mardi 17 mars 2020

Un Projet Editorial


Mais tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare. Spinoza 


Depuis le début de cette nouvelle décennie, nous avons proposé cinq billets consacrés au sommaire, année par année, des 355 billets postés dans Le Journal Intégral durant la décennie écoulée. Autant de petits cailloux qui balisent un trajet intellectuel, créatif et spirituel, effectué dix ans durant. Nous essaierons de résumer succinctement ce trajet avant d’évoquer et d’expliquer le projet éditorial que nous aimerions développer à travers Le Journal Intégral dans les temps qui viennent : celui d’une « Synthèse évolutionnaire » que nous avons commencé à préciser dans un billet écrit en Avril 2018. 

Dans le carrefour spatio-temporel où nous vivons, nous pouvons subir la dynamique régressive qui conduit à un effondrement global ou participer à une dynamique créatrice vers un nouveau stade du développement humain. Cette dernière nous fait cheminer sur la voie d'une synthèse évolutionnaire qui, dans une approche non-duelle, réunit deux visions du monde - l'une spirituelle et l'autre matérialiste. Ces deux visions du mondes peuvent apparaître contradictoires alors même qu’elles sont totalement complémentaires : d’un côté l’intégralisme américain (focalisé sur l’évolution de la conscience et de la culture) et de l’autre le progressisme européen (focalisé sur l'évolution des sociétés via une critique sociale radicale).  

Ce long billet dresse un bilan de notre réflexion et ouvre des perspectives sur son développement. Il nécessite une certaine concentration quand il fait parfois référence à des analyses et des concepts développés dans le Journal Intégral durant la décennie précédente. Impossible de rendre compte de l'émergence d'un nouveau paradigme avec les idées et les mots du modèle ancien. Pas de saut qualitatif sans un effort soutenu, rendu nécessaire pour participer à une dynamique évolutive et créatrice toujours étonnante, surprenante, déstabilisante, pouvant même être jugée subversive, scandaleuse ou incompréhensible à partir du paradigme dominant qu'elle est en train de dépasser. 

Ne pas se décourager donc si, à la première lecture et par leurs nouveautés, certaines notions échappent au lecteur, l'important étant de saisir l'esprit, le mouvement d'ensemble et la vision globale qui président à cette réflexion. La rubrique Ressources propose de nombreux liens qui permettent de préciser et d'approfondir un certain nombre de notions utilisées dans ce texte. 

Les temps de confinement que nous sommes amenés à vivre peuvent permettre une concentration de l'énergie/conscience et un retour à l'essentiel. Profitons-en pour nous connecter à cette dynamique évolutive qui nous éveille à une nouvelle vision du monde. Parce qu'il évite ces évidences simplistes qui ne sont que les illusions du conformisme, celui qui participe à un saut évolutif ne doit jamais oublier le conseil de Spinoza : "Mais tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare".

De la Contre-Culture...

A l’origine de ce blog, nous cherchions à rendre compte du saut évolutif devenu indispensable pour relever les défis d’une profonde crise de civilisation qui peut conduire à son effondrement. C’est ainsi que l’on a pu observer l’émergence de nouvelles manières de vivre, de sentir et de penser dont les minorités créatives et cognitives sont les principaux vecteurs. En proposant une chronique de cette émergence, nous avons rendu compte de certains signaux - faibles ou forts - à travers lesquels se prépare ou se manifeste ce saut évolutif. C’est dans cette perspective que nous désirions faire connaître au public français une approche intégrale qui permet de mieux saisir les enjeux d’un profond changement de paradigme d’ores et déjà à l’œuvre dans certains milieux d’avant-garde. 

Dans un billet intitulé Les Racines du Mouvement Intégral, nous avons proposé quelques éléments d'information sur la généalogie d'un mouvement culturel qui s’inscrit dans la lignée d’une spiritualité évolutionnaire visant depuis près de trois siècles à une synthèse entre théories de l'évolution et développement de la conscience. Cette spiritualité évolutionnaire a trouvé un terreau propice à son développement dans le mouvement américain de la "contre-culture" des années 60 à 80. Au-delà des stéréotypes médiatiques qui identifient cette "contre-culture" au phénomène hippie et au mouvement psychédélique, celle-ci exprime la quête d’un nouveau paradigme qui dépasse le modèle réductionniste et la pensée mécaniste, l'imaginaire individualiste et la logique capitaliste propre aux États-Unis et aux pays européens en train d'être colonisés culturellement et économiquement par ces derniers suite à la seconde guerre mondiale.


