Attention !... Le post-matérialisme qui constitue le nouvel air du temps et dont il a été question dans le billet précédent ne doit pas être confondu avec le retour à une tradition pré-moderne, qui, de fait, était pré-matérialiste.
Impliqué dans son contexte naturel et humain, immergé dans une totalité organique, l’homme concret des traditions participe à un ordre communautaire intégré harmoniquement dans un Cosmos à la fois naturel et symbolique. Sa sensibilité à la fois instinctive et intuitive lui fait percevoir ce Cosmos comme la manifestation d’une force transcendante qui l’anime et le guide, lui et les siens. Dans cette perspective traditionnelle qui peut être animiste ou vitaliste, énergétique ou spiritualiste selon le niveau évolutif des cultures et des époques, le matérialisme n’a aucun sens.
Quelques rares penseurs de l’antiquité – Démocrite, Epicure, Lucrèce – ont fait du matérialisme une méthode pédagogique qui vise à combattre par la lucidité le rapport pervers entre peur et superstition. Ce matérialisme antique est aussi le cadre d’une morale immanente plus aisée à comprendre et moins exigeante à suivre que la quête initiatique d’une métanoïa qui est celle d’un retournement de la conscience de l’extérieur vers l’intérieur.
Le matérialisme est, stricto sensu, une solution de facilité : une fascination de la conscience pour le monde des apparences auquel elle s'identifie en faisant abstraction de l'intériorité et de l'intention transcendante dont elle procède. Ce n’est pas un hasard si le matérialisme comme vision du monde et l’athéisme qui lui est inhérent, n’ont vraiment pris forme qu’avec l’avènement de la science et de sa méthodologie réductionniste au dix neuvième siècle. Ils en sont consubstantiels. Car - et c’est un paradoxe - le matérialisme est avant tout une abstraction.
Une abstraction
Plus l’homme devient abstrait et plus il est matérialiste. Plus il est matérialiste et plus il fait abstraction d’une dimension essentielle de l’humanité : celle qui, n’étant réductible à aucune dimension observable ou quantifiable, réside dans le mystère de l’intériorité et se manifeste, de manière qualitative, à travers la sensibilité esthétique, le sens éthique, l’intuition créatrice, l’imagination symbolique ou l’inspiration spirituelle.
Parce que les lunettes abstraites de la modernité ne lui permettent de participer à ce mystère, elle le déclare inexistant. Pire : elle combat toute démarche intuitive comme la résurgence d’une mentalité archaïque qui brouille la modélisation abstraite. En apportant prospérité et confort à une minorité d’être humains, souvent aux dépens de continents entiers, le progrès technologique a, dans le même temps, limité la conscience à une visée utilitaire et instrumentale qui nie la richesse spirituelle et symbolique de l’intériorité.
Cette pensée instrumentale a permis d’explorer la dimension particulaire de la matière où les savants ont notamment découvert le phénomène quantique de non-séparabilité que l’on peut résumer ainsi : dans le monde particulaire, tout est lié. Aux frontière de l’infiniment petit nous n’avons pas seulement découvert les limites de la matière mais aussi celle de la méthode scientifique : comment penser un tout unifié, à la fois indivisible et interdépendant, où l’observateur est impliqué, à partir d’une approche objectivante et réductionniste ?
Directeur du département de physique à l’université de Berkeley, Geoffrey Chew répond ainsi à cette question : «Les physiciens ont prouvé rationnellement que nos idées rationnelles sur le monde dans lequel nous vivons sont profondément déficientes. Notre lutte habituelle en physique avancée peut ainsi n’être qu’un avant-goût d’une forme complètement neuve de l’intellect humain, effort qui non seulement sera extérieur à la physique mais ne pourra même pas être qualifié de scientifique.» Et si cet effort était celui d’une pensée intégrative ? L’exploration des limites ultimes de la matière ouvre la voie à une vision post-matérialiste fondée sur une nouvelle épistémologie.
La transe réductionniste
Comme son nom l’indique, le réductionnisme est une approche qui tend à réduire un ensemble à ses éléments les plus simples. Si elle permet d’identifier certain nombre de mécanismes reproductibles, cette méthode est bien incapable de rendre compte de la dynamique d’intégration comme de l'infinie complexité des relations qui sont au cœur de la matière et de la vie, et -plus encore - au cœur de la psyché et de la conscience.
Plus d'explication, moins de compréhension.
