vendredi 28 janvier 2011

L'ère des Créateurs (4) L'intelligence sensible

Ce billet est la suite de L'ère des Créateurs (1) (2) et (3).

"Accorder chez l’enfant une priorité absolue à l’intelligence sensible, à une approche où le vivant se dévoile comme mouvement de création... Je ne suppose pas d'autre projet éducatif que celui de se créer dans l'amour et la connaissance du vivant... Nous ne voulons plus d'une école où l'on apprend à survivre en désapprenant à vivre." Raoul Vaneigem

L’ère des créateurs, celle de l’homme réconcilié avec la vie qui l’anime et de la vie réconciliée avec l’esprit qui l’inspire, est l’ère d’une éducation intégrale dont la priorité est le développement d’une intelligence sensible qui donne « la capacité de se recréer en recréant le monde ». Cette intelligence sensible, dont nous avons tenté d'esquisser les contours (ici , et ailleurs...) est au cœur d’une nouvelle vision du monde qui naît de l’intégration entre deux formes d’épistémologie : moderne et rationnelle d'une part, traditionnelle et relationnelle de l'autre.
L'intelligence sensible est la cause et l'effet d'une conscience intégrale. Une conscience qui devient intégrale quand les formes abstraites – logiques, distinctives et conceptuelles – de la réflexion rationnelle s’harmonisent organiquement avec les formes concrètes – esthétiques, symboliques et spirituelles – de la sensibilité relationnelle. Nous invoquions ici même dernièrement cette intelligence sensible en faisant référence à cet article du Monde qui évoquait : « L'urgence de défendre une raison sensible par l'entremise d'une conscience poétique qui rend grâce au merveilleux sans tomber dans les ornières du religieux.»


Repenser l’éducation
Mais comment développer cette intelligence sensible propre à l’ère des créateurs dans des institutions éducatives en ruine, hantées par une idéologie mortifère, qui ne forme pas des individus mais qui les formate de façon à les rendre obéissants et castrés - petits soldats disciplinés de la guerre économique du tous contre tous et petits rouages d’une société de marché fondée sur l'hystérie productiviste et l’hypnose consumériste - étouffant ainsi dans l’œuf la vitalité créatrice qui est à la fois le propre de l’enfance et la richesse intérieure de l’adulte qu’il deviendra ?

Père de quatre enfants, Raoul Vaneigem pose cette question dans son Avertissement aux écoliers et lycéens diffusé à plus de quatre-vingt mille exemplaires dès sa parution en 1995, preuve s'il en est que ce texte est porteur d'un constat lucide et partagé : "L'entreprise scolaire n'a-t-elle pas obéi jusqu'à ce jour à une préoccupation dominante: améliorer les techniques de dressage afin que l'animal soit rentable?Dans ces pages au style aphoristique, Raoul Vaneigem dresse un constat cruel et crucial, celui de l’inadéquation profonde de notre institution scolaire au nouvel esprit du temps : « Le monde a changé davantage en trente ans qu'en trois mille... Pourtant, l'intelligence demeure fossilisée, comme impuissante à percevoir la mutation qui s'opère sous nos yeux..." Une intelligence abstraite incapable d'appréhender le mouvement de la vie qui est celui de l'évolution parce qu'elle est prisonnière de "cette abstraction, dont l'étymologie - abstrahere, tirer hors de - dit assez l'exil de soi, la séparation d'avec la vie."

L’éducation est le marqueur d’une civilisation. Elle témoigne de la la vision que nous nous faisons de l'être humain. Dans une société de l’information, en évolution permanente et en complexité croissante, il est donc d’une extrême urgence de repenser complètement l’éducation afin que le développement de l’intelligence sensible donne enfin « la priorité au vivant sur l'économie de survie ».


Raoul Vaneigem. Avertissement aux écoliers et lycéens
... Le monde a changé davantage en trente ans qu'en trois mille. Jamais - en Europe de l'ouest tout au moins - la sensibilité des enfants n'a autant divergé des vieux réflexes prédateurs qui firent de l'animal humain la plus féroce et la plus destructrice des espèces terrestres.

