vendredi 21 janvier 2011

L'Ere des Créateurs (2) Une Généalogie Culturelle


La violence d'une société ne fait qu'exprimer la violence que chacun s'inflige à soi-même en renonçant à vivre. Raoul Vaneigem
Ce billet est la suite du précédent : L'ère des Créateurs (1)
Pour la Cyber Génération, le nom de Raoul Vaneigem n’évoque sans doute pas grand chose. Pour les anciens jeunes - un euphémisme délicat qui permet d’éviter le mot vieux, si déplaisant aux oreilles du jeunisme ambiant - ceux qui appartiennent à une génération ayant vécue son adolescence et sa jeunesse à la fin des années soixante et durant les années soixante dix, Raoul Vaneigem - tout comme Guy Debord - restent les figures emblématiques d’un mouvement situationniste ayant largement inspiré la révolte étudiante de Mai 68. Dans Le Monde, Nicolas Truong décrit ainsi L’internationale Situationniste :

« Dépasser l'art, subvertir la vie quotidienne, jouir sans entraves et vivre sans temps morts, faire de la révolution une fête, de la fête un jeu et de l'existence une construction de situation. Insulter les faux rebelles et malmener les vrais staliniens, pratiquer le scandale comme un art et dézinguer les gloires installées de la radicalité, détourner les standards de la culture populaire afin de libérer les prolétaires tout en misant sur les conseils ouvriers...

Pendant près de dix ans, les douze numéros de l'Internationale situationniste (1958-1969), rédigés par une poignée d'insurgés, allaient subvertir les anciennes avant-gardes, donner quelques outils utiles à la critique de la société de consommation... Le "spectacle", ce "rapport social entre des personnes, médiatisé par des images" qui éloigne ce qui était directement vécu dans une représentation, écrit Guy Debord dans La Société du spectacle (1967), sera l'un des maîtres mots du mouvement... »


Le monde est à refaire

Raoul Vaneigem, lui, est l’auteur du Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations où un style flamboyant, à la fois classique et lyrique, est au service d’une pensée critique, à la fois libertaire et révolutionnaire, émaillée de nombreuses références littéraires et philosophiques. Vaneigem déconstruit les mythes de la société du spectacle en appelant au soulèvement de la jeunesse contre le vieux monde.

Dès l’introduction du Traité, Vaneigem donne le ton d’une pensée radicale : « Ce qu’il y a de vécu dans ce livre, je n’ai pas l’intention de le rendre sensible à des lecteurs qui ne s’apprêtent en toute conscience à le revivre. J’attends qu’il se perde et se retrouve dans un mouvement général des esprits, comme je me flatte que les conditions présentes s’effaceront de la mémoire des hommes. Le monde est à refaire : tous les spécialistes de son reconditionnement ne l’empêcheront pas. De ceux-là, que je ne veux pas comprendre, mieux vaut n’être pas compris... »

A l’analyse marxiste de la lutte des classes, Vaneigem et les situationnistes ajoutent le parti pris de la subjectivité et de la vie : « Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu'il y a de subversif dans l'amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre. »
En ce sens, il sont bien les porte voix d’un mouvement international qui, de Mexico à Prague, de Berkeley au Japon en passant par l’Allemagne et l’Italie, voit l'énergie de la jeunesse se dresser contre la sclérose d'un vieux monde issu de la guerre et promis à l'effondrement par l'avènement de la société de consommation : « La lutte du subjectif et de ce qui le corrompt élargit désormais les limites de la vieille lutte des classes. Elle la renouvelle et l’aiguise. Le parti pris de la vie est un parti pris politique. Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui ».
Le mouvement situationniste transfigure les revendications économiques et politiques qui furent celles du mouvement ouvrier en une contestation globale aux forts accents existentiels et culturels. Ce qui est contesté ce ne sont pas seulement des états de fait mais un état d’esprit : cette vision bourgeoise du monde qui sacrifie la vie concrète au monde abstrait de l’économie. Cette contestation repose sur l’affirmation d'une qualité subjective face à la toute puissance réductrice et mortifère d'une vision purement comptable et quantitative de l'existence.