Paradoxe : plus on explique et moins on comprend. Alors que l’explication concerne la définition des faits, leur mesure et leur analyse, la compréhension naît de l'interprétation des faits dans le cadre d'un contexte global qui leur donne du sens. Moins on comprend et plus on cherche à expliquer en rétrécissant davantage les domaines d’observation et en multipliant ainsi à l’envie des disciplines qui nécessitent une spécialisation croissante, devenant ainsi étrangères les unes aux autres, comme autant d’îlots perdus dans un océan de données.
A la prolifération cancéreuse des disciplines correspond une impuissance maladive de la science à donner une perspective globale qui nécessiterait des méthodes d’intégration fondées sur une autre épistémologie. Cette différence entre explication et compréhension, savoir et connaissance, inspire les questions suivantes à Edgar Morin :
« Peut-on se satisfaire de ne concevoir l’individu qu’en excluant la société, la société qu’en excluant l’espèce, l’humain qu’en excluant la vie, la vie qu’en excluant la matière, la matière qu’en excluant l’univers ? Peut-on accepter que la mesure, la prévision, la manipulation fasse régresser l’intelligibilité ? Peut-on accepter que la connaissance se fonde sur l’exclusion du connaissant, que la pensée se fonde sur l’exclusion du pensant, que le sujet soit exclu de la construction de l’objet ? Que la science soit totalement exclue de son insertion et de sa détermination sociale ? Peut-on accepter une telle nuit sur la connaissance ? » (La Méthode)
Hasard et nécessité
Troupeau d’aveugles dans un tunnel sans fin, nous sommes ainsi condamnés à une double peine. Fascinés par le monde objectif auquel le matérialisme identifie la conscience, nous avons perdu non seulement les clés intérieures permettant de comprendre le sens du projet humain mais, en plus, nous sommes devenus incapables de rendre intelligible notre milieu objectif, noyés que nous sommes dans un océan de données - produites par une galaxie de disciplines - qu’aucune perspective globale ne parvient ni à agréger ni à interpréter.
En posant sur le monde un regard abstrait et réducteur nous voyons le spectacle d’un monde hétérogène tout en nommant hasard le processus qui fonde cette hétérogénéité !... L’incompréhension nous devient naturelle, comme l’expression et la preuve d’un monde régi par le hasard et la nécessité, dont la montée évolutive en complexité n’obéit à aucune finalité.
Et c’est ainsi que nous avons pu lire sous la plume du prix Nobel Jacques Monod ce qui apparaît comme une ânerie monumentale pour toutes les autres cultures qui, depuis la nuit des temps - parce qu’elles ne sont pas aveuglées par une perspective réductionniste - sont fondées sur une profonde harmonie entre le microcosme humaine et le macrocosme universel : « L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers, d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part.» (Le hasard et la nécessité)
Phrase emblématique d'une condition humaine devenue celle d’un exilé dans un monde aussi étrange qu’étranger. Un exilé qui cherche à compenser l’inflation de la mesure par une démesure insensée. Dans cette perspective réductionniste, la totalité devient une illusion régressive et la finalité un obstacle épistémologique sur la voie de la science, donc du progrès !....
Schizoïde modernitéCe qui fonde le réductionnisme instrumental de la science moderne, c’est le déni de la totalité et de la finalité. La pensée abstraite et la méthode analytique qui en résulte sont incapables de rendre compte de la participation sensible et concrète de notre subjectivité à notre milieu naturel, humain et cosmique à travers le lien homéotélique unissant la partie et le tout.
Bergson l’a montré avec génie : enfermée dans un formalisme abstrait, la tradition occidentale réduit la dynamique inhérente à la conscience à une représentation conceptuelle incapable de rendre compte du mouvement interne de l’intuition créatrice. Le profond désarroi contemporain naît du fossé entre le flux intuitif et évolutif de la conscience et nos représentations abstraites, foncièrement statiques et mécaniques, élaborées pour maîtriser notre environnement matériel.
Le mouvement créateur de l’intuition ne se reconnaît pas dans le miroir figé et réifié que lui renvoie la raison instrumentale. C’est ainsi que l’homme contemporain devient schizoïde, écartelé entre le champ de son intériorité créatrice, toujours en mouvement, et un monde d’autant plus statique et fragmenté qu’il est devenu l’objet exclusif de la raison instrumentale.