Pourtant, l'intelligence demeure fossilisée, comme impuissante à percevoir la mutation qui s'opère sous nos yeux. Une mutation comparable à l'invention de l'outil, qui produisit jadis le travail d'exploitation de la nature et engendra une société composée de maîtres et d'esclaves. Une mutation où se révèle la véritable spécificité humaine: non la production d'une survie inféodée aux impératifs d'une économie lucrative, mais la création d'un milieu favorable à une vie plus intense et plus riche.
Notre système éducatif s'enorgueillit à raison d'avoir répondu avec efficacité aux exigences d'une société patriarcale jadis toute puissante; à ce détail près qu'une telle gloire est à la fois répugnante et révolue.

Sur quoi s'érigeait le pouvoir patriarcal, la tyrannie du père, la puissance du mâle? Sur une structure hiérarchique, le culte du chef, le mépris de la femme, la dévastation de la nation, le viol et la violence oppressive. Ce pouvoir, l'histoire l'abandonne désormais dans une état avancé de délabrement: dans la communauté européenne, les régimes dictatoriaux ont disparu, l'armée et la police virent à l'assistance sociale, l'État se dissout dans l'eau trouble des affaires et l'absolutisme paternel n'est plus qu'un souvenir de guignol.

Il faut vraiment cultiver la sottise avec une faconde ministérielle pour ne pas révoquer sur le champ un enseignement que le passé pétrit encore avec les ignobles levures du despotisme, du travail forcé, de la discipline militaire et de cette abstraction, dont l'étymologie - abstrahere, tirer hors de - dit assez l'exil de soi, la séparation d'avec la vie.

Elle agonise enfin, la société où l'on n'entrait vivant que pour apprendre à mourir. La vie reprend ses droits timidement comme si, pour la première fois dans l'histoire, elle s'inspirait d'un éternel printemps au lieu de se mortifier d'un hiver sans fin.

Odieuse hier, l'école n'est plus que ridicule. Elle fonctionnait implacablement selon les rouages d'un ordre qui se croyait immuable. Sa perfection mécanique brisait l'exubérance, la curiosité, la générosité des adolescents afin de les mieux intégrer dans les tiroirs d'une armoire que l'usure du travail changeait peu à peu en cercueil. Le pouvoir des choses l'emportait sur le désir des êtres.
La logique d'une économie alors florissante était imparable, comme l'égrènement des heures de survie qui sonnent avec constance le rappel de la mort. La puissance des préjugés, la force d'inertie, la résignation coutumière exerçaient si communément leur emprise sur l'ensemble des citoyens qu'en dehors de quelques insoumis, épris d'indépendance, la plupart des gens trouvaient leur compte dans la misérable espérance d'une promotion sociale et d'une carrière garantie jusqu'à la retraire.

Il ne manquait donc pas d'excellentes raisons pour engager l'enfant dans le droit chemin des convenances, puisque s'en remettre aveuglément à l'autorité professorale offrait à l'impétrant les lauriers d'une récompense suprême: la certitude d'un emploi et d'un salaire.

Les pédagogues dissertaient`sur l'échec scolaire sans se préoccuper de l'échiquier où se tramait l'existence quotidienne, jouée à chaque pas dans l'angoisse du mérite et du démérite, de la perte et du profit, de l'honneur et du déshonneur. Une consternante banalité régnait dans les idées et les comportements: il y avait les forts et les faibles, les riches et les pauvres, les rusés et les imbéciles, les chanceux et les infortunés.

Certes, la perspective d'avoir à passer sa vie dans une usine ou un bureau à gagner l'argent du mois n'était pas de nature à exalter les rêves de bonheur et d'harmonie que nourrissait l'enfance. Elle produisait à la chaîne des adultes insatisfaits, frustrés d'une destinée qu'ils eussent souhaitée plus généreuse. Déçus et instruits par les leçons de l'amertume, ils ne trouvaient le plus souvent d'autre exutoire à leur ressentiment que d'absurdes querelles, soutenues par les meilleures raisons du monde. Les affrontements religieux, politiques, idéologiques leur procuraient l'alibi d'une Cause - comme ils disaient pompeusement - qui leur dissimulait en fait la sombre violence du mal de survie dont ils souffraient.

Ainsi leur existence s'écoulait-elle dans l'ombre glacée d'une vie absente. Mais quand l'air du temps est à la peste, les pestiférés font la loi. Si inhumains que fussent les principes despotiques qui régissaient l'enseignement et inculquaient aux enfants les sanglantes vanités de l'âge adulte - ceux que Jean Vigo raille dans son film Zéro de conduite -, ils participaient de la cohérence d'un système prépondérant, ils répondaient aux injonctions d'une société qui ne se reconnaissait d'autre moteur premier que le pouvoir et le profit.

