mercredi 23 juin 2010

La Petite Princesse (3) Le Savant Fou



Ce texte est la suite des deux précédents : La petite Princesse (1) et (2)


Quelques jours avant ma rencontre avec Delphine, alors que je me promenais sur les bords de la Seine, j’avais acheté chez un bouquiniste un vieux numéro de la revue Planète. Delphine n'avait jamais entendu parler de cette revue visionnaire faisant la promotion du réalisme fantastique et qui, dans les années soixante, anticipait les mutations culturelles en abordant nombre de thèmes qui devinrent, par la suite, ceux de la contre-culture. Dans ce numéro de Planète, Louis Pauwels, son fondateur, faisait état des travaux d’un certain nombre de scientifiques – Meyer, Cayeux, Van Foerter – sur l’évolution exponentielle des techniques.
J’avais noté des extraits de cet article qui m’avait frappé et que j’ai lu à mon interlocutrice : « Chaque étape de l'évolution des techniques, et donc des civilisations - de la pierre taillée à la pierre polie, de l'invention de la métallurgie à la Renaissance, de l'ère industrielle à l'ère atomique - est franchie cinq fois plus vite que la précédente. La nôtre, dans laquelle nous sommes entrés aux environs de 1930, a sur les tables de l'accélération une durée approximative de 80 ans. Cela revient à dire qu'entre la naissance et la mort d'un homme de notre siècle, les conditions de vie et de connaissance auront changé plus qu'en un million d'années au début de l'humanité, ou qu'en cinq cent ans pour nos arrières grands pères. Nous vivons donc une expérience qu'aucun homme n'a jusqu'ici été appelée à vivre…
L'accélération actuelle du progrès et l'accroissement explosif de la population reproduisent, dans un temps très court, les courbes de la révolution du vivant, de l'amibe à l'homme, dans un temps très long. L'évolution se précipite, poussée par le mouvement acquis au cours de trois milliards d'années de vie
» (Planète No 21- No14)

Si les futurologues ne sont pas tous d’accord sur la vitesse de l’évolution technique, tous le sont pour affirmer que cette vitesse est exponentielle. Selon certains, le nombre de découvertes scientifiques doublerait tous les dix-huit mois et pour le futurologue Ray Kurzweil, le progrès technologique accompli durant les vingt-cinq premières années du troisième millénaire représentera quatre fois celui réalisé au vingtième siècle. Et si la courbe exponentielle se poursuit, l’humanité au vingt et unième siècle vivra mille fois plus de changement technique qu’elle n’en a connu au vingtième siècle !…

Nous sommes saisis de vertige devant de tels chiffres. Le changement change de nature. Il ne s’agit plus de s’y adapter mais de transformer notre mentalité pour l’accompagner : ce qu’on appelle une mutation. Pour penser le changement, il faut donc changer la pensée, c'est à dire modifier à la fois nos modèles et nos modes de penser. En ce début de millénaire, l’humanité se trouve face à un choix simple : muter ou disparaître.

Traduit dans le langage symbolique de l’imaginaire collectif, ce choix s’exprime à travers le mythe moderne du combat entre Mutant et Savant fou. Un mythe qui s’est imposé au moment même où la puissance technologique de l’humanité mettait en danger la survie de l’espèce et celle des ressources naturelles de la planète. Ce mythe rend compte, d’une manière cryptée, des angoisses collectives face au développement anarchique d’une techno-science devenue aveugle aux préoccupations humaines et écologiques.

Dans les fameux Dialogues avec l’ange, celui-ci - qui symbolise une énergie spirituelle - explique, via Hanna Dallos, que la science était « un serviteur qui se prend pour le maître ». A la même époque, Einstein, le plus grand savant du vingtième siècle, dit exactement la même chose : " Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel son fidèle serviteur. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don. " Le combat mythique entre Mutant et Savant fou est la façon dont notre imaginaire moderne exprime symboliquement cette tension entre ce maître qu’est l’intuition et son serviteur qu’est l’intelligence.
Notre crise de civilisation provient du fait que le serviteur, en usurpant la place de son maître, est devenu un tyran fou dont les fantasmes de toute puissance infantile mettent en danger la survie de l'humanité. Très conscient de cette tension et de la crise qu’elle provoquait dans notre civilisation, Antoine de Saint-Exupéry écrivait à la même époque : « Il n’y a qu’un problème, un seul : redécouvrir qu’il est une vie de l’esprit plus haute encore que la vie de l’intelligence, la seule qui satisfasse l’homme. » C'est la conscience de cette tension qui, dans le Petit Prince, conduisit Saint-Exupéry a faire dire au renard : « On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux ». Le coeur ici c'est l'intuition, seule à même de percevoir l'essentiel.

