Il n’y a pas de pensée dominante. Il n’y a que des esprits dominés. J. Macé-Scaron
Dans notre dernier billet, nous nous faisions l’écho des initiatives concernant les « monnaies libres » distribuées à travers les réseaux sociaux par Internet et la téléphonie mobile. Ces initiatives novatrices nous permettent de réfléchir non seulement aux relations que notre société entretient avec l’argent mais surtout aux représentations économiques, à l’imaginaire collectif et à la "vision du monde" capitaliste qui déterminent ces relations.
Au-delà, cette réflexion permet de mieux comprendre - et déconstruire - le paradigme d’une modernité marquée, selon Max Weber, par le « passage d’une économie du salut au salut par l’économie ». Parce que l’utilitarisme est l’essence même de la modernité, l’économie y est devenue une valeur centrale déterminant toutes les autres. Dans ce contexte moderne, la monnaie se réduit à un rôle d’instrument financier qui s’abstrait de la fonction symbolique et social qui fût la sienne dans les cultures pré-modernes.
L’émergence des monnaies libres est la conséquence et la cause d’un profond changement de paradigme. Dans l’ancien paradigme monétaire, liée à la modernité abstraite, la diffusion de la monnaie dépend d’une source extérieure, centralisée et privée. Ce point de vue dominant d’une source émettrice, extérieure à l’écosystème où circule l’énergie monétaire, est l’expression dans la sphère économique d’une culture de domination abstraite et technocratique propre à la modernité.
Un fonctionnement intégré
Car, ne l'oublions pas, le capitalisme est surtout une "vision du monde", c'est à dire un imaginaire et une culture, avant que d'être une organisation économique. C’est pourquoi cette organisation ne pourra être dépassée sans qu'émerge le paradigme dynamique capable de rendre compte de la complexité de nos sociétés digitales fondées sur l’interconnexion et la circulation de l’information. Les monnaies libres fonctionnent à partir d’un autre paradigme qui serait post-capitaliste. La monnaie n’est pas émise par une source extérieure : elle est l’expression des échanges entre les participants d’un même écosystème.
Ce type de fonctionnement renvoie une culture du flux et de l’interconnexion ainsi qu’à une éthique communautaire et une intelligence collective qui émergent des réseaux sociaux. Le changement de paradigme est donc fondamental : il s’agit de passer d’un fonctionnement « abstrait » et capitaliste où la source monétaire est extérieure à l’ écosystème à un autre type de fonctionnement « intégré » et post-capitaliste où la monnaie du futur émane des agents eux-mêmes, guidés qu'ils sont par une intelligence collective reliant les subjectivités à l'évolution de l'écosystème.
Cette évolution monétaire est un élément d’un changement de paradigme qui concerne toutes les dimensions, intérieures et extérieures, individuelles et collectives, de l’être humain. Ceux qui connaissent les divers stades de l’évolution culturelle ne manqueront pas de voir dans cette évolution monétaire les conséquences dans la sphère économique du passage du paradigme mécanique et abstrait propre à la modernité industrielle au paradigme intégral qui émerge des sociétés de l’information en réintroduisant une dynamique concrète et une perspective globale que l’abstraction technocratique avait déniée.
Dans une société fondée sur le flux de l’information, la pensée doit pouvoir prendre en compte la dynamique créatrice et associative qui est au cœur même de la vie et de l’esprit. Inspirée par une vision évolutionniste et relationnelle de l’être humain dans son milieu, la « vision intégrale » rend compte des dynamiques évolutives et diachroniques qui animent l'humanité comme des systèmes synchroniques et structuraux à travers lesquelles celles-ci se manifestent. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Jean-François Noubel, spécialiste de l’intelligence collective et pionnier des monnaies libres, fait référence de manière explicite à la théorie intégrale de Wilber qui inspire ses recherches. (in Intelligence collective : la révolution invisible p.21).
Matrix
Le problème de la monnaie dépasse de loin la sphère de l’économie comme celle-ci réfère à bien d’autres dimensions – sociales et culturelles, symboliques et anthropologique – que la fonction abstraite et instrumentale à laquelle voudrait la réduire l’approche technocratique de la modernité. Parce qu’elles sont des portes de passage entre deux paradigmes, les monnaies libres nous conduisent à remettre en question nos modes de vie et de pensée habituels.