Ce dispositif schizoïde a une conséquence majeure : la modernité a découvert au cœur de la vie une dynamique évolutive dont elle ne parvient pas à saisir le sens, prisonnière qu’elle est d’une conception réductionniste qui l’empêche de penser en terme systémique de globalité et d’intégration. C’est ainsi qu’elle réduit la dynamique de l’évolution à sa dimension biologique et cette évolution biologique à des mécanismes d’adaptation qui sont ceux de la sélection naturelle. Elle passe de ce fait à côté de la dimension essentielle du processus évolutif qui concerne l’être humain dans sa totalité à la fois biologique, psychique, cognitive et spirituelle.
Refus de la déshumanisation
La pensée instrumentale a fait autant de merveilles sur le plan de la technique qu’elle a creusé chez l’être humain, un profond vide existentiel et symbolique. La simultanéité, l’intensité et la profondeur des multiples crises qui nous traversent autant que nous les traversons sont autant d’échos extérieurs à cette crise fondatrice entre la dynamique créatrice de la subjectivité vivante et la mécanique d’une pensée instrumentale, devenue hégémonique.
Si ces crises sont des pédagogues sévères et rigoureuses, parfois monstrueuses, c'est qu'elles nous montrent les limites de la pensée instrumentale et son incapacité fondamentale à donner du sens et à créer du lien. Elles nous obligent à penser et à vivre autrement. La réaction à cette situation tragique est l’émergence d’une vision post-matérialiste qui n’accepte pas la domination du réductionnisme et du formalisme abstrait, au cœur du matérialisme moderne.
L' instrumentalisation et la fragmentation de l’humain sont à l'origine d'une profonde déshumanisation. Né du refus de cette déshumanisation le post-matérialisme exprime la nécessité absolue dans laquelle nous nous trouvons d’inventer une autre épistémologie - intégrale - permettant à l'individu d'interpréter son expérience à partir d'une vision globale, à la fois évolutive et contextuelle.
Impliqué dans son contexte naturel et humain, immergé dans une totalité organique, l’homme concret des traditions participe à un ordre communautaire intégré harmoniquement dans un Cosmos à la fois naturel et symbolique. Sa sensibilité à la fois instinctive et intuitive lui fait percevoir ce Cosmos comme la manifestation d’une force transcendante qui l’anime et le guide, lui et les siens. Dans cette perspective traditionnelle qui peut être animiste ou vitaliste, énergétique ou spiritualiste selon le niveau évolutif des cultures et des époques, le matérialisme n’a aucun sens.
Quelques rares penseurs de l’antiquité – Démocrite, Epicure, Lucrèce – ont fait du matérialisme une méthode pédagogique qui vise à combattre par la lucidité le rapport pervers entre peur et superstition. Ce matérialisme antique est aussi le cadre d’une morale immanente plus aisée à comprendre et moins exigeante à suivre que la quête initiatique d’une métanoïa qui est celle d’un retournement de la conscience de l’extérieur vers l’intérieur.
Le matérialisme est, stricto sensu, une solution de facilité : une fascination de la conscience pour le monde des apparences auquel elle s'identifie en faisant abstraction de l'intériorité et de l'intention transcendante dont elle procède. Ce n’est pas un hasard si le matérialisme comme vision du monde et l’athéisme qui lui est inhérent, n’ont vraiment pris forme qu’avec l’avènement de la science et de sa méthodologie réductionniste au dix neuvième siècle. Ils en sont consubstantiels. Car - et c’est un paradoxe - le matérialisme est avant tout une abstraction.
Une abstraction
Plus l’homme devient abstrait et plus il est matérialiste. Plus il est matérialiste et plus il fait abstraction d’une dimension essentielle de l’humanité : celle qui, n’étant réductible à aucune dimension observable ou quantifiable, réside dans le mystère de l’intériorité et se manifeste, de manière qualitative, à travers la sensibilité esthétique, le sens éthique, l’intuition créatrice, l’imagination symbolique ou l’inspiration spirituelle.
Parce que les lunettes abstraites de la modernité ne lui permettent de participer à ce mystère, elle le déclare inexistant. Pire : elle combat toute démarche intuitive comme la résurgence d’une mentalité archaïque qui brouille la modélisation abstraite. En apportant prospérité et confort à une minorité d’être humains, souvent aux dépens de continents entiers, le progrès technologique a, dans le même temps, limité la conscience à une visée utilitaire et instrumentale qui nie la richesse spirituelle et symbolique de l’intériorité.
Cette pensée instrumentale a permis d’explorer la dimension particulaire de la matière où les savants ont notamment découvert le phénomène quantique de non-séparabilité que l’on peut résumer ainsi : dans le monde particulaire, tout est lié. Aux frontière de l’infiniment petit nous n’avons pas seulement découvert les limites de la matière mais aussi celle de la méthode scientifique : comment penser un tout unifié, à la fois indivisible et interdépendant, où l’observateur est impliqué, à partir d’une approche objectivante et réductionniste ?
