Ce billet est le suite de L'ère des Créateurs (1) et (2)
« Nous sommes les enfants d’un monde dévasté, qui s’essaient à renaître dans un monde à créer. Apprendre à devenir humain est la seule radicalité... C'est se condamner à ne s'atteindre jamais que de rechercher son identité dans une religion, une idéologie, une nationalité, une race, une culture, une tradition, un mythe, une image. S'identifier à ce que l'on possède en soi de plus vivant, cela seul émancipe.» Raoul Vaneigem
« Nous sommes les enfants d’un monde dévasté, qui s’essaient à renaître dans un monde à créer. Apprendre à devenir humain est la seule radicalité... C'est se condamner à ne s'atteindre jamais que de rechercher son identité dans une religion, une idéologie, une nationalité, une race, une culture, une tradition, un mythe, une image. S'identifier à ce que l'on possède en soi de plus vivant, cela seul émancipe.» Raoul Vaneigem
La voix des prophètes
La voix des prophètes chante - ou hurle, selon les cas - dans le désert de l’indifférence, du mépris et de l’incompréhension jusqu’à ce que nous soyons capable d’en saisir l’écho, assourdi par nos habitudes de vivre, de sentir et de pensée. Et pourtant l’inspiration visionnaire des créateurs annonce toujours l’avènement des temps nouveaux avant qu’ils ne s’objectivent en évènements qui transforment le monde.
Car avant que d’apparaître dans le monde objectif, ces évènements sont en gestation dans ce que Henry Corbin – puis, à sa suite, son disciple, l’anthropologue Gilbert Durand et le disciple de celui-ci, le sociologue Michel Maffesoli – nomment le monde imaginal : celui d’un imaginaire intersubjectif, créateur des récits et des mythes à travers lesquels la conscience collective donne un sens à son expérience. Rien n’arrive qui ne parte de cette intersubjectivité à laquelle la subjectivité du visionnaire est intimement connectée par le mouvement organique – vital et créatif – de sa sensibilité.
Raoul Vaneigem est un prophète à sa façon – athée et libertaire – qui a su écrire avec talent et décrire avec précision, avant bien d’autres, les mécanismes pervers de l’aliénation propre à la société du spectacle et l’urgente nécessite de redonner au mouvement créateur de la vie une place centrale dans notre expérience du monde et notre organisation sociale. Il a analysé avec minutie et exprimé avec lyrisme l’impasse existentielle à laquelle nous mène une société de marché et l’emprise débilitante qu’elle opère sur les consciences.
Ce n’est sans doute pas pour rien d’ailleurs que Raoul Vaneigem est l’auteur de trois livres sur les hérésies : La résistance au christianisme, Les Hérésies et Le mouvement du libre esprit. Ce prophète de la vie est effectivement un hérétique dont la libre pensée bouscule les dogmes de cette religion moderne qu’est l’économie – réunie autour de la sainte trinité : profit, travail, consommation – comme le faisaient les hérétiques des temps passés vis-à-vis des dogmes du christianisme dominant.
Une ère radicalement nouvelle
Au fur et à mesure qu’ils se produisent avec la régularité d’un métronome, les évènements sont autant d’illustrations validant les analyses et les intuitions de cet hérétique. Dans un texte écrit dans les années 90 où il présente son Traité de Savoir Vivre en édition de poche, Vaneigem écrit ceci : « Le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations marque l'émergence, au sein d'un monde en déclin, d'une ère radicalement nouvelle. Au cours accéléré qui emporte depuis peu les êtres et les choses, sa limpidité n'a pas laissé de s'accroître. Je tiens pour contraire à la volonté d'autonomie individuelle le sentiment, nécessairement désespéré, d'être en proie à une conjuration universelle de circonstances hostiles. Le négatif est l'alibi d'une résignation à n'être jamais soi, à ne saisir jamais sa propre richesse de vie.
J'ai préféré fonder sur les désirs une lucidité qui, éclairant à chaque instant le combat du vivant contre la mort, révoque le plus sûrement la logique de dépérissement de la marchandise. Le fléchissement d'un profit tiré de l'exploitation et de la destruction de la nature a déterminé, à la fin du XIXe siècle, le développement d'un néocapitalisme écologique et de nouveaux modes de production. La rentabilité du vivant ne mise plus sur son épuisement mais sur sa reconstruction.
