Suite au dernier billet concernant l’intelligence sensible, qui est au cœur de la culture intégrale, et sur le diagnostic de Raoul Vaneigem concernant l’impuissance de l’institution scolaire à prendre celle-ci en compte, voici quelques réflexions sur ce que nous entendons par éducation intégrale.
Savoir et co-naissance
Dans la période de mutation que nous vivons, le déclin des institutions est synchrone avec l’émergence de nouvelles formes de pensée et de sensibilité relatives à une humanité vivant dans le monde évolutif et globalisé d'une société de l'information. L’éducation doit se transformer en profondeur pour permettre aux jeunes d’épanouir leur personnalité en développant les facultés créatrices qui s’avèrent indispensables pour évoluer dans ce nouveau contexte à la fois global et interconnecté.
L’éducation doit donc rompre avec le culte exclusif d’un savoir abstrait, profondément mortifère quand il conduit à la vision d’un sujet réifié dans un monde mécanisé fondé sur une culture de domination et une société réduite aux rapports marchands. Un fossé se creuse entre la conscience d’avant, qui est au marché, et celle d’aujourd’hui qui est au courant. Un courant continu qui est celui d’une société de l’information fondée sur le mouvement constant de la communication et de la création et sur un échange permanent propre à l’interactivité et à l’interconnexion.
Quand, selon Eric Schmidt, PDG de Google, le monde produit aujourd'hui autant de données en deux jours qu'entre l'aube de la civilisation et 2003, il devient absolument impossible de penser aujourd’hui comme hier. Si de nouveaux modèles sont en train d’émerger c’est que l’expérience vécue dans ce nouveau monde s’éloigne peu à peu de celle que nous vivions avant, quand notre village planétaire interconnecté ressemblait encore à un vaste monde aux horizons mystérieux. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Ken Wilber, un des principaux promoteurs de ces nouveaux modèles est l'un des auteurs les plus piratés sur Internet.
L’éveil de cette nouvelle conscience est la cause et la conséquence du développement d’une intelligence sensible propre à la véritable co-naissance. Profondément initiatique, irréductible à quelque savoir que ce soit, cette co-naissance est à l’origine du processus d’individuation à travers lequel le sujet se crée et se développe de manière vivante et évolutive en intégrant les éléments de son milieu naturel, social et culturel. Comme son nom l'indique, l'éducation intégrale doit faciliter l'émergence et le développement de cette dynamique d'intégration qui fonde le sujet créateur.
Remettre l’outil à sa place.
Selon Einstein : " Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don. " L’éducation moderne s’est mise toute entière au service du serviteur, le mental rationnel, en déniant le lien vivant et organique qui lie l’intuition sensible aux divers milieux où elle évolue.
L’éducation a oublié le don – dans tous les sens du terme – celui qui, au cœur de la co-naissance, naît naturellement d’une épistémologie sensible de la relation. Et c’est pourquoi l’éducation intégrale doit notamment réinventer une pédagogie du don fondée sur une épistémologie de la relation.
Développer l’intelligence sensible c’est créer des ponts entre cerveau gauche et cerveau droit, entre les formes abstraites de l’épistémologie rationnelle et les formes concrètes de l’épistémologie relationnelle. C’est comprendre la fonction d’une pensée instrumentale qui objective le monde sensible et le découpe en morceaux pour gérer harmonieusement les ressources d’un milieu qui devient - quand le serviteur usurpe la place du maître - un environnement à exploiter.
Mais attention, tout outil, s’il n’est pas rangé à sa place, peut s’avérer fort dangereux. En l’occurrence, il peut déranger la conscience en inversant les fins et les moyens. L’intelligence sensible redonne à l’outil du mental rationnel la place qui est la sienne, au service d’un don inspiré par le mouvement créateur de la vie, de l’émotion et de l’esprit.
La sensibilité poétique
Développer l’intelligence sensible, c’est retrouver une sensibilité poétique qui n’est réductible ni à une simple expression esthétique, ni à un passe temps futile d’esprits désoeuvrés, auxquels l’identifient trop souvent une culture abstraite. Cette sensibilité poétique naît d’une implication vitale, affective et créatrice de la subjectivité dans son milieu d’évolution.
