Ce texte est la suite du précédent La petite Princesse (1)
Très vite, j’ai surnommé Delphine, la Petite Princesse. Beaucoup de choses en elle me faisait penser au Petit Prince de Saint-Exupéry : la quête, l’innocence, la solitude, la blondeur mais surtout une forme de sagesse implicite, fragile et immémoriale. Alors que je lui faisais part de cette ressemblance, elle me répondit avec humour, comme un défi : « Dessine-moi un mutant». Ce défi faisait écho à celui du Petit Prince demandant à l’aviateur perdu dans le désert : « Dessine moi un Mouton ».
Du temps était passé depuis l’époque où Saint-Exupéry avait écrit Le petit prince. Les moutons de nos grands-pères avaient été remplacés par des mutants dont Delphine me parlait comme des compagnons familiers. Comme tous les jeunes de sa génération, son imaginaire avait été nourri au lait de la science-fiction. Superman, Batman, Spiderman, le Surfer d’Argent ou les X-Men étaient les ancêtres d’une ribambelle de créatures fantastiques et de super-héros capables de sauver le monde grâce à leurs super-pouvoirs. Sa jeunesse avait été bercée par ces histoires qui résonnaient secrètement avec les grands courants souterrains de l’imaginaire collectif.
Les mythes ne naissent jamais au hasard, pas plus ceux de l’antiquité que ceux de l’hypermodernité. L’esprit du temps s’y exprime, de manière symbolique, à travers des images signifiantes et des récits significatifs. Pour peu qu’on fasse l’effort de le décrypter, les mythes dévoilent les arcanes de la conscience collective. Il en disent bien plus sur les problèmes et les rêves des hommes dans une culture donnée, sur les interrogations et les aspirations d’une communauté à un moment précis, que toutes les analyses savantes qui, bien souvent, ne se saisissent que des apparences. Traversée d'inspirations fulgurantes et d'intuitions visionnaires, l'imaginaire exprime symboliquement les trames et les forces - secrètes et sacrées - qui se jouent derrière les apparences.
La science-fiction a pour fonction de réenchanter un univers technique et inhumain en se le réappropriant subjectivement par la médiation poétique et symbolique de l'imagination créatrice. Elle adapte au contexte d'une technologie futuriste, la magie des grands récits initiatiques. Parmi les nombreux thèmes de science-fiction, exploités aussi bien par les auteurs de bandes dessinées que par les cinéastes, revient celui, récurrent, du combat entre la figure héroïque du Mutant et la figure pervertie du Savant Fou. Le décor de ce combat peut être aussi bien celui d’une mégalopole urbaine que celui d’une planète en perdition. J’essayais d’interpréter pour Delphine ce mythe moderne en décryptant le sens sous-jacent qui lui donne tout sa force symbolique et qui est à l’origine de la fascination qu’il inspire. Pour ce faire, je lui expliquai que nous vivions une époque formidable : l'Apocalypse. Elle me regarda, ébahie, avec ses grands yeux clairs. Je continuai ma démonstration en souriant. Cette apocalypse que nous vivions n’est pas celle dont la Bible fait le récit et au cours de laquelle les forces naturelles se déchaînent à la fin des temps. Ce à quoi nous assistons n’est pas la fin du monde mais la fin d'une civilisation et la révélation simultanée de nouvelles perspectives évolutives pour l’humanité.
Le mot apocalypse a pour origine étymologique le grec apokalypsis - l’action de découvrir - et renvoie au verbe apokalypto signifiant dévoiler. La traduction latine d’apokalypsis est revelatio qui a donné le mot révélation en français. L’apocalypse est avant tout une révélation née d’un dévoilement. Cette étymologie rend compte du double mouvement - destructeur et créateur – qui est à la fois celui du chaos et de la révélation : dans la dynamique de l’évolution, le dévoilement d’un ordre supérieur est toujours accompagné d’une transformation de l’ordre ancien. La chenille meurt pour que puisse advenir le papillon. Ce qui ressemble à une destruction est, en fait, une métamorphose.
Création et destruction sont les deux pôles contradictoires et complémentaires d’un même processus évolutif. Ce qui nous déstabilise est cela même qui nous permet d’avancer. A travers cet avancement, nous nous libérons des nos identifications aux formes dépassées. L’émergence de formes novatrice nécessite donc la transformation des formes anciennes et leur reconfiguration dans un cadre plus complexe. Rappelons-nous la parole d’Holderlin : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». L’idéogramme japonais signifiant “crise” n’est–il pas lui-même une association des signes “alarme” et “opportunité” ?