La conscience de la vie à créer progresse parce que le sens des choses y contribue. Jamais les désirs, rendus à leur enfance, n'ont disposé en chacun d'une telle puissance de briser ce qui les inverse, les nie, les réifie en objets marchands. Il arrive aujourd'hui ce qu'aucune imagination n'avait osé soutenir : le processus d'alchimie individuelle n'aboutit à rien de moins qu'à la transmutation de l'histoire inhumaine en réalisation de l'humain ».
Nous qui désirons sans fin
Raoul Vaneigem poursuit la chronique de cette transmutation alchimique dans un ouvrage paru en 96 : « Conçu sous forme de brèves analyses et thèses, Nous qui désirons sans fin fait l'examen critique d'une société marchande en déclin et d'une société vivante appelée à la dépasser. Le capitalisme mondial n'est plus qu'un système parasitaire déterminant l'existence d'une bureaucratie où le politique est aux ordres d'une pratique usuraire. Toute l'organisation sociale est ainsi menacée jusque dans sa contestation qui, ne cherchant d'autre solution en dehors de l'économie d'exploitation, se dégrade avec elle.
Cependant, si nous ne voulons plus d'une civilisation qui a tourné toutes ses espérances vers la mort, nous ne voulons pas davantage d'une société où la vie est perçue à travers l'optique de la rentabilité. Comment empêcher les désirs de devenir leur contraire ? Comment les dépouiller du négatif dont les a revêtus une tradition séculaire ? Comment savoir ce que l'on veut et vouloir ce que l'on sait ? La réponse est en chacun dès l'instant où il lui importe avant tout de renaître à ce qu'il a en lui de plus vivant. »
Nous proposons ci-dessous le premier – Imperturbable et incertain est celui qui vainc le hasard – et le dernier des textes – Enfants qui dissiperez le cauchemar du vieux monde – qui composent cet ouvrage. Plus d’une dizaine d’années avant la crise planétaire du capitalisme, Vaneigem y décrit avec une précision visionnaire la fin d’un monde ravagé par le totalitarisme financier et l’avènement d’une vie requalifiée.
Imperturbable et incertain est celui qui vainc le hasard
Nous sommes dans le monde et en nous-mêmes au croisement de deux civilisations. L’une achève de se ruiner en stérilisant l’univers sous son ombre glacée, l’autre découvre aux premières lueurs d’une vie qui renaît l’homme nouveau, sensible, vivant et créateur, frêle rameau d’une évolution où l’homme économique n’est plus désormais qu’une branche morte.
Jamais le désespoir d’avoir à survivre au lieu de vivre n’a atteint dans le temps et dans l’espace existentiel et planétaire une tension extrême. Jamais n’a été pressentie aussi universellement l’exigence de privilégier le vivant sur le totalitarisme de l’argent et de la bureaucratie financière.
Jamais enfin tant de populations et d’êtres particuliers n’ont été la proie d’un désarroi où s’entremêlent la plus apeurée des servitudes volontaires et la tranquille résolution de briser sous le déferlement de la jouissance et de la vie les impératifs marchands qui emmuraillent l’horizon.
Pour la première fois dans l’Histoire se fonde une véritable internationale du genre humain. Elle s’édifie à l’instigation de la femme, sous la force irrésistible de son affranchissement. Aucun décret ni statuts ne la régissent. Il lui suffit de cette volonté de vivre individuelle et collective qui du Chiapas à l’Oural invente une humanité dont le vieux monde usurpait le nom pour en nier la qualité.
Rien n’importe davantage que d’en prendre conscience, car elle est au coeur de notre quotidien.
Il peut paraître vain de rappeler en quelques pages les tenants et les aboutissants d’un état de corruption qui a gangrené en quelques années ce qui se dit, se pense et s’entreprend sous les prétextes les plus divers. Je n’ai rien souhaité que d’en tirer quelque lueur sur le débat auquel il m’a semblé que nul n’échappait : ou mourir de la rage résignée d’une société qui s’enlise dans l’ennui et l’inhumanité, ou prendre le plaisir de vivre et saisir à la gorge quiconque se met, au nom de l’économie, en travers de notre chemin.