Au moment même où l’imaginaire laïc de la technologie se substitue à celui, religieux, de la métaphysique, le Mutant prend la place de l’Ange (du grec angelos : messager), créature céleste, intermédiaire entre l’homme et la transcendance. Cette fonction de messager est celle d’Hermès, envoyé des dieux dans la mythologie grecque, dont la figure a inspiré l’hermétisme, paradigme des gnoses traditionnelles.

Le Mutant endosse donc à notre époque cette fonction symbolique du messager. Héritier d’une gnose immémoriale fondée sur l’inspiration, il annonce la dynamique d’une évolution spirituelle qui permet d’échapper à la folie destructrice d’une techno-science fondée sur l'hégémonie d'un savoir objectif, quantitatif et purement utilitaire qu'incarne le Savant Fou. Au moment où le monde de la tradition accouche de la modernité, l’Ange, messager de la transcendance est devenu Mutant, messager de l’évolution humaine.
A une époque où les humains commencent à voyager dans l’espace, la figure de l’Extra-terrestre venue de sa planète lointaine pour apporter sa sagesse universelle aux humain est une déclinaison de cet archétype du Messager tel qu’il s’exprime à travers le Mutant. Extra-terrestre effaré par la folie des hommes, le Petit Prince préfigure E.T, l'extra-terrestre de Spielberg, exilé sur terre.

A travers le combat entre Mutant et Savant Fou, ce sont donc deux modes de connaissance qui s'affrontent : une gnose inspirée d'un côté, et de l'autre, un savoir instrumental. A ces deux ordres de la connaissances correspondent deux conceptions du pouvoir qui renvoient, l’une à la force du créateur et l’autre, à la violence du prédateur. Issue d’une maîtrise intérieure, le pouvoir créateur de l’esprit canalise l'énergie de la volonté : c’est le pouvoir du Mutant. La violence du prédateur se met au service d’une puissance qui finira par le broyer dans la mesure où il est incapable de la contrôler : c’est le pouvoir du savant fou.
Mutant et Savant Fou exprime les deux pôles complémentaires et contradictoires de l’apocalypse : création et destruction. Et c'est pourquoi ce mythe est, par excellence celui de l'apocalypse post-moderne que nous sommes en train de vivre.
Le Savant Fou est animé par la folie destructrice d’une science sans conscience qui renvoie à la célèbre formule de Chesterton selon laquelle le fou ne serait pas celui qui a perdu la raison mais celui qui a tout perdu sauf la raison. Il y a, à proprement parler, une forme de délire scientiste et technocratique qui relègue dans l’enfer illusoire de l’irrationnel toute forme d’intuition et toute expression de la subjectivité. Ce délire est celui du serviteur qui règne en maître.

En colonisant notre conscience et notre imaginaire, l’univers de la technique est à l’origine d’une profonde déshumanisation. Fascinés et sidérés par le progrès technologique, nous vivons sous le règne hégémonique du mode de pensée - analytique et réductionniste - à l’origine de ce progrès. Le problème est que cette véritable culture de domination, conçue selon Descartes pour se rendre « comme maître et possesseur de la nature », tend à évacuer tout ce qui est proprement humain dans l’homme.

Ce n’est pas tant la technique en tant que telle qui pose problème que la façon dont celle-ci a, peu à peu, investi nos manières de vivre, de sentir et de penser en provoquant un effroyable choc culturel. L’être humain est un être de chair, de sens et de relation : ce ne sont pas des logiques abstraites et mécaniques mais des liens symboliques et émotionnels qui tissent les cultures et les communautés humaines.

A force d'observer les être humains comme des choses, le modèle utilitariste de la techno-science finit par les traiter comme telles. L'abstraction formelle et l'évaluation quantitative commencent par dénier et finissent par détruire toute dimension qualitative, irréductible par essence à toute forme de quantification.
L'homo sapiens est un être social. En s'attaquant aux liens symboliques qui fondent toute société, la culture de domination laisse l'individu désaffilié aux prises avec ses angoisses existentielles dont ils cherchent à se divertir à travers la société du spectacle ou qu'ils cherchent à compenser compulsivement à travers la consommation. L'empire de la Technique débouche logiquement sur l'emprise spectaculaire de la Marchandise.
Dans La crise des sciences européennes, Husserl écrit : « Dans la détresse de notre vie, cette science n’a rien à nous dire. Les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence humaine. »

Le constat est à la fois brutal et indispensable : la techno-science n’ouvre sur aucun horizon de sens. Sa perspective réductionniste et utilitariste est absolument impuissante à proposer une vision globale permettant d’interpréter notre expérience et de partager un système de référence commun pour faire société. Erigée en abolu, la techno-science nomme progrès une forme de régression humaine et culturelle dont on peut mesurer les effets tous les jours.