Animée par une quête éthique et spirituelle, épistémologique et politique, cette "contre-culture" vise à transcender une pensée abstraite, quantitative et fragmentée, pour retrouver de la cohérence et du sens à travers une vision globale qualifiée d'holistique (du grec holos, la totalité). A l'encontre de l'approche analytique qui fonde la mentalité moderne et qui consiste à fragmenter une totalité en éléments les plus simples possible, l'approche holistique part du principe qu'un ensemble est supérieur à la somme de ses parties. Tel est le principe d'émergence : un ensemble organisé produit des qualités nouvelles qui n'existent pas dans les parties prises isolément. Les qualités propres à cet ensemble déterminent tous les éléments qui procèdent de celui-ci.

Inspiré par cette vision holiste, le mouvement de la "contre-culture" a été à l’origine d'un renversement de perspective : c'est la perception des ensembles et l'histoire de leur développement qui permet de comprendre les éléments inhérents à ces ensembles et leur structuration. Au cours des décennies suivantes on a vu de nombreuses applications de cette vision holistique enrichir tous les domaines de la vie humaine, de la médecine à la psychologie, des sciences humaines à l'organisation des groupes humains, de la philosophie et à la spiritualité.

Cette évolution culturelle s'est opérée discrètement, au fil des générations, en suscitant l'émergence d'une population qualifiée en son temps de "créatifs culturels" à l'avant-garde d'une transformation progressive des mentalités et des représentations collectives. Il est à noter que le réductionnisme analytique propre à une tradition française foncièrement abstraite et dualiste a toujours fait obstacle aux approches holistes qui se sont développées bien d'avantage dans les pays de culture germanique ou anglo-saxonne.

... à une Révolution Culturelle

La contre-culture fut en fait le début d'une véritable révolution culturelle qui retrouve des éléments archaïques et traditionnels niés ou diabolisés par la modernité. Mais cette nouvelle forme d'holisme qui intègre et dépasse la modernité n'est pas celui des formes culturelles qui la précédaient. L'holisme archaïque des communautés primitives était l'expression d'une fusion pré-individuelle entre les membres d'une communauté organique, à la fois statique et indifférenciée. Lui a succédé une forme d'holisme traditionnel, pré-moderne, où la communauté organique est structuré hiérarchiquement selon une tri-fonctionnalité : la fonction du sacré et de la souveraineté, la fonction guerrière et celle de la production.


L'holisme cosmoderne est la résurgence d'une vision globale qui, suite au travail de fragmentation opéré par la modernité, intègre les données issues de la rationalité abstraite dans une perspective cohérente, à la fois dynamique et structurée. C'est ainsi qu'elle redonne à ces données un sens et une cohérence oubliés dans la fragmentation disciplinaire, l'objectivation instrumentale et le réductionnisme insensé qui furent les conséquences d'une abstraction hypostasiée par la modernité. (cf. Spectacle et Totalité).


Dans la perspective d'un holisme cosmoderne, il ne s'agit pas de nier la dynamique d'individuation qui anime chaque être humain. Il s'agit de dépasser l'individualisme - celui d'une monade abstraite réduite à sa fonction économique - par une forme d'"individuholisme" où la conscience individuelle, intégrée dans un milieu multidimensionnel, devient le vecteur créatif d'une totalité en évolution

La perception des ensembles propre au holisme nécessite de mobiliser les ressources de l'intuition si dénigrées par une mentalité moderne qui ne reconnait comme légitime qu'une rationalité abstraite réduite à sa fonction instrumentale. C’est dans le contexte de cette contre-culture holiste qu’a pu émerger une psychologie " transpersonnelle " qui renoue avec les grandes traditions spirituelles de l’humanité. Selon diverses méthodes, notamment des substances psycho-actives, cette psychologie transpersonnelle a exploré et documenté des états de conscience connues de ces traditions et irréductibles à une rationalité abstraite posée comme norme cognitive par une modernité profondément réductionniste.

L'approche intégrale

Comme la contre-culture fut la matrice de la psychologie transpersonnelle, celle-ci fut la matrice d’une approche intégrale qui a cartographié les divers stades de développement dans le domaine de la conscience, de la culture et de la société perçus de manière systémique comme les trois grands domaines du Je (subjectivité), du Tu (intersubjectivité) et du Il (objectivité). Dans de nombreux billets auxquels les lecteurs peuvent aujourd’hui se référer, nous avons présenté cette approche intégrale et les travaux de Ken Wilber qui en fut un des principaux artisans (cf. Introductions à une vision intégrale).