Directeur du département de physique à l’université de Berkeley, Geoffrey Chew répond ainsi à cette question : «Les physiciens ont prouvé rationnellement que nos idées rationnelles sur le monde dans lequel nous vivons sont profondément déficientes. Notre lutte habituelle en physique avancée peut ainsi n’être qu’un avant-goût d’une forme complètement neuve de l’intellect humain, effort qui non seulement sera extérieur à la physique mais ne pourra même pas être qualifié de scientifique.» Et si cet effort était celui d’une pensée intégrative ? L’exploration des limites ultimes de la matière ouvre la voie à une vision post-matérialiste fondée sur une nouvelle épistémologie.
La transe réductionniste
Comme son nom l’indique, le réductionnisme est une approche qui tend à réduire un ensemble à ses éléments les plus simples. Si elle permet d’identifier certain nombre de mécanismes reproductibles, cette méthode est bien incapable de rendre compte de la dynamique d’intégration comme de l'infinie complexité des relations qui sont au cœur de la matière et de la vie, et -plus encore - au cœur de la psyché et de la conscience.
Plus les savants avancent dans leurs découvertes et plus le mystère s’épaissit. Au lieu de le résoudre, ils le dissolvent à travers la fragmentation disciplinaire et analytique. Le réductionnisme s’apparente aux lois de la transe hypnotique : absorption de la conscience en un seul point et abstraction du monde environnant. Ainsi, pour prouver une hypothèse, plus on augmente l’exactitude de la mesure et plus on en rétrécit le champ d’observation.
Ce rétrécissement du champ d’observation va de pair avec une abstraction complète du contexte ambiant, et ce dans les deux sens du mot abstraction. Le premier sens est celui d'une opération intellectuelle qui consiste à séparer ce qui est lié de manière organique. Le second sens est celui de l'oubli, puis du déni, de ce lien organique originel au profit d'une vision mécanique et objective à visée instrumentale.
Grâce à la transe réductionniste, les savants deviennent hyper spécialisés dans un domaine : ils en savent de plus en plus sur de moins en moins. Nous croyions nous éveiller à une conscience plus ample et plus unifiée, née de la co-naissance avec notre milieu, mais en fait la transe réductionniste nous endort dans la fragmentation monstrueuse d’un savoir de plus en plus spécialisé.
La perversion du matérialisme naît de la confusion entre la connaissance – toujours initiatique et transformatrice - et le savoir, objectif et instrumental. A l’inflation hyperbolique des données correspond le déficit croissant d’un sens dilué dans un abîme de perplexité.
Plus d'explication, moins de compréhension.
Paradoxe : plus on explique et moins on comprend. Alors que l’explication concerne la définition des faits, leur mesure et leur analyse, la compréhension naît de l'interprétation des faits dans le cadre d'un contexte global qui leur donne du sens. Moins on comprend et plus on cherche à expliquer en rétrécissant davantage les domaines d’observation et en multipliant ainsi à l’envie des disciplines qui nécessitent une spécialisation croissante, devenant ainsi étrangères les unes aux autres, comme autant d’îlots perdus dans un océan de données.
A la prolifération cancéreuse des disciplines correspond une impuissance maladive de la science à donner une perspective globale qui nécessiterait des méthodes d’intégration fondées sur une autre épistémologie. Cette différence entre explication et compréhension, savoir et connaissance, inspire les questions suivantes à Edgar Morin :
« Peut-on se satisfaire de ne concevoir l’individu qu’en excluant la société, la société qu’en excluant l’espèce, l’humain qu’en excluant la vie, la vie qu’en excluant la matière, la matière qu’en excluant l’univers ? Peut-on accepter que la mesure, la prévision, la manipulation fasse régresser l’intelligibilité ? Peut-on accepter que la connaissance se fonde sur l’exclusion du connaissant, que la pensée se fonde sur l’exclusion du pensant, que le sujet soit exclu de la construction de l’objet ? Que la science soit totalement exclue de son insertion et de sa détermination sociale ? Peut-on accepter une telle nuit sur la connaissance ? » (La Méthode)
Hasard et nécessité
Troupeau d’aveugles dans un tunnel sans fin, nous sommes ainsi condamnés à une double peine. Fascinés par le monde objectif auquel le matérialisme identifie la conscience, nous avons perdu non seulement les clés intérieures permettant de comprendre le sens du projet humain mais, en plus, nous sommes devenus incapables de rendre intelligible notre milieu objectif, noyés que nous sommes dans un océan de données - produites par une galaxie de disciplines - qu’aucune perspective globale ne parvient ni à agréger ni à interpréter.