Une telle remise en question accompagne une véritable mutation de la conscience et de la société vers un stade supérieur de leur évolution. Comme si nous sortions de la matrice individualiste propre au capitalisme industriel pour participer, de l’intérieur, à une éthique communautaire et à une intelligence collective issues de ces nouveaux réseaux sociaux que font émerger les technologies de l’information.
Comme le dit Jean-François Noubel dans l’entretien donné à Nouvelles Clés dont nous publions ci-dessous de larges extraits : « Finement comprendre la monnaie est une expérience incroyable, quelque chose de l’ordre du film Matrix. On se libère des conditionnements du système, pour le contempler du dehors, dans ses structures fines. La plupart des échanges sont aujourd’hui monétarisés. La monnaie imbibe tout, nos psychés, nos comportements, bien au-delà de ce que nous imaginons. L’ensemble du monde actuel est modelé par la monnaie. Réaliser cela est très secouant. C’est du même ordre que découvrir la rotondité de la terre... »
Open Money : bientôt chacun créera sa propre monnaie.
Entretien avec Jean-François Noubel. Nouvelles Clés. Propos recueillis par Mélik N’Guédar
De la même façon que le micro-ordinateur a donné leur autonomie informatique à toutes les unités humaines (maisons, entreprises, écoles, institutions...) et que les technologies vertes promettent de leur donner une autonomie énergétique (solaire, éolien, géothermie, etc.), voilà qu’arrivent les monnaies libres (« open money »), censées donner à chacun son autonomie monétaire... chacun pourra bientôt devenir émetteur/récepteur de monnaies - ce qui va métamorphoser l’économie et la société, mais aussi nos vies et nos esprits.
Nouvelles Clés : Avant les années 70, personne n’avait vu venir le micro-ordinateur et les bouleversements qu’il allait apporter. Dans les années 80, qui nous parlait d’Internet ? Aujourd’hui, vous dites que nous sommes à la veille d’un choc aussi grand, concernant non plus l’information, mais la monnaie ?
Jean-François Noubel : Avant de pouvoir vous parler de l’arrivée des « monnaies libres » (open money), il est indispensable de comprendre deux ou trois choses sur notre système actuel. Vous avez déjà joué au Monopoly, n’est-ce pas, avec des joueurs et une banque ? Si la banque ne donne pas d’argent, le jeu s’arrête, même si vous possédez des maisons. On peut entrer en pauvreté, non par manque de richesse, mais par manque d’outil de transaction, de monnaie.
Dans le monde d’aujourd’hui, 90% des personnes, des entreprises et même des États sont en manque de moyens d’échange, non qu’ils soient pauvres dans l’absolu (ils ont du temps, des compétences, souvent des matières premières), mais par absence de monnaie. Pourquoi ? Parce que, comme dans le Monopoly, leur seule monnaie dépend d’une source extérieure, qui va en injecter ou pas. Il n’y a pas autonomie monétaire des écosystèmes.
Au Monopoly tout le monde commence à égalité. Puis, peu à peu, des déséquilibres s’introduisent. Si la banque décidait de faire payer la monnaie, avec taux d’intérêt, les déséquilibres s’accroîtraient encore plus vite, parce que, mathématiquement, l’intérêt évolue de façon exponentielle. Aujourd’hui, 95 % de la monnaie mondiale est payante. En moyenne, quand vous achetez un objet, le cumul des intérêts constitue 50% de son prix.
Cette architecture fait que la moindre inégalité s’amplifie très vite : plus vous êtes riche, plus vous avez tendance à vous enrichir, plus vous êtes pauvre, plus vous avez tendance à vous appauvrir. Il y a un phénomène d’auto-attraction de la monnaie, quasiment comme la matière dans le cosmos. On parle de « loi de condensation », avec des boucles en feedback positif ou négatif.
Le premier a en avoir parlé, au XIX° siècle, est l’économiste Vilfredo Pareto, qui avait beaucoup voyagé et constaté que, quel que soit le système, 20% de la population humaine possédait en moyenne 80% des richesses. Le « principe Pareto » a montré que notre système monétaire n’était pas viable à long terme - tout le monde est d’accord là-dessus, même les dirigeants de l’US Federal Bank. C’est par nature un système à cycle court, où l’on doit régulièrement remettre les compteurs à zéro, par une crise grave, un crack général, une guerre. Ce système encourage fondamentalement le court terme, la compétition, la propriétarisation d’un maximum de choses, ressources, mais aussi savoir, espèces vivantes, etc.