Au fil du temps, nous avons pu analyser les aspects positifs de l’approche intégrale comme nous avons pu développer une dimension critique à son sujet. Côté positif : une démarche holistique, une épistémologie inclusive et une cartographie détaillée du développement de la conscience et de la culture à travers le temps. Autant d’outils indispensables pour mieux comprendre et percevoir ce que pourrait être le saut évolutif vers un nouveau stade du développement humain. 


Côté négatif : l’incapacité pour l’intégralisme américain de proposer une cartographie des évolutions sociales qui soit vraiment congruentes avec les évolutions psycho-spirituelles et culturelles qu’il a mis en perspective. Toute prospective sociale repose sur une analyse critique des modèles dominants et leur dépassement dans un nouveau modèle socio-politique. Or, l'intégralisme américain est le plus souvent incapable de se libérer de l’économisme dominant, de l’imaginaire libéral comme de l’idéologie capitaliste inhérents la culture américaine et qui lui servent de fondation.

Le projet capitaliste et l’économisme qui en est la conséquence sont l’expression d’un "individualisme méthodologique" focalisé sur les rapports contractuels entre monades individuelles motivées par la maximisation de leurs intérêts égoïstes. L’"individualisme méthodologique" est ce paradigme d’une pseudo-science économique dont le réductionnisme mime les sciences physiques. Selon cet "individualisme méthodologique" les phénomènes collectifs peuvent (et doivent) être décrits et expliqués à partir des propriétés et des actions des individus et de leurs interactions mutuelles sans tenir compte des ensembles sociaux et culturels dont ils sont parties prenantes.

L'économie apparaît dès lors, par delà ses prétentions à la scientificité, comme une construction idéologique liée à des rapports sociaux et à des représentations culturelles correspondant à un moment donné de l'histoire humaine. Parce qu’il s’inscrit dans la perspective réductionniste qui fut celle de la modernité scientifique, cet économicisme est en contradiction avec l’holisme qui a inspiré la contre-culture et qui est à l’origine d’une vision intégrale. Parce qu'elle fait prévaloir le tout sur les parties, cette vision holiste s'inscrit dans une perspective socio-culturelle selon laquelle la société détermine en grande partie les individus qui la composent et les relations qui les unissent. Un déterminisme qui opère à travers les représentations culturelles et une organisation sociale propres à un moment historique du développement humain. 

Une Nouvelle Critique Sociale

Cette contradiction fondamentale entre individualisme et holisme empêche l’intégralisme américain de développer tout son potentiel évolutionnaire. Pire : les modèles du développement humain conçus par celui-ci ont été récupérés par les entreprises qui les utilisent comme outils de management et de marketing pour adapter leurs stratégies à l'évolution des mentalités. L'instrumentalisation d'une approche intégrale dans cette perspective marchande transforme en une nouvelle forme, plus subtile, d'aliénation ce qui devrait permettre une remise en question des pensées, des sensibilités et des organisations dominantes. Or au même moment en Europe, dans la lignée d’un "Marx ésotérique" - à contre-courant du marxisme officiel - et d’un Debord situationniste - penseur subversif de la société du spectacle et du travail  - s’affirmait une critique sociale à la fois globale et radicale qui forgeait les outils d'une véritable émancipation collective.

D’origine matérialiste, cette nouvelle critique sociale se veut, elle aussi, holiste dans la mesure où elle considère la société comme une totalité structurée par des rapports de productions. Cette critique sociale déconstruit une économie politique qui, à travers son individualisme méthodologique, reproduit la vision du monde des classes dominantes. Dans le paradigme économique, les sociétés modernes sont organisées autour d’une valeur marchande dont la croissance continue est la condition même de leur équilibre instable, rythmé par de nombreuses crises. Cette valeur marchande est devenue, selon la formule de Marx, un véritable "sujet automate" qui inspire les représentations et les comportements des individus comme elle organise leurs actions, leurs productions et leurs relations. (Critique de la valeur)


Dans les sociétés capitalistes, les rapports sociaux sont médiatisés par la valeur marchande à travers une forme de fétichisme parfaitement décrit par Marx. D'un point de vue historique, ce "fétichisme de la marchandise" a pris la place tenue auparavant par diverses formes de fétichismes magiques et religieux, en gardant le même pouvoir de fascination et d'identification. C'est ainsi que les sociétés contemporaines s’organisent autour de la "valeur d’échange" à travers un processus de quantification abstraite qui tend à nier toutes les expériences qualitatives, celle de la vie et de la sensibilité, comme elle détruit les solidarités concrètes entre les individus en les remplaçant par des rapports marchands.