Si, de ce que j’ai écrit, peu a été entendu, rien du moins n’en aura été récupéré par le monde où dominent la réalité de la mort et l’ombre d’une vie absente. En quelque incertitude, maladresse ou erreur où je me sois trouvé, je n’ai cessé de me reprendre au départ d’une existence chaque jour recommencée, à l’endroit même où s’opère une mutation que notre civilisation moribonde a toujours décrétée impossible.
J’apprends à vouloir tout et à n’attendre rien, guidé par la seule constance d’être humain et la conscience de ne l’être jamais assez.
Enfants qui dissiperez le cauchemar du vieux monde
J’ai vécu en des siècles obscurs, m’exaltant des lueurs frêles et lointaines qui filtraient comme une aube de l’ordinaire clarté de vos jours. Le sommeil de l’imagination engendrait les monstres de la raison. Une cruelle faculté d’abstraire jonglait avec les syllogismes et les chiffres en nous dissimulant les arènes planétaires où le calcul de l’intérêt glacial décrétait que fussent épargnés ou abattus hommes, enfants, bêtes et arbres. Le sang des spéculations boursières n’éclaboussait pas les agioteurs ; les grandes eaux budgétaires lavaient les abattoirs du marché mondial. Le pur esprit des affaires a toujours produit la brute ignoble, avec l’élégance de ne pas y toucher.
Cependant l’hiver rêve si ardemment du printemps qu’il s’en vient. Dans le décor que l’argent bâtissait pour le règne de la mort, vos silhouettes légères et incertaines attiraient au-dehors des cimetières ceux qui cessaient de s’y complaire.
J’ai été de ceux-là qui pressentaient vos paysages, les effleurant d’une approche sensible et voluptueuse, car ils ont la tendresse et la violence des corps qui se cherchent. En ce là-bas si tramé d’imminence, le familier vous est enfin connu.
Dans le secret d’aller aux autres et à vous-mêmes comme la pluie va à la terre, vous avez découvert sans l’éventer le mystère de la plante, de l’animal, de la pierre, de l’enfant d’où s’initient à naître les hommes et les femmes.
Vous parcourez en dansant ou en claudiquant les parcs naturels du savoir. Vous apprenez les enchantements d’Orphée. D’un infime accord jaillissent les émerveillements de l’aventure et cette même et distincte beauté du crapaud et de l’orchidée.
Au profond de la forêt des désirs, où chacun sillonne le labyrinthe qu’il s’invente pas à pas, nul dragon ne surgit que n’ait le pouvoir d’apaiser celui qui, par maladresse, crainte ou perversité, en a suscité le péril.
Il n’est rien au regard du plaisir qui ne soit la vie même. Le génie de l’humain vous a menés au coeur unanime du corps et de la terre, où gît la puissance qui ne meurt pas, la racine se régénérant de son sang et de sa sève.
Pourquoi vous soucier d’autre héritage que de l’unique instant qui vous fit naître et vous confère l’incomparable privilège d’être unique et cependant partout présent où toute vie renaît et multiplie ?
La science, en vous renouvelée, se dispense sans réserve ni réticence, au gré, de la curiosité dont s’enflamment, aux fêtes de l’inspiration, les saisons et les ages. Aimants et aimés, en quoi vous conviendrait-il de vous montrer tutélaires ou en quête de protection ? Il vous suffit d’errer par les champs magnétiques du vivant pour connaître l’art de l’aimantation qui attire et repousse les êtres et les choses au rythme du temps, et fait ondoyer avec la grâce du serpent le chemin lentement tracé dans l’entrelacs des autres et de vous-mêmes.
Pénétrés du plaisir d’exister, vous êtes vous et vous êtes à tous sans que rien ni personne ne vous puissent saisir et capturer. Les promesses que la vie vous fait, vous gagez de les tenir sans comptes à rendre à quiconque. Ce que vous tentez de vivre à la pointe du désir, nul autre que vous ne le peut entreprendre. Vous caracolez seuls, armés de la seule force qui dispense d’armes et d’armure, dédaignant les compagnons de la mort et le sarcasme des cadavres. Le rire du vivant consume les cercueils.