Dans la métaphore du Monopoly, le décalage entre riches et pauvres s’accroît jusqu’à l’absurde, puisque finalement, le riche élimine les pauvres et, se retrouvant seul, ne peut plus jouer. Même s’il dit qu’il a « gagné », c’est un jeu à mort collective. Si vous faisiez jouer à ce jeu les dix sages les plus sages du monde, ils ne pourraient rien y changer, car tout dépend de la règle, c’est-à-dire de l’architecture intrinsèque du système, notamment en ceci : les joueurs dépendent d’une source extérieure qui leur fournit l’outil de leurs propres transactions et, ce faisant, leur dicte sa loi.
Les Lets et la redécouverte de la monnaie libre
J.F.N. : Au cours de l’histoire, l’humanité s’est inventé une foule de moyens monétaires et nous nous trompons quand nous pensons que notre système est le fruit d’une longue évolution universelle : il est jeune, droit sorti de l’Angleterre victorienne, qui l’a taillé pour servir l’idéologie industrielle. Depuis, c’est devenu un processus planétaire, qui a énormément évolué, notamment depuis vingt ans, en devenant digital. Les conséquences de la digitalisation sont considérables : nous vivons de plus en plus sur des cartes de crédit, donc avec de l’argent payant, et les puissants peuvent désormais transférer des sommes colossales d’un bout à l’autre de la planète d’un simple clic d’ordinateur.
La première monnaie libre remonte, elle, à environ un siècle. L’un de ses inventeurs, était un Autrichien qui, après un tour du monde, s’était retrouvé chez lui, une région économiquement sinistrée. Son idée fut de relancer l’activité en inventant une monnaie locale « fondante ». C’est une monnaie qui, non seulement ne rapporte pas d’intérêt, mais qui perd de la valeur si l’on ne s’en sert pas. Au bout d’un mois, par exemple, si vous ne l’avez pas utilisée, vous pouvez la jeter, car on imprime d’autres billets.
Cette architecture décourage la thésaurisation monétaire et encourage la dépense, l’investissement et la thésaurisation de biens. Du coup les tendances inégalitaires décrites par Pareto se trouvent bloquées. Changeant la règle du jeu monétaire, vous changez les comportements et toute l’économie repart. Cet Autrichien a si bien réussi qu’on l’a... jeté en prison ! Il arrivait trop tôt. À cette époque, attaquer la centralisation étatique était un tabou.
Avec la crise de 29, on va voir les habitants de certaines zones totalement ruinées et démonétarisées se remettre au troc et, s’apercevant que celui-ci ne peut pas mener loin, redécouvrir le principe de base de la monnaie, qui correspond à un processus naturel. Toutes sortes de monnaies locales sont ainsi apparues dans les années 30, en Europe et en Amérique. Là aussi, la question deviendra politique et la réponse sera le New Deal, puis, de façon radicale, la seconde guerre mondiale.
N.C. : Pour notre génération, tout commence avec les fameux Lets canadiens...
J.F.N. : Lets que l’on a traduit par « Local exchange tip system », alors que le sens originel était simplement « let’s do it » ! C’est parti vers 1982, d’un certain Michael Lynton, membre de notre groupe actuel, qui vivait à l’époque près de Vancouver, dans une vallée en crise, après que l’armée ait quitté la zone. Lynton eut l’idée géniale de créer un système de crédit mutuel sans banque du tout. Pas de source extérieure, on se fait confiance : chaque fois que j’achète quelque chose, c’est noté en moins ; chaque fois que je vends quelque chose, c’est noté en plus. Nul besoin d’avoir accumulé de l’argent au préalable, c’est l’échange qui crée spontanément la monnaie.
Ces Canadiens qualifièrent leur nouvelle monnaie de « CC » (pour « Community Currencies »). Leur système fit tâche d’huile dans le monde entier. En France, on vit ainsi apparaître différents SEL (« système d’échange local »). On estime qu’il existe aujourd’hui dans le monde environ cinq mille monnaies locales de ce genre. Elles sont généralement restées en marge de la société, dans des réseaux de chômeurs, des quartiers défavorisés, chez des révolutionnaires de l’écologie, etc.