A l'encontre du marxisme traditionnel, une des originalités de cette nouvelle critique sociale est la remise en question du travail (et de l'idéologie travailliste) qui apparaît comme une catégorie centrale du capitalisme dans la mesure où le travail est au cœur  de la création de valeur à travers l'extorsion de la plus-value. par les détenteurs du capital. Cette critique du travail s'est progressivement développée au cours des 19 ème et 20 ème siècle en trouvant son expression la plus aboutie dans la fameuse formule du situationniste Guy Debord : "Ne travaillez jamais".

On a qualifié de "catégorielle" cette critique radicale et globale de nos sociétés contemporaines parce qu’elle déconstruit avec rigueur et précision les grandes catégories du capitalisme : le travail, la valeur, la marchandise, l’argent. Une telle déconstruction permet de comprendre la mécanique devenue folle d’une marchandisation généralisée à l’ensemble de la planète qui détruit à les milieux sociaux et culturels comme elle saccage les écosystèmes à l'heure de cette nouvelle période géologique qualifiée de Capitalocène par certains.

Une Théorie de la Crise

Cette "critique de la valeur" a élaboré une théorie de la crise corroborée par les faits depuis quarante ans. Exposée dans certains billets du Journal Intégral, cette théorie rend compte à la fois d'une limite externe au système capitalisme qui s'exprime par l'effondrement écologique mais aussi par ce que Marx nommait une "butte interne". Au moment où, pour des raisons de productivité et de concurrence, le travail vivant - seul à même de créer de la valeur - est peu à peu remplacé par l'informatique et les machines, la spéculation financière est devenue l'unique moyen de faire perdurer, de manière artificielle, la valorisation du capital.

Comme le dit Jean Vioulac : " Marx définissait le capital fictif comme un ensemble de titres, de traites, de dettes qui fonctionnent comme valeur dans les échanges alors qu'ils ne représentent qu'une hypothèse de valorisation. Aujourd'hui, 99% des échanges mondiaux concernent ce que Marx nomme du capital fictif, pour 1% de marchandises réelles, et le capital fictif équivaut à 23 fois le PIB mondial. : c'est à dire qu'il excède toute capacité de valorisation". Selon Jean-Claude Michéa " Nous avons devant nous la plus grande bulle spéculative de l'histoire, qu'aucun progrès de "l'économie réelle" ne pourra plus, à terme, empêcher d'éclater. On se dirige donc à grand pas vers cette limites historique où, selon la formule célèbre de Rousseau : le genre humain périrait s'il ne changeait sa manière d'être". (Théorie d'une catastrophe)

Sans doute faut-il avoir à l'esprit ces analyses pour mieux comprendre le spectacle des paniques boursières auquel il nous est donné d'assister ces derniers temps. Pour faire face de manière positive à des crises inéluctable, il faut se désenvoûter du fétichisme de la marchandise et se libérer du fatalisme ambiant selon lequel  "il n’y a pas d’autres alternatives" au capitalisme. Ce qui permet d’envisager un saut qualitatif vers de nouvelles formes sociales correspondant à l’évolution synchrone des formes de subjectivisation individuelle et d’intersubjectivité culturelle cartographiées par le mouvement intégral. Ces nouvelles formes sociales sont expérimentées tant bien que mal au sein de réseaux, de collectifs et de communautés qui cherchent à tisser entre les individus des liens solidaires et concrets qui ne passent pas par la médiatisation de la marchandise, de l’argent et du travail. (De quoi la ZAd est-elle le nom ?)

Révolution/Révélation


Cette nouvelle critique sociale s'inscrit dans un courant à la fois progressiste et matérialiste qui s'est construit à partir des Lumières contre l'hégémonie culturelle de l'église catholique. Dans le billet intitulé "Vers une Synthèse évolutionnaire" nous avons développé, entre autre, une critique de cette idéologie progressiste qui, sous l'égide d'un rationalisme abstrait, a jeté le bébé (l'intuition holiste de la spiritualité) avec l'eau de bain (le dogme religieux et la pensée magique). Si le progressisme a donné naissance à une critique sociale radicale, celle-ci participe toujours d'une anthropologie réductionniste qui, le plus souvent, identifie la conscience à la rationalité et l'individu à son rôle social.