L’homme émietté et l’homme unitaire

La jeunesse de cette époque s’insurge donc contre l’hégémonie d’une pensée technocratique et utilitariste qui ne laisse aucune place au mouvement créateur de la vie et de la subjectivité. Cette culture de domination est à l’origine d’un homme émietté auquel s’oppose l’homme unitaire qui affirme dans la révolte une totalité vivante et créatrice :

« L’homme de la survie, c’est l’homme émietté dans les mécanismes du pouvoir hiérarchisé, dans une combinaison d’interférences, dans un chaos de techniques oppressives qui n’attend pour s’ordonner que la patiente programmation des penseurs programmés. L’homme de la survie, c’est aussi l’homme unitaire, l’homme du refus global. Il ne se passe un instant sans que chacun de nous ne vive contradictoirement, et à tous les degrés de la réalité, le conflit de l’oppression et de la liberté ; sans qu’il ne soit bizarrement déformé et comme saisi en même temps selon deux perspectives antagonistes : la perspective du pouvoir et la perspective du dépassement. »

Le "spectacle" est l’autre nom de cette aliénation qui abstrait l’homme du mouvement vital et créateur qui l’anime. Au nom de cet appel de la vie qu’il ressent en lui comme l'expression concrète et poétique de sa subjectivité, l'homme unitaire, celui du refus global, conteste la société du spectacle, productrice de l'homme émietté. La pensée et l’action subversives expriment ce mouvement vital et créateur qui refuse d’étouffer sous les injonctions d'un pouvoir technocratique guidant les individus vers leur dissolution dans les rouages mortifères de la production et de la consommation.
"Pas une émeute, pas une révolution, qui ne révèle une recherche passionnée de la vie exubérante, d’une transparence dans les rapports humains et d’un mode collectif de transformation du monde... Les hommes de pensée ne manquent pas d’humour : ils déconnectent les éléments du circuit puis annoncent que le courant ne passera pas. Ils peuvent alors affirmer, sans filet, que la réalisation totale est un leurre, la transparence une chimère, l’harmonie sociale une lubie. Où la séparation règne, chacun est vraiment tenu à l’impossible. La manie cartésienne de morceler et de progresser par degrés garantit toujours l’inaccompli et le boiteux. Les armées de l’Ordre ne recrutent que des mutilés."
Pas de révolution qui ne soit aussi culturelle : l'homme émietté, celui du morcellement cartésien à l'origine de la pensée technocratique dominante, doit être dépassé par l'homme vivant qui exprime, à travers le mouvement vital de la création, sa participation subjective à une totalité collective et naturelle. Cette expression d'une sensibilité homéotélique qui relie la partie et le tout préfigure le développement d'une pensée intégrale.


L'évolution culturelle

Les analyses de Vaneigem trouveront de nombreux échos, au même moment, dans l'ouvrage d'Herbert Marcuse : L’Homme unidimensionnel, sous-titré Essai sur l'idéologie de la société industrielle avancée, paru en France en 1964 puis réédité en 1968. La pensée de Vaneigem, comme celle Marcuse, s’inscrit dans cette dialectique entre l'aliénation de l’homme émietté et la libération de l’homme unitaire, c'est à dire entre l’homme unidimensionnel de la société industrielle avancée et l’homme multidimensionnel d’une civilisation à inventer collectivement.

Dans ces années-là, cette même dialectique anime la contre-culture américaine - et sa quête d’un nouveau paradigme - qui cherche à penser à nouveau frais un homme réunifié dans un monde réenchanté. Pour celui qui perçoit, au delà des apparences, les métamorphoses de l'évolution, il existe une profonde continuité généalogique entre le mouvement de Mai 68, la contre culture des années 60/70, la quête d'un nouveau paradigme dans les années 80, l'émergence des Créatifs Culturels dans les années 2000 et celle de la culture intégrale dans les années 2010.
Cette continuité généalogique est d'autant plus avérée que les situationnistes eux-mêmes s'inscrivent dans la filiation du surréalisme, du mouvement Dada ainsi que du socialisme et de la pensée libertaire du dix neuvième siècle : autant d'avant-gardes inspirées exprimant le refus vital, créatif et collectif d'une pensée dominante à la fois utilitariste, individualiste et technocratique. Comme l'écrit Guy Debord : "Les avant-gardes n'ont qu'un temps ; ce qui peut leur arriver de plus heureux, c'est, au plein sens du terme, d'avoir fait leur temps."
En exprimant d'une manière créative l'Esprit du temps, ces minorités évolutives ont effectivement fait leur temps en imprimant dans la conscience collective de nouvelles manières de vivre, de sentir et de penser. Ces avant-gardes sont autant de métamorphoses d'une même dynamique profonde qui a transformé peu à peu notre vision du monde. L'avènement d'une culture intégrale et son développement s'inscrit donc dans une généalogie culturelle dont nous avons exposé les prémices, notamment ici, ici et .
En réaction à une culture de domination abstraite, devenue mortifère, l'évolution culturelle des deux derniers siècles, telle qu'elle s'exprime à travers les minorités créatrices, dessine peu à peu la figure d'une totalité concrète : celle d'une subjectivité impliquée dans les divers milieux naturels et sociaux, culturels et spirituels où elle évolue. Une telle évolution se diffuse à l'ensemble de la société quand le renouvellement naturel des générations provoque la ruine de la pensée dominante et des institutions qui la représente alors même qu'un courant créateur instaure peu à peu une autre vision du monde plus complexe et plus complète.