Une version des Lets est indexée sur le temps. Le « time banking », qui fonctionne sur du « time dollar », est devenu une institution aux États-Unis. Dans les zones en crise, que la monnaie a désertées, les gens au chômage sont riches en temps ! Comme ils disposent aussi de savoirs faire, il suffit de mettre en place un système d’information et de comptabilité des échanges, pour que l’activité reparte.
N.C. : Pourquoi ces systèmes sont-ils restés marginaux ?
J.F.N. : D’abord parce que l’économie principale, hyper puissante, reste pour le moment opérationnelle. D’autre part, ces nouvelles monnaies supposent une participation très active, militante. Si vous avez du travail et que votre train de vie vous va, votre motivation restera molle. Il en est allé autrement dans certains cas, notamment en Argentine, où la monnaie s’est brusquement effondrée. Imaginez que tous vos euros ne vaillent plus rien du jour au lendemain, votre motivation va changer. D’abord, vous allez descendre dans la rue, pour chercher quoi échanger, afin de couvrir vos besoins fondamentaux. En moins d’une semaine, vous vous apercevrez que le troc pur ne marche pas, ou très mal, qu’il faut un système d’information derrière.
Donc, pour pouvoir manger, vous allez devoir acquérir une culture de la monnaie. Celle-ci commence par un inventaire de vos richesses. Qu’avez-vous à offrir ? Enseigner l’anglais ? Les œufs de votre poulailler ? Transporter des personnes ou des marchandises dans votre voiture ? Tout le monde se livre à cette recherche. On découvre alors que des gens qui n’avaient aucune valeur dans le système étatique et bancaire, en trouvent soudain une. Par exemple des femmes illettrées, absentes des radars économiques « normaux », découvrent qu’elles ont de la valeur, parce qu’elles peuvent : cuisiner, jardiner, coudre, laver, garder des enfants, etc.
N.C. : En pleine crise, on imagine en effet que sont revalorisées les savoirs faire pragmatiques, liés à la survie. Par contre, si je suis épistémologue ou neurochirurgien, je risque d’avoir du mal à monnayer ça.
J.F.N. : Pas forcément. Certes, au moment d’un crack économique, les étages s’effondrent et on en revient à une base quasiment biologique. Mais le monde se reconstruit vite. On retrouve ce que les psychosociologues appellent la « pyramide de Maslow » : les premières semaines, vous avez besoin de boire, de manger, de vous chauffer, etc. ; au bout d’un mois, vous aurez peut-être envie de vous faire couper les cheveux ; puis de reprendre vos cours de yoga, ou de piano. La sophistication revient plus vite qu’on ne croit. Ce fut le cas des « réseaux de troc » argentins, qui ont rapidement adopté un modèle de « monnaie fondante ». Des spécialistes les ont rejoints, par exemple l’économiste Eloisa Primavera, qui fait partie de notre petit cercle...
Cette histoire argentine a bien marché, touchant des millions de personnes. Et puis tout s’est effondré, en quelques semaines. Pourquoi ? D’abord parce que la monnaie officielle est revenue en force et que les vieilles habitudes ont repris. Ensuite, sur un point essentiel, ce système restait classique : il y avait toujours une banque, qui créait la monnaie, fondante ou pas, une source extérieure aux transactions. Dans le meilleur des cas, cette source est honnête et indexe bien la masse monétaire aux besoins, mais au bout du compte, il y eut assez d’erreurs et de malversations, pour que la majorité se rabatte sur le système étatique réparé.
On pourrait citer de nombreux autres exemples, l’Australie, l’Afrique du Sud et des tas d’endroits dans le monde, avec parfois le soutien des États. Ici même, il y a le projet européen Sol, dans lequel Patrick Viveret est très investi. Mais sur un point essentiel, ça reste classique : la source monétaire est extérieure à l’« écosystème », alors que la monnaie du futur, dont je voudrais vous parler maintenant, émane des agents eux-mêmes.
(A suivre...)
Dans notre dernier billet, nous nous faisions l’écho des initiatives concernant les « monnaies libres » distribuées à travers les réseaux sociaux par Internet et la téléphonie mobile. Ces initiatives novatrices nous permettent de réfléchir non seulement aux relations que notre société entretient avec l’argent mais surtout aux représentations économiques, à l’imaginaire collectif et à la "vision du monde" capitaliste qui déterminent ces relations.