Faute de proposer une voie de libération intérieure, le progressisme promeut une émancipation sociale qui ignore trop souvent l'évolution des intersubjectivités culturelles et des modes de subjectivation qui sont pourtant des forces motrices dans tout processus d'émancipation. Cette idéologie progressiste oublie que, pour être authentique et éviter les dérives sanguinaires, toute révolution sociale doit être la manifestation d'une révélation intérieure, à la fois individuelle et collective. Cette révélation provient d'une conversion de la conscience individuelle et collective en direction d'un nouveau stade de son développement. C'est bien pourquoi les poètes visionnaires du Grand Jeu parlait de "Révolution/Révélation".

Si cette synergie entre révélation intérieure et révolution sociale est niée, l'idéal révolutionnaire mène à une violence totalitaire dont on a pu voir de nombreuses manifestations au 20ème siècle. Cette violence totalitaire est l'expression paroxystique d'un sectarisme propre au progressisme quand celui-ci, voulant faire table rase du passé,  refuse de prendre en compte les héritages de la tradition qui doivent être à la fois intégrer et dépasser dans un stade supérieur de développement selon le fameux Aufhebung hégélien. "Ainsi la vérité se déploie-t-elle selon un mouvement qui nie le phénomène par lequel elle s'est d'abord manifestée tout en conservant ce que ce phénomène a apporté au processus. Telle est l'Aufhebung" (Philosophie Magazine)

A cause de ce déni du passé et de la tradition, le progressisme crée une rupture dans la continuité d'une évolution historique et développementale. Aveuglés par leur idéologie de la table rase et de l'homme auto-construit, les progressistes ont souvent du mal à  comprendre que l'on puisse s'inscrire dans cette continuité historique et évolutionnaire. C'est pourquoi ils jugent ceux qui le font comme  d'indécrottables obscurantistes (à diaboliser et faire taire par la propagande médiatique dans les systèmes libéraux) ou au pire comme des ennemis (à éliminer par la police politique dans les systèmes totalitaires). 

La Confusion Progressiste

Schéma illustrant la confusion entre stades pré-rationnels et supra-rationnels

Le totalitarisme advient quand l'être humain est coupé de la totalité, perçue et vécue par l'individu  comme un milieu d'évolution multidimensionnel d'où il peut extraire les éléments et les informations nécessaires à son développement. Le réductionnisme anthropologique propre au progressisme rend très difficile l'accès aux expériences transcendantes, évoquées par toutes les grandes civilisations, qui dépassent la rationalité en faisant de celle-ci un outil au service de l'intuition créatrice.

Ces expériences transpersonnelles et supra-rationnelles diffèrent de la pensée magique et du dogmatisme religieux qui sont l'expression des premiers stades du développement humain, archaïques et mythiques, à la fois pré-personnels et pré-rationnels. Dans une perspective développementale, ces premiers stades sont dépassés par une vision du monde plus complexe, à la fois rationnelle et individuelle, qui s'exprime notamment à travers le progressisme. D'où le combat mené par les progressistes contre la pensée magique et le dogmatisme religieux pour affirmer les valeurs de la modernité : raison, individu, progrès.

Par contre, le progressisme devient lui-même un problème quand il fait obstacle à l'émergence d'un stade évolutif de plus grande complexité où l'intuition holiste, prenant une place centrale, fait advenir une "raison sensible". En évoquant ce problème, Ken Wilber définit ainsi la Confusion/Pré-Trans : la confusion entre les premiers stades du spectre de la conscience - pré-personnels et pré-rationnels - avec des stades supérieurs qui transcendent la rationalité à travers des formes de spiritualité transpersonnelles et supra-rationnelles. 

Le progressisme tend à identifier comme irrationnel tout ce qui ne cadre pas avec une rationalité à laquelle il s'identifie. C'est ainsi que, faute d'initiation spirituelle et en vertu d'un combat mené contre l'hégémonie religieuse, il tend à nier ou à dévaloriser les approches transpersonnelles en les réduisant à des dimensions pré-rationnelles. (Cf. La Confusion Pré/Trans). De manière très paradoxale, le progressisme devient dès lors un puissant obstacle au progrès humain dans la mesure où ce dernier réside en grande partie dans le développement de la conscience et de la culture vers de nouveaux stades évolutifs fondés sur la centralité d'une intuition holiste qui inspire, dirige et met à son service une "raison sensible".