La puissance de son efficacité cognitive relève d’une faculté visionnaire qui participe de l’intérieur à la dynamique créatrice de la subjectivité : celle qui lui permet de percevoir, au-delà du désordre apparent des phénomènes, leur sens profond, l’ordre symbolique dont ils sont la manifestation ainsi que leurs correspondances au sein d’une totalité organique en évolution.
Dans L’ère des créateurs, Raoul Vaneigem écrit : « La poésie sera la science du futur ». Sous l'air d'un paradoxe, cette remarque est fondamentale. La sensibilité poétique perçoit les rapports sensibles entre le monde de l’intériorité et celui des formes dans lequel il se pro-jette. Elle révèle la continuité harmonique et symbolique entre la conscience du sujet et son objet d’attention. Le mot « poésie » vient du grec ποιεῖν (poiein) qui signifie créer, faire. L’inspiration du poète, archétype du créateur, dévoile les médiations formelles entre la vie subjective et son milieu d’évolution.
La poésie remet le monde objectif à sa place véritable qui est un monde d’apparence, c'est-à-dire qui apparaît à la subjectivité d’une conscience vivante et sensible, elle-même reliée au réseau intersubjectif d’une communauté humaine. Le règne hégémonique de l’objectivité advient quand la pensée instrumentale cherche à épurer abstraitement le monde des apparences, en évacuant la sensibilité qui le fait advenir.
Ce processus d’évacuation commence en minimisant le rôle vital de la sensibilité, en réduisant celle-ci à la trace d’une mentalité archaïque et d’une animalité instinctive qu’il faut à tout prix dépasser, puis en la diabolisant sous les formes de l’irrationnel et de folle du logis, puis enfin, en niant purement et simplement son existence. Ce processus d'occultation de la vie et de la sensibilité est à l'origine de ce que le philosophe Michel Henry nomme, dans un livre magnifique : La Barbarie.
Interprétation et création
A l’origine de la science d’aujourd’hui, la raison instrumentale crée des distinctions logiques et des rapports numériques nécessaires à une modélisation intellectuelle qui objective le monde des apparences. Science du futur comme elle est la clé d’une gnose immémoriale, l’intuition poétique permet de retrouver, par delà ces distinctions mentales, les correspondances et les médiations symboliques qui unissent la force vitale et créatrice du sujet aux formes apparentes dans lesquelles elle se pro-jette.
La sensibilité poétique est rythmée par les deux temps de l’interprétation et de la création qui sont l’inspiration et l’expiration de ce souffle qu’est l’Esprit :
Le temps de l’interprétation est celui où l’intuition révèle le sens symbolique des apparences. Profondément poétique, l’herméneutique traditionnelle interprète chaque phénomène comme l'expression symbolique et significative du contexte global où il apparaît.
Le temps de la création est celui où la force créatrice de la subjectivité exprime son intention à travers une forme, et ce, afin de provoquer l’expérience d’une révélation esthétique ou cognitive. Dans l’art traditionnel, la forme esthétique épiphanise, de manière rituelle, une force spirituelle.
L'intuition poétique
L’intelligence sensible remet à l’endroit les rapports entre intuition et raison, inversés dans notre modernité tardive où la raison instrumentale, devenue hégémonique, nie la puissance cognitive de l’intuition. Or, loin de cet obscurantisme propre à l’abstraction moderniste, l’intuition poétique, nous venons de le voir, possède un potentiel cognitif reconnu et développé par toutes les traditions pré-modernes. Un potentiel qui s’inscrit dans une épistémologie relationnelle à la fois différente et complémentaire de l’épistémologie rationnelle aujourd’hui dominante... et dominatrice.
Savoir et co-naissance
Dans la période de mutation que nous vivons, le déclin des institutions est synchrone avec l’émergence de nouvelles formes de pensée et de sensibilité relatives à une humanité vivant dans le monde évolutif et globalisé d'une société de l'information. L’éducation doit se transformer en profondeur pour permettre aux jeunes d’épanouir leur personnalité en développant les facultés créatrices qui s’avèrent indispensables pour évoluer dans ce nouveau contexte à la fois global et interconnecté.