Au-delà, cette réflexion permet de mieux comprendre - et déconstruire - le paradigme d’une modernité marquée, selon Max Weber, par le « passage d’une économie du salut au salut par l’économie ». Parce que l’utilitarisme est l’essence même de la modernité, l’économie y est devenue une valeur centrale déterminant toutes les autres. Dans ce contexte moderne, la monnaie se réduit à un rôle d’instrument financier qui s’abstrait de la fonction symbolique et social qui fût la sienne dans les cultures pré-modernes.
L’émergence des monnaies libres est la conséquence et la cause d’un profond changement de paradigme. Dans l’ancien paradigme monétaire, liée à la modernité abstraite, la diffusion de la monnaie dépend d’une source extérieure, centralisée et privée. Ce point de vue dominant d’une source émettrice, extérieure à l’écosystème où circule l’énergie monétaire, est l’expression dans la sphère économique d’une culture de domination abstraite et technocratique propre à la modernité.
Un fonctionnement intégré
Car, ne l'oublions pas, le capitalisme est surtout une "vision du monde", c'est à dire un imaginaire et une culture, avant que d'être une organisation économique. C’est pourquoi cette organisation ne pourra être dépassée sans qu'émerge le paradigme dynamique capable de rendre compte de la complexité de nos sociétés digitales fondées sur l’interconnexion et la circulation de l’information. Les monnaies libres fonctionnent à partir d’un autre paradigme qui serait post-capitaliste. La monnaie n’est pas émise par une source extérieure : elle est l’expression des échanges entre les participants d’un même écosystème.
Ce type de fonctionnement renvoie une culture du flux et de l’interconnexion ainsi qu’à une éthique communautaire et une intelligence collective qui émergent des réseaux sociaux. Le changement de paradigme est donc fondamental : il s’agit de passer d’un fonctionnement « abstrait » et capitaliste où la source monétaire est extérieure à l’ écosystème à un autre type de fonctionnement « intégré » et post-capitaliste où la monnaie du futur émane des agents eux-mêmes, guidés qu'ils sont par une intelligence collective reliant les subjectivités à l'évolution de l'écosystème.
Cette évolution monétaire est un élément d’un changement de paradigme qui concerne toutes les dimensions, intérieures et extérieures, individuelles et collectives, de l’être humain. Ceux qui connaissent les divers stades de l’évolution culturelle ne manqueront pas de voir dans cette évolution monétaire les conséquences dans la sphère économique du passage du paradigme mécanique et abstrait propre à la modernité industrielle au paradigme intégral qui émerge des sociétés de l’information en réintroduisant une dynamique concrète et une perspective globale que l’abstraction technocratique avait déniée.
Dans une société fondée sur le flux de l’information, la pensée doit pouvoir prendre en compte la dynamique créatrice et associative qui est au cœur même de la vie et de l’esprit. Inspirée par une vision évolutionniste et relationnelle de l’être humain dans son milieu, la « vision intégrale » rend compte des dynamiques évolutives et diachroniques qui animent l'humanité comme des systèmes synchroniques et structuraux à travers lesquelles celles-ci se manifestent. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Jean-François Noubel, spécialiste de l’intelligence collective et pionnier des monnaies libres, fait référence de manière explicite à la théorie intégrale de Wilber qui inspire ses recherches. (in Intelligence collective : la révolution invisible p.21).
Matrix
Le problème de la monnaie dépasse de loin la sphère de l’économie comme celle-ci réfère à bien d’autres dimensions – sociales et culturelles, symboliques et anthropologique – que la fonction abstraite et instrumentale à laquelle voudrait la réduire l’approche technocratique de la modernité. Parce qu’elles sont des portes de passage entre deux paradigmes, les monnaies libres nous conduisent à remettre en question nos modes de vie et de pensée habituels.
Une telle remise en question accompagne une véritable mutation de la conscience et de la société vers un stade supérieur de leur évolution. Comme si nous sortions de la matrice individualiste propre au capitalisme industriel pour participer, de l’intérieur, à une éthique communautaire et à une intelligence collective issues de ces nouveaux réseaux sociaux que font émerger les technologies de l’information.