Il n’y a pas de récompense puisqu’il n’y a plus de châtiment. Il n’y a que la jouissance mieux déterminée à croître et à s’affiner qu’à se défendre et s’aguerrir contre ce qui l’entrave et la nie.
Heureux celui qui, au-delà de tout sentiment de réussite ou d’échec, sans présomption ni mépris de soi, déroule le fil labyrinthique de l’existence en s’avouant : ainsi ai-je désiré du fond du coeur que cela soit.
De telles choses ne sont possibles que sur la terre.
La voix des prophètes chante - ou hurle, selon les cas - dans le désert de l’indifférence, du mépris et de l’incompréhension jusqu’à ce que nous soyons capable d’en saisir l’écho, assourdi par nos habitudes de vivre, de sentir et de pensée. Et pourtant l’inspiration visionnaire des créateurs annonce toujours l’avènement des temps nouveaux avant qu’ils ne s’objectivent en évènements qui transforment le monde.
Car avant que d’apparaître dans le monde objectif, ces évènements sont en gestation dans ce que Henry Corbin – puis, à sa suite, son disciple, l’anthropologue Gilbert Durand et le disciple de celui-ci, le sociologue Michel Maffesoli – nomment le monde imaginal : celui d’un imaginaire intersubjectif, créateur des récits et des mythes à travers lesquels la conscience collective donne un sens à son expérience. Rien n’arrive qui ne parte de cette intersubjectivité à laquelle la subjectivité du visionnaire est intimement connectée par le mouvement organique – vital et créatif – de sa sensibilité.
Raoul Vaneigem est un prophète à sa façon – athée et libertaire – qui a su écrire avec talent et décrire avec précision, avant bien d’autres, les mécanismes pervers de l’aliénation propre à la société du spectacle et l’urgente nécessite de redonner au mouvement créateur de la vie une place centrale dans notre expérience du monde et notre organisation sociale. Il a analysé avec minutie et exprimé avec lyrisme l’impasse existentielle à laquelle nous mène une société de marché et l’emprise débilitante qu’elle opère sur les consciences.
Ce n’est sans doute pas pour rien d’ailleurs que Raoul Vaneigem est l’auteur de trois livres sur les hérésies : La résistance au christianisme, Les Hérésies et Le mouvement du libre esprit. Ce prophète de la vie est effectivement un hérétique dont la libre pensée bouscule les dogmes de cette religion moderne qu’est l’économie – réunie autour de la sainte trinité : profit, travail, consommation – comme le faisaient les hérétiques des temps passés vis-à-vis des dogmes du christianisme dominant.
Une ère radicalement nouvelle
Au fur et à mesure qu’ils se produisent avec la régularité d’un métronome, les évènements sont autant d’illustrations validant les analyses et les intuitions de cet hérétique. Dans un texte écrit dans les années 90 où il présente son Traité de Savoir Vivre en édition de poche, Vaneigem écrit ceci : « Le Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes générations marque l'émergence, au sein d'un monde en déclin, d'une ère radicalement nouvelle. Au cours accéléré qui emporte depuis peu les êtres et les choses, sa limpidité n'a pas laissé de s'accroître. Je tiens pour contraire à la volonté d'autonomie individuelle le sentiment, nécessairement désespéré, d'être en proie à une conjuration universelle de circonstances hostiles. Le négatif est l'alibi d'une résignation à n'être jamais soi, à ne saisir jamais sa propre richesse de vie.
J'ai préféré fonder sur les désirs une lucidité qui, éclairant à chaque instant le combat du vivant contre la mort, révoque le plus sûrement la logique de dépérissement de la marchandise. Le fléchissement d'un profit tiré de l'exploitation et de la destruction de la nature a déterminé, à la fin du XIXe siècle, le développement d'un néocapitalisme écologique et de nouveaux modes de production. La rentabilité du vivant ne mise plus sur son épuisement mais sur sa reconstruction.
La conscience de la vie à créer progresse parce que le sens des choses y contribue. Jamais les désirs, rendus à leur enfance, n'ont disposé en chacun d'une telle puissance de briser ce qui les inverse, les nie, les réifie en objets marchands. Il arrive aujourd'hui ce qu'aucune imagination n'avait osé soutenir : le processus d'alchimie individuelle n'aboutit à rien de moins qu'à la transmutation de l'histoire inhumaine en réalisation de l'humain ».