Fétichisme de l'abstraction


Aucun saut évolutif véritable ne peut s'effectuer sans prendre en compte le développement de la conscience vers ces états transpersonnels qui libèrent l'être humain de l'emprise du mental et des illusions de cette conscience séparatrice qu'est l'égo. En élaborant une véritable anthropologie évolutionnaire qui prend en compte cette dimension transpersonnelle, l'intégralisme offre au progressisme une cartographie complète du développement humain. Une telle cartographie devrait permettre aux progressistes de déconstruire et de dépasser une pensée matérialiste qui, face à l'hégémonie culturelle de la religion, fut la matrice de leur critique sociale et de leur vision émancipatrice. Parce qu'elle a fait son temps, dans les deux sens du terme, cette idéologie matérialiste, qui fut au dix-neuvième siècle celle du scientisme, du mécanisme et du réductionnisme, est aujourd'hui totalement dépassée, tant par l'avancée des connaissances que par celle des mentalités.

Nous évoquions dans un billet ce fétichisme de l'abstraction propre au progressisme : " Comme les chasseurs-cueilleurs transformaient des objets en fétiches, dotés de pouvoir surnaturels et auxquels ils étaient soumis, nous conférons à ces entités idéales que sont nos représentations mentales le pouvoir de nous soumettre à leur logique abstraite, déconnectée de la vie sensible, de sa dynamique comme de sa complexité... Les progressistes restent enfermés dans les limites réductrices d'une pensée abstraite tout en déplorant ses effets avec une énergie d'autant plus passionnée qu'elle est sans issue. Ils devraient longtemps méditer, de manière collective, la célèbre phrase de Bossuet selon laquelle « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes »."

Une des conséquences du fétichisme de l'abstraction est l'émergence d'un transhumanisme qui considère que le dépassement de notre condition humaine passe par le développement de la technologie et non par celui de la conscience. C'est ainsi que le progressisme conduit au fétichisme de l'abstraction comme ce dernier mène à la technolâtrie d'un transhumanisme fondée sur une science sans conscience (Intuition Naturelle et Intelligence Artificielle). Or comme l'écrit Nicolas Berdiaeff : " La force exigée avant tout de l'homme est la force spirituelle qui l'empêchera d'être asservi à la technique et d'être anéanti par elle".

Cette exigence spirituelle est totalement incomprise par une idéologie progressiste dont Annie Le Brun a parfaitement analysé l'impasse : "De toutes façons, voilà que rien n'est venu s'opposer à l'ordre des choses, depuis que ceux qui prétendent mener une critique sociale ne se rendent pas compte de l'anachronisme de leurs armes, continuant à confondre rationalité et radicalité, tout en cherchant leur sérieux à se démarquer du domaine sensible. Et cela jusqu'à ne pas voir que l'intériorisation grandissante de la technique favorise chaque jour ce mode d'asservissement tranquille, que dans les dernières années, une certaine modernité intellectuelle aura cautionné sinon provoqué par la haine de l'utopie." (Victor Hugo maintenant !)

Un Holisme non-duel



Premier paradoxe : d'un côté, l'intégralisme américain propose une vision holiste du développement humain qui intègre les dimensions spirituelles et de l'autre il s'inscrit dans une approche réductionniste des relations humaines (celle de l'individualisme méthodologique qui fonde l'économie). Second paradoxe : l'approche matérialiste du progressisme européen est à l'origine d'une vision holiste de la société (fondée sur les rapports de production) quand, dans le même temps,  il s'inscrit dans une approche réductionniste du développement humain.

Résumons. Côté intégralisme : holisme anthropologique et réductionnisme économique. Côté progressisme : réductionnisme anthropologique et holisme social. Le temps est venu de prendre conscience de ces paradoxes et de ces contradiction qui empêchent l'émergence d'une pensée véritablement évolutionnaire.  Celle-ci pourrait naître de la synthèse entre l'approche holiste du développement humain (propre aux intégralistes) et l'approche holiste de la société (propre aux progressistes) pour donner naissance à une forme d'holisme non-duel qui intègre spiritualité et matérialisme dans une vision globale correspondant au nouveau stade de développement abordé par l’humanité.