Dorénavant, si l'éducation s'obstine à obéir aux mêmes mobiles, la machine de la pertinence s'est détraquée: il y a de moins en moins à gagner et de plus en plus de vie gâchée à racler les fonds de tiroir.

L'insupportable prééminence des intérêts financiers sur le désir de vivre n'arrive plus à donner le change. Le cliquetis quotidien de l'appât du gain résonne absurdement à mesure que l'argent dévalue, qu'une faillite commune arase capitalisme d'État et capitalisme privé, et que dévalent vers l'égout du passé les valeurs patriarcales du maître et de l'esclave, les idéologies de gauche et de droite, le collectivisme et le libéralisme, toute ce qui s'est édifié sur le viol de la nature terrestre et de la nature humaine au nom de la sacro-sainte marchandise.

Un nouveau style est en train de naître
, que seule dissimule l'ombre d'un colosse dont les pieds d'argile ont déjà cédé. L'école demeure confinée dans le contre-jour du vieux monde qui s'effondre.

Faut-il la détruite? Question doublement absurde.

D'abord parce qu'elle est déjà détruite. De moins en moins concernés par ce qu'ils enseignent et étudient - et surtout par la manière d'instruire et de s'instruire -, professeurs et élèves ne s'affairent ils pas à saborder de conserve le vieux paquebot pédagogique qui fait eau de toutes parts?

L'ennui engendre la violence, la laideur des bâtiments excite au vandalisme, les constructions modernes, cimentées par le mépris des promoteurs immobiliers, se lézardent, s'écroulent, s'embrasent, selon l'usure programmée de leurs matériaux de pacotille.

Ensuite, parce que le réflexe d'anéantissement s'inscrit dans la logique de mort d'une société marchande dont la nécessité lucrative épuise le vivant des êtres et des choses, le dégrade, le pollue, le tue.
Accentuer le délabrement ne profite pas seulement aux charognards de l'immobilier, aux idéologues de la peur et de la sécurité, aux partis de la haine, de l'exclusion, de l'ignorance, il donne des gages à cet immobilisme qui ne cesse de changer d'habits neufs et masque sa nullité sous des réformes aussi spectaculaires qu'éphémères.

L'école est au centre d'une zone de turbulence où les jeunes années sombrent dans la morosité, où la névrose conjuguée de l'enseignant et de l'enseigné imprime son mouvement au balancier de la résignation et de la révolte, de la frustration et de la rage.

Elle est aussi le lieu privilégié d'une renaissance. Elle porte en gestation la conscience qui est au coeur de notre époque: assurer la priorité au vivant sur l'économie de survie.

Elle détient la clé des songes dans une société sans rêve: la résolution d'effacer l'ennui sous la luxuriance d'un paysage où la volonté d'être heureux bannira les usines polluantes, l'agriculture intensive, les prisons en tous genres, les officines d'affaire véreuses, les entrepôts de produits frelatés, et ces chaires de vérités politiques, bureaucratiques, ecclésiastiques qui appellent l'esprit à mécaniser le corps et le condamnent à claudiquer dans l'inhumain.

Stimulé par les espérances de la Révolution, Saint-Just écrivait: « Le bonheur est une idée neuve en Europe. » Il a fallu deux siècles pour que l'idée, cédant au désir, exige sa réalisation individuelle et collective.

Désormais, chaque enfant, chaque adolescent, chaque adulte se trouve à la croisée d'un choix: s'épuiser dans un monde qu'épuise la logique d'une rentabilité à tout prix, ou créer sa propre vie en créant un environnement qui en assure la plénitude ou l'harmonie. Car l'existence quotidienne ne se peut confondre plus longtemps avec cette survie adaptative à laquelle l'ont réduite les hommes qui produisent la marchandise et sont produits par elle.

Nous ne voulons plus d'une école où l'on apprend à survivre en désapprenant à vivre. La plupart des hommes n'ont été que des animaux spiritualisés, capables de promouvoir une technologie au service de leurs intérêts prédateurs mais incapables d'affiner humainement le vivant et d'atteindre ainsi à leur propre spécificité d'homme, de femme, d'enfant.

Au terme d'une course frénétique au profit, les rats en salopette et en costumes trois pièces découvrent qu'il ne reste qu'une portion congrue du fromage terrestre qu'ils ont rongé de toutes parts. Il leur faudra ou progresser dans le dépérissement, ou opérer une mutation qui les rendra humains.