Nous qui désirons sans fin
Raoul Vaneigem poursuit la chronique de cette transmutation alchimique dans un ouvrage paru en 96 : « Conçu sous forme de brèves analyses et thèses, Nous qui désirons sans fin fait l'examen critique d'une société marchande en déclin et d'une société vivante appelée à la dépasser. Le capitalisme mondial n'est plus qu'un système parasitaire déterminant l'existence d'une bureaucratie où le politique est aux ordres d'une pratique usuraire. Toute l'organisation sociale est ainsi menacée jusque dans sa contestation qui, ne cherchant d'autre solution en dehors de l'économie d'exploitation, se dégrade avec elle.
Cependant, si nous ne voulons plus d'une civilisation qui a tourné toutes ses espérances vers la mort, nous ne voulons pas davantage d'une société où la vie est perçue à travers l'optique de la rentabilité. Comment empêcher les désirs de devenir leur contraire ? Comment les dépouiller du négatif dont les a revêtus une tradition séculaire ? Comment savoir ce que l'on veut et vouloir ce que l'on sait ? La réponse est en chacun dès l'instant où il lui importe avant tout de renaître à ce qu'il a en lui de plus vivant. »
Nous proposons ci-dessous le premier – Imperturbable et incertain est celui qui vainc le hasard – et le dernier des textes – Enfants qui dissiperez le cauchemar du vieux monde – qui composent cet ouvrage. Plus d’une dizaine d’années avant la crise planétaire du capitalisme, Vaneigem y décrit avec une précision visionnaire la fin d’un monde ravagé par le totalitarisme financier et l’avènement d’une vie requalifiée.
Imperturbable et incertain est celui qui vainc le hasard
Nous sommes dans le monde et en nous-mêmes au croisement de deux civilisations. L’une achève de se ruiner en stérilisant l’univers sous son ombre glacée, l’autre découvre aux premières lueurs d’une vie qui renaît l’homme nouveau, sensible, vivant et créateur, frêle rameau d’une évolution où l’homme économique n’est plus désormais qu’une branche morte.
Jamais le désespoir d’avoir à survivre au lieu de vivre n’a atteint dans le temps et dans l’espace existentiel et planétaire une tension extrême. Jamais n’a été pressentie aussi universellement l’exigence de privilégier le vivant sur le totalitarisme de l’argent et de la bureaucratie financière.
Jamais enfin tant de populations et d’êtres particuliers n’ont été la proie d’un désarroi où s’entremêlent la plus apeurée des servitudes volontaires et la tranquille résolution de briser sous le déferlement de la jouissance et de la vie les impératifs marchands qui emmuraillent l’horizon.
Pour la première fois dans l’Histoire se fonde une véritable internationale du genre humain. Elle s’édifie à l’instigation de la femme, sous la force irrésistible de son affranchissement. Aucun décret ni statuts ne la régissent. Il lui suffit de cette volonté de vivre individuelle et collective qui du Chiapas à l’Oural invente une humanité dont le vieux monde usurpait le nom pour en nier la qualité.
Rien n’importe davantage que d’en prendre conscience, car elle est au coeur de notre quotidien.
Il peut paraître vain de rappeler en quelques pages les tenants et les aboutissants d’un état de corruption qui a gangrené en quelques années ce qui se dit, se pense et s’entreprend sous les prétextes les plus divers. Je n’ai rien souhaité que d’en tirer quelque lueur sur le débat auquel il m’a semblé que nul n’échappait : ou mourir de la rage résignée d’une société qui s’enlise dans l’ennui et l’inhumanité, ou prendre le plaisir de vivre et saisir à la gorge quiconque se met, au nom de l’économie, en travers de notre chemin.
Si, de ce que j’ai écrit, peu a été entendu, rien du moins n’en aura été récupéré par le monde où dominent la réalité de la mort et l’ombre d’une vie absente. En quelque incertitude, maladresse ou erreur où je me sois trouvé, je n’ai cessé de me reprendre au départ d’une existence chaque jour recommencée, à l’endroit même où s’opère une mutation que notre civilisation moribonde a toujours décrétée impossible.