La création de soi

Dans tout son itinéraire d’auteur, Vaneigem n’aura de cesse d’identifier les conditions personnelles, sociales et culturelles permettant l’expression du mouvement vital et créateur de la subjectivité et son émancipation vis à vis des contraintes exercées par les divers pouvoirs économiques et politiques, culturels et religieux. Dans L’Ere des créateurs, paru en 2002, Vaneigem perçoit les conditions d’un bouleversement des mentalités, des mœurs et de la société qui rend possible l’avènement d’un autre monde. Phil Fax présente ainsi cet ouvrage dans la Nouvelle Revue Moderne :

" L’Ere des créateurs porte le débat au cœur de la relation entre l'individu et la société. « Y a-t-il un homme qui ne se soit résolu, à un moment ou à un autre, à construire sa vie selon ses aspirations, en dépit des contrariés que lui opposait l'ordre millénaire des choses ? » se demande Raoul Vaneigem, avant de constater que la plupart se résignent et finissent par se ranger dans un ordre fondé sur le renoncement. Malgré les contradictions qui le minent, cet ordre reste porteur de sa reproduction, car « la violence d'une société ne fait qu'exprimer la violence que chacun s'inflige à soi-même en renonçant à vivre ».

Cette analyse fonde chez Vaneigem le refus de la violence, mais l'amène aussi à souligner qu'il n'est guère satisfaisant de renvoyer chacun à lui-même et à sa responsabilité dans ses propres maux. Son choix de se placer «
au cœur des désirs, au centre d'une volonté de vivre, seule capable d'identifier l'existence à un passionnant labyrinthe » le conduit à énoncer que la création de soi devient « l'alpha et l'oméga d'une aventure humaine à laquelle je participe en gageant mon bonheur sur le bonheur des autres. Etre heureux s'énonce au singulier et se conjugue au pluriel ».


Une insurrection poétique

La création de soi, cependant, ne va pas de soi : des millénaires d’existences soumises au travail, d’oppression des femmes, de pensée religieuse, ont jeté sur elle un interdit qui est signifié dès l’enfance. On peut relire l’histoire des relations de la société avec ses individus les plus créatifs au regard de cet interdit. «
Ô Montaigne, Shakespeare, Diderot, Stendhal, Hölderlin, James, Tchekhov, Kafka, Joyce, Lowry, du moins ai-je deviné, jusque dans vos vicissitudes, la raison de l’affection que je vous porte », s’écrie Vaneigem…

Nous pourrions sans peine compléter avec lui la liste des écrivains et des artistes qui nous touchent profondément parce que les conflits dont rendent compte leur vie et leur œuvre sont aussi les nôtres. A l’opposé du mythe de « l’artiste maudit » qu’il récuse, Vaneigem appelle à une création épurée de ce qui la change en marchandise et en travail, une création tournée vers le désir de s’affiner en se recréant, car «
toute création renvoie à la création de soi».

La faculté de «
redécouvrir nos potentialités pour les exercer » n’est pas réservée à quelques élus marqués par la grâce. « Nous sommes tous des créateurs mais l’interdiction de créer, de construire notre vie quotidienne – qui nous a été signifiée depuis tant de siècles – nous incite à négliger, renier, mépriser une pratique à laquelle nous nous adonnons spontanément ».