En posant sur le monde un regard abstrait et réducteur nous voyons le spectacle d’un monde hétérogène tout en nommant hasard le processus qui fonde cette hétérogénéité !... L’incompréhension nous devient naturelle, comme l’expression et la preuve d’un monde régi par le hasard et la nécessité, dont la montée évolutive en complexité n’obéit à aucune finalité.
Et c’est ainsi que nous avons pu lire sous la plume du prix Nobel Jacques Monod ce qui apparaît comme une ânerie monumentale pour toutes les autres cultures qui, depuis la nuit des temps - parce qu’elles ne sont pas aveuglées par une perspective réductionniste - sont fondées sur une profonde harmonie entre le microcosme humaine et le macrocosme universel : « L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers, d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part.» (Le hasard et la nécessité)
Phrase emblématique d'une condition humaine devenue celle d’un exilé dans un monde aussi étrange qu’étranger. Un exilé qui cherche à compenser l’inflation de la mesure par une démesure insensée. Dans cette perspective réductionniste, la totalité devient une illusion régressive et la finalité un obstacle épistémologique sur la voie de la science, donc du progrès !....
Schizoïde modernitéCe qui fonde le réductionnisme instrumental de la science moderne, c’est le déni de la totalité et de la finalité. La pensée abstraite et la méthode analytique qui en résulte sont incapables de rendre compte de la participation sensible et concrète de notre subjectivité à notre milieu naturel, humain et cosmique à travers le lien homéotélique unissant la partie et le tout.
Bergson l’a montré avec génie : enfermée dans un formalisme abstrait, la tradition occidentale réduit la dynamique inhérente à la conscience à une représentation conceptuelle incapable de rendre compte du mouvement interne de l’intuition créatrice. Le profond désarroi contemporain naît du fossé entre le flux intuitif et évolutif de la conscience et nos représentations abstraites, foncièrement statiques et mécaniques, élaborées pour maîtriser notre environnement matériel.
Le mouvement créateur de l’intuition ne se reconnaît pas dans le miroir figé et réifié que lui renvoie la raison instrumentale. C’est ainsi que l’homme contemporain devient schizoïde, écartelé entre le champ de son intériorité créatrice, toujours en mouvement, et un monde d’autant plus statique et fragmenté qu’il est devenu l’objet exclusif de la raison instrumentale.
Ce dispositif schizoïde a une conséquence majeure : la modernité a découvert au cœur de la vie une dynamique évolutive dont elle ne parvient pas à saisir le sens, prisonnière qu’elle est d’une conception réductionniste qui l’empêche de penser en terme systémique de globalité et d’intégration. C’est ainsi qu’elle réduit la dynamique de l’évolution à sa dimension biologique et cette évolution biologique à des mécanismes d’adaptation qui sont ceux de la sélection naturelle. Elle passe de ce fait à côté de la dimension essentielle du processus évolutif qui concerne l’être humain dans sa totalité à la fois biologique, psychique, cognitive et spirituelle.
Refus de la déshumanisation
La pensée instrumentale a fait autant de merveilles sur le plan de la technique qu’elle a creusé chez l’être humain, un profond vide existentiel et symbolique. La simultanéité, l’intensité et la profondeur des multiples crises qui nous traversent autant que nous les traversons sont autant d’échos extérieurs à cette crise fondatrice entre la dynamique créatrice de la subjectivité vivante et la mécanique d’une pensée instrumentale, devenue hégémonique.
Si ces crises sont des pédagogues sévères et rigoureuses, parfois monstrueuses, c'est qu'elles nous montrent les limites de la pensée instrumentale et son incapacité fondamentale à donner du sens et à créer du lien. Elles nous obligent à penser et à vivre autrement. La réaction à cette situation tragique est l’émergence d’une vision post-matérialiste qui n’accepte pas la domination du réductionnisme et du formalisme abstrait, au cœur du matérialisme moderne.
L' instrumentalisation et la fragmentation de l’humain sont à l'origine d'une profonde déshumanisation. Né du refus de cette déshumanisation le post-matérialisme exprime la nécessité absolue dans laquelle nous nous trouvons d’inventer une autre épistémologie - intégrale - permettant à l'individu d'interpréter son expérience à partir d'une vision globale, à la fois évolutive et contextuelle.
(A suivre...)
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