Cet holisme non-duel réfute bien évidemment ce que l'anthropologue Philippe Descola nomme le naturalisme, cette propension occidentale à séparer l'homme de son milieu d'évolution, comme elle sépare de manière abstraite nature et culture. Si le "naturalisme" n'est qu'une des manières, parmi bien d'autres, dont les communautés humaines ont vécues, au cours de l'évolution, les liens qui les unissent au vivant, il est aujourd'hui responsable d'une crise de civilisation qui se manifeste de manière spectaculaire par l'effondrement des écosystèmes. 

Cette critique épistémologique du "naturalisme" et du principe de séparation qui le fonde rejoint la perspective métaphysique d'une non-dualité qui fut au cœur de grandes traditions spirituelles. Il est à noter que, loin d'être une forme de régression à un stade archaïque d'indistinction, la non-dualité est à la fois un état de conscience et un stade de développement supérieurs qui intègrent et transcendent les illusions dualistes du mental. Dans cette approche non-duelle, esprit et matière apparaissent comme les deux pôles d'une même totalité en évolution, et les mondes physiques et métaphysiques comme deux expressions d'une même Unité primordiale. Parions que nos descendants, s'ils survivent, trouveront fort étrange cette séparation entre esprit et matière, culture et nature, qui eut lieu dans cette préhistoire de la cosmodernité où nous vivons actuellement.

A travers sa "critique catégorielle", le holisme matérialiste des progressistes permet de déconstruire les illusions de l'économie politique et ses fantasmes capitalistes comme le holisme spirituel du mouvement intégral permet de déconstruire les illusions d'une anthropologie réductionniste et ses fantasmes révolutionnaires. La  découverte de cette corrélation holistique entre l’intégralisme américain et le progressisme européen nous conduira donc à poursuivre dans les temps qui viennent une réflexion originale sur la nécessité d'une synthèse évolutionnaire.

Une Critique Intégrale

Modèle AQAL de Ken Wilber

Le dualisme cartésien annonce la modernité en créant les conditions épistémologique de son avènement. En participant au dépassement de ce dualisme occidental entre la subjectivité et son milieu de vie, une synthèse évolutionnaire déconstruit le naturalisme et met à jour le profond mouvement de transformation qui concerne simultanément et de manière systémique la conscience, la culture et la société. Dans cette vision synthétique, infrastructure (socio-économique) et suprastructure (culturelle et psycho-spirituelle) s’influencent mutuellement parce qu’elles participent d’une même totalité en évolution.

Il existe une dialectique entre développement humain et évolution sociale : le changement évolutif de l'organisation sociale favorise le développement humain dans le domaine culturel et psycho-spirituel comme le développement humain favorise l’évolution des sociétés vers des organisations collectives mieux intégrées. En dépassant un dualisme abstrait propre à la modernité, une telle approche globale et systémique permet une véritable "critique intégrale" des grands fétiches contemporains : fétichisme de la marchandise au niveau social, fétichisme de l’abstraction au niveau culturel, fétichisme de l’égo au niveau psycho-spirituel. 

Cette "critique intégrale" permet de mieux saisir les véritables enjeux d’un nécessaire "saut évolutif" vers un nouveau stade du développement humain, seule réponse réelle à l’effondrement global dont nous voyons se manifester des signes de plus en plus nombreux dans tous les domaines de la vie individuelle et collective. La critique du fétichisme de l'abstraction, avec le "naturalisme" qui en est la conséquence, conduit à l'émergence d'un holisme non-duel et cosmoderne évoqué ci-dessus. 

La critique du fétichisme de l'égo, avec l'individualisme mortifère qui en est la conséquence, conduit à l'émergence de "l'individuholisme", cette singularité créatrice - connectée à la totalité et inspirée par elle - qui se manifeste par ce que Marc Gafni nomme Le Moi Unique. Quant à la critique du fétichisme de la marchandise, elle permet de penser la transformation de l'économie politique en une écosophie qui relie une diversité de communautés humaines à la fois auto-gérées et interdépendantes dans un réseau de relations complexes entre les milieux sociaux et naturels. De manière très schématique on pourrait dire qu'à la trinité moderne - individu, raison, progrès - succède une trinité cosmoderne : "individuholisme", non-dualité, écosophie.