Cet usage dénaturé de la raison doit être diagnostiqué et soigné pour ce qu’il est : une véritable maladie mentale. Fasciné par l’image que lui renvoie la technologie, l’homme moderne régresse au stade narcissique d’une toute puissance infantile. Se croyant immortel, cet enfant narcissique invente des armes de plus en plus sophistiquées, détruit les ressources naturelles au profit de ses seuls intérêts égoïstes tout en brisant les liens symboliques et immémoriaux qui le reliait tant à sa communauté qu' à l'espèce humaine.
Ce qui fait dire à Pierre Rahbi : " Probablement paralysés par l'ensorcellement qu'exercent sur nous nos prouesses technologiques non contrôlées, notre capacité à servir la mort par nos puissances de feu, nous négligeons le bien suprême que représente la vie". Le monde fou dans lequel nous vivons n’est donc rien d’autre que la conséquence d’une folie collective, celle d’un scientisme délirant qui a pris la culture moderne en otage.
Auteur de ce chef d'oeuvre qu'est La Barbarie, à lire absolument pour comprendre les ressorts du processus de décivilisation que nous sommes en train de vivre, le philosophe Michel Henry écrit au sujet de la technique : « Elle est la barbarie, la nouvelle barbarie de notre temps, en lieu et place de la culture. En tant qu’elle met hors jeu la vie, ses prescriptions et ses régulations, elle n’est pas seulement la barbarie sous sa forme extrême et la plus inhumaine qu’il ait été donné à l’homme de connaître, elle est la folie. Ce n’est que peu à peu que nous prendrons la mesure de ce qu’implique dans notre monde, c’est-à-dire dans la vie des hommes, la mise hors jeu de la vie elle-même.»
Véhiculée à travers le mythe moderne de la science fiction, la figure du Savant Fou est un archétype chargé d’exprimer, de manière imagée et symbolique, cette folie collective. Face à la figure du Savant Fou, se dresse une autre figure archétypale, celle du Mutant, expression moderne d’une tradition de sagesse et d’héroïsme véhiculée, entre autre, par les récits de chevalerie et d'initiation.
De tout temps et dans tous ces récits, le héros met au service de valeurs transcendantes une maîtrise et une force intérieure exercées au cours de nombreuses épreuves initiatiques. En fait le chevalier-héros qui sauve la princesse des griffes du dragon est une image archétypale de l’esprit qui sauve l’âme des griffes de l’inertie et du désordre liées à la matière.

Cette force spirituelle du Mutant, chevalier de la post-modernité, s’exprime à travers son pouvoir énergétique. Que la Force soit avec toi ! Cette maxime du film Star Wars renvoie à la puissance de sublimation, de transmutation et de transfiguration de l'énergie spirituelle. Dans tous les grands récits initiatiques, on retrouve ce pouvoir thaumaturgique et théurgique de l'initié qui prend sa source dans une connexion intime au pouvoir créateur de l'esprit. Les épreuves initiatiques sont autant d'étapes qui permettent de progresser dans la maîtrise de ce pouvoir.
Traduit dans la langage fantastique de la science fiction, ce pouvoir thaumaturgique devient un super-pouvoir qui permet au mutant de sauver une ville en danger ou une planète en perdition en neutralisant la violence destructrice et prédatrice représentée par le savant fou. A sa manière, à la fois ludique et fantastique, l’imagination symbolique utilise la médiation du mythe pour traiter d’un problème qui hante la modernité et auquel chacun d’entre nous doit répondre en tant que membre de l’espèce humaine : comment gérer la puissance fantastique et dangereuse que nous confère le progrès technologique ?

La première réponse consiste à éveiller en nous une sagesse susceptible de maîtriser et de canaliser cette puissance pour en faire une force au service du bien commun et de l'évolution humaine. La seconde réponse consiste à s’abandonner à l’ivresse narcissique et à la jouissance égoïste d’une puissance qui se retournera inéluctablement en une violence destructrice contre les individus, la nature et l’espèce. Rappelons-nous l'exhorte d'Antonin Artaud : "La poésie que vous n'avez pas mise dans vos vies vous reviendra sous la forme de crimes effroyables".
Le duel entre Mutant et Savant Fou renvoie aux contradictions que chacun doit affronter dans la mesure où notre personnalité est souvent un champ de bataille où ces deux aspects de nous-même - le créateur et le prédateur - se livrent un combat sans merci.

Alors que je lui disais tout ceci, Delphine me regardait droit dans les yeux comme s’ils étaient un écran de cinéma où étaient projetés les films de son enfance. Elle faisait le lien entre un imaginaire qui la faisait rêver et une réalité qui lui faisait peur. Elle attendait la suite des mes explications comme les enfants dans le noir, fascinés et accablés à la fois, attendent la venue du héros qui saura les délivrer de leur peur en incarnant leur rêve.

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