Comme le dit Jean-François Noubel dans l’entretien donné à Nouvelles Clés dont nous publions ci-dessous de larges extraits : « Finement comprendre la monnaie est une expérience incroyable, quelque chose de l’ordre du film Matrix. On se libère des conditionnements du système, pour le contempler du dehors, dans ses structures fines. La plupart des échanges sont aujourd’hui monétarisés. La monnaie imbibe tout, nos psychés, nos comportements, bien au-delà de ce que nous imaginons. L’ensemble du monde actuel est modelé par la monnaie. Réaliser cela est très secouant. C’est du même ordre que découvrir la rotondité de la terre... »
Open Money : bientôt chacun créera sa propre monnaie.
Entretien avec Jean-François Noubel. Nouvelles Clés. Propos recueillis par Mélik N’Guédar
De la même façon que le micro-ordinateur a donné leur autonomie informatique à toutes les unités humaines (maisons, entreprises, écoles, institutions...) et que les technologies vertes promettent de leur donner une autonomie énergétique (solaire, éolien, géothermie, etc.), voilà qu’arrivent les monnaies libres (« open money »), censées donner à chacun son autonomie monétaire... chacun pourra bientôt devenir émetteur/récepteur de monnaies - ce qui va métamorphoser l’économie et la société, mais aussi nos vies et nos esprits.
Nouvelles Clés : Avant les années 70, personne n’avait vu venir le micro-ordinateur et les bouleversements qu’il allait apporter. Dans les années 80, qui nous parlait d’Internet ? Aujourd’hui, vous dites que nous sommes à la veille d’un choc aussi grand, concernant non plus l’information, mais la monnaie ?
Jean-François Noubel : Avant de pouvoir vous parler de l’arrivée des « monnaies libres » (open money), il est indispensable de comprendre deux ou trois choses sur notre système actuel. Vous avez déjà joué au Monopoly, n’est-ce pas, avec des joueurs et une banque ? Si la banque ne donne pas d’argent, le jeu s’arrête, même si vous possédez des maisons. On peut entrer en pauvreté, non par manque de richesse, mais par manque d’outil de transaction, de monnaie.
Dans le monde d’aujourd’hui, 90% des personnes, des entreprises et même des États sont en manque de moyens d’échange, non qu’ils soient pauvres dans l’absolu (ils ont du temps, des compétences, souvent des matières premières), mais par absence de monnaie. Pourquoi ? Parce que, comme dans le Monopoly, leur seule monnaie dépend d’une source extérieure, qui va en injecter ou pas. Il n’y a pas autonomie monétaire des écosystèmes.
Au Monopoly tout le monde commence à égalité. Puis, peu à peu, des déséquilibres s’introduisent. Si la banque décidait de faire payer la monnaie, avec taux d’intérêt, les déséquilibres s’accroîtraient encore plus vite, parce que, mathématiquement, l’intérêt évolue de façon exponentielle. Aujourd’hui, 95 % de la monnaie mondiale est payante. En moyenne, quand vous achetez un objet, le cumul des intérêts constitue 50% de son prix.
Cette architecture fait que la moindre inégalité s’amplifie très vite : plus vous êtes riche, plus vous avez tendance à vous enrichir, plus vous êtes pauvre, plus vous avez tendance à vous appauvrir. Il y a un phénomène d’auto-attraction de la monnaie, quasiment comme la matière dans le cosmos. On parle de « loi de condensation », avec des boucles en feedback positif ou négatif.
Le premier a en avoir parlé, au XIX° siècle, est l’économiste Vilfredo Pareto, qui avait beaucoup voyagé et constaté que, quel que soit le système, 20% de la population humaine possédait en moyenne 80% des richesses. Le « principe Pareto » a montré que notre système monétaire n’était pas viable à long terme - tout le monde est d’accord là-dessus, même les dirigeants de l’US Federal Bank. C’est par nature un système à cycle court, où l’on doit régulièrement remettre les compteurs à zéro, par une crise grave, un crack général, une guerre. Ce système encourage fondamentalement le court terme, la compétition, la propriétarisation d’un maximum de choses, ressources, mais aussi savoir, espèces vivantes, etc.