Telle est l’histoire de l’évolution humaine : à l'effondrement spectaculaire des références passés correspond l’émergence de nouvelles visions du monde qui transforment les façons de percevoir et de penser, de ressentir et de se comporter. Ceux qui ont des yeux pour prévoir et des intuitions pour les guider savent que la genèse d’une civilisation nécessite de faire le deuil du passé. Et ce deuil est toujours douloureux. On ne peut donc rendre compte du chaos spectaculaire qui s’empare de nos sociétés sans le mettre en rapport avec les perspectives d’évolution qui annoncent une nouvelle étape de l’aventure humaine vieille de plusieurs millions d’années.
En effet, la crise profonde que nous traversons est le résultat du décalage croissant entre deux rythmes évolutifs : la vitesse exponentielle du progrès technique d’une part et, de l’autre, les difficultés pour notre culture de suivre ce rythme en fournissant un modèle d’interprétation permettant de donner un sens à cette transformation continuelle de notre environnement. Qu’on se le dise : demain ne sera jamais plus ni comme hier, ni comme aujourd’hui d’ailleurs. Le changement est le nouveau décor dans lequel nous devons apprendre à évoluer. Les progrès techniques des deux derniers siècles ont modifié notre environnement et nos modes de vie bien plus qu’ils ne l’avaient été au cours des millénaires précédents.
Chaque jour, nous affrontons donc nombre de petites apocalypses intimes quand, le sol se dérobant sous nos pieds, nous voyons s’effriter d’abord puis s’effondrer ensuite tous nos repères. Nous étions enracinés dans le socle symbolique d’une culture partagée qui établissait un lien vivant entre les générations, les classes sociales et les individus. Et voici que l’accélération exponentielle du progrès technologique fait vaciller ce socle en coupant un à un les liens symboliques qui unissaient présent et passé, individu et collectivité.
Nous traversons donc une période chaotique d’insécurité sociale où chacun doit se débattre, sans cartes et sans boussoles, avec l’ultra-moderne solitude. L’écroulement des cadres symboliques qui donnaient du sens à notre vie et de la cohérence à la société entraîne avec lui celui des institutions chargées de transmettre les valeurs communes et de socialiser les individus. Aucun domaine de l’activité humaine n’échappe à ce chamboulement qui voit s’effondrer les unes sur les autres, comme dans un jeu de dominos, toutes les institutions : éducatives, religieuses, politiques, morales, artistiques, scientifiques.
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous vivons dans un monde complètement différent de celui de nos aïeux. Le mot changement était assez étranger à leur vocabulaire. Ils étaient les héritiers d’un monde stable et se devaient de transmettre les valeurs immuables dont ils avaient hérités. Non seulement nous devons intégrer cette dimension de changement continu à des logiciels culturels millénaires, mais les nouveaux logiciels que nous devons concevoir doivent intégrer le fait que le changement a une croissance exponentielle : il ne cesse d’accélérer et n’en finit pas lui-même de changer.
La figure du Mutant exprime symboliquement cette force évolutive de l’esprit qui permet, non seulement de nous adapter, mais de participer de manière créative au flux continu des transformations qui s’opèrent dans notre environnement. Une force évolutive à l’origine des métamorphoses intérieures que nous devons vivre sous peine d’être détruits par une puissance technologique non maîtrisée. Métamorphoses permettant d’accéder à ces « super pouvoirs » qui ne sont rien d’autre que la figuration du pouvoir créateur de l’esprit.
Delphine écoutait, ravie, en ne pouvant s’empêcher de sourire à l’idée que ses amis les mutants étaient le miroir imaginaire qui tendait à l’humanité le visage de l’apocalypse. Tout en cherchant à débusquer la cohérence de mes propos comme un chasseur son gibier, elle découvrait que l’imaginaire était un instrument d’une extrême précision si on sait écouter les récits qui donnent un sens à notre destin collectif.
Nous avons ainsi parlé une bonne partie de la soirée au cours de laquelle elle me posa de nombreuses questions : Quelle était donc cette mutation inéluctable de la conscience dont les mutants sont les figures emblématiques ? Qui sont les acteurs de cette mutation ? Quelles résistances rencontrent-ils dans l’affirmation de nouveaux modes de vie et de pensée ? Quelle évolution des mentalités, quelle sagesse, quelle transformation intérieure permettraient de maîtriser, de canaliser et d’équilibrer le développement exponentiel du progrès technologique ?
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