de la transition dans une même vision globale. Formées au même moule, les "élites" politiques - gauche et droite confondues - pensent la conscience collective comme une somme d’intérêts individuels en réduisant la société à un combat politique entre des classes sociales qui défendent ceux-ci. Elles sont aveugles à la dynamique d’une évolution culturelle qui, en inspirant la transformation du lien social détermine la métamorphose de la société comme de l'individu. Incapables de comprendre et de participer à cette dynamique, les "élites" au pouvoir ne peuvent proposer une vision dans laquelle puisse se reconnaître la conscience collective en évolution. C'est une illusion de penser que des branches mortes, où ne coule plus aucune sève créatrice, pourraient éclore des fleurs éclatantes !...
Se sentant étrangers à des pensées totalement dépassées et aux enjeux de pouvoir qui sont ceux de la politique institutionnelle, des mouvements protestataires et spectaculaires - des Indignés à Occupy Wall Street - témoignent de l’abîme qui existe entre la conscience collective en évolution et le modèle agonisant défendu par l’oligarchie économique et la technostructure de l'état à son service. Le quatrième Idéal-Type de la résilience, complémentaire des trois premiers, pourrait être le Protestataire qui refuse d'être la victime d'un modèle à l'agonie sans savoir toutefois précisément vers quel nouveau modèle canaliser l'énergie de son indignation.
Un changement de vision
Christian Lamontagne voyait dans les évènements du Printemps Érable qui ont eu lieu au Québec en 2102 un signe annonciateur des mutations qui affectent nos sociétés et des désordres chaotiques que l’humanité va devoir affronter à l’occasion de ce qu’il analyse comme un changement de paradigme. Dans un article publié sur son blog le 13/7/12 et intitulé Regard Global sur une crise sociale imprévue, il écrivait ceci :
« Nous assistons, ici, aux premiers signes annonciateurs de changements sociaux et politiques majeurs : le passage d’une société fondée sur une logique réductionniste (matérialiste, productiviste, individualiste, fonctionnant en silo) à une logique inclusive et intégrale, avec une compréhension profonde des liens faisant de la société un tout cohérent.
Le changement de vision n’est pas la conséquence de la découverte d’une nouvelle théorie mais celle de l’écosystème des sociétés avancées : des individus ayant des conceptions du monde à des stades très différents d’évolution de la pensée (par exemple le mythique du fondamentalisme religieux et le relativisme du postmodernisme), des industries primaires fonctionnant comme au 19e siècle, des institutions « modernes » peinant à évoluer, des échanges commerciaux globalisés et de l’information en qualité et quantité inimaginables circulant de manière quasi instantanée.
Conséquemment, nous avons conscience de la globalité des problèmes et de leur interconnexion, et nous sommes témoins de l’impuissance des gouvernements à mettre en place et appliquer des solutions « solidaires » appropriées à la nature des problèmes. Le passage que nous vivons est véritablement un changement de paradigme, c’est-à-dire le remplacement d’un modèle explicatif révolu par un autre plus cohérent, capable d’intégrer un plus grand nombre de faits et d’en faire sens…
En fait, nous assistons à la démonstration des impasses générées par un mode de pensée dichotomique et réducteur, héritage du rationalisme hérité du siècle des Lumières, et à l’émergence d’un mode de pensée multi-perspectiviste intégral (la subjectivité et l’objectivité, l’individu et la société sont des dimensions inséparables de la réalité une) ».
Un saut évolutif
Les « élites » étant devenues incapables de proposer une vision prospective et créatrice, ce rôle est dévolu à des minorités actives et réactives dont l’état d’esprit est bien résumé par l’activiste américaine Starhawk : « Il est possible que la chose la plus radicale que nous puissions faire en ce moment est d'agir à partir de notre vision, et non à partir de la peur, et de croire en la possibilité de sa réalisation. Toutes les forces autour de nous nous poussent à baisser le rideau, à nous isoler, à faire retraite. Au lieu de cela, il nous faut avancer, mais de manière différente. Nous sommes appelé(e)s à faire un saut dans l'inconnu. »
Ce saut dans l’inconnu est un saut évolutif et créatif qui se libère des limites d'une pensée abstraite et séparatrice propres à une modernité technocratique en train de s'effondrer pour développer une vision inclusive, globale et dynamique qui est celle d'une co-évolution avec un milieu à la fois naturel, social et culturel. Ce n’est pas pour rien si le sous-titre du Manifeste convivialiste est Déclaration d’interdépendance. Cette interdépendance n’est ni la dépendance fusionnelle à une collectivité traditionnelle, ni l’indépendance illusoire de l’individualisme moderne et du narcissisme post-moderne, mais l’implication de l'être humain et de sa conscience dans un réseau de relations auquel participe l’intelligence connective.
Cette perception de l’interdépendance des phénomènes naît d’une vision systémique qui voit le développement personnel, l’évolution culturelle, la transformation sociale et la transition écologique comme autant d’expressions d’une même dynamique évolutive. Ken Wilber qualifie d’intégral ce nouveau mode de pensée à perspectives multiples où la subjectivité et l’objectivité, l’individu et la société sont perçues comme des dimensions inséparables de la réalité une : « Le terme intégral signifie complet, inclusif, n'écartant pas, embrassant. Les approches intégrales dans n'importe quel domaine s'efforcent d'être exactement cela : elles incluent autant de perspectives, de modèles, et de méthodologies que possible dans une vue cohérente du sujet.» (Frank Visser : Ken Wilber, la pensée comme passion)
Parce qu’on ne peut changer le monde sans changer la vision qu’on en a, la transition sera intégrale ou ne sera pas. D’où l’urgente nécessité pour tous les pionniers de la résilience de se former aux arcanes des nouvelles formes de pensée et de sensibilité inspirées par l’esprit du temps, sans lesquelles aucune réinvention sociale et culturelle n'est ni possible, ni pensable.
Ressources
Les Citoyens au pouvoir. Entretien avec Patrick Viveret. Kaizen.