Dans la métaphore du Monopoly, le décalage entre riches et pauvres s’accroît jusqu’à l’absurde, puisque finalement, le riche élimine les pauvres et, se retrouvant seul, ne peut plus jouer. Même s’il dit qu’il a « gagné », c’est un jeu à mort collective. Si vous faisiez jouer à ce jeu les dix sages les plus sages du monde, ils ne pourraient rien y changer, car tout dépend de la règle, c’est-à-dire de l’architecture intrinsèque du système, notamment en ceci : les joueurs dépendent d’une source extérieure qui leur fournit l’outil de leurs propres transactions et, ce faisant, leur dicte sa loi.
Les Lets et la redécouverte de la monnaie libre
J.F.N. : Au cours de l’histoire, l’humanité s’est inventé une foule de moyens monétaires et nous nous trompons quand nous pensons que notre système est le fruit d’une longue évolution universelle : il est jeune, droit sorti de l’Angleterre victorienne, qui l’a taillé pour servir l’idéologie industrielle. Depuis, c’est devenu un processus planétaire, qui a énormément évolué, notamment depuis vingt ans, en devenant digital. Les conséquences de la digitalisation sont considérables : nous vivons de plus en plus sur des cartes de crédit, donc avec de l’argent payant, et les puissants peuvent désormais transférer des sommes colossales d’un bout à l’autre de la planète d’un simple clic d’ordinateur.
La première monnaie libre remonte, elle, à environ un siècle. L’un de ses inventeurs, était un Autrichien qui, après un tour du monde, s’était retrouvé chez lui, une région économiquement sinistrée. Son idée fut de relancer l’activité en inventant une monnaie locale « fondante ». C’est une monnaie qui, non seulement ne rapporte pas d’intérêt, mais qui perd de la valeur si l’on ne s’en sert pas. Au bout d’un mois, par exemple, si vous ne l’avez pas utilisée, vous pouvez la jeter, car on imprime d’autres billets.
Cette architecture décourage la thésaurisation monétaire et encourage la dépense, l’investissement et la thésaurisation de biens. Du coup les tendances inégalitaires décrites par Pareto se trouvent bloquées. Changeant la règle du jeu monétaire, vous changez les comportements et toute l’économie repart. Cet Autrichien a si bien réussi qu’on l’a... jeté en prison ! Il arrivait trop tôt. À cette époque, attaquer la centralisation étatique était un tabou.
Avec la crise de 29, on va voir les habitants de certaines zones totalement ruinées et démonétarisées se remettre au troc et, s’apercevant que celui-ci ne peut pas mener loin, redécouvrir le principe de base de la monnaie, qui correspond à un processus naturel. Toutes sortes de monnaies locales sont ainsi apparues dans les années 30, en Europe et en Amérique. Là aussi, la question deviendra politique et la réponse sera le New Deal, puis, de façon radicale, la seconde guerre mondiale.
N.C. : Pour notre génération, tout commence avec les fameux Lets canadiens...
J.F.N. : Lets que l’on a traduit par « Local exchange tip system », alors que le sens originel était simplement « let’s do it » ! C’est parti vers 1982, d’un certain Michael Lynton, membre de notre groupe actuel, qui vivait à l’époque près de Vancouver, dans une vallée en crise, après que l’armée ait quitté la zone. Lynton eut l’idée géniale de créer un système de crédit mutuel sans banque du tout. Pas de source extérieure, on se fait confiance : chaque fois que j’achète quelque chose, c’est noté en moins ; chaque fois que je vends quelque chose, c’est noté en plus. Nul besoin d’avoir accumulé de l’argent au préalable, c’est l’échange qui crée spontanément la monnaie.
Ces Canadiens qualifièrent leur nouvelle monnaie de « CC » (pour « Community Currencies »). Leur système fit tâche d’huile dans le monde entier. En France, on vit ainsi apparaître différents SEL (« système d’échange local »). On estime qu’il existe aujourd’hui dans le monde environ cinq mille monnaies locales de ce genre. Elles sont généralement restées en marge de la société, dans des réseaux de chômeurs, des quartiers défavorisés, chez des révolutionnaires de l’écologie, etc.
Une version des Lets est indexée sur le temps. Le « time banking », qui fonctionne sur du « time dollar », est devenu une institution aux États-Unis. Dans les zones en crise, que la monnaie a désertées, les gens au chômage sont riches en temps ! Comme ils disposent aussi de savoirs faire, il suffit de mettre en place un système d’information et de comptabilité des échanges, pour que l’activité reparte.