On reconnaîtra dans son appel un air vivifiant dont le souffle ranime les braises des grandes insurrections poétiques : «
La création de l’homme par l’homme est la seule violence capable de briser l’inertie, la passivité, le fatalisme, la servitude volontaire dont nous continuons d’armer les tyrannies qui nous oppriment. Telle est la poésie qui sera faite par tous et par chacun. »"


Mème Vert

Au-delà de la dimension purement esthétique de l’œuvre de Vaneigem, du souffle parfois renversant de son style, ceux qui sont familiers des modèles de l’évolution culturelle, notamment celui de la Dynamique Spirale, perçoivent cette œuvre emblématique du courant contestataire de Mai 68 comme l’affirmation des valeurs du Mème Vertempathique, pluraliste – fondé sur la prévalence de l’expérience subjective et du ressenti, sur le relativisme et la coopération, sur la haine des hiérarchie et des compétions. Un Mème Vert qui permet le dépassement des valeurs du Mème Orange – rationnel/individualiste – fondé sur les valeurs de la réussite individuelle, de l’efficacité et de la compétition.

L’Ere des créateurs annonce bien sûr le prochain stade évolutif – intégral – mais le déni de l'expérience spirituelle au profit d’une vision purement immanente et vitaliste de l’existence humaine empêche Vaneigem d’accéder à ce niveau. Fondée sur la prévalence du désir et de la subjectivité, ce vitalisme immanent représente bien une certaine intelligentsia française dont Deleuze et ses fameuses machines désirantes furent un temps les figures emblématiques.
Cette génération intellectuelle née avant-guerre et qui fut à son zénith créateur durant les années 60/70 est encore prisonnière d’une tradition culturelle qui fait l’amalgame entre religion et spiritualité, entre l’obéissance à un dogme clérical pré-moderne et l’éveil à une conscience transpersonnelle et transrationnelle. Ce qui la rend bien incapable de saisir dans le mouvement vital du désir et de la création une expression énergétique et immanente d'un Esprit transcendant.

Cette absence de perspective évolutive fait que tout un courant néo-libéral a récupéré cette pensée libertaire et ce relativisme subjectif pour les transformer en « idéologie pulsionnelle » instrumentalisée, de fait, au service du Marché. L’alliance des idéologies libérales et libertaires a réduit l’affirmation d’une puissance subjective à celle d’un narcissisme profondément nihiliste, sorte de « tout à l’ego » putride focalisé sur la satisfaction des pulsions individuelles et celles des fantasmes de toute puissance inhérents. Idéologie néo-libérale intrinsèquement perverse dont on voit les ravages sur les plans économiques, politiques et sociaux dans la mesure où elle réduit l'autre au rôle d'instrument au service d'une satisfaction égoïste, à la fois pulsionnelle et compulsive.


Une spiritualité intégrale

Toutefois, emprunté par la sensibilité d'une nouvelle génération, un autre chemin se dessine, qui permet de passer du Mème Vert relativiste au Mème Jaune intégral en reconnaissant dans le mouvement vital du désir et de la création, l'expression énergétique et immanente d’un Esprit transcendant dont on peut faire l’expérience par une initiation à la fois esthétique et sensible, intellectuelle et symbolique.

Partout, dans le monde occidental, s'affirme un courant culturel profondément novateur fondé sur une réforme de la pensée et sur la profondeur régénératrice d'une expérience spirituelle qui n'a rien à voir avec le dogme clérical et pré-moderne de la religion. En France, une nouvelle génération de penseurs et d’écrivains – je pense notamment à Denis Marquet et à son ouvrage Elément de philosophie angélique sur lequel nous reviendrons – osent braver les dogmes rancis d’un formalisme franchouillard pour affirmer le lien intime et énergétique entre l'Esprit transcendant et le mouvement évolutif de la vie immanente.
A propos du dernier livre d’Annie Le Brun, Nicolas Truong dans Le Monde parle de : « L'urgence de défendre une raison sensible par l'entremise d'une conscience poétique qui rend grâce au merveilleux sans tomber dans les ornières du religieux. » Peut-on mieux dire ? L’ère des créateurs n’est-elle pas simplement celle d'une vie poétique fondée sur l’expérience intime d’un monde réenchanté ?

L’Ere des Créateurs renvoie à l'émergence d’une spiritualité intégrale et poétique, profondément non duelle. N’oublions pas, comme l’écrit Jean Yves Leloup qu'« Etre spirituel, c’est être inspiré ». L’Ere des créateurs est celle d’une inspiration intégrale qui, dans toute forme, perçoit l’expression « symbolique » de cette force évolutive, à la fois vitale et créatrice, que l’on nomme l’Esprit.

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