J’apprends à vouloir tout et à n’attendre rien, guidé par la seule constance d’être humain et la conscience de ne l’être jamais assez.
Enfants qui dissiperez le cauchemar du vieux monde
J’ai vécu en des siècles obscurs, m’exaltant des lueurs frêles et lointaines qui filtraient comme une aube de l’ordinaire clarté de vos jours. Le sommeil de l’imagination engendrait les monstres de la raison. Une cruelle faculté d’abstraire jonglait avec les syllogismes et les chiffres en nous dissimulant les arènes planétaires où le calcul de l’intérêt glacial décrétait que fussent épargnés ou abattus hommes, enfants, bêtes et arbres. Le sang des spéculations boursières n’éclaboussait pas les agioteurs ; les grandes eaux budgétaires lavaient les abattoirs du marché mondial. Le pur esprit des affaires a toujours produit la brute ignoble, avec l’élégance de ne pas y toucher.
Cependant l’hiver rêve si ardemment du printemps qu’il s’en vient. Dans le décor que l’argent bâtissait pour le règne de la mort, vos silhouettes légères et incertaines attiraient au-dehors des cimetières ceux qui cessaient de s’y complaire.
J’ai été de ceux-là qui pressentaient vos paysages, les effleurant d’une approche sensible et voluptueuse, car ils ont la tendresse et la violence des corps qui se cherchent. En ce là-bas si tramé d’imminence, le familier vous est enfin connu.
Dans le secret d’aller aux autres et à vous-mêmes comme la pluie va à la terre, vous avez découvert sans l’éventer le mystère de la plante, de l’animal, de la pierre, de l’enfant d’où s’initient à naître les hommes et les femmes.
Vous parcourez en dansant ou en claudiquant les parcs naturels du savoir. Vous apprenez les enchantements d’Orphée. D’un infime accord jaillissent les émerveillements de l’aventure et cette même et distincte beauté du crapaud et de l’orchidée.
Au profond de la forêt des désirs, où chacun sillonne le labyrinthe qu’il s’invente pas à pas, nul dragon ne surgit que n’ait le pouvoir d’apaiser celui qui, par maladresse, crainte ou perversité, en a suscité le péril.
Il n’est rien au regard du plaisir qui ne soit la vie même. Le génie de l’humain vous a menés au coeur unanime du corps et de la terre, où gît la puissance qui ne meurt pas, la racine se régénérant de son sang et de sa sève.
Pourquoi vous soucier d’autre héritage que de l’unique instant qui vous fit naître et vous confère l’incomparable privilège d’être unique et cependant partout présent où toute vie renaît et multiplie ?
La science, en vous renouvelée, se dispense sans réserve ni réticence, au gré, de la curiosité dont s’enflamment, aux fêtes de l’inspiration, les saisons et les ages. Aimants et aimés, en quoi vous conviendrait-il de vous montrer tutélaires ou en quête de protection ? Il vous suffit d’errer par les champs magnétiques du vivant pour connaître l’art de l’aimantation qui attire et repousse les êtres et les choses au rythme du temps, et fait ondoyer avec la grâce du serpent le chemin lentement tracé dans l’entrelacs des autres et de vous-mêmes.
Pénétrés du plaisir d’exister, vous êtes vous et vous êtes à tous sans que rien ni personne ne vous puissent saisir et capturer. Les promesses que la vie vous fait, vous gagez de les tenir sans comptes à rendre à quiconque. Ce que vous tentez de vivre à la pointe du désir, nul autre que vous ne le peut entreprendre. Vous caracolez seuls, armés de la seule force qui dispense d’armes et d’armure, dédaignant les compagnons de la mort et le sarcasme des cadavres. Le rire du vivant consume les cercueils.
Il n’y a pas de récompense puisqu’il n’y a plus de châtiment. Il n’y a que la jouissance mieux déterminée à croître et à s’affiner qu’à se défendre et s’aguerrir contre ce qui l’entrave et la nie.
Heureux celui qui, au-delà de tout sentiment de réussite ou d’échec, sans présomption ni mépris de soi, déroule le fil labyrinthique de l’existence en s’avouant : ainsi ai-je désiré du fond du coeur que cela soit.
De telles choses ne sont possibles que sur la terre.
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