N.C. : Pourquoi ces systèmes sont-ils restés marginaux ?
J.F.N. : D’abord parce que l’économie principale, hyper puissante, reste pour le moment opérationnelle. D’autre part, ces nouvelles monnaies supposent une participation très active, militante. Si vous avez du travail et que votre train de vie vous va, votre motivation restera molle. Il en est allé autrement dans certains cas, notamment en Argentine, où la monnaie s’est brusquement effondrée. Imaginez que tous vos euros ne vaillent plus rien du jour au lendemain, votre motivation va changer. D’abord, vous allez descendre dans la rue, pour chercher quoi échanger, afin de couvrir vos besoins fondamentaux. En moins d’une semaine, vous vous apercevrez que le troc pur ne marche pas, ou très mal, qu’il faut un système d’information derrière.
Donc, pour pouvoir manger, vous allez devoir acquérir une culture de la monnaie. Celle-ci commence par un inventaire de vos richesses. Qu’avez-vous à offrir ? Enseigner l’anglais ? Les œufs de votre poulailler ? Transporter des personnes ou des marchandises dans votre voiture ? Tout le monde se livre à cette recherche. On découvre alors que des gens qui n’avaient aucune valeur dans le système étatique et bancaire, en trouvent soudain une. Par exemple des femmes illettrées, absentes des radars économiques « normaux », découvrent qu’elles ont de la valeur, parce qu’elles peuvent : cuisiner, jardiner, coudre, laver, garder des enfants, etc.
N.C. : En pleine crise, on imagine en effet que sont revalorisées les savoirs faire pragmatiques, liés à la survie. Par contre, si je suis épistémologue ou neurochirurgien, je risque d’avoir du mal à monnayer ça.
J.F.N. : Pas forcément. Certes, au moment d’un crack économique, les étages s’effondrent et on en revient à une base quasiment biologique. Mais le monde se reconstruit vite. On retrouve ce que les psychosociologues appellent la « pyramide de Maslow » : les premières semaines, vous avez besoin de boire, de manger, de vous chauffer, etc. ; au bout d’un mois, vous aurez peut-être envie de vous faire couper les cheveux ; puis de reprendre vos cours de yoga, ou de piano. La sophistication revient plus vite qu’on ne croit. Ce fut le cas des « réseaux de troc » argentins, qui ont rapidement adopté un modèle de « monnaie fondante ». Des spécialistes les ont rejoints, par exemple l’économiste Eloisa Primavera, qui fait partie de notre petit cercle...
Cette histoire argentine a bien marché, touchant des millions de personnes. Et puis tout s’est effondré, en quelques semaines. Pourquoi ? D’abord parce que la monnaie officielle est revenue en force et que les vieilles habitudes ont repris. Ensuite, sur un point essentiel, ce système restait classique : il y avait toujours une banque, qui créait la monnaie, fondante ou pas, une source extérieure aux transactions. Dans le meilleur des cas, cette source est honnête et indexe bien la masse monétaire aux besoins, mais au bout du compte, il y eut assez d’erreurs et de malversations, pour que la majorité se rabatte sur le système étatique réparé.
On pourrait citer de nombreux autres exemples, l’Australie, l’Afrique du Sud et des tas d’endroits dans le monde, avec parfois le soutien des États. Ici même, il y a le projet européen Sol, dans lequel Patrick Viveret est très investi. Mais sur un point essentiel, ça reste classique : la source monétaire est extérieure à l’« écosystème », alors que la monnaie du futur, dont je voudrais vous parler maintenant, émane des agents eux-mêmes.
(A suivre...)
je redécouvre cet article grâce à La Licorne (merci ! ) - un article écrit avant que je ne te connaisse Oliver - Quelle absolue actualité - passionnant.
RépondreSupprimerJean-François Noubel est souvent visionnaire. Lire sur son blog un article paru en Novembre 2018 et intitulé : Holochain,vers l'intelligence sociale augmentée... En quelques sorte, la suite de l'entretien ci-dessus, dix ans après. Cela devrait te parler.
RépondreSupprimerhttps://noubel.fr/holochain-vers-lintelligence-sociale-augmentee/
Dans la continuité de l'entretien avec J.F Noubel ci-dessus, un texte et des liens provenant de son blog sur le thème de La Société Post-Argent
RépondreSupprimerhttps://noubel.fr/post-argent/