Il est temps que le memento vivere remplace le memento mori qui estampillait les connaissances sous prétexte que rien n'est jamais acquis.

Nous nous sommes trop longtemps laissé persuader qu'il n'y avait à attendre du sort commun que la déchéance et la mort. C'est une vision de vieillards prématurés, de golden boys tombés dans la sénilité précoce parce qu'ils ont préféré l'argent à l'enfance. Que ces fantômes d'un présent conjugué au passé cessent d'occulter la volonté de vivre qui cherche en chacun de nous le chemin de sa souveraineté!

La société nouvelle commence où commence l'apprentissage d'une vie omniprésente
. Une vie à percevoir et à comprendre dans le minéral, le végétal, l'animal, règnes dont l'homme est issu et qu'il porte en soi avec tant d'inconscience et de mépris. Mais aussi une vie fondée sur la créativité, non sur le travail; sur l'authenticité, non sur le paraître; sur la luxuriance des désirs, non sur les mécanismes du refoulement et du défoulement. Une vie dépouillée de la peur, de la contrainte, de la culpabilité, de l'échange, de la dépendance. Parce qu'elle conjugue inséparablement la conscience et la jouissance de soi et du monde.
Une femme qui a l'infortune d'habiter dans un pays gangrené par la barbarie et l'obscurantisme écrivait: « En Algérie, on apprend à l'enfant à laver un mort, moi je veux lui apprendre les gestes de l'amour. » Sans verser dans tant de morbidité, notre enseignement n'a été trop souvent, sous son apparente élégance, qu'un toilettage de morts. Il s'agit maintenant de retrouver jusque dans les libellés du savoir les gestes de l'amour: la clé de la connaissance et la clé des champs où l'affection est offerte sans réserve.

Que l'enfance se soit prise au piège d'une école qui a tué le merveilleux au lieu de l'exalter indique assez en quelle urgence l'enseignement se trouve, s'il ne veut pas sombrer plus avant dans la barbarie de l'ennui, de créer un monde dont il soit permis de s'émerveiller.

Gardez-vous cependant d'attendre secours ou panacée de quelque sauveur suprême. Il serait vain, assurément d'accorder crédit à un gouvernement, à une faction politique, ramassis de gens soucieux de soutenir avant tout l'intérêt de leur pouvoir vacillant; ni davantage à des tribuns et maîtres à penser, personnages médiatiques multipliant leur image pour conjuguer la nullité que reflète le miroir de leur existence quotidienne. Mais ce serait surtout marcher au revers de soi que de s'agenouiller en quémandeur, en assisté, en inférieur, alors que l'éducation doit avoir pour but l'autonomie, l'indépendance, la création de soi, sans laquelle il n'est pas de véritable entraide, de solidarité authentique, de collectivité sans oppression.

Une société qui n'a d'autre réponse à la misère que le clientélisme, la charité et la combine est une société mafieuse. Mettre l'école sous le signe de la compétitivité, c'est inciter à la corruption, qui est la morale des affaires.

La seule assistance digne d'un être humain est celle dont il a besoin pour se mouvoir par ses propres moyens. Si l'école n'enseigne pas à se battre pour la volonté de puissance, elle condamnera des générations à la résignation, à la servitude et à la révolte suicidaire. Elle tournera en souffle de mort et de barbarie ce que chacun possède en soi de plus vivant et de plus humain.

Je ne suppose pas d'autre projet éducatif que celui de se créer dans l'amour et la connaissance du vivant. En dehors d'une école buissonnière où la vie se trouve et se cherche sans fin - de l'art d'aimer aux mathématiques spéculatives -, il n'y a que l'ennui et le poids mort d'un passé totalitaire.

Aucun enfant ne franchit le seuil d'une école sans exposer au risque de se perdre; je veux dire de perdre cette vie exubérante, avide de connaissances et d'émerveillements, qu'il serait si exaltant de nourrir, au lieu de la stériliser et de la désespérer sous l'ennuyeux travail du savoir abstrait... Si l'enseignement est reçu avec réticence, voire avec répugnance, c'est que le savoir filtré par les programmes scolaires porte la marque d'une blessure ancienne: il a été castré de sa sensualité originelle. La connaissance du monde sans la conscience des désirs de vie est une connaissance morte."

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