L’éducation doit donc rompre avec le culte exclusif d’un savoir abstrait, profondément mortifère quand il conduit à la vision d’un sujet réifié dans un monde mécanisé fondé sur une culture de domination et une société réduite aux rapports marchands. Un fossé se creuse entre la conscience d’avant, qui est au marché, et celle d’aujourd’hui qui est au courant. Un courant continu qui est celui d’une société de l’information fondée sur le mouvement constant de la communication et de la création et sur un échange permanent propre à l’interactivité et à l’interconnexion.
Quand, selon Eric Schmidt, PDG de Google, le monde produit aujourd'hui autant de données en deux jours qu'entre l'aube de la civilisation et 2003, il devient absolument impossible de penser aujourd’hui comme hier. Si de nouveaux modèles sont en train d’émerger c’est que l’expérience vécue dans ce nouveau monde s’éloigne peu à peu de celle que nous vivions avant, quand notre village planétaire interconnecté ressemblait encore à un vaste monde aux horizons mystérieux. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Ken Wilber, un des principaux promoteurs de ces nouveaux modèles est l'un des auteurs les plus piratés sur Internet.
L’éveil de cette nouvelle conscience est la cause et la conséquence du développement d’une intelligence sensible propre à la véritable co-naissance. Profondément initiatique, irréductible à quelque savoir que ce soit, cette co-naissance est à l’origine du processus d’individuation à travers lequel le sujet se crée et se développe de manière vivante et évolutive en intégrant les éléments de son milieu naturel, social et culturel. Comme son nom l'indique, l'éducation intégrale doit faciliter l'émergence et le développement de cette dynamique d'intégration qui fonde le sujet créateur.
Remettre l’outil à sa place.
Selon Einstein : " Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don. " L’éducation moderne s’est mise toute entière au service du serviteur, le mental rationnel, en déniant le lien vivant et organique qui lie l’intuition sensible aux divers milieux où elle évolue.
Tout comme le mental rationnel s’est mis au service des instincts égoïstes et prédateurs, eux-mêmes serviteurs zélés des fantasmes infantiles de toute puissance. Ceux d’un individu, enfermé dans sa bulle narcissique, déconnecté de sa richesse intérieure et dévié de son processus évolutif, créateur d’individuation.
L’éducation a oublié le don – dans tous les sens du terme – celui qui, au cœur de la co-naissance, naît naturellement d’une épistémologie sensible de la relation. Et c’est pourquoi l’éducation intégrale doit notamment réinventer une pédagogie du don fondée sur une épistémologie de la relation.
Développer l’intelligence sensible c’est créer des ponts entre cerveau gauche et cerveau droit, entre les formes abstraites de l’épistémologie rationnelle et les formes concrètes de l’épistémologie relationnelle. C’est comprendre la fonction d’une pensée instrumentale qui objective le monde sensible et le découpe en morceaux pour gérer harmonieusement les ressources d’un milieu qui devient - quand le serviteur usurpe la place du maître - un environnement à exploiter.
Mais attention, tout outil, s’il n’est pas rangé à sa place, peut s’avérer fort dangereux. En l’occurrence, il peut déranger la conscience en inversant les fins et les moyens. L’intelligence sensible redonne à l’outil du mental rationnel la place qui est la sienne, au service d’un don inspiré par le mouvement créateur de la vie, de l’émotion et de l’esprit.
La sensibilité poétique
Développer l’intelligence sensible, c’est retrouver une sensibilité poétique qui n’est réductible ni à une simple expression esthétique, ni à un passe temps futile d’esprits désoeuvrés, auxquels l’identifient trop souvent une culture abstraite. Cette sensibilité poétique naît d’une implication vitale, affective et créatrice de la subjectivité dans son milieu d’évolution.
La puissance de son efficacité cognitive relève d’une faculté visionnaire qui participe de l’intérieur à la dynamique créatrice de la subjectivité : celle qui lui permet de percevoir, au-delà du désordre apparent des phénomènes, leur sens profond, l’ordre symbolique dont ils sont la manifestation ainsi que leurs correspondances au sein d’une totalité organique en évolution.