Kosmos



Nous vivons dans un carrefour spatio-temporel où chacun d’entre nous doit faire un choix : ou subir passivement la dynamique régressive et mortifère d’une spirale infernale qui conduit à l’effondrement, ou bien participer à la dynamique créatrice d’une spirale évolutionnaire évoquée par plusieurs auteurs comme une forme de mutation au moment même où l’humanité sort progressivement de son cocon terrien pour explorer le cosmos.

Habitants d’un village planétaire et voyageurs spatiaux, notre vision du monde doit s’élargir aux dimensions de ce cosmos. Ce carrefour spatio-temporel peut être à l'origine d'une des transformations les plus radicales de l’histoire humaine depuis l’invention de l’agriculture au néolithique : une véritable mutation de conscience devenue indispensable pour passer d’une conception terrienne – linéaire, mentale et instrumentale – à une intuition globale, à la fois multidimensionnelle et intégrative, qui nous met en résonance avec l’ordre secret et sacré d’un Kosmos en évolution. 

Loin de se limiter au cosmos physique, ce Kosmos représente l’ensemble des dimensions visibles et invisibles, physiques et métaphysiques, qui participent à l’harmonie universelle dont chaque être humain peut être à la fois le témoin et l’acteur. Pour devenir un vecteur de cette totalité en évolution, il faut développer ses ressources créatrices et spirituelles en se libérant des pesanteurs et des illusions mentales nées de l’inertie matérielle.

Comme toutes les évolutions humaines, une telle mutation s’opère d’abord sur quelques individus plus particulièrement éveillés qui créent des œuvres, des synthèses et des réseaux à travers lesquels s’expriment de nouvelles manières de vivre et de penser, de sentir et d’agir. Le philosophe John White décrit ainsi ces individus "mutants" qui annoncent l’homme de demain :

«A cause de leur conscience et de la connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes, ils ne permettent pas que les formes imposées par les traditions et les institutions sociales fassent barrage à leur développement. Leur psychologie transformée repose sur l’expression de leurs sentiments et non sur la suppression de ceux-ci. Leur logique est multidimensionnelle, intégrée, simultanée et non plus linéaire, séquentielle, exclusive. Leur sens de l’identité est global et embrasse la collectivité. Leurs capacités psychiques sont utilisées à des fins bienveillantes et morales

Un saut qualitatif


Il est évident que le type de conscience, de sensibilité et d’organisation expérimentées par ces individus "mutants" transcendent le mental abstrait et le réductionnisme qui en est la conséquence pour retrouver des qualités d’intuition qui furent au cœur des grandes traditions. Un tel saut qualitatif permet le développement de la sensibilité comme des facultés créatrices, visionnaires et extra-sensorielles, qui sont celles d’un individu pleinement connecté à son potentiel évolutionnaire. 

Vécu par des réseaux d’avant-garde, ce saut qualitatif reste totalement incompréhensible à l’immense majorité des contemporains qui interprètent tout émergence novatrice à partir d’une vision du monde en grande partie dépassée par ceux qui expérimentent, au fil des jours, cette mutation dans leur vie, leur psyché et leur esprit. D'où les multiples procès d'intention requis contre ceux qui s'émancipent des conformismes majoritaires pour cheminer sur les voies périlleuses d'un futur à imaginer et à construire au-delà des évidences partagées par le plus grand nombre à un moment donné.

En nous libérant des limitations du dualisme, une synthèse évolutionnaire permet de se diriger vers cet univers multidimensionnel, intégré et synthétique, évoqué par John White. Cet univers est porteur de visions inédites, d'autre modes de conscience et de sensibilité, d'autres types de créativité et d'imaginaire, de nouveaux langages capables de traduire des perceptions d'une grande subtilité qui nous éveillent à la présence simultanée de multiples dimensions visibles et invisibles.

Si Dieu (et les virus) nous prêtent vie, si la vie nous en donne l’inspiration, notre projet éditorial pour les temps qui viennent consistera donc à décrire et à mettre en perspective certains éléments de ce processus de mutation en cours. (On vous voit hausser les épaules et on vous entend rire, messieurs les tenants du conformisme qui, plus que tout, détestent que l'on ose troubler le désordre ambiant, devenu par la force des habitudes la norme et l'évidence). Nous mènerons ce projet, comme ce fut le cas durant la  décennie précédente, à travers diverses formes d'écriture - la réflexion théorique, la poésie, l'aphorisme ou le conte - qui permettent, chacune à sa manière, de décrire les divers paysages d'un même voyage évolutif.

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