Dans L’ère des créateurs, Raoul Vaneigem écrit : « La poésie sera la science du futur ». Sous l'air d'un paradoxe, cette remarque est fondamentale. La sensibilité poétique perçoit les rapports sensibles entre le monde de l’intériorité et celui des formes dans lequel il se pro-jette. Elle révèle la continuité harmonique et symbolique entre la conscience du sujet et son objet d’attention. Le mot « poésie » vient du grec ποιεῖν (poiein) qui signifie créer, faire. L’inspiration du poète, archétype du créateur, dévoile les médiations formelles entre la vie subjective et son milieu d’évolution.
La poésie remet le monde objectif à sa place véritable qui est un monde d’apparence, c'est-à-dire qui apparaît à la subjectivité d’une conscience vivante et sensible, elle-même reliée au réseau intersubjectif d’une communauté humaine. Le règne hégémonique de l’objectivité advient quand la pensée instrumentale cherche à épurer abstraitement le monde des apparences, en évacuant la sensibilité qui le fait advenir.
Ce processus d’évacuation commence en minimisant le rôle vital de la sensibilité, en réduisant celle-ci à la trace d’une mentalité archaïque et d’une animalité instinctive qu’il faut à tout prix dépasser, puis en la diabolisant sous les formes de l’irrationnel et de folle du logis, puis enfin, en niant purement et simplement son existence. Ce processus d'occultation de la vie et de la sensibilité est à l'origine de ce que le philosophe Michel Henry nomme, dans un livre magnifique : La Barbarie.
Interprétation et création
A l’origine de la science d’aujourd’hui, la raison instrumentale crée des distinctions logiques et des rapports numériques nécessaires à une modélisation intellectuelle qui objective le monde des apparences. Science du futur comme elle est la clé d’une gnose immémoriale, l’intuition poétique permet de retrouver, par delà ces distinctions mentales, les correspondances et les médiations symboliques qui unissent la force vitale et créatrice du sujet aux formes apparentes dans lesquelles elle se pro-jette.
La sensibilité poétique est rythmée par les deux temps de l’interprétation et de la création qui sont l’inspiration et l’expiration de ce souffle qu’est l’Esprit :
Le temps de l’interprétation est celui où l’intuition révèle le sens symbolique des apparences. Profondément poétique, l’herméneutique traditionnelle interprète chaque phénomène comme l'expression symbolique et significative du contexte global où il apparaît.
Le temps de la création est celui où la force créatrice de la subjectivité exprime son intention à travers une forme, et ce, afin de provoquer l’expérience d’une révélation esthétique ou cognitive. Dans l’art traditionnel, la forme esthétique épiphanise, de manière rituelle, une force spirituelle.
L'intuition poétique
L’intuition poétique est le coeur battant de l'intelligence sensible. C’est elle qui, à travers la pensée organique des traditions, a longtemps guidé l’espèce dans son chemin évolution. C’est elle, encore, qui permet d’aller à l’essentiel en interprétant le sens secret des apparences.
C’est toujours elle qui permet à la subjectivité individuelle de participer intimement à un ensemble naturel, social et culturel dont elle se sent l’interprète. C’est elle, enfin, qui invente des formes esthétiques et conceptuelle aptes à traduire et à symboliser un contexte global que l’intelligence analytique et linéaire est incapable de saisir dans sa dynamique et dans sa totalité.
L’intelligence sensible remet à l’endroit les rapports entre intuition et raison, inversés dans notre modernité tardive où la raison instrumentale, devenue hégémonique, nie la puissance cognitive de l’intuition. Or, loin de cet obscurantisme propre à l’abstraction moderniste, l’intuition poétique, nous venons de le voir, possède un potentiel cognitif reconnu et développé par toutes les traditions pré-modernes. Un potentiel qui s’inscrit dans une épistémologie relationnelle à la fois différente et complémentaire de l’épistémologie rationnelle aujourd’hui dominante... et dominatrice.
(